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Introduction

Depuis 2003, le gouvernement fédéral a élaboré et mis en oeuvre plusieurs plans d’action pour vivifier les deux langues officielles du Canada et soutenir les communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM). Cela a donné un essor à la recherche, comme le démontrent les différentes recensions d’écrits traitant de la production scientifique sur la santé et les services sociaux dans les communautés francophones en situation minoritaire (CFSM – Forgues et al., 2009; Vézina et al., 2011; van Kemenade et Forest, 2015; Molgat et Trahan-Perreault, 2015; Sauvageau, 2018). Dans la dernière recension produite, celle de Sauvageau (2018), 235 publications s’intéressant aux questions de la santé et des services sociaux destinés aux CFSM ont été dénombrées entre 2001 et 2016 et les thèmes les plus souvent traités étaient la planification des soins de santé, les difficultés rencontrées par les professionnels de la santé, les questions de santé liées aux aînés et les problèmes en santé mentale. Des thèmes émergents ont également été identifiés, soit les soins à domicile destinés aux personnes âgées et l’offre active de soins et de services sociaux et de santé, particulièrement aux francophones en situation minoritaire.

C’est dans ce contexte que le Groupe de recherche sur la formation et les pratiques en santé et service social en contexte francophone minoritaire (GReFoPS) s’est formé en 2011, avec l’objectif d’étudier les besoins des CFSM, en termes d’accès aux services sociaux et de santé et de formation des personnes participant à cette offre de services.

Toujours actif depuis ce temps, le GReFoPS, basé à l’Université d’Ottawa, constitue un groupe de recherche interdisciplinaire et multiétablissements. Actuellement, on y retrouve une dizaine de chercheurs et chercheuses, une associée principale de recherche, quatre membres associés et quatre autres qui sont à la retraite. Plus d’une cinquantaine d’étudiantes et d’étudiants ont contribué aux recherches du groupe (www.grefops.ca). Nous croyons pertinent de présenter une synthèse des recherches conduites par le GReFoPS depuis 12  ans dans ce numéro de la revue Minorité linguistique et société, qui trace le bilan des 20 dernières années en recherche sur la santé des CFSM pour faire ressortir la contribution importante de ce groupe à l’évolution des connaissances dans ce champ de recherche.

Les CLOSM et la santé et les services sociaux

Il est bien documenté que les membres des CLOSM ont de la difficulté à obtenir des soins de santé et des services sociaux dans leur langue (Bouchard et al., 2006; Chartrand et al., 2022; Forgues et Landry, 2014; Gagnon-Arpin et al., 2014) et que cette situation génère des conséquences importantes sur la santé de ces groupes (Bowen, 2015, de Moissac et Bowen, 2017; 2019). En effet, dans une recension systématique d’écrits, Bowen (2015) a bien démontré que les barrières linguistiques entre le professionnel de la santé et l’usager nuisent à la qualité, mais surtout à la sécurité des soins. Les barrières linguistiques augmentent les risques d’erreurs médicales alors que ces mêmes erreurs constituent aujourd’hui la troisième cause de décès en Amérique du Nord après le cancer et les maladies cardiaques (Makary et Daniel, 2016). Ce constat découle de plusieurs recherches réalisées dans différents contextes nationaux, en particulier auprès de la population hispanophone aux États-Unis (Betancourt et al., 2000; Stewart et al., 1999; Terui, 2017). Si l’on commence à voir quelques publications provenant de recherches réalisées en contexte canadien (p. ex. de Moissac et Bowen, 2017; 2019; Seale et al., 2022; Zhao et al., 2021), en 2015, Bowen concluait qu’il y avait encore trop peu de données issues de recherches effectuées au Canada quant au lien entre la concordance linguistique et la qualité et la sécurité des soins.

Parmi les facteurs les plus importants qui expliquent la difficulté d’offrir des services sociaux et de santé dans la langue officielle minoritaire, on note le manque de professionnels bilingues et le manque de sensibilisation des futurs professionnels des services sociaux et de santé aux questions touchant les CFSM et à l’importance de leur offrir des soins et des services dans leur langue (Chartrand et al., 2022; Forgues et al., 2011), ce qui fait qu’au Canada, les professionnels bilingues ne s’affichent pas toujours comme pouvant offrir des services en français (Bouchard et Vézina, 2009; Leblanc, 2008). D’autres obstacles rencontrés par les professionnels bilingues contribuent à rendre plus difficile la concordance linguistique, tels que la surcharge de travail associée au bilinguisme (de Moissac et Drolet, 2017; Johnson et al., 1999; Verdinelli et Biever, 2009), le manque d’appui organisationnel (Bouchard et Vézina, 2009; Forgues et al., 2011; de Moissac et Drolet, 2017), le caractère informel du réseau de soutien interorganisationnel (Savard et al., 2013).

Les débuts du GReFoPS s’inscrivent dans ce contexte où prévaut la nécessité de comprendre la réalité de l’offre et de la demande de services en français et d’améliorer la formation des futurs professionnels de la santé pour les préparer à travailler auprès des CFSM. Les problèmes concernant la rétention des professionnels bilingues, la conscientisation des gestionnaires de services de santé et la continuité des services sont aussi ressortis de ces travaux du GReFoPS et ont guidé les travaux subséquents.

L’évolution des travaux sur la formation des futurs professionnels des services sociaux et de santé étant présentée dans un autre article du présent numéro de MLS (J. Savard et al.), le présent article fera état des travaux reliés à une meilleure connaissance des besoins des services sociaux et de santé des CFSM, des pratiques existantes pour répondre à ces besoins, des entraves à la continuité et à l’intégration des SEF ainsi que des études qui visent le développement, la validation et l’implantation d’outils pour aider les organisations de services sociaux et de santé à améliorer leur offre de SEF. La première section décrit le programme de recherche du GreFoPS, incluant les approches de recherche, le cadre d’analyse qui a guidé ces travaux ainsi qu’un résumé des principales études qui composent ce programme. La section suivante présente les principaux constats tirés de l’ensemble de ces études. Ces constats portent en premier lieu sur les facteurs qui facilitent l’offre de SEF et ceux qui l’entravent, selon trois perspectives : 1) l’obtention de SEF issus des témoignages des usagères et des usagers, 2) l’offre de SEF provenant des témoignages des fournisseurs de soins et 3) la continuité et l’intégration de ces services. Comme le groupe est préoccupé par la transférabilité des résultats dans l’amélioration des pratiques et politiques, des recommandations destinées à différents groupes d’acteurs (communauté, intervenants, décideurs) ont été formulées. En dernier lieu, des observations sur les conditions qui favorisent ou entravent l’implantation de mesures pour améliorer l’offre de SEF seront présentées. La discussion fera ressortir les pistes de recherche à poursuivre.

1. Le programme de recherche

1.1 Les approches : une recherche interdisciplinaire et collaborative

Les études du programme de recherche ont mobilisé des méthodes qualitatives et quantitatives. Elles ont été conduites par des chercheurs et des chercheuses possédant des formations en sciences de la santé, en sciences sociales, en éducation, en gestion. Bien qu’un nombre important de ces personnes soient affiliées à l’Université d’Ottawa, des chercheuses et des chercheurs d’autres universités francophones en contexte linguistique minoritaire (Université de Moncton, Université de Saint-Boniface, etc.) ont participé à la direction de plusieurs projets. Cette diversité assure à l’équipe une vision pancanadienne et une compréhension approfondie des spécificités provinciales et territoriales des problématiques de santé des CFSM.

Enfin, l’approche de recherche collaborative ainsi qu’une perspective de mobilisation des connaissances intégrée sont assurées par l’inclusion des partenaires-utilisateurs de connaissances. En matière de services sociaux et de santé, ces partenaires sont représentés par les autorités de santé et les organisations dont le mandat est de promouvoir ou d’assurer la prestation de SEF (Réseaux provinciaux et territoriaux de santé en français, Réseaux locaux d’intégration des services de santé (RLISS), Entités de planification de services en français en Ontario, etc.). Des établissements offrant des services sociaux et de santé et des organisations représentant la société civile comme des associations d’aînés ont aussi participé à plusieurs projets.

1.2 Le cadre d’analyse qui guide les travaux

La première phase des travaux a contribué à une meilleure compréhension des dimensions qui influencent l’offre active de SEF et a mené au développement d’un cadre d’analyse. Ce cadre, inspiré de celui développé par Champagne et al. en 2005, a été adapté et remanié par l’équipe de recherche (Bouchard et al., 2017a; Drolet et al., 2017; Kubina et al., 2018a) en fonction des résultats de diverses études, jusqu’à sa version actuelle (J. Savard et al., 2020a).

Selon Champagne et al. (2005), le système de services sociaux et de santé peut être conçu comme un système organisé d’actions, situé dans un contexte géographique et temporel concret. Diverses structures délimitent un espace social dans lequel interagissent plusieurs groupes d’acteurs dans le but d’offrir des services de santé. Le cadre est bonifié par le modèle de l’analyse stratégique (Vézina et Savard, 2017) qui contribue à la compréhension du rôle de l’acteur et du système. D’autres modèles qui tiennent compte du rôle des usagers, de leurs proches aidants et de milieux communautaires favorables (Chronic Care Model et Expanded Chronic Care Model: Wagner et al., 1996; Barr et al., 2003; McCurdy et al., 2008) ont été considérés (Drolet et al., 2017). Ce cadre jette un éclairage sur les diverses structures qui influencent l’organisation des services, leur accès et l’expérience des usagers qui naviguent le système de soins et de services en contexte linguistique minoritaire.

Figure 1

Cadre d’analyse des leviers d’action pour l’accès et l’intégration des services sociaux et de santé pour les communautés de langue officielle en situation minoritaire

Cadre d’analyse des leviers d’action pour l’accès et l’intégration des services sociaux et de santé pour les communautés de langue officielle en situation minoritaire
Source : Savard J. et al. (2020a)

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La trajectoire de services est au centre du cadre d’analyse. Dans cette trajectoire, deux principaux groupes d’acteurs se rencontrent, soit les professionnels/intervenants et les usagers et leurs aidants. La trajectoire de soins et services des francophones en contexte minoritaire a plus de chance d’être positive lorsque des professionnels préparés, proactifs et formés à l’offre active rencontrent des usagers et leurs aidants eux-mêmes informés et proactifs dans la recherche de leurs services. Cette expérience positive est aussi favorisée lorsque les structures qui encadrent cette rencontre sont favorables à l’offre de SEF, qu’il s’agisse des structures liées aux valeurs (structure symbolique), aux lois et règlements (structure politique et réglementaire) ou aux ressources de l’organisation (structure organisationnelle). Les acteurs peuvent alors s’appuyer sur des communautés mobilisées, un ensemble de lois et des politiques favorisant les SEF ainsi que des organisations engagées disposant d’outils facilitant la coordination et la continuité de ces services (J. Savard et al., 2020a; 2020b).

Les études conduites par les membres du GReFoPS peuvent privilégier une ou plusieurs de ces dimensions, mais l’ensemble mène à une compréhension intégrale de la problématique qui permet de mieux informer les partenaires et les décideurs quant aux leviers d’actions pour améliorer l’offre de SEF.

Les prochains paragraphes présentent l’évolution du programme de recherche du GReFoPS à l’aide d’une brève description des méthodes des principales études de ce programme. Les résultats et principaux constats tirés de ces études sont présentés à la section suivante.

1.3 Le programme de recherche

Les travaux de notre équipe se sont déroulés en deux phases. Durant la première phase, de 2011 à 2015, l’équipe a souhaité mieux connaître et comprendre les besoins en matière de services sociaux et de santé des CFSM, les barrières et les facilitateurs à l’accès aux SEF ainsi que les pratiques existantes pour répondre à ces besoins, ceci dans le but de créer un corpus de connaissances qui pouvaient être intégré à la formation des futurs professionnels de la santé. Après ces premières études, qui font ressortir plusieurs préoccupations : problèmes de continuité dans l’accès aux SEF existants, soutien souvent inadéquat pour l’offre de SEF par les intervenants bilingues oeuvrant en milieu anglodominant et gestionnaires peu outillés pour améliorer l’offre de SEF, les membres de l’équipe ont souhaité que leurs actions soient plus utiles pour améliorer l’offre de SEF sur le terrain. Pour ces raisons, la deuxième phase de travaux de recherche, qui s’amorce en 2016, comprend des études qui visent le développement, la validation et l’implantation d’outils pour aider les organisations de services sociaux et de santé à améliorer leur offre de SEF dans le but de mieux répondre aux besoins des usagers francophones en situation minoritaire.

Les différentes études qui composent le programme de recherche synthétisé dans le présent article sont décrites graphiquement dans la figure 2. Un résumé des principales caractéristiques méthodologiques de ces études est présenté dans le tableau 1.

Figure 2

Programme de recherche du GReFoPS

Programme de recherche du GReFoPS

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Tableau 1

Les études ayant servi à dégager les constats de la présente synthèse

Les études ayant servi à dégager les constats de la présente synthèse

Tableau 1 (continuation)

Les études ayant servi à dégager les constats de la présente synthèse

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2. Constats

Les constats sont interprétés à la lumière du cadre d’analyse de la recherche présenté plus haut et font ressortir plusieurs leviers d’actions pour l’amélioration de l’offre et de la coordination des SEF. Il s’agit d’une responsabilité collective tout au long du continuum de soins à laquelle plusieurs acteurs au sein des structures communautaire, organisationnelle, politique et réglementaire sont invités à contribuer. Ces constats sont aussi mis en parallèle avec les résultats d’autres recherches.

2.1 Principaux constats concernant l’obtention de services en français issus des témoignages des usagers et des usagères

Des études montrent que de 73 à 74 % des francophones en situation minoritaire trouvent important de recevoir des SEF (Gagnon-Arpin et al., 2014; Léger, 2020), mais que seulement 34 % d’entre eux reçoivent des services de santé en français de la part de tous leurs fournisseurs de services (Léger, 2020). Selon les personnes répondantes, le principal obstacle à l’obtention de services de santé en français est le manque de fournisseurs de services pouvant s’exprimer en français (45 %). De plus, les répondants francophones disent craindre de devoir attendre plus longtemps pour obtenir le service de santé en français (26 %) et rapportent un manque d’information sur les endroits où ces services sont offerts (25 %) (Léger 2020). Les travaux du GReFoPS apportent certaines explications à cette réalité.

Tout d’abord, il appert que la navigation du système de services sociaux et de santé n’est pas toujours simple; ajouter une exigence de langue complexifie le processus. Même dans l’Est ontarien, où l’offre de SEF est meilleure que dans d’autres régions, repérer ces services est parfois difficile. L’analyse des trajectoires de services a permis de dégager des moments de rupture et de continuité dans les trajectoires et de distinguer des facteurs structurels et individuels qui facilitent l’accès aux SEF (Kubina et al., 2018b; Drolet et al., 2017).

Les facteurs structurels soulevés relèvent principalement du contexte légal et politique. On observe une différence entre les trajectoires d’enfants et celles des personnes aînées. Lorsqu’il s’agit d’un enfant qui fréquente une école francophone, les intervenants de cette école le dirigent habituellement vers des SEF. L’organisation scolaire se faisant sur une base linguistique en Ontario, les intervenants sociaux, de santé ou éducatifs des conseils scolaires francophones connaissent habituellement les ressources francophones ou bilingues disponibles tant dans le système public que privé. Pour les enfants, les difficultés d’accès relèvent davantage de la rareté des ressources (Drolet et al., 2017). Par ailleurs, l’organisation des services aux personnes aînées n’étant pas conçue sur une base linguistique, l’aiguillage des personnes aînées francophones vers des services dans leur langue est moins constant et on note plus de difficulté à repérer les ressources en français (Drolet et al., 2017). Dans la plupart des cas, les aînés qui obtenaient leurs services auprès d’établissements désignés, les obtenaient en français, alors que les personnes qui recevaient des services d’établissements partiellement désignés vivaient souvent des moments de rupture dans l’offre de services désignés (Drolet et al., 2017; Kubina et al., 2018b). En outre, une rareté de ressources dans le secteur public peut mener à utiliser des services du secteur privé, et ces services sont plus rarement désignés (Drolet et al., 2017). Enfin, on observe certains obstacles liés au fait que même si des établissements désignés offrent des SEF, rien ne garantit l’accès à ces établissements à tous les francophones, par exemple lorsque l’urgence de l’hôpital désigné a atteint sa pleine capacité ou lorsqu’un triage géographique est réalisé (J. Savard et al., 2020b).

Sur le plan de l’organisation des services, dans l’Est ontarien, plusieurs services étaient disponibles en français : des médecins de famille, une clinique d’évaluation gériatrique, une clinique pour diabétiques, un programme de jour pour les aînés et une clinique universitaire de réadaptation. Il était plus difficile d’accéder à des médecins spécialistes pouvant offrir des SEF (Drolet et al., 2017; Kubina et al., 2018b). L’éloignement géographique des SEF était un problème pour les francophones qui vivent en milieu rural au Manitoba ou dans une zone à faible densité de francophones, comme l’ouest d’Ottawa (Kubina et al., 2018a; J. Savard et al., 2021a). D’autres études notent aussi cette variation d’accessibilité à des SEF entre les provinces, ou entre les régions d’une même province (Bernier, 2009; Forgues et Landry, 2014; Léger, 2020).

Parmi les facteurs individuels, l’obtention de SEF est liée à une demande des usagers ou de leurs proches et à l’aiguillage vers des SEF par des intervenants sensibilisés à l’importance de la langue des services. La demande de SEF repose sur l’importance accordée à la langue par les usagers et leurs proches. Si cette demande est parfois décrite comme une nécessité pour mieux s’exprimer, elle est aussi souvent associée à leurs valeurs et à leur identité (Drolet et al., 2015). Par ailleurs, une faible littératie, en particulier une faible littératie numérique, limitait l’accès à diverses sources d’information en ligne sur la santé et les services de santé (Kubina et al., 2018a; J. Savard et al., 2021a).

Une analyse des incidents critiques montre que les moments décisifs qui ont permis de surmonter les obstacles relèvent de l’action de personnes pivots, soit les personnes proches aidantes elles-mêmes, soit des professionnelles et professionnels des services sociaux et de la santé. La capacité de réseautage des personnes pivots, leur proactivité dans la recherche de SEF et la rencontre avec des professionnels qui comprennent l’importance de la langue pour la qualité de ces services sont des éléments clés du succès (Drolet et al., 2015; 2017).

2.2 Principaux constats concernant les barrières et les facilitateurs à l’offre de services en français provenant des témoignages de fournisseurs de services et de gestionnaires

Les fournisseurs de services ont mentionné plusieurs barrières à l’offre de SEF, dont un manque de sensibilisation de certains collègues à la nécessité des SEF qui vient avec la croyance que les francophones sont tous bilingues, une pénurie d’outils d’évaluation et d’éducation en français, le manque de ressources pour traduire et produire de la documentation en français ainsi que l’absence d’un répertoire formel intersectoriel des ressources disponibles en français (Drolet et al, 2014; Kubina et al., 2018a; J. Savard et al., 2021a). Une barrière souvent mentionnée est le manque de personnel bilingue (Drolet et al., 2014; S. Savard et al., 2013), ce qui rejoint aussi les constats de Forgues et al. (2017).

Nos travaux sur le recrutement et la rétention d’intervenants bilingues ont fait ressortir principalement la perspective d’intervenantes et d’intervenants capables d’offrir eux-mêmes des SEF. Ces derniers soulignent que leur recrutement et leur rétention dans des établissements offrant des SEF sont liés à leur volonté de contribuer au mieux-être des francophones. Par ailleurs, le contexte de travail peut favoriser ou entraver leur rétention, par exemple en encourageant ou non l’usage du français ou l’appartenance à un réseau de collègues francophones et en reconnaissant ou non la plus-value du bilinguisme et la surcharge de travail souvent occasionnée pour les employés qui offrent leurs services dans les deux langues officielles (S. Savard et al., 2017). La nécessité d’une bonne connaissance de l’anglais pour travailler en milieu anglodominant tout en offrant des SEF à la clientèle complique le travail de l’intervenant bilingue (de Moissac et al., 2017; S. Savard et al., 2017). Ces constats rejoignent ceux de Bouchard et ses collègues (Bouchard et Vézina, 2009; Bouchard et al., 2017b) sur la préparation des professionnels formés en français à oeuvrer auprès de CFSM.

Parmi les facteurs qui facilitent l’offre de SEF, les intervenants mentionnent l’importance de l’offre active pour faciliter le repérage systématique de la langue de préférence des usagers (de Moissac et al., 2017), de même que le sentiment d’appartenance à la communauté francophone, la capacité de réseautage des professionnels francophones entre eux, leur engagement envers la communauté francophone ainsi que des valeurs comme la réciprocité et la solidarité (de Moissac et al., 2017; Drolet et al., 2014; S. Savard et al., 2013). Cependant, le manque de leadership et l’insuffisance de mécanismes permettant la consolidation et la pérennisation des relations de collaboration intra et interorganisationnelle constituent un facteur qui limite la capacité des professionnels à améliorer l’offre et la continuité des SEF (Drolet et al., 2014; S. Savard et al., 2013). Ces obstacles peuvent être liés à une certaine crainte au sein des organisations des exigences de l’offre de SEF qui sont soulignés dans les études de Forgues et al. (2017) et de Vézina (2017). De ce fait, Vézina (2017) recommande de présenter l’offre active de SEF comme une question de qualité et de sécurité des soins plutôt que comme une exigence de bilinguisme.

2.3 Principaux constats relatifs à la continuité et à l’intégration des services en français

La collaboration entre les fournisseurs de services/intervenants bilingues dans un contexte francophone minoritaire semble un facteur essentiel pour répondre aux besoins de la population francophone (de Moissac et al., 2017; Drolet et al., 2014 et Savard et al., 2013). Les travaux révèlent qu’il existe des instances de collaboration pour l’offre de SEF, mais que plusieurs de ces collaborations demeurent informelles, ce qui les met à risque de disparition lorsque les intervenants ou les gestionnaires qui les soutiennent quittent leur organisation (Savard et al., 2013).

Tremblay et al. (2012) ont proposé un modèle d’intégration des services de santé qui prend en considération la question linguistique et qui interpelle autant les instances législative, administrative que clinique. Sur le plan clinique, des chercheurs, comme Leutz (1999) et Kodner (2009), ont déterminé, mais sans s’intéresser spécifiquement à la question de l’accès aux SEF, que l’intégration des services peut être située sur un continuum allant de la liaison à la pleine intégration, en passant par la coordination. Nos travaux menés principalement dans l’Est Ontarien et au Manitoba ont révélé davantage de pratiques de liaison et de coordination que de pleine intégration (Kubina et al., 2018a).

Parmi les facteurs qui favorisent la continuité de SEF, on retrouve certaines pratiques individuelles et d’autres de nature organisationnelle. Sur le plan individuel, la sensibilisation des intervenants et des gestionnaires aux besoins des CFSM et le réseautage informel entre intervenants francophones ou francophiles favorisent la connaissance des ressources disponibles en français et contribuent à la continuité des SEF (de Moissac et al., 2020).

Les fournisseurs de services mentionnent l’importance du repérage systématique de la langue de préférence des usagers qui facilite la coordination de SEF et une utilisation efficace des ressources disponibles en français (de Moissac et al., 2020). Certaines pratiques formalisées de collecte de la variable linguistique sont documentées, soit à l’initiative d’intervenants (de Moissac et al., 2017), par des pratiques organisationnelles (J. Savard et al., 2021a), soit par une politique provinciale menant à l’inclusion de cette variable sur la carte santé dans le cas de l’Île-du-Prince-Édouard (J. Savard et al., 2021b).

Sur le plan organisationnel, certains outils communs de communication (p. ex. formulaire de référence, répertoires de professionnels et de services bilingues), des mécanismes d’aiguillage qui tiennent compte des besoins linguistiques ainsi qu’une meilleure communication entre les services sociaux et de santé favorisent la continuité des SEF. De plus, les collaborations interorganisationnelles permettent d’offrir plus efficacement des SEF. La participation active des gestionnaires francophones ou francophiles aux tables de concertation favorise la prise en compte des besoins des CFSM dans l’organisation régionale des services (de Moissac et al. 2020; J. Savard et al., 2021a). Les écrits démontrent que la présence d’équipes interdisciplinaires ou de réseaux regroupant des organismes ayant des mandats complémentaires facilite aussi l’intégration des services de santé (Lafortune et al., 2011; MacAdam, 2011, Tremblay et al., 2012). Cela s’applique aussi aux SEF. À titre d’exemple, le Réseau Santé Saint-Boniface au Manitoba, qui regroupe plusieurs organismes francophones urbains, favorise les échanges entre agences et une meilleure connaissance des ressources disponibles en français dans le domaine de la santé et des services sociaux. Dans l’Est ontarien, divers comités (p. ex. Comité régional gériatrique, Réseau de la démence) regroupent les intervenants qui ont une patientèle commune ainsi qu’un représentant du Réseau des services de santé en français de l’Est ontarien, favorisant la discussion autour des besoins de la clientèle francophone (Kubina et al., 2018a).

L’absence de plusieurs éléments mentionnés précédemment comme facilitant l’offre de SEF est aussi signalée comme barrière à la continuité de ces services : pénurie de professionnels bilingues ou utilisation inefficace de ces ressources bilingues; manque d’offre active; pénurie d’outils d’évaluation et d’éducation en français; absence d’un répertoire formel intersectoriel des ressources disponibles en français. S’y ajoutent la méconnaissance de l’impact des barrières linguistiques sur la qualité, la sécurité des soins et la satisfaction des usagers et de leurs proches; des mécanismes de triage qui ignorent les besoins linguistiques; l’absence de mécanismes de communication ou de collaboration; ainsi que les différences dans les mandats, la culture et les structures de financement des diverses organisations (de Moissac et al. 2020; J. Savard et al., 2021a). Toutes ces lacunes nuisent à l’intégration des services et contribuent à la fragmentation du système sociosanitaire. Cette fragmentation a d’ailleurs été identifiée dans des recherches, entre autres celles menées par Siantz et al. (2023) aux États-Unis et par Mianji et al. (2020) au Québec, comme étant, avec le manque de professionnels bilingues, un des facteurs qui nuit le plus à l’accès aux services de santé mentale par les communautés culturelles et linguistiques minoritaires.

Les gestionnaires et les fournisseurs de services ont offert plusieurs suggestions pour améliorer la coordination et la continuité des SEF. Ces résultats ont été discutés avec un comité consultatif incluant les chercheurs, des représentants de fournisseurs de services et des représentants de personnes aînées pour élaborer treize recommandations organisées selon les dimensions du cadre conceptuel (Kubina et al., 2018a, J. Savard et al., 2021a). Les fournisseurs de services sont encouragés à acquérir des connaissances et des compétences permettant d’appliquer l’offre active, à maintenir leur sentiment d’appartenance à la communauté et leur participation à des réseaux formels et informels de fournisseurs de SEF. En appui à l’offre de SEF, les gestionnaires peuvent valoriser ce sentiment d’appartenance à la communauté francophone et favoriser la participation des intervenants francophones et francophiles à ces réseaux de collaboration. La communauté francophone est invitée à se rendre plus visible dans les milieux de soins et de services sociaux en contexte linguistique minoritaire, ce qui contribuera à sensibiliser les gestionnaires et les intervenants à sa présence et à ses besoins. Accroitre les liens entre la communauté et les organismes qui offrent des SEF permettra aussi d’augmenter la visibilité de ces services au sein de la communauté, et conséquemment, leur utilisation. Ayant le pouvoir de mobiliser les ressources au sein de la structure organisationnelle, l’ensemble des gestionnaires doivent être sensibilisés à l’impact que peut avoir l’absence de SEF sur la qualité et la sécurité des soins offerts aux CFSM. Ces gestionnaires sont incités à trouver des moyens pour aménager les ressources de façon à faciliter l’offre active et à formaliser des processus de liaison et de coordination des SEF entre les diverses organisations qui participent à cette offre de SEF. Les gestionnaires francophones sont aussi incités à continuer d’être des champions de la cause francophone au sein des comités et tables de concertation dont ils sont membres. Les décideurs qui évoluent au sein de la structure politique et réglementaire peuvent travailler à intégrer le concept d’offre active dans les lois et politiques qui encadrent les services sociaux et de santé de leur région, province ou territoire. Ils peuvent mettre en oeuvre des politiques qui exigent de tenir compte de la variable linguistique dans l’organisation des services. Pour tous les acteurs du système, sur le plan symbolique, il est recommandé de miser sur les valeurs existantes dans le domaine de la santé, comme la sécurité des soins, les services centrés sur la personne, la qualité des soins et l’accès universel aux soins, afin de promouvoir l’accès à des SEF. Il faut aussi valoriser la participation des usagers francophones dans la recherche de solutions visant l’amélioration et la continuité des SEF.

En résumé, on constate l’importance d’une coordination des SEF et de l’engagement des organisations envers une culture organisationnelle qui facilite la continuité de soins. Cet engagement des organisations peut être facilité par des politiques qui l’encouragent et par les valeurs partagées envers l’offre de services de qualité centrées sur les besoins des usagers et des usagères.

2.4 Principaux constats sur le processus d’implantation d’actions en faveur de l’offre active

Dans une volonté de ne pas limiter son action à la production de connaissances, mais de vraiment contribuer à l’amélioration de l’offre de SEF, l’équipe de recherche a voulu développer des outils concrets pour soutenir ou accompagner les gestionnaires désirant améliorer les SEF. Adoptant une approche de recherche communautaire participative, elle a d’abord créé l’Outil d’autoévaluation des ressources organisationnelles et communautaires pour l’offre active et la continuité des services sociaux et de santé, outil destiné aux décideurs et gestionnaires responsables d’offrir des soins et des services aux communautés de langue officielle en situation minoritaire (S. Savard et al., 2020). Par la suite, le Répertoire de pratiques novatrices en santé et service social en langue officielle en contexte minoritaire (J. Savard et al., 2021b et 2021c), disponible en français et en anglais, a été réalisé comme ressource complémentaire à l’Outil d’autoévaluation. Il présente des initiatives mises en place le plus souvent à l’échelle locale. Les pratiques présentées sont porteuses de changements positifs pour les organisations qui les ont adoptées.

Dans une étape subséquente, l’équipe a utilisé ces outils pour mener des travaux sur l’implantation d’initiatives visant l’amélioration des SEF dans trois provinces. Ces travaux sont plus récents et les résultats sont en voie d’être publiés (S. Savard et al., 2024). Ces études ont permis d’identifier des éléments qui influencent le succès de l’implantation d’initiatives visant à améliorer les SEF dans des régions à faible densité de francophones.

Un des premiers éléments est le degré de sensibilisation des acteurs à l’importance d’offrir des SEF aux francophones vivant en contexte minoritaire et la création d’alliances autour de ces projets. Dans les organisations où les employés étaient sensibilisés, il semblait plus facile de les engager dans des démarches ayant pour objectifs de mieux répondre aux besoins de cette communauté (S. Savard et al., 2024). On reconnaît qu’en général, la culture de l’organisation (valeurs, normes, croyances) et aussi les valeurs, normes et croyances des employés sont des éléments qui influencent la réussite de projets d’implantation (Damschroder et al., 2022), mais aussi spécifiquement de projets liés à l’offre de services en français (Forgues et al., 2017 : Vézina, 2017). Dans les organisations étudiées, différentes stratégies ont donc été retenues pour sensibiliser les employés, comme des sessions de dialogue, des ateliers de sensibilisation à l’offre de SEF et des formations en ligne. Les activités de sensibilisation ont également servi à la création d’alliances entre les acteurs impliqués dans les projets d’implantation d’initiatives visant l’amélioration des SEF (S. Savard et al., 2024). C’est ce qui a été observé entre autres au Nouveau-Brunswick alors que les sessions de dialogue ont permis de consolider les liens entre les conseillers aux langues officielles, les gestionnaires et les employés (S. Savard et al., 2024).

Un autre élément important est la qualité de la démarche d’analyse des besoins qui a précédé le choix des projets à implanter, une étape critique du processus d’implantation (Meyers et al., 2012, Damschroder et al., 2022). L’Outil d’autoévaluation développé par notre équipe a été très utile pour 2 des 4 sites étudiés. Les gestionnaires qui ont rempli le questionnaire de l’Outil ont mentionné que cet exercice d’analyse les avait sensibilisés à l’importance d’offrir des SEF et les avait aidés à identifier leurs priorités d’actions au moment d’entamer une démarche d’amélioration des SEF. L’Outil porte non seulement sur les dimensions plus évidentes, par exemple les ressources humaines et le recrutement d’employés bilingues, mais aussi sur celles souvent oubliées, comme les liens entre l’organisation et la communauté francophone. Grâce entre autres au Répertoire de pratiques novatrices qui y est associé, l’Outil d’autoévaluation favorise également une réflexion sur des pratiques professionnelles qui pourraient être mises en place afin de promouvoir l’intégration des services sociaux et de santé. Il permet une autoévaluation des ressources existantes dans l’organisation et une priorisation des objectifs à atteindre (S. Savard et al., 2020).

Dans toutes les organisations étudiées, le soutien de la haute direction a été mentionné comme étant crucial, ce qui est cohérent avec les écrits sur le sujet (Sawang et Unsworth, 2011), en particulier ceux décrivant des projets d’amélioration des SEF (Forgues et al., 2017). Certains facteurs de contingence peuvent favoriser ce soutien, par exemple les incitatifs provenant de la structure politique et réglementaire. Par ailleurs, l’intérêt porté par la haute direction aux besoins des CFSM s’est avéré également une condition pouvant alimenter le soutien aux initiatives visant l’amélioration des SEF. Ce soutien prend souvent la forme de ressources octroyées à ces initiatives (S. Savard et al., 2024) et d’appui aux actions d’offre active de SEF des employées (S. Savard et al., 2017).

Les diverses formes d’accompagnement dont peuvent profiter les organisations qui désirent implanter ou améliorer des SEF sont également apparues comme un facteur facilitant non négligeable. Les organisations se sentent souvent mal outillées et une certaine forme de soutien dans le choix des priorités, dans la détermination des actions à entreprendre et dans le monitorage des différents projets peut faire une différence quant au succès de la phase d’implantation. L’accompagnement peut être offert par une ressource externe, comme celui offert par notre équipe de recherche à certaines organisations, ou une ressource interne, comme celui offert par les conseillers aux langues officielles de l’agence régionale du Nouveau-Brunswick (S. Savard et al., 2024) ou des coordonnateurs locaux du projet mené dans le Nord-Ouest de l’Ontario (Sauvé-Schenk et al., 2021).

Finalement, le dernier élément qui ressort comme étant un facteur décisif dans la capacité des organisations à mener à bien des projets d’amélioration des SEF dans les communautés où les francophones sont fortement minoritaires est le fait de proposer des initiatives de petites envergures qui ne nécessitent pas un apport en ressources trop imposant. Des projets de petites envergures obtiennent plus facilement le soutien de la haute direction qui n’y voit pas le besoin d’y détourner des ressources. Il est également plus facile de mobiliser les employés autour de projets qui exigent une participation plus limitée de leur part. (Sauvé-Schenk et al., 2021; S. Savard et al., 2024)

3. Discussion : la portée des recherches et les pistes pour le futur

Depuis 2011, le programme de recherche du GReFoPS a contribué, avec ceux d’autres groupes (p. ex. GRIOSS, ICRML) et auteurs, à mieux comprendre les conditions gagnantes pour assurer des services sociaux et de santé en français. Aussi bien les usagers que les professionnels peuvent s’appuyer sur des données probantes pour mieux naviguer le système de santé et fournir des soins de qualité. Les recherches ont pu contribuer aussi à mieux former les professionnels de la santé, identifiant des outils pertinents pour renforcer l’offre active. En effet, s’il y a une conclusion centrale qui ressort des travaux réalisés par le GReFoPS, c’est que l’amélioration des SEF passe par la présence de plusieurs facteurs interreliés qui doivent être activés de façon simultanée. Auparavant, un postulat semblait dominer le milieu de la recherche et les réseaux de santé et des services sociaux entourant l’offre de SEF en milieu minoritaire, soit celui voulant que la qualité et la quantité des services auxquels pouvaient accéder les CFSM dépendraient essentiellement de la présence en nombre suffisant de professionnels bilingues. Bien que cet élément demeure un facteur majeur, les nombreuses recherches réalisées, particulièrement celles qui ont été conduites en s’inspirant du Cadre d’analyse des leviers d’actions pour l’accès et l’intégration des services sociaux et de santé pour les communautés linguistiques officielles en situation minoritaire, ont montré qu’il était possible d’agir sur d’autres éléments pour avoir un impact durable sur l’offre de SEF. Par exemple, il est possible d’alimenter la motivation à offrir de meilleurs services aux francophones en mettant l’accent sur les questions de sécurité plutôt que sur celle des droits des francophones (Kubina et al., 2018a; J. Savard et al., 2021a), comme le suggère aussi Vézina (2017). Développer des liens avec la communauté francophone, orienter les francophones vers des SEF déjà existants dans la communauté sans prioriser le lieu de résidence, voilà des actions qui demandent peu de ressources et qui vont avoir une incidence sur l’offre de SEF (Kubina et al., 2018a; J. Savard et al., 2020b; J. Savard et al., 2021a).

L’accès et l’intégration des SEF sont une responsabilité partagée par un ensemble d’acteurs. En effet, même si les organisations de services sociaux et de santé ont une responsabilité importante, les gouvernements peuvent également aider en adoptant des lois et des règlements qui incitent les organisations à améliorer les services destinés aux CFSM. La recherche le démontre, lorsque de telles obligations existent, le niveau d’écoute des décideurs dans les organisations de santé et de services sociaux est beaucoup plus élevé. Pour contribuer davantage à la réponse aux besoins des francophones, les professionnels doivent être sensibilisés à l’offre active et les personnes bilingues, à l’importance d’afficher leurs compétences linguistiques. Les gestionnaires devraient chercher à adapter l’organisation du travail afin que la réponse aux besoins des francophones ne représente pas un surcroit de travail pour le personnel bilingue et à faciliter la collaboration interorganisationnelle par la participation des intervenants bilingues à des réseaux formels et informels permettant la continuité des SEF. Finalement, les membres des CFSM ont un rôle important à jouer, d’abord, en demandant de recevoir leurs services en français, surtout lorsqu’ils interagissent avec un organisme désigné, puis, en participant à des activités pouvant améliorer la compréhension des besoins et réalités de la population francophone par les organisations de santé et de services sociaux (Kubina et al., 2018a; J. Savard et al., 2021a).

Les recherches montrent que l’offre et la continuité des services sociaux et de santé en français sont tout à fait possibles, et que cela exige la rencontre des conditions structurelles et individuelles, comme un contexte légal et politique favorable, la proactivité des usagers et l’engagement des professionnels (Kubina et al., 2018a; J. Savard et al., 2020b). Si tous ces éléments sont maintenant bien connus, d’autres questions demeurent cependant à être élucidées.

Les études sur l’accompagnement de gestionnaires dans l’amélioration des SEF ont démontré un certain enthousiasme de leur part à mettre en place des mesures concrètes, mais modestes, d’amélioration des SEF. Dans un contexte où les francophones sont en situation de minorisation importante, qu’ils sont habitués à voir leurs droits et leurs besoins d’accès à des SEF négligés, toute initiative générant des retombées, même modestes, peut être perçue comme une avancée appréciée. Il est donc pertinent et nécessaire de valoriser tous les efforts déployés par les organisations de santé et de services sociaux. De ce fait, les recherches visant à documenter les processus entourant la mise en place de ces initiatives répondent à un besoin. Cependant, pour que les francophones vivant en contexte fortement minoritaire aient accès à des SEF d’une qualité équivalente à ceux offerts à la majorité anglophone, ou même à la grande majorité de l’anglophonie minoritaire au Québec, il sera nécessaire de poursuivre des efforts d’investigation des processus d’implantation en s’intéressant à des projets de plus grande envergure, pouvant avoir une véritable incidence sur la qualité des soins offerts aux francophones. Mais évidemment, pour pouvoir les étudier, il faut que ces projets d’envergure existent et pour qu’ils existent, il faut que les communautés francophones et leurs représentants maintiennent la pression sur les pouvoirs publics afin que leurs besoins soient entendus, reconnus, et priorisés.

Un autre élément important serait d’avoir une meilleure compréhension des mesures à mettre en place afin d’assurer une adéquation optimale entre les ressources pouvant offrir des services en français et les populations francophones là où elles se trouvent. Il existe des banques de données qui permettent de connaître le nombre de professionnels de la santé bilingues et leur lieu de pratique dans la province, mais on répertorie peu de mécanismes documentés permettant de s’assurer que les populations francophones qui se présentent dans les organisations offrant des services sociaux et de santé vont être pairés avec des infirmières, médecins, physiothérapeutes, ergothérapeutes ou travailleurs sociaux pouvant s’exprimer en français. Trop souvent, le pairage entre usager et professionnel francophone est le fruit du hasard plus que le résultat d’une pratique systématisée. S’ensuit une sous-utilisation des ressources bilingues qui pourraient contribuer à la sécurité des services en donnant des services en français si c’est le désir de l’usager. En contexte de pénurie de personnel, il sera important de se questionner sur la capacité de maintenir l’intérêt des organisations à poursuivre des initiatives visant l’amélioration de cette adéquation, alors qu’ils sont confrontés à une multitude d’autres priorités et à l’absence de ressources pour l’amélioration des SEF.

Il y aurait aussi lieu d’explorer davantage le concept d’organisations gérées par les francophones selon le principe du « par et pour » comme façon de solidifier cet objectif d’intégration des SEF. En effet, dans la très grande majorité des recherches, il est apparu assez évident que ce sont les établissements de santé et de services sociaux dits francophones qui offraient le meilleur accès aux SEF tout au long du continuum de soins. Toutes les communautés ne comportent pas nécessairement un nombre de francophones suffisant pour justifier l’existence d’un organisme francophone pouvant fournir une gamme étendue de SEF, mais nous croyons tout de même que ce modèle, qui peut se décliner sous différentes formes, devrait être davantage valorisé pour l’offre de SEF aux CFSM, plus particulièrement pour les services communautaires et les services de santé de première ligne. Il serait certainement important de poursuivre les études sur les facteurs facilitants et les conditions qui favorisent la mise en place de ce type de ressource.

De plus, force est de constater que le visage de la francophonie minoritaire change depuis quelques années alors que les nouveaux arrivants provenant de pays francophones de l’Afrique du Nord et de l’Ouest représentent une partie de plus en plus importante des CFSM. Bien que l’arrivée de cette population vienne enrichir les CFSM, en déclin démographique dans plusieurs provinces, il est possible que les nouvelles réalités sociodémographiques influencent les besoins en matière d’accès à des services sociaux et de santé en français. Comprendre ces influences permettra de s’assurer que l’offre de SEF est toujours adaptée à la réalité.

Finalement, une dernière piste de recherche s’intéresserait à la nature exacte des besoins en matière de SEF vécus par les francophones en situation minoritaire. Il est connu que des personnes s’identifiant comme francophones et qui tiennent à cette identité, mais qui ont vécu toute leur vie dans un environnement où l’anglais était dominant, se sentent plus à l’aise de recevoir certains services ou d’accéder à de l’information écrite en anglais. Mieux comprendre les facteurs qui motivent la préférence ou justifient l’importance des services en français ou en anglais pour divers types de services ou dans différentes circonstances pourrait inciter les fournisseurs de services à revoir en partie leur façon d’offrir leurs SEF. Par exemple, une étude en cours s’intéresse à l’impact de passer un test cognitif dans sa langue maternelle ou sa langue seconde sur les résultats du test, en fonction de certains facteurs comme la dominance linguistique ou le niveau de fonctionnement cognitif.

Quel impact va avoir l’évolution démographique caractérisée par un bilinguisme de plus en plus intégré, où les jeunes issus des familles francophones ou mixtes s’identifient plus comme personne bilingue que comme membre de la communauté francophone? Vont-ils sentir le besoin de demander leurs services en français? La langue des services aura-t-elle le même impact sur la qualité et la sécurité des services que pour les générations antérieures?

Conclusion

Cet article avait pour objectif de souligner la contribution du GReFoPS dans la production de connaissances quant à l’accès et l’intégration des services sociaux et de santé destinés aux CFSM tout en mettant en contexte cet apport avec l’évolution de la recherche sur ces thèmes de façon globale. Les travaux réalisés se sont évertués, dans une première phase, à améliorer notre compréhension des besoins en matière de services sociaux et de santé des CFSM, des barrières et des facilitateurs à l’accès aux SEF; ainsi que des pratiques privilégiées pour répondre à ces besoins, avec entre autres, comme objectif d’intégrer ces connaissances afin de bonifier la formation sur l’offre active destinée aux futurs professionnels de la santé et des services sociaux. Dans une deuxième phase, les travaux produits ont davantage cherché à outiller les organisations et gestionnaires désirant améliorer l’offre de SEF destinés à leurs usagers francophones.

Plusieurs organisations rencontrées durant les recherches du GReFoPS ont démontré une volonté et une préoccupation sincère pour l’amélioration des SEF. Dans plusieurs cas, cet investissement est tributaire de la présence d’un ou de quelques gestionnaires francophones ou francophiles et, de ce fait, beaucoup plus vulnérable à des changements dans le leadership ou les choix des priorités du moment. Avec les problèmes majeurs de pénurie de main-d’oeuvre auxquels font face les organisations de santé et de services sociaux, il faudra être encore plus créatifs pour trouver des façons de favoriser le pairage entre professionnels et usagers francophones, alors que les gestionnaires auront maintes autres priorités à considérer dans leur mécanisme d’attribution des ressources pour les différents services et départements qui sont sous leur responsabilité.

On constate aussi que la composition démographique des CMFS évolue et que les façons de répondre aux besoins des générations futures de francophones devront être adaptées à ces changements.

Bref, depuis une vingtaine d’années, des avancées intéressantes ont été réalisées par le GReFoPS et d’autres groupes sur le thème de l’accès aux services sociaux et de santé par les CFSM. Mais la réalité a changé en 20 ans et tout porte à croire que le rythme du changement va aller en s’accélérant dans les prochaines années, d’où la nécessité de poursuivre les recherches sur ces questions afin de s’assurer que les constats et les recommandations effectués demeurent pertinents et cohérents avec les nouvelles réalités.