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Introduction

Nous avons été les témoins ces dernières années de remarquables mobilisations populaires. Les historiens retiendront bien sûr les soulèvements qui ont permis à certains pays du monde arabe de se débarrasser de tyrans. Mais même dans des démocraties stables telles que le Canada, les États-Unis et l’Espagne, des citoyens se sont organisés pour manifester leur mécontentement face à l’ordre établi et pour exiger des changements. Qu’il s’agisse du mouvement « Occupy », qui a investi de nombreuses places publiques à travers le monde (à commencer par le parc Zuccotti, aux abords de Wall Street à New York), des manifestations des Indignados, ou encore du « Printemps érable » québécois, ces manifestations ont démontré qu’une proportion impressionnante des citoyens de démocraties avancées étaient disposée à prendre la rue pour se faire entendre par les autorités.

L’essentiel des revendications de ces manifestants se situe dans le domaine de la justice distributive. Face à un système de spéculation financière et immobilière dont les divers dysfonctionnements semblent affecter de manière disproportionnée les petites gens, ils demandent, de manière parfois inchoative, que soit repensée notre manière de produire et de distribuer la richesse. Au Québec, les manifestations étudiantes appellent à un examen approfondi sur la manière la plus juste de financer les études supérieures, sachant que l’éducation est une des conditions de possibilité de la réalisation du principe de l’égalité des chances. Cette invitation n’a pas encore été véritablement acceptée par les décideurs, mais il y a lieu de penser que le monde de la recherche se consacrera à l’étude des principales propositions mises de l’avant par les étudiants, eu égard au monde de l’éducation et de son rôle dans la construction d’une société juste[1].

Les questions de justice distributive qui ont été soulevées par ces mobilisations ont déjà commencé à avoir un impact sur la recherche académique en philosophie politique. Plusieurs chercheurs ont déjà commencé à se questionner afin de savoir comment les théories de la justice distributive pourraient être repensées afin de rendre compte des revendications les plus importantes formulées par les principaux protagonistes de ces mobilisations[2]. Il y a fort à parier que ces questions continueront à occuper les chercheurs s’intéressant aux théories de justice sociale.

Mais les soulèvements populaires de ces dernières années soulèvent également des questions qui se situent dans le domaine de la théorie démocratique. Si le fond des revendications touchait à des questions d’organisation de la vie économique, leur forme a provoqué des questionnements quant à la nature de la démocratie et des normes régissant la participation citoyenne à la vie publique. Les manifestants ont occupé des espaces urbains importants, ils ont organisé des manifestations qui ont considérablement perturbé la routine des citadins, ils se sont livrés à des gestes de désobéissance civile. Au Québec, les étudiants de plusieurs universités et collèges ont lancé un vaste mouvement de grève. Ce faisant, ils ont imposé aux théoriciens du politique et du droit un ensemble de questions qui, sans être complètement nouvelles, ont néanmoins été étonnamment négligées par la recherche, au moins depuis la dernière grande vague de mobilisations populaires ayant marqué les sociétés occidentales à la fin des années 1960. Les manifestations populaires représentent-elles une modalité acceptable de participation démocratique de la part des citoyens, ou sont-elles au contraire « anti-démocratiques » du fait de leur impatience apparente envers les institutions formelles de la démocratie moderne? Dans quelles conditions est-il légitime de qualifier une action qui enfreint une loi d’acte de désobéissance civile? Quelle devrait être la réaction de l’appareil juridique d’une démocratie libérale devant de tels gestes? Le concept de « grève » peut-il comprendre le genre d’actions auxquelles se sont livrés les étudiants québécois pendant le Printemps érable? Dans quelle mesure est-il légitime de voir comme étant publics des espaces urbains importants tels que des universités, même si ces espaces sont légalement privées?

Les articles de la présente parution de la Revue de droit de McGill représentent des contributions importantes à ce champ de recherche. Mon intention dans cette introduction est de les présenter en les replaçant dans un contexte un peu plus large. Je me propose de tracer les grandes lignes des débats de philosophie politique et de théorie du droit qui ont été initiés par les mobilisations populaires qui ont soulevé tant de passions ces dernières années. Plus précisément, dans un premier temps, il sera question de démocratie, et des normes qu’il convient d’imposer aux manifestations populaires « perturbatrices ». Je traiterai ensuite de la mesure dans laquelle les fondements d’éthique politique qui sous-tendent le droit à la grève militent pour que ce concept soit étendu aux associations étudiantes. Il sera également question du concept de désobéissance civile, de la mesure dans laquelle il peut être invoqué, même dans le contexte d’une démocratie libérale qui satisfait aux exigences normatives minimales qu’il convient d’imposer à ce genre de régime, et de la manière par laquelle ceux qui posent des gestes de désobéissance devraient être traités par les institutions juridiques. Enfin, j’examinerai certaines questions qui ont implicitement été posées au concept de propriété privée par ceux qui ont occupé des espaces de grands centres urbains.

I. Quelles limites pour la participation citoyenne?

Un des reproches les plus fréquemment entendus à l’encontre des manifestations des dernières années porte sur leur caractère anti-démocratique. Selon les tenants de cette position, lorsque les manifestants occupent des espaces publics ou défilent dans les rues, rendant difficile, voire impossible, les déplacements des autres citadins, ils expriment tacitement un mépris injustifiable envers les institutions qui sont au coeur de la démocratie. L’insatisfaction ressentie par certains groupes de citoyens devrait, selon ce point de vue, s’exprimer de manière à moins perturber la routine des autres citoyens et, surtout, dans les paramètres prévus par les règles institutionnelles en place, c’est-à-dire par la prise de parole dans les médias et par l’organisation politique en vue de tenter de faire remplacer les partis politiques qui seraient à l’origine des politiques contestées par des partis dont les politiques seraient jugées plus acceptables.

Il s’agit là d’une conception minimaliste de la démocratie. Elle trouve des échos dans la pensée du penseur politique et économique Joseph Schumpeter, pour qui la participation démocratique des citoyens devait se limiter au choix périodique des élites qui seraient appelées à les diriger[3]. Elle ne résiste toutefois pas à un examen approfondi, pour la raison qui avait déjà été évoquée par Tocqueville, c’est-à-dire que les institutions démocratiques ont besoin, afin de ne pas dégénérer en « douce tyrannie », d’une culture politique démocratique correspondante[4]. L’idée de Tocqueville a été largement reprise par les théoriciens contemporains de la démocratie. Ceux-ci acceptent de manière à peu près consensuelle que, si la démocratie a bien sûr des exigences institutionnelles indépassables, elle repose également sur des conditions individuelles et culturelles. En d’autres termes, le fonctionnement des institutions démocratiques exige un arrière-plan de dispositions individuelles et de pratiques culturelles.

De nos jours, l’idéal d’une démocratie délibérative a été au coeur des débats en théorie de la démocratie. Cet idéal veut que les décisions prises dans une démocratie doivent résulter de l’échange de raisons, plutôt que du simple conflit entre divers groupes d’intérêt[5]. Les versions plus radicales de cet idéal voudraient que les citoyens soient directement impliqués dans les processus décisionnels. Mais des conceptions plus modérées de la démocratie délibérative, davantage conscientes de la difficulté de réaliser un tel idéal dans le contexte de sociétés modernes, estiment que la délibération peut également caractériser les sociétés modernes en mettant en place une division du travail moral entre les institutions formelles, d’une part, et les institutions informelles de la société civile, de l’autre. Cette division du travail exige que les représentants élus adhèrent à des normes délibératives très strictes, mais également qu’ils soient à l’écoute des débats et des discussions qui ont lieu au sein de la société civile[6].

Pour que la société civile — ce réseau d’institutions et de pratiques informelles qui représente le lieu privilégié de la participation citoyenne dans une démocratie moderne « de masse » — puisse remplir son rôle dans une telle conception de la démocratie moderne, il faut également que ceux qui y participent adhèrent à certaines normes d’éthique démocratique. Celles-ci diffèrent des normes très exigeantes qui caractérisent, selon les tenants de la démocratie délibérative, l’éthique des représentants élus et des autres acteurs des institutions centrales de la vie d’une démocratie moderne. Le pluralisme de la société civile d’un État moderne, ainsi que la plus grande distance séparant les citoyens engagés dans les institutions de la société civile du processus décisionnel, justifient sans doute que les normes d’éthique démocratique ne régissent pas aussi sévèrement le comportement des citoyens que celui des acteurs institutionnels. Mais ces normes ne sont pas inexistantes. Dans la littérature contemporaine, elles ont été formulées comme une exigence de civilité ou encore de politesse[7]. De manière générale, la norme de civilité exige que les citoyens, dans leur participation aux institutions de la société civile, fassent preuve d’une écoute attentive du point de vue des autres, que leur participation à des assemblées respecte les normes de bon déroulement (respect de l’ordre du tour de parole, expression bien séante), bref, qu’ils manifestent les traits de caractère qui rendent possible une société civile riche et pluraliste.

Dans une contribution très importante au développement d’une théorie de l’éthique démocratique propre à une démocratie délibérative moderne, David Estlund a développé l’argument selon lequel, dans des conditions de démocratie non idéale, où le pouvoir économique et social fait obstacle à la circulation d’arguments et à ce que les politiques résultent de la force du meilleur argument, il nous faut développer une conception élargie de la civilité démocratique[8]. Les normes de civilité le plus fréquemment invoquées par les quelques théoriciens à s’être penchés sur la question, qui mettent l’accent sur la politesse, la modération dans l’expression et l’écoute respectueuse, conviennent à des conditions idéales, dans lesquelles la distorsion créée par les conditions non-idéales à la délibération démocratique n’existe pas. Mais dans des conditions non idéales, la civilité ainsi conçue peut conforter l’effet des asymétries de pouvoir qui inhibent la délibération démocratique plutôt que de la promouvoir. Lorsque les pouvoirs économiques et sociaux établis rendent difficile l’atteinte des objectifs de la démocratie délibérative, les mêmes considérations d’éthique démocratique qui, dans des conditions idéales, militent pour le respect de normes de civilité « traditionnelles » peuvent être invoquées dans la justification de formes d’expression et d’action politiques moins « polies ». Ces paroles et actes visent alors à exercer un contre-pouvoir aux pouvoirs établis, et ultimement, à restituer les conditions d’un véritable dialogue démocratique.

Selon Estlund, dépendant des circonstances particulières qui se présentent aux citoyens, une « civilité élargie » peut justifier une prise de parole plus intempestive, des manifestations publiques ainsi que d’autres formes de protestation. Le défi, encore une fois selon Estlund, est de trouver des normes auxquelles auraient à se conformer les citoyens qui, en raison de circonstances non idéales, se livrent à des actions susceptibles de déranger l’ordre établi. Dans son esquisse de ce à quoi pourraient ressembler de telles normes, il mentionne la condition, sauf dans des cas extrêmes, de la non-violence et celle de la bienséance. Il estime également que les citoyens qui se livrent à des activités visant à déranger l’ordre établi devraient exprimer explicitement leur intention d’agir en vue de rétablir les conditions de la délibération et leur volonté de revenir à des conditions de civilité plus étroites suite à leur rétablissement.

L’essai d’Estlund permet de définir de manière admirable les contours d’un programme de recherche auquel les chercheurs en philosophie politique et juridique devraient s’atteler. La formulation d’une théorie de l’action politique démocratique dans des conditions non idéales exige, premièrement, la définition aussi rigoureuse que possible des conditions justifiant un écart par rapport aux normes de la civilité au sens étroit du terme et, deuxièmement, la formulation de normes et de contraintes qui devraient s’appliquer aux citoyens qui se livrent à des activités jugées nécessaires afin de rétablir les conditions de la délibération.

Les événements des derniers mois ont créé une urgence : les théoriciens du politique et du droit doivent s’atteler à la tâche d’élaborer une telle théorie. À mon avis, la réaction des politiciens, des médias, et des simples citoyens aux gestes de protestation dont nous avons été témoins révèle très clairement qu’il nous manque une grille d’analyse qui nous permettrait de distinguer, d’une part, les gestes d’opposition qui doivent être perçus comme recevables du point de vue d’une éthique démocratique axée sur la délibération en raison de la contribution de la société civile à cette délibération et, d’autre part, ceux qui, parce qu’ils ne respectent pas les normes que nous sommes en droit d’imposer à de tels gestes, doivent être condamnés comme incompatibles avec une éthique démocratique. L’état encore embryonnaire de la recherche dans ce domaine ne laisse pas encore présager les résultats auxquels elle pourrait donner lieu. Chose certaine, il s’agira d’une vision plus complexe de la démocratie et du rôle que peut remplir en démocratie le genre de manifestations dont nous avons été témoins à Montréal, à New York, à Madrid et ailleurs, que celle qui qualifie ces événements, sans argument à son soutien, d’ « anti-démocratique ».

II. Les étudiants peuvent-ils faire la grève?

Au Québec, l’aspect des manifestations qui a attiré la plus grande ire de la part de certains commentateurs a sans doute été la prétention des associations étudiantes québécoises d’être habilitées à procéder à des votes de grève en bonne et due forme et leur défense de l’idée que ces votes de grève méritaient d’être respectés de la même manière et par le même genre d’outil que les votes de grève auxquels se livrent des syndicats de travailleurs. L’argument maintes fois répété était qu’il était impossible pour les étudiants de faire la grève, puisqu’ils ne font pas partie de la classe d’individus pour lequel le droit à la grève a été conçu. Au mieux, les étudiants se livraient à un boycottage.

Le refus de consentir au mouvement étudiant l’étiquette de « grève » avait des implications qui allaient bien sûr au-delà de la simple nomenclature. Un individu a le droit de boycotter, et de tenter de convaincre d’autres de l’imiter. Il ne peut par contre exercer de contrainte à cette fin. Une grève est le résultat d’un exercice de décision collective qui engage, au moins en principe, tous les membres d’une association, qu’ils aient ou non voté pour la grève, à condition que la procédure ayant mené à la décision ait respecté des règles reconnues et acceptées. Un boycottage est le résultat d’un ensemble de décisions individuelles qui, même si elles sont concertées, ne peuvent être vues comme la décision d’une association agissant au nom de tous ses membres. La question de savoir si une association étudiante peut mener une grève n’est donc pas purement d’intérêt académique.

Qu’en est-il, donc, du droit à la grève? Son statut juridique au Canada est, à l’heure actuelle, dans un état de flou considérable. La récente décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Ontario (PG) c. Fraser s’abstient d’inférer un droit à la grève de la protection de la liberté associative contenue dans l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne des droits et libertés[9]. Selon elle, la Charte « ne protège que le droit à un processus général de négociation collective, et non le droit de revendiquer un modèle particulier de relations du travail ou un mode particulier de négociation »[10]. Cela dit, le Canada est signataire de deux instruments internationaux reconnaissant le droit à la grève, soit la Convention concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical[11] de l’Organisation internationale du travail et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[12]. Ni l’un ni l’autre de ces instruments n’étend explicitement le droit de grève aux étudiants.

Si l’on regarde du côté de l’histoire, cependant, il existe une tradition importante de mobilisation étudiante qui a pris la forme de grèves. Encore récemment, pour ne prendre qu’un exemple, une vague de grèves étudiantes protestant contre la guerre en Irak a traversé un nombre important d’institutions éducatives au Royaume-Uni[13]. Un peu plus loin de nous, le mouvement étudiant français de mai 1968 ne s’est pas privé de l’utilisation du concept de « grève », et de l’aura qui l’entoure.

L’histoire ne représente cependant pas un argument. Au plus, la présence à travers l’histoire de mouvements étudiants s’étant livrés à ce qu’il est encore aujourd’hui convenue d’appeler des grèves nous fournit-elle un motif pour examiner le bien-fondé juridique et philosophique d’une telle convention linguistique. Devant le flou qui entoure le droit à la grève, du moins pour ce qui est du Canada, il nous faut nous tourner vers des considérations d’éthique politique plus fondamentales afin de déterminer s’il y a sens à parler de grève dans le cas d’associations étudiantes.

Si la littérature philosophique contemporaine sur l’éthique de l’action démocratique, et notamment des manifestations et des autres formes de protestation, est dans un état embryonnaire, celle qui porte sur le syndicalisme et sur le droit à la grève, du moins dans le contexte de la philosophie de la démocratie libérale, est, pour ainsi dire, inexistante.

Comment peut-on, dans le contexte d’un tel vide, commencer à se demander si les démocraties libérales, étant donné les valeurs fondamentales qui les animent, devraient ou non reconnaître un droit à la grève? Suivant une remarque de Stuart White (dont le propos traite plus largement de la place des syndicats de travailleurs dans les démocraties libérales, plutôt que spécifiquement du droit à la grève), on peut penser qu’un droit aux négociations collectives et à la grève est, dans le contexte d’une économie capitaliste, un élément essentiel du bien-être des individus qui dépendent de leurs conditions de travail, salariales et autres. La raison en est que ces conditions caractérisent leur lieu de travail dans un contexte de rapport de force asymétrique avec ceux qui en ont le contrôle. Ce contrôle serait hégémonique en l’absence d’un droit de négociations collectives et de grève. Celui-ci est donc nécessaire pour que les individus puissent pleinement jouir de leurs droits et libertés et pour qu’une véritable égalité des chances règne[14]. Le droit à la grève sert donc à équilibrer un rapport de force qui, en l’absence d’un tel rétablissement, donnerait lieu à des conditions de travail qui ne satisferaient pas aux normes fondamentales de la démocratie libérale.

La justice telle que comprise par la théorie de la démocratie libérale exige-t-elle que l’on se préoccupe des rapports de force qui donnent lieu à la définition des conditions dans lesquelles les étudiants poursuivent leurs études supérieures? La justification du droit à la grève serait trop permissive si elle devait s’appliquer à tous les rapports de force asymétriques que l’on rencontre dans une société moderne. La question n’est pas simple. Diverses considérations semblent militer pour des réponses différentes. D’une part, la vulnérabilité des travailleurs est exacerbée dans un contexte de rapports de forces trop asymétriques par le fait qu’ils n’ont souvent pas le choix de travailler pour un salaire. En plus d’être le propriétaire des moyens de production, l’employeur a, dans la vaste majorité des contextes, le choix d’employer un travailleur ou pas, alors que le travailleur lui n’a pas le choix que de travailler pour un salaire. Surtout dans le contexte d’une économie dans laquelle sévit une pénurie d’emplois, l’avantage stratégique de l’employeur est considérable.

À première vue, la vulnérabilité des étudiants n’est pas du même ordre que celle qui caractérise les travailleurs. Premièrement, la contrainte qui les lie à leur milieu d’étude est moindre que celle qui caractérise la relation du travailleur et de l’employeur. Les étudiants choisissent d’étudier, alors que la position économique des travailleurs leur est le plus souvent imposée par des aspects structurels de l’économie capitaliste. Deuxièmement, et en lien avec ce dernier point, les étudiants poursuivent des études non pas afin d’obtenir un salaire, mais afin de se doter d’un avantage stratégique qui leur permettra d’obtenir un meilleur salaire à la fin de leurs études. La mesure dans laquelle ils pourront véritablement se prévaloir de leurs libertés et de leurs opportunités ne semble pas dépendre dans une mesure aussi importante des conditions qui leur sont imposées en tant qu’étudiants que les conditions qui sont celles des travailleurs n’influent sur la capacité analogue de ces derniers. Troisièmement, la fréquentation des établissements d’études supérieures est, dans une société comme le Canada, plus souvent le fait des classes déjà fortunées de la société qui, par définition, possèdent une plus grande résilience économique que les individus se trouvant plus bas dans l’échelle socioéconomique.

D’autres considérations normatives militent cependant pour que les étudiants soient inclus dans la catégorie des individus auxquels le droit de grève s’applique. À une époque où nous entendons de plus en plus dire que les études supérieures sont un outil dont toute société moderne doit se doter afin de pouvoir se prévaloir de travailleurs qualifiés, capables de prendre leur place dans une économie moderne, il appert que les sociétés modernes ont au moins autant besoin qu’une certaine proportion de leurs jeunes poursuivent des études supérieures, que les jeunes ont besoin de ces institutions afin d’augmenter la probabilité de jouir d’un salaire décent et de conditions de travail décentes une fois leurs études terminées. Vue de cet angle, les étudiants peuvent être perçus, du point de vue d’une théorie de la justice modérément égalitariste, comme moralement analogues à des travailleurs en formation.

Ensuite, la vulnérabilité économique des étudiants, si elle n’est pas la même que celle de travailleurs condamnés à occuper des positions peu privilégiées dans le marché du travail, est néanmoins réelle, dans la mesure où leurs études impliquent dans la majorité des cas l’acceptation d’une période relativement longue sans rémunération autre que par le régime de prêts et bourses. Il ne semble pas excessif de s’attendre à ce que, de la même manière que les travailleurs ne devraient pas, dans une société juste, être entièrement démunis dans la négociation de leurs conditions de travail, les étudiants ne devraient pas, eux non plus, être placés dans un rapport de forces hautement préjudiciable dans la formulation des règles gouvernant les sources de revenus auxquels ils ont droit.

Il ne s’agit pas ici de clore la question à savoir si les étudiants devraient ou non se voir reconnaitre le droit à la grève au même titre que les travailleurs. Il s’agit plus humblement d’indiquer qu’il y a autour de cette question, soulevée avec insistance par les associations étudiantes québécoises, un autre chantier de réflexion pour les chercheurs en théorie politique et juridique. Ils auront, s’ils veulent pouvoir apporter un éclairage au débat dont nous avons hérité au lendemain du Printemps érable, à réfléchir davantage qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent aux fondements philosophiques et juridiques du droit à la grève et à la question de savoir si, étant donné ces fondements et étant donné également le rôle tout à fait particulier que remplissent les étudiants dans le contexte d’une économie « du savoir » moderne, il convient ou non de reconnaitre ce droit aux associations étudiantes (et si oui, sous quelles conditions). Encore une fois, il y a fort à parier que le résultat de ces investigations sera beaucoup plus complexe et nuancé que ne l’ont été les jugements très sommaires mis de l’avant par certains commentateurs à l’effet qu’il ne saurait, pour des raisons conceptuelles, être question de « grève » dans le cas des étudiants.

III. La désobéissance civile et la défense de nécessité

Si les deux premiers ensembles de questions à avoir été soulevés par les manifestations et mobilisations populaires des dernières années indiquent d’importantes lacunes dans la recherche en théorie politique et juridique, la question de la désobéissance civile a, pour sa part, fait l’objet d’une importante production scientifique. Même si une bonne partie de cette littérature date de l’époque des derniers grands remous sociaux de ce genre à avoir secoué les sociétés occidentales, au moment des protestations contre la guerre du Vietnam et les campagnes de désobéissance civile organisées dans le contexte du mouvement pour les droits civils des Afro-Américains[15], l’idée de la désobéissance civile continue encore aujourd’hui à attirer l’attention des chercheurs[16].

Si une conclusion ressort assez clairement de cette littérature, c’est que les commentateurs de la scène politique québécoise qui ont condamné certains acteurs sociaux et politiques pour avoir invoqué la légitimité d’un éventuel recours à la désobéissance civile afin de protester contre la loi 78[17] se sont basés sur une lecture pour le moins controversée des conditions de justification de l’usage de cette pratique. Selon ces commentateurs, la désobéissance civile n’est justifiable que dans un contexte d’injustice extrême, comme celle qui caractérise le colonialisme auquel s’opposait Gandhi, ou les lois ségrégationnistes contre lesquelles s’est insurgé Martin Luther King Jr. Dans une société globalement juste, comme le sont le Québec et le Canada modernes, ceux qui ne sont pas d’accord avec les lois promulguées par un gouvernement démocratiquement élu se doivent, par respect pour le principe de la primauté du droit, et pour les institutions démocratiques, s’abstenir de contrevenir aux lois et s’en tenir aux moyens plus traditionnels de protestation. En particulier, ils peuvent se prévaloir de leurs droits politiques et tenter de destituer le gouvernement.

Les penseurs de la désobéissance civile ont tendance à ne pas être d’accord avec ce type d’analyse. Ils estiment que la désobéissance civile ne peut être employée avec pleine justification morale que dans un ensemble très limité de cas et dans des conditions très spécifiques, mais ils sont d’avis que ces conditions peuvent être satisfaites même dans le contexte d’une société généralement respectueuse des droits de ses citoyens[18]. Selon John Rawls, dont les arguments sur la question sont devenus presque canoniques[19], il peut arriver qu’une loi viole ou limite outrancièrement l’un des droits individuels protégés par le premier principe de la justice qu’il défend, ou encore qu’elle rende impossible la réalisation du principe de l’égalité des chances. Le premier principe de la justice, tel que présenté dans sa Théorie de la Justice, garantit à chaque citoyen un ensemble de droits aussi étendu que possible et compatible avec la possession par tous les citoyens d’un ensemble identique de droits. Selon Rawls, dans les circonstances où la loi ne respecte pas un de ces droits, les conditions de la coopération sociale ne sont pas honorées par le gouvernement, et ce, même si ce dernier légifère d’une manière qui est généralement conforme aux principes d’une démocratie constitutionnelle[20].

On peut même penser que les fonctions prêtées à la désobéissance civile par ses penseurs font que cette pratique ne peut être accomplie que dans le contexte d’une démocratie libérale. Car la fonction principale de ce geste n’est pas pour l’individu qui le commet de s’extraire à une loi, mais plutôt de communiquer à ses concitoyens la croyance en l’iniquité de la loi en question, son incompatibilité avec ce que la personne qui désobéit croit sincèrement être des exigences minimales dans le contexte d’une démocratie libérale. Cette communication a pour but d’induire ses concitoyens à apporter à leur tour de la pression pour que la loi change. Or, cela présuppose que l’on ait affaire à un gouvernement qui soit réceptif à l’expression de la volonté populaire, condition qui exige généralement que soient en place au moins des rudiments de démocratie libérale.

Un aspect controversé de la doctrine de la désobéissance civile est que, non seulement la personne qui s’y livre ne cherche pas à s’extraire au châtiment, il l’invite. Selon certains, dont encore une fois Rawls[21], le châtiment de la personne jugée coupable d’avoir enfreint à la loi dans le contexte de sa désobéissance civile a lui-même un rôle puissant à remplir dans la fonction communicative de la désobéissance. C’est en punissant le « coupable » que l’État révèle au grand jour le caractère injuste de la loi contestée. Cette fonction ne peut être remplie si le coupable se dérobe au châtiment.

Ainsi, les défenseurs du droit moral à la désobéissance civile estiment que cette pratique a, dans certaines circonstances, sa place même dans le cadre d’une démocratie libérale qui n’est pas injuste au point où l’étaient les sociétés coloniales ou ségrégationnistes. Par ailleurs, loin de constituer un écart important par rapport au principe de la primauté du droit, les personnes qui se livrent de manière sincère et consciencieuse à la désobéissance civile manifestent leur fidélité à ce principe, premièrement, en n’enfreignant que les lois qui sont incompatibles avec les droits fondamentaux et le principe de l’égalité des chances, véritables piliers de la démocratie libérale, et deuxièmement, en acceptant de se voir imposer les sanctions prévues par la loi.

Hugo Bedau a bien démontré combien était controversée l’affirmation selon laquelle il est approprié d’imposer à une personne qui enfreint une loi dans le contexte d’une désobéissance civile la même peine que celle qui s’applique normalement à une simple infraction[22]. Certains estiment que l’individu en question mérite un châtiment encore plus important, entre autres parce que sa désobéissance vise à induire une désobéissance plus généralisée. D’autres estiment au contraire que la sentence prononcée contre ce genre d’acte devrait être moindre. Pour certains, l’atténuation de la peine est due au fait que les motivations de l’agent sont morales. Pour d’autres, c’est parce que le désobéissant agit dans un contexte pouvant être interprété comme en étant un de nécessité qu’il ne devrait pas être puni aussi sévèrement. La nécessité véhicule l’idée que l’individu en question croyait sincèrement que son action représentait le moindre mal, étant donné le mal que représente la loi, la politique, ou la mesure contre laquelle il s’insurge[23]. Brownlee signale cependant que « disobedients have been notoriously unsuccessful at advancing a defence of necessity »[24].

Un quasi-consensus s’étant installé autour de la position rawlsienne concernant les conditions de justification morale de la désobéissance civile, il est possible de penser que la question, encore controversée, de la manière par laquelle l’appareil juridique devrait réagir à la désobéissance représente l’un des fronts, encore relativement peu explorés, autour duquel devrait s’organiser la recherche. Le texte de Hugo Tremblay, « Eco-Terrorists Facing Armageddon »[25], s’inscrit dans cet agenda de recherche. Il dresse un bilan mitigé des impacts de la défense de nécessité, lorsqu’elle est employée afin d’atténuer la peine des individus qui se livrent à de la désobéissance en raison de leur opposition aux politiques de l’État canadien mettant en danger l’environnement. D’une part, l’auteur constate que la recevabilité de cette défense pourrait augmenter la flexibilité du droit canadien en vue de répondre aux exigences de la cause environnementale et de ne pas faire obstacle aux progrès dans ce domaine.

D’autre part, Tremblay reconnaît qu’un trop grand recours à cette défense pourrait saper la capacité qu’a le droit d’accomplir l’une de ses principales fonctions, qui est de garantir une certaine prévisibilité aux principaux acteurs dans l’application du droit. Bref, un dilemme apparaîtrait entre des considérations de primauté du droit, et des considérations environnementales — tout aussi pertinentes du point de vue de l’évaluation morale globale — motivant les soi-disant « éco-terroristes ».

Une approche permet d’atténuer ce dilemme. Dans un récent ouvrage consacré à la désobéissance civile et au cadre juridique dans lequel elle s’inscrit, Kimberley Brownlee a défendu ce qu’elle appelle la « thèse de la modestie du droit » (modesty of law thesis). Cette thèse soutient que le droit est en mesure de reconnaître le fait que les individus sont légitimement attachés à des valeurs différentes, et que le droit ne peut pas prétendre en toutes circonstances que ce sont les valeurs proprement juridiques qui devraient avoir préséance dans le raisonnement pratique de tout agent autonome et responsable. Cela est d’autant plus vrai dans des circonstances où les individus invoquent, dans une défense de nécessité, des valeurs auxquelles les démocraties libérales sont elles-mêmes engagées. Selon Brownlee,

acts of civil disobedience that are consistent with and animated by respect for non-contingent basic needs and rights are ones that the law can, in principle, acknowledge as legitimate because they are in keeping with the principle of humanism that tempers law’s own insistence on the priority of adherence to law.[26]

En d’autres termes, il faudrait, pour reprendre les termes du dilemme exposé ici, éviter d’identifier de manière trop étroite le respect de la primauté du droit, et le respect des règles positives de droit. Il y aurait, dans l’esprit de la décision juridique, une latitude permettant de tenir compte des engagements normatifs pluriels des individus, à plus forte raison lorsque ces engagements normatifs invoquent, comme c’est le cas pour la désobéissance civile, des principes fondateurs d’un ordre politique démocratique et respectueux des droits de ses citoyens.

Encore une fois, il ne s’agit pas ici de mettre un terme une fois pour toutes à ces très riches débats, mais plutôt d’indiquer l’espace conceptuel dans lequel pourrait se mouvoir la recherche portant sur la désobéissance civile dans les années à venir. Celle-ci a considérablement avancé depuis les années 1960, la dernière grande période de recherche sur la question, et est en train d’explorer des questions beaucoup plus fines et nuancées que celles qui consistaient à l’époque à déterminer ce qu’était, au juste, la désobéissance civile, et ce qui pouvait permettre de la justifier. La question que pose le texte de Hugo Tremblay, et auxquels font échos des chercheurs comme Brownlee, est plutôt celle de savoir comment arrimer la reconnaissance de la justification dans certaines conditions de la désobéissance civile avec la nécessaire intégrité du processus juridique.

IV. La propriété

Un des développements potentiellement les plus riches de la réaction des chercheurs en théorie juridique aux mobilisations sociales des dernières années est le renouveau de la recherche normative sur le concept de propriété. En occupant des espaces désignés comme étant privés (par exemple, des universités), ou des espaces publics voisinant des propriétés privées (par exemple, des parcs), les manifestants du mouvement Occupy ont tacitement soulevé des questions sur le statut de la propriété qui invitent à se réapproprier la réflexion sur cette question. Les textes de Anna di Robilant[27] et de Sarah E. Hamill[28] participent à cette renaissance. Du point de vue de la philosophie politique contemporaine, ce renouveau serait particulièrement heureux, le concept ayant été considérablement appauvri en comparaison à ce qu’il a pu représenter dans les écrits des auteurs qui sont à l’origine de la réflexion philosophique en la matière, notamment ceux de Locke et de Kant. Le caractère très réducteur du concept n’est nulle part plus clair que dans le célèbre livre de Robert Nozick, Anarchie, État et Utopie[29]. Le concept de propriété privée mis de l’avant par Nozick dans ce livre très influent est limité à au moins trois égards distincts.

Premièrement, la conception qu’il en offre ignore presque complètement l’idée, pourtant claire pour les premiers théoriciens de la propriété, que cette dernière est une institution humaine qui, comme toute institution, exige une justification morale afin de fonder les droits et les obligations qu’elle met en place. Pour Locke, c’est le fait d’y ajouter de la valeur en y combinant son travail qui justifie qu’un individu puisse acquérir de la propriété. Cette idée trouvera des échos dans les théories de Marx, notamment dans sa théorie de la valeur-travail. Pour Kant, la propriété est nécessaire à ce que les agents humains puissent réaliser leur autonomie. L’autonomie, selon Kant, ne peut s’exercer de manière purement abstraite. L’agent humain doit pouvoir s’approprier quelque chose afin d’en faire l’objet de l’exercice des capacités qui en font un être autonome.

Nozick traite dans son livre des arguments lockéens liant propriété et travail, mais il conclut que ces arguments achoppent sur la difficulté d’identifier avec précision ce qui représente un travail suffisamment conséquent pour justifier que soit revendiqué un droit de propriété, ou de définir avec précision les limites de l’objet ayant été transformé par le travail de manière à justifier l’appropriation.

L’échec de cet argument incite Nozick à conclure que la justification de la propriété est impossible, ou du moins qu’elle doit passer par un chemin philosophique différent. Plutôt que de se demander ce qui justifie qu’un individu acquiert un objet, il questionne les motifs légitimes que d’autres individus pourraient avoir à ce qu’un individu se livre à un acte d’appropriation. Il invoque explicitement une condition que Locke lui-même avait apposée au droit à la propriété, à l’effet qu’un acte d’appropriation ne peut donner lieu qu’à un droit prima facie, conditionné par l’exigence selon laquelle l’appropriation doit laisser « enough and as good » pour les autres individus. Pour Nozick, (et c’est là le deuxième faisceau de questionnement qui a été appauvri par ses formulations), cette clause lockéenne est satisfaite à la condition que la situation des individus exclus par un droit de propriété ne soit pas pire qu’elle ne l’aurait été si l’objet en question était demeuré sans propriétaire. Par exemple, un entrepreneur qui exploiterait un terrain et qui embaucherait les individus exclus par son acte d’appropriation pour un salaire de misère satisferait, en principe, à cette condition.

G.A. Cohen a, dans ses importants travaux sur Nozick, démontré avec acuité que les arguments de Nozick sont problématiques, dans la mesure où ils ne font rien pour justifier que la base de comparaison employée afin de déterminer si la revendication d’un droit de propriété est justifiée soit celle de la situation ex ante. Pourquoi, se demande Cohen, ne pas comparer la situation des différents agents après un acte d’appropriation individuelle à ce qu’elle aurait été dans une situation où le bien en question aurait été distribué différemment, par exemple, de manière plus égalitaire? De plus, qu’est-ce qui justifie le présupposé nozickéen voulant que les objets n’appartiennent à personne avant un acte d’appropriation individuelle, plutôt que d’appartenir à tout le monde[30]? Les critiques de Cohen ont beaucoup contribué à raviver les débats sur la propriété privée, mais elles l’ont fait de manière limitée. Premièrement, Cohen accepte avec Nozick que la seule question normative importante est la réflexion sur les conditions qui justifient un acte d’appropriation individuelle. La réflexion plus fondamentale sur ce qui justifie l’institution de la propriété est esquivée par ce genre d’approche.

Deuxièmement, et c’est la troisième dimension de la faiblesse de la discussion contemporaine sur la propriété dans la philosophie politique contemporaine, Cohen partage avec Nozick et bien d’autres une vision fort simpliste de la propriété. Selon cette vision, la propriété est individuelle et unitaire. Elle est individuelle en ce sens que le droit de propriété paradigmatique est vu comme en étant un droit possédé par un individu. Elle est unitaire en ce sens que la philosophie politique a eu beaucoup de mal à rendre compte du fait que le droit à la propriété est en fait un ensemble complexe de droits, de permissions et d’obligations, qui reflète les différents types de relations que les acteurs peuvent avoir entre eux et envers des objets. Chose banale pour les juristes, mais encore mystérieuse pour les philosophes, un objet peut être exploité par quelqu’un qui n’en est pas le propriétaire, peut être possédé sans que cette possession ne justifie des exclusions sans restriction, et ainsi de suite.

Plus encore, les philosophes qui ont traité ces dernières années de la propriété n’ont pas été suffisamment attentifs au fait que la propriété n’est pas une fin en soi, mais plutôt une institution qui permet aux agents humains de se livrer à certaines activités auxquelles il serait autrement plus difficile voire impossible, de se livrer. Les règles entourant l’octroi de droits et d’obligations en rapport avec la propriété doivent permettre d’accomplir ces fonctions plutôt que de les inhiber. C’est sans doute l’oubli de la dimension fondamentale de la philosophie classique de la propriété qui induit cette vision simpliste de l’institution de la propriété. Ayant perdu de vue les fins humaines qui justifient la propriété, ils ont eu beaucoup de mal à articuler un ensemble de principes susceptibles de régir l’institution en fonction de ces fins.

Les textes de Hamill et de di Robilant représentent des contributions importantes à ce renouveau. Le texte de Hamill s’inspire des enjeux suscités par l’occupation d’un parc torontois par le mouvement Occupy. L’auteur démontre que le droit canadien s’est livré à un glissement conceptuel inquiétant, ayant tendance à identifier les droits dont dispose l’État en tant que fiduciaire de la population comme étant des droits de propriété privée. Le texte de di Robilant, quant à lui, puise dans les sources très riches de la réflexion européenne sur la propriété privée afin d’identifier les éléments susceptibles de résorber certains des dilemmes qui apparaissent autant dans la théorie que dans la pratique des régimes de propriété collective. Ces conflits ont trait, notamment, à la volonté de concilier dans de tels régimes des considérations liées à l’autonomie individuelle et des intentions plus égalitaristes. Doit-on substantiellement limiter la liberté individuelle afin de faire en sorte que la propriété collective puisse remplir des finalités égalitaristes? L’auteur démontre que l’on peut outrepasser ces oppositions en poursuivant une stratégie de désagrégation qui exige que, pour tout cas de propriété collective, la fin précise pour laquelle ce droit collectif est revendiqué soit rendue claire. De l’avis de l’auteur, une telle précision permettrait d’éliminer, ou du moins d’atténuer considérablement, les dilemmes que semble imposer l’institution de régimes de propriété collective, pourtant si importante à la réalisation des finalités morales qui donnent sens à l’institution de la propriété.

Conclusion

Hegel écrivait que la chouette Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule. Il voulait dire par là que le sens profond des événements ne devient apparent qu’avec le recul. Nos capacités d’analyse exigent que nous ne soyons pas plongés dans le feu de l’action. Maintenant que les remous occasionnés par le Printemps érable québécois et par le mouvement Occupy sont en train de se calmer, ne serait-ce que de manière temporaire, serons-nous, chercheurs en théorie politique et juridique, à la hauteur du défi intellectuel que ces événements nous posent? Les textes présentés dans le présent numéro de la Revue de droit de McGill laissent présager un bouillonnement intellectuel autour de questions précédemment négligées. Ces textes, et ceux qui suivront dans cette mouvance, nous permettront de faire une lecture plus nuancée et intelligente de cette étape de notre histoire que celle qui nous a été fournie par les acteurs eux-mêmes alors qu’ils étaient encore in media res.