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Introduction

Au Canada, plus de 432 000 personnes âgées de 65 ans et plus sont atteintes de démence diagnostiquée (Agence de la santé publique [ASPC], 2019). « Démence » est un « terme utilisé pour décrire des symptômes touchant le cerveau qui incluent un déclin des capacités cognitives comme la mémoire, la conscience de soi, du lieu et du temps, le langage, les compétences de base en mathématiques, le discernement et la planification. L’humeur et le comportement peuvent aussi changer en raison de ce déclin. La démence est une maladie progressive » (Gouvernement du Canada, 2019).

L’âge est le facteur de risque le plus important dans le développement de la démence (Gouvernement du Canada, 2019). Ainsi, les taux de démence sont très faibles chez les moins de 65 ans et ils augmentent de façon marquée avec l’âge. Au Canada, le taux de prévalence de la démence, incluant la maladie d’Alzheimer, était de 6,54 % en 2017 pour les personnes âgées de 65 ans et plus (ASPC, 2022). Pour des causes encore mal connues, la prévalence de la démence est plus élevée chez les femmes que chez les hommes (ICIS, s.d.; ASPC, 2022).

Toutefois, la communauté scientifique reconnaît qu’il est possible d’agir sur les facteurs de risque modifiables et de renforcer les facteurs qui protègent de la maladie (Livingston et al., 2017; 2020).

En 2019, l’ASPC a lancé le Fonds stratégique pour la démence : initiatives de sensibilisation, mis en place pour soutenir la première stratégie nationale sur la démence au Canada. Le projet L’Abécédaire d’un cerveau en santé – Sensibilisation à la démence dans l’Ouest et le Nord a été financé par le fonds mentionné et s’inscrit dans le cadre de la première Stratégie sur la démence pour le Canada (2019)[1]. Le projet a été chapeauté par le RésoSanté Colombie-Britannique et mis en oeuvre en partenariat avec trois autres réseaux de Santé en français en Alberta, en Saskatchewan et au Yukon.

Ses deux objectifs étaient de : a) produire des connaissances pour mieux comprendre la problématique de la démence et son impact dans les communautés francophones de la Colombie-Britannique, de la Saskatchewan, de l’Alberta et du Yukon; b) prévenir la démence et réduire la stigmatisation des personnes atteintes de troubles neurodégénératifs.

Cet article se concentre sur le premier objectif, aussi nommé « volet recherche » censé informer le « volet intervention communautaire ». La recherche a été réalisée dans la première année du projet (2021-2022). Les trois objectifs spécifiques étaient : 

  • Effectuer une synthèse des connaissances sur les défis spécifiques à la démence qui peuvent affecter les communautés francophones en situation minoritaire;

  • Élaborer un profil sociodémographique et un profil de santé des populations francophones en situation minoritaire dans les trois provinces et le territoire ciblés sur la base des données disponibles les plus récentes;

  • Documenter la situation de la démence dans les communautés participant à l’initiative et contribuer à une meilleure connaissance des besoins des francophones en milieu minoritaire pour faire face à la démence.

La pertinence de cette étude était justifiée par l’insuffisance de travaux dans ce domaine. En effet, parmi 75 publications scientifiques et issues de la littérature grise retenues dans le cadre de cette étude, seulement sept articles scientifiques prennent en compte la dimension linguistique dans les troubles neurocognitifs incluant la démence[2].

Toutefois, aucune de ces études ne traite spécifiquement la situation des francophones dans les provinces et le territoire ciblés. Dans ce contexte, le vieillissement des communautés francophones en situation minoritaire pousse les organisations de la francophonie à produire les connaissances nécessaires. Le RésoSanté Colombie-Britannique a donc saisi l’occasion du financement accordé au projet pour documenter les services existants, les lacunes et les besoins en matière de prévention, de sensibilisation, de formation, de soins aux personnes atteintes de troubles neurocognitifs et de soutien aux personnes proches aidantes. Les résultats obtenus ont contribué à la planification d’activités pour la mise en place du volet intervention communautaire par les quatre réseaux santé partenaires.

1. État des connaissances sur la démence au Canada

Cinq grands thèmes ressortent de la littérature examinée, mais, en raison des objectifs de ce projet, celui sur les défis spécifiques qui affectent les populations de langue officielle en situation minoritaire a fait l’objet d’une attention particulière.

1.1 Les facteurs de risque et de protection

Les rapports de 2017 et 2020 de la Commission Lancet sur la prévention, l’intervention et les soins de la démence identifient 12 facteurs qui favorisent l’apparition de démence : un faible niveau de scolarité, l’inactivité physique, l’isolement social, le tabagisme, la perte auditive non corrigée, la dépression, l’hypertension, le diabète et l’obésité, la consommation excessive d’alcool, les traumatismes craniocérébraux et la pollution de l’air (Livingston et al., 2017; Barnes et Yaffe, 2011; Beydoun et al., 2014; Zhang et al., 2022; Livingston et al., 2020). Les rapports estiment que de 35 % à 40 % des cas de démence pourraient être évités en agissant sur les facteurs mentionnés.

1.2 La construction sociale de la maladie et la stigmatisation des personnes atteintes

La littérature consultée présente des modèles dichotomisant la perception du vieillissement. Ainsi, d’une part, il y aurait une représentation universellement négative de la démence qui s’appuie sur un « modèle déficitaire » nourri par des opinions médicales aux connotations plutôt péjoratives. Cette vision a recours à des concepts comme la « perte de soi » ou la « mort sociale » de la personne atteinte. Il s’agit d’une vision tragique du vieillissement qui a été remise en cause par les sciences sociales (Beard, 2017).

D’autre part, on retrouve le modèle du « vieillissement réussi » qui met en valeur des dimensions bien documentées comme « l’engagement civique », le « vieillissement actif » et « positif », selon la même chercheuse. Or ce modèle comporte des limites, car il tend à uniformiser les expériences de vieillissement et ne tient pas compte des disparités basées sur l’ethnicité, le statut socioéconomique ou l’orientation sexuelle.

Quant à la famille et aux personnes proches aidantes, les études signalent que la sensibilisation et l’éducation sont des éléments importants pour comprendre la nouvelle réalité du proche atteint de démence. De nouvelles pratiques comportementales et de communication, basées sur les données probantes, doivent être adoptées par l’entourage. Selon Vanderheyden (2017), la famille doit se faire à l’idée que la maladie affecte un système de mémoire, et que ce n’est pas toute la mémoire qui se perd[3].

Enfin, les préjugés et les attitudes négatives envers la démence et son diagnostic constitueraient le plus grand obstacle à la recherche d’un diagnostic de démence et à un retard dans le traitement (Pakzad et al., 2012).

1.3 Les interventions pour prévenir et atténuer les troubles cognitifs

Il a été suggéré que la participation à des activités cognitivement stimulantes pourrait réduire de 47 % le déclin cognitif lié à l’âge et de 33 % le risque de démence (Wilson et al., 2002). Ces activités incluent le métier exercé, mais aussi la pratique de loisirs dits « intelligents », comme la lecture, le bénévolat, les jeux de stratégie, les activités artistiques : musique, peinture, etc. (Verghese et al., 2003). De même, le fait de parler plusieurs langues sur une base régulière (par exemple une langue au travail et une autre à la maison) permettrait de repousser l’apparition des premiers symptômes de démence de quatre à cinq ans en moyenne (Freedman et al., 2014). Ces données sont particulièrement intéressantes, car la majorité des facteurs de risque sont modifiables, suggérant l’énorme potentiel des stratégies de prévention.

1.4 Les besoins des personnes en perte cognitive, de leurs proches aidants et de leurs soignants

La fragilisation de la personne en perte cognitive entraîne chez elle des conséquences psychosociales et physiques ainsi qu’une dépendance progressive. La littérature reconnaît les bénéfices pour les personnes atteintes de démence de rester dans leur communauté. Cette option, qui serait préférable à l’institutionnalisation, permet une continuité de l’interaction sociale et produit de meilleurs résultats relativement aux fonctions physiques et à la qualité de vie (Maayan et al., 2014).

En outre, le maintien à domicile contribue à réduire les coûts pour le système de santé. Pourtant, au fur et à mesure que la santé de la personne atteinte se détériore, le stress pour le soignant principal augmente. Ainsi, l’étude de Vu et al. (2014), qui compare les personnes atteintes de démence qui demeurent chez elles avec celles qui sont placées dans un établissement, conclut que la probabilité de trouver un aidant en détresse était plus élevée dans le premier groupe, et que les personnes atteintes de démence couraient un plus grand risque de placement en établissement.

Les aidants familiaux de personnes atteintes de démence portent une grande responsabilité; or parfois, ils sont réticents à utiliser les services disponibles, selon une étude australienne (Macleod et al., 2017). Selon la même étude, les personnes proches aidantes ont mentionné la présence d’obstacles pour obtenir du soutien; entre autres, la difficulté à trouver des informations sur les services ou le soutien pertinent, la mauvaise qualité ou la méfiance envers les services, le manque de flexibilité des services, leurs perceptions quant à leur rôle et leurs responsabilités ainsi que la résistance de la personne aidée (Macleod et al., 2017).

Parmi les facilitateurs, on mentionne le besoin d’une bonne communication avec le bénéficiaire des soins, la présence d’une personne-ressource « experte » et la croyance que le rôle de proche aidant facilite l’accès aux services.

Quelques mesures pouvant aider les personnes aidantes, comme les soins de répit (Maayan et al., 2014), l’information, le soutien émotionnel et instrumental dans les deux langues officielles, la présence d’une personne-ressource experte, une bonne communication et la reconnaissance et valorisation du rôle de proche aidant, ont été documentées.

1.5 Les barrières linguistiques et les troubles cognitifs en contexte linguistique minoritaire

D’après des études réalisées durant la dernière décennie, le bilinguisme est associé à un retard dans l’apparition de symptômes de démence, car il contribue à la « réserve cognitive » de la personne (Bialystok et al., 2012). Toutefois, il est bien documenté que l’évolution de la maladie peut entraîner une perte de la langue seconde (Garcia et al., 2014; Pakzad et al., 2013; Pakzad et al., 2012). Ce constat souligne l’importance d’offrir des services dans la langue maternelle des personnes atteintes.

Les études recensées mettent aussi en évidence l’importance d’un diagnostic précoce. Il permettrait aux personnes atteintes d’accéder à des thérapies pharmacologiques et non pharmacologiques ainsi qu’à des services sociaux et de santé (Vanderheyden, 2017). Un diagnostic précoce de la maladie permet également aux proches de gérer la planification des soins (Pakzad et al., 2013). Enfin, la prise en charge rapide de la démence permet de réduire de façon importante les coûts qui y sont associés.

Cependant, un grand nombre de consultations se font tardivement et les diagnostics chez les francophones en situation minoritaire peuvent prendre, dans certains cas, jusqu’à sept ans à partir des premiers signes (Garcia et al., 2014; Pakzad et al., 2013).

D’une part, le contexte géographique et les barrières linguistiques qui découragent la consultation expliquent la non-utilisation ou le délai dans l’utilisation des services (Garcia et al., 2014; Pakzad et al., 2013). D’autre part, le manque de sensibilisation à la démence et le fait de penser que les symptômes sont liés au vieillissement normal peuvent aussi retarder la recherche d’aide, et ce, pas exclusivement en contexte linguistique minoritaire (Garcia et al., 2014; Leung et al., 2011).

La recherche fait état d’autres problèmes qui peuvent survenir en contexte linguistique minoritaire, comme le manque de professionnels francophones ou bilingues et le parcours difficile de plusieurs aînés et de leurs proches à naviguer le système de santé (Carbonneau et Drolet, 2014).

Selon les études examinées, la communication avec les patients atteints de démence devient plus difficile dans l’évolution de la maladie, non seulement en raison des troubles du langage et du comportement, mais aussi du fait de l’inadaptation de l’environnement. Cette situation peut s’aggraver en contexte linguistique minoritaire, car les barrières linguistiques peuvent entraver l’accès aux services de santé et constituer une source d’inégalités (de Moissac et Bowen, 2019).

Plus de la moitié des personnes atteintes de démence vivent à domicile dans certaines provinces (par exemple la Saskatchewan), mais le soutien n’est pas toujours disponible (Alzheimer Society Saskatchewan, 2022). Lorsque les soins à domicile ne sont plus possibles, et que la personne atteinte de démence est placée, les barrières linguistiques peuvent conduire à des soins inappropriés, à l’impossibilité d’obtenir de l’aide pour prendre soin de soi ainsi qu’à l’isolement social (Martin et al., 2019).

Enfin, la recherche sur les communautés de langue officielle en situation minoritaire souligne l’importance du rôle du médecin de famille dans le diagnostic précoce de la démence, du maintien d’une relation de longue date avec un professionnel de la santé et du partage de caractéristiques similaires, comme la langue et la culture, avec ces professionnels (Garcia et al., 2014). Les mêmes auteurs expliquent que dans leur étude sur l’Ontario, les participantes et les participants atteints de démence soulignaient une sorte de camaraderie qui s’établit avec l’équipe soignante lorsqu’ils pouvaient communiquer en français. Pour ces personnes et leurs proches aidants, être « culturellement » francophone détient un sens plus large qui dépasse les compétences linguistiques. En effet, le partage linguistique et identitaire permet aux patients de recevoir un soutien affectif, de naviguer le système de santé et de comprendre les informations transmises (de Moissac, 2016; de Moissac et Bowen, 2019).

D’autres mesures qui favorisent l’offre de services dans les deux langues officielles, comme la désignation des établissements de santé, peuvent jouer un rôle bénéfique pour les résidentes et les résidents atteints de démence[4] (Riad et al., 2020). Plus particulièrement, les auteurs ont exploré la relation entre l’état de démence et l’incidence d’hospitalisation chez ces résidents pour déterminer si des facteurs linguistiques affectent cette relation. Néanmoins, il faut poursuivre la recherche pour confirmer cette association.

1.6 Apports et limites de la littérature

Pour résumer, de la littérature consultée se dégagent quelques pratiques qui pourraient contribuer à améliorer la situation des personnes atteintes de démence et de leurs proches dans un contexte linguistique minoritaire. Entre autres, un diagnostic précoce de la démence, un rôle accru du médecin de famille et des professionnels de la santé qui accompagnent la personne atteinte des troubles cognitifs, un partenariat entre les divers professionnels ainsi que la collaboration entre les proches aidants et ces professionnels, la mise en place de résidences bilingues, l’adoption de modèles de soins et de soutien linguistiquement et culturellement sécuritaires et la désignation des établissements de santé.

La revue de la littérature a soulevé également des lacunes en matière de ressources humaines (Alzheimer Association, 2020; Gouvernement du Canada, 2019). On y constate la pénurie de spécialistes en pathologies du vieillissement (gériatres, gérontologues), ce qui impose un fardeau accru aux médecins généralistes qui fournissent des soins aux personnes atteintes de la maladie. Le manque de préparation de ces médecins pour assumer efficacement les responsabilités en matière de diagnostic et de soins aux patients ainsi que la rareté des ressources communautaires, sont aussi mentionnés (Alzheimer Association, 2020). En contexte linguistique minoritaire, ces lacunes deviennent encore plus critiques (Carbonneau et Drolet, 2014).

2. Documenter la situation, les ressources existantes et les lacunes pour les francophones en contexte minoritaire en matière de troubles neurocognitifs

Un devis de recherche incluant des méthodes qualitatives (entrevues semi-structurées) et quantitatives (sondage) a été adopté pour répondre aux objectifs de cette étude. Le projet a reçu l’approbation du Comité d’éthique de la recherche (CÉR) de l’ASPC et de Santé Canada le 18 décembre 2021 (numéro du protocole CER 2021-028P).

2.1 Les entrevues : personnes participantes, recrutement, collecte et analyse de données

Vingt-neuf entrevues semi-structurées (N=29) ont été menées auprès de quatre groupes de personnes participantes afin de mieux connaître les ressources et les services existants en matière de troubles cognitifs, y compris la démence, dans l’Ouest et dans le Nord. Les quatre groupes étaient composés comme suit : a) responsables d’organismes communautaires locaux et/ou provinciaux offrant des services aux francophones (N=12); b) coordonnateurs ou coordonnatrices des services en français dans chaque ministère de la Santé et des Services sociaux (N=4); c) directeurs et directrices des quatre réseaux de Santé en français (N=4); d) proches aidants de personnes francophones ayant des besoins en matière de troubles cognitifs, incluant la démence (N=9).

Les réseaux partenaires qui interviennent auprès des francophones ont facilité le recrutement des participants et des participantes qui répondaient aux critères d’inclusion, notamment : appartenir à l’un des groupes mentionnés, être francophone ou desservir la communauté francophone et habiter dans les provinces et le territoire ciblés. Les entrevues, d’une durée moyenne de 50 minutes, ont été réalisées par la chercheuse principale accompagnée d’un assistant de recherche. La collecte de données s’est déroulée dans la période allant du 10 janvier au 10 mars 2022; les entretiens ont été enregistrés et transcrits. Les données ont été anonymisées lors de la transcription et l’information fournie par les personnes participantes demeure strictement confidentielle.

Les thèmes traités dans les entrevues ont été inspirés par la recension documentaire et les objectifs du projet. Ils ont été adaptés à chaque groupe de répondants, mais certains ont été communs, comme la perspective du répondant sur les défis auxquels font face les personnes atteintes de troubles cognitifs dans les communautés francophones; leurs besoins et ceux de leurs proches aidants; les ressources disponibles (notamment en français) dans chaque province et territoire en matière de prévention, soutien et accompagnement des personnes atteintes et, enfin, les pratiques qui pourraient contrer la stigmatisation des personnes atteintes de démence. Les quatre coordonnateurs des services en français ont été interrogés sur les plans d’action provinciaux et territorial en matière de démence, les objectifs et les priorités. L’analyse thématique a été privilégiée, incluant une approche déductive et inductive pour les sous-thèmes émergeant des entrevues.

2.2 Le sondage en ligne : personnes participantes, recrutement, collecte et analyse de données

Le sondage incluant 22 questions a été mis en ligne du 7 mars au 8 avril 2022 dans les trois provinces et le territoire ciblés. Le choix de ces questions a été basé sur la recension documentaire et répondait aux objectifs du projet.

Quatre groupes de répondants ont été ciblés : les personnes proches aidantes, les intervenants et intervenantes des organismes francophones, les prestataires de soins et les membres de la communauté francophone en général intéressés par la problématique. Le questionnaire du sondage a été rempli par 282 personnes qui répondaient aux critères d’inclusion. La participation était volontaire.

Quant au recrutement des répondantes et des répondants, l’équipe responsable du projet en Colombie-Britannique a travaillé de concert avec les réseaux Santé en français partenaires et les associations locales francophones qui assurent des services aux résidents francophones pour faire la promotion du sondage dans les réseaux sociaux, les sites Web et les infolettres des organisations mentionnées. Les journaux locaux francophones et les radios communautaires ont été également utilisés pour joindre les populations ciblées.

Le sondage portait, entre autres, sur les perceptions en matière de troubles neurocognitifs, les problèmes et les besoins liés à ces troubles, en particulier ceux des personnes proches aidantes, les ressources préférées pour en apprendre davantage sur les facteurs de protection et de risque, la langue officielle des ressources recherchées, la disponibilité et l’accès aux ressources, l’importance de recevoir les services en français, les priorités de formation sur les facteurs de risque et de protection.

Enfin, les informations ont été saisies, validées sur le plan de la qualité et traitées ensuite avec le logiciel d’analyse statistique SPSS. Une analyse descriptive et une analyse comparative des données issues du sondage ont été incluses dans le rapport final.

3. Les résultats du projet 

Nous présentons brièvement dans cette section quelques faits saillants issus des entretiens et du sondage. Les données portent sur les ressources existantes et laissent entrevoir quelques lacunes en matière d’information, de prévention, de soins, d’accompagnement et de soutien.

3.1 Ce que les entrevues ont permis de constater

Les entrevues auprès des personnes proches aidantes ont confirmé que le dépistage se fait tardivement et que les tests sont habituellement administrés en anglais dans les communautés linguistiques minoritaires. D’après une proche aidante interviewée, les tests en anglais nuisent aux résultats des personnes en perte cognitive : 

Ça devient difficile pour ma mère d’avoir retenu cette information-là en anglais et de l’exprimer en anglais. Je vous mentionne ça parce que ma façon de voir les choses maintenant, pour avoir vu au moins à quatre reprises ces tests-là, moi, je conclus que ma mère aurait atteint un niveau possiblement supérieur si elle avait eu une personne bilingue, et encore plus important, si le test cognitif, le test mental MOCA, et le MSSE étaient disponibles dans les deux langues.

PA ALB_ # 2, 1er février 2022

En outre, en raison d’un accès plus difficile aux services, les intervenants et les personnes proches aidantes ont signalé que les aînés francophones atteints de démence sont plus vulnérables dans les régions rurales et éloignées. Aussi, on y trouve peu de professionnels spécialisés en troubles cognitifs et en démence. Cette situation mène parfois à des erreurs de diagnostic et de traitement. Ainsi, une proche aidante a expliqué que son conjoint avait reçu un diagnostic de la maladie d’Alzheimer et été traité pour cette maladie, alors qu’il était atteint de la maladie de Parkinson et d’une démence à corps de Lewy. Le diagnostic a tardé à se préciser et on a prescrit à la personne des médicaments inappropriés.

Dans ces régions, le retour à la langue maternelle chez les aînés ainsi que le manque de services peuvent parfois mener à un placement de la personne à l’extérieur de la région.

Certaines provinces semblent mieux outillées pour fournir aux personnes placées en institution des services en français. Ainsi, l’Alberta possède des résidences comme le Centre de santé communautaire Saint-Thomas et la Société des Manoirs Saint-Joachim et Saint-Thomas qui proposent des unités pour les résidents francophones autonomes et non autonomes. Néanmoins, ces résidences ont été affectées par les contraintes budgétaires des dernières années, et les lits ne seraient pas réservés uniquement aux aînés francophones.

En général, la recherche sur le terrain a montré que les services en français ne sont pas offerts systématiquement, même dans les provinces ayant une politique linguistique.

C’est là où est la réalité ici, c’est qu’il n’y a pas de services en français plus ou moins systématiques. Donc, je sais dans certains foyers pour les aînés, par exemple, il y a certains employés qui parlent le français, mais ce n’est pas de façon officielle et organisée, donc en gros il n’y a pas, en ce moment, des services offerts directement en français. 

Informateur clé SASK_OF # 1, 1er février 2022

Dans d’autres résidences et centres de soins de longue durée, on trouve des professionnels de la santé bilingues, mais ces personnes ne fournissent pas nécessairement des services en français ou ne voient que de façon sporadique les patients.

Quoique je ne dis pas du tout, mais son psychiatre parlait un peu français. Mais un psychiatre, vous savez ce que c’est? Ça vient une fois par semaine, il n’est pas là tout le temps pour prendre soin d’elle. Bon alors, disons que ça a été évidemment… déchirant OK, jusqu’à tant que moi, je sois allée la voir. 

Proche aidant ALB_ # 1, 14 janvier 2022

Dans un contexte de discordance linguistique, la littérature souligne que les personnes atteintes de troubles cognitifs sont plus à risque de souffrir d’isolement social dans les foyers où elles sont placées. Les témoignages recueillis ont confirmé ce fait :

Parce qu’avec la démence, elle avait complètement oublié comment communiquer en anglais. Dans ce centre d’hébergement, elle était comme sur une île déserte, elle était incapable de communiquer avec personne.

Informateur clé SASK_OF # 1, 1er février 2022

En ce qui concerne les services à domicile, les personnes interviewées ont fait état de l’insuffisance de préposés aux bénéficiaires bilingues pour assurer ces services en français. Comme conséquence, la plus grande part de responsabilité repose sur les personnes proches aidantes.

Alors que le secteur public assure en général les services de soins dans les foyers de soins de longue durée et soutient les soins à domicile, le rôle des organisations communautaires francophones dans les trois provinces et le territoire ciblés demeure très important. En effet, le secteur communautaire travaille sur la sensibilisation et la prévention par l’entremise des programmes ou activités qui favorisent directement ou indirectement la santé cognitive des aînés francophones. Il s’agit de créer des occasions de rencontre pour briser l’isolement des personnes aînées et pour stimuler leurs fonctions cognitives. Le secteur communautaire offre également des formations axées sur l’approche Montessori-Alzheimer destinées aux personnes proches aidantes et autres formes de soutien.

3.2. La contribution du sondage

Dans l’ensemble, les personnes répondantes possèdent une bonne connaissance des troubles cognitifs, incluant la démence. Cette connaissance a été mesurée par les réponses données à une série d’énoncés, parmi lesquels certains étaient vrais et d’autres faux. La majorité des répondants ne véhicule pas des idées préconçues en matière de troubles cognitifs et de démence, mais pour certaines questions, une partie a signalé ne pas connaître la réponse.

Entre autres, ils pensent que la maladie n’affecte pas seulement les gens vivant dans des foyers de soins. Près de 80 % estiment que si un membre de la famille est atteint de démence, les proches ne seront pas forcément affectés par cette maladie et, dans la même proportion, ils sont d’avis que vivre longtemps n’implique pas nécessairement d’être atteint de démence un jour. Enfin, près de 70 % des francophones ont la perception que si une personne reçoit un diagnostic de démence, elle devient un fardeau pour la famille.

La perte de l’autonomie (85 %) et la perte des capacités (83 %) chez la personne atteinte de la maladie constituent les défis les plus fréquemment évoqués par les répondantes et les répondants.

Bien que les personnes répondantes aient déjà une certaine connaissance de la problématique, ils ont indiqué avoir besoin de plus d’information (Tableau 1). Trois catégories de répondants, soit les personnes proches aidantes, le personnel d’un organisme communautaire offrant des services aux francophones et les membres de la communauté francophone en général, cherchent, en premier lieu, de l’information générale sur les troubles cognitifs et la démence. Par ailleurs, les intervenants ou prestataires de services priorisent l’information sur l’accompagnement et le soutien pour les personnes proches aidantes. Il faut signaler que les membres de la communauté francophone expriment leur intérêt sur les approches non pharmacologiques (programme d’exercices, stimulation cognitive, suppléments alimentaires, diètes, etc.), comme leur troisième priorité.

Tableau 1

Le type de ressource recherchée par les répondantes et les répondants selon leur catégorie d’appartenance

Le type de ressource recherchée par les répondantes et les répondants selon leur catégorie d’appartenance

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Pour en apprendre davantage sur le déclin cognitif et la démence, les répondantes et les répondants, toutes catégories confondues, ont indiqué préférer les présentations facilitées par les intervenants en santé, ensuite, les informations en ligne sur les sites Web et enfin, les vidéos. Les webinaires, les services-conseils par les pairs et les infographies ont été aussi mentionnés.

Bien que ces personnes cherchent habituellement les ressources dans les deux langues officielles (de 44 % à 65 %), les membres de la communauté francophone et le personnel des organismes communautaires francophones sont plus enclins à chercher les ressources et services en français. Toutefois, les personnes répondantes ont signalé que les ressources et services sont peu disponibles en français (entre 0 % et 14 %).

Concernant la disponibilité et l’accès aux services et aux ressources, une proportion plus élevée de « désaccord » s’est concentrée autour des trois énoncés : la localisation des services/ressources est connue, la quantité de services/ressources est suffisante et le diagnostic est fourni à temps.

Les personnes participantes au sondage ont soulevé l’importance de recevoir des services en français. Toutefois, les soins, l’accompagnement de la personne aidée ainsi que l’accompagnement de la personne aidante sont trois domaines dans lesquels les services en français sont considérés comme essentiels (Figure 1). En outre, les personnes âgées de 65 ans et plus soulignent davantage l’importance de recevoir des services en français, comparativement aux autres groupes d’âge.

Figure 1

L’importance accordée aux services en français (N=282)

L’importance accordée aux services en français (N=282)

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Certaines questions du sondage portaient sur les priorités d’apprentissage des personnes participantes. Ainsi, les trois premiers facteurs de protection sur lesquels elles souhaitaient en apprendre davantage étaient, en premier lieu, le maintien de l’activité cognitive, en deuxième lieu et en proportion égale, l’adoption d’une alimentation saine et équilibrée, la pratique d’activités cognitivement stimulantes et le maintien d’un réseau social (Figure 2).

Figure 2

Les facteurs de protection priorisés pour en apprendre davantage (N=282)

Les facteurs de protection priorisés pour en apprendre davantage (N=282)

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Pour diminuer les risques de développer la démence, les personnes répondantes ont indiqué qu’elles aimeraient approfondir leurs connaissances sur les problèmes de sommeil, les pertes sensorielles et la perte auditive ainsi que la dépression chronique.

Une dernière question envisageait un scénario où du financement était disponible pour la mise en place d’un service et demandait aux personnes répondantes d’établir leurs priorités. Les réponses ont priorisé en premier lieu l’accompagnement, le soutien et l’aide; en deuxième lieu, l’évaluation, le diagnostic et la consultation et, en troisième lieu, l’information, la prévention et les conseils.

Discussion

Les entrevues et le sondage ont contribué à dresser un état de situation sur les ressources disponibles en français en matière de prévention de troubles cognitifs et de démence, de sensibilisation, de soins et de soutien aux personnes proches aidantes dans les trois provinces et territoire ciblés. Ils ont permis également de connaître les ressources utilisées par les personnes proches aidantes, les intervenants des organismes francophones, les prestataires de soins et les membres de la communauté francophone en général ainsi que de mieux saisir les lacunes et les priorités en matière d’information, de prévention, de soins, d’accompagnement et de soutien.

L’analyse a contribué à mieux comprendre les constructions sociales et les processus sociaux autour de la maladie, révélant que malgré une bonne connaissance en matière de troubles cognitifs, la sensibilisation et la prévention sont encore nécessaires.

La collaboration étroite entre les partenaires communautaires qui ont partagé leur connaissance approfondie du milieu et les chercheurs, bien outillés pour mettre en place une démarche systématique, a assuré le bon déroulement du projet. Cette façon de travailler permet de repérer les besoins des communautés francophones dans un contexte où les données secondaires ne sont pas toujours exploitables à cause de la faible taille des échantillons. La force de cette approche, et son résultat, est d’avoir facilité une meilleure connaissance des besoins de ces communautés en lien avec la problématique de la démence en Colombie-Britannique, en Alberta, en Saskatchewan et au Yukon.

Les informations recueillies ont permis aussi de délimiter les thèmes qui devaient être priorisés dans les interventions ainsi que les programmes d’entraînement cognitif comme MEMO[5] et les applications comme LUCI[6] pour favoriser la santé cognitive par l’adoption de saines habitudes de vie. Ces ressources offrent un potentiel de transférabilité dans les provinces et territoire ciblés. L’étude sur le terrain a contribué également à la mobilisation de synergies qui ont abouti à la mise en place d’ententes avec des organisations comme la Société Alzheimer de la Colombie-Britannique.

La prise en compte de différentes catégories de participants (personnes proches aidantes, intervenants et intervenantes, etc.) a contribué à éclairer les besoins différenciés de ces groupes et a fourni aux organisations partenaires des orientations précises sur les domaines où les actions devaient être priorisées (prévention, sensibilisation, diagnostic, entre autres) dans chacune des provinces et territoire ciblés.

Conclusion

L’offre de services de santé dans la langue officielle des patients et des utilisateurs constitue une condition inhérente de l’assurance de la qualité de ces services, notamment quand il s’agit des populations vieillissantes et de personnes atteintes de démence.

Le rapport intégral issu de ce projet fournit des recommandations destinées aux autorités et aux intervenants sociaux et de la santé ciblant les besoins identifiés dans le sondage et les entrevues dans chaque province et territoire[7].

En outre, des pistes de recherche future pourraient être explorées autour de trois thèmes principaux. Premièrement, étant donné la grande variété de ressources disponibles en prévention et en sensibilisation quant aux troubles neurocognitifs, il serait opportun d’analyser leur pertinence dans un contexte de francophonie en situation minoritaire. Deuxièmement, les programmes d’entraînement cognitif tels que Lumosity et HappyNeuron[8] ainsi que les programmes de stratégies cognitives comme MEMO sont offerts en français, mais leur adaptation efficace pour les populations diversifiées, par exemple les minorités ethniques, ou pour les réalités particulières des personnes plus défavorisées au sein de la francophonie, ou de celles qui vivent en milieu rural, n’est pas encore connue. Troisièmement, en plus des programmes mentionnés, d’autres (p. ex. Musclez vos méninges) [9] favorisent la vitalité intellectuelle des aînés. Ils sont offerts en français au Québec depuis plusieurs années et ils mériteraient d’être davantage explorés. Enfin, la mise à jour régulière des données probantes sur l’ensemble de ces interventions s’avère toujours essentielle pour soutenir la planification et l’implantation des projets comme celui décrit dans cet article.