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Introduction

La communication est une composante essentielle de la relation thérapeutique qui peut être entravée lorsque la culture et la langue de la personne intervenante et du patient ou de la patiente diffèrent. En contexte linguistique minoritaire, ces problèmes se posent avec plus d’acuité dans le domaine de la santé mentale, car une consultation en santé mentale exige des discussions autour des émotions nécessitant une certaine spontanéité linguistique (de Moissac, 2016; Société Santé en français, 2014). De plus, la nature même d’un trouble psychiatrique peut entraver la capacité à s’exprimer ou à créer un lien de confiance, sans compter que même pour les personnes bilingues les mots ne sont souvent pas rattachés à la même charge émotionnelle d’une langue à l’autre (Sanchis Zozaya et al., 2018). Enfin, en santé mentale, le dialogue est essentiel au processus de diagnostic et de traitement, car c’est le principal moyen par lequel la personne bénéficiaire des soins explique son monde et que le clinicien communique sa compréhension de la situation (Brisset et al., 2014). Une compréhension erronée ou incomplète de ces informations pourrait conduire à des erreurs de diagnostic et de traitement (Sanchis Zozaya et al., 2018).

Dans le contexte de mondialisation et de migration accrue, les approches culturelles (ou transculturelles ou ethnologiques) en santé mentale se sont développées et sont désormais considérées comme de bonnes pratiques d’intervention (Kirmayer et Minas, 2000). La culture apporte un ensemble de règles, d’idées et de valeurs qui conditionnent la manière de s’exprimer et qui influent sur les représentations de la santé et de la maladie. Elle est également au coeur des constructions identitaires (Sanchis Zozaya et al., 2018).

Alors, qu’en est-il de ces questions de langue et de culture concernant la santé mentale des communautés francophones du Canada qui vivent en contexte linguistique minoritaire? Depuis une vingtaine d’années, les difficultés que représentent les barrières linguistiques dans la prestation de soins de santé pour les communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) ont été largement documentées dans la recherche. Selon Leis et Bouchard (2013), le fait minoritaire recèle certains éléments, dont la minorisation, les rapports de pouvoir et l’accès différentiel aux ressources qui pourraient influer sur la santé et l’accès équitable aux soins. Il nous semble opportun de faire un bilan des connaissances entourant ces questions dans le domaine de la santé mentale. L’objectif de cet article est donc de rendre compte de la recension des écrits réalisée sur ce sujet. Le corpus de connaissances couvrait différentes dimensions de ce champ : les études historiographiques sur la désinstitutionnalisation des patients psychiatriques et son impact sur les politiques linguistiques, les états de santé mentale, la question identitaire, l’accès aux services et l’expérience des usagers quant aux soins reçus.

1. Méthode

La recherche documentaire a été effectuée en août 2023, principalement dans la bibliothèque numérique du site Web de mobilisation des connaissances de la Chaire de recherche de l’Université d’Ottawa et de l’Institut du savoir Montfort sur la santé des francophones de l’Ontario. Il s’agit d’une base de quelque 600 références à ce jour sur la santé en contexte de langue officielle minoritaire construite en recourant à tous les outils de recherche bibliographique et à divers moyens de repérage de la littérature grise (https://sante-closm.ca/bibliographie/).

En utilisant successivement les descripteurs suivants : États de santé mentale, Services en santé mentale, Démence et Dépendance, toujours combinés avec le groupe linguistique des Francophones en situation minoritaire, le pays Canada et les types de publications Article, Chapitre de livre, Livre, Rapport, Thèse de doctorat, Thèse/mémoire de maîtrise, nous avons obtenu 130 références. Après exclusion de 45 articles identiques obtenus de plus d’une recherche, nous avons aussi exclu 26 documents : ceux publiés avant 2000, ceux qui n’apportaient pas de nouvelles données (revues de littérature, même étude en version française et anglaise, versions longues ou abrégées d’une même étude), les comparaisons internationales, les études portant sur des problématiques trop spécifiques (par ex. : arthrite et dépression). Ainsi, la présente synthèse porte sur une lecture approfondie de 59 documents publiés entre 2000 et 2022.

L’examen qualitatif du corpus a permis d’identifier quelques grands thèmes : la désinstitutionnalisation des patients et des patientes psychiatriques et son impact sur les politiques linguistiques en santé mentale; les états de santé mentale, incluant les sous-populations de jeunes, d’aînés, d’aînées, d’immigrantes et d’immigrants; le lien entre la dimension identitaire et la santé mentale; les services et les difficultés d’accès, les pratiques de réduction des barrières linguistiques; l’expérience des soins et quelques problèmes reliés à la demande.

2. Résultats

2.1 Regard historique sur les politiques linguistiques et la santé mentale

Quelques études sociohistoriques jettent un regard sur l’évolution des politiques entourant les soins en santé mentale en français en Ontario. On y apprend que depuis 1894, le Brockville Psychiatric Hospital, une institution anglophone, puis plus tard les hôpitaux de North Bay et de Penetanguishene accueillaient les patientes et les patients francophones de l’Ontario et n’avaient aucune obligation d’offrir des soins en français. L’hospitalisation à long terme était vue comme un mécanisme d’anglicisation (Arsenault et Martel, 2017; Thifault et al., 2012). C’est avec le processus de désinstitutionnalisation, soit l’intégration des malades psychiatriques au sein de la société, que se sont intensifiées les revendications pour des services dans la langue officielle de préférence des patients.

Plus spécifiquement, Arsenault et Martel (2017 et 2018) examinent la période de près de 20 ans qui commence avec la désinstitutionnalisation des soins psychiatriques en Ontario et culmine avec l’adoption de la Loi sur les services en français (LSF) (1968-1986). Soutenant que l’accès à des services de soins de santé en français est essentiel au processus de traitement et de guérison, les acteurs sociaux se sont mobilisés pour que ce besoin soit considéré comme un problème exigeant l’intervention de l’État (Arsenault et Martel, 2017). Les parents de jeunes Franco-Ontariennes et Franco-Ontariens qui devaient chercher des services en français au Québec et parfois même faire hospitaliser leur enfant dans cette province ont été, dans ce contexte, un groupe qui a contribué à faire avancer la revendication des services de santé mentale en français (Arsenault et Martel, 2018). Cette mobilisation a entraîné la création de comités d’étude et l’élaboration de recommandations qui aboutissent à la modification des pratiques institutionnelles et communautaires ainsi qu’à la mise en place de politiques linguistiques. Une première politique linguistique (Patients’ Language of Preference) a vu le jour en 1985 à l’Hôpital psychiatrique de Brockville (Arsenault et Martel, 2017). L’Hôpital Montfort, créé en 1953, a ouvert son département de psychiatrie en 1976 pour offrir des services en santé mentale en français, à l’interne et en communauté, pour les patients de l’Est de l’Ontario (Thifault et al., 2012).

Dans une perspective similaire, LeBel et Rheault (2018) et LeBel (2018) notent l’échec de la déshospitalisation dans le Nord-Est ontarien, une région à forte concentration francophone. En effet, la fermeture des hôpitaux psychiatriques dans cette région ne s’est pas accompagnée de l’établissement de nouvelles structures d’accueil et de soins adaptées pour remplacer les anciennes. Dans ce contexte, la dimension linguistique était peu ou nullement prise en compte, ce qui entraînait des répercussions dans les itinéraires de patientes et de patients francophones, qui étaient plus susceptibles d’être réadmis ou de chercher à répétition des soins physiques pas toujours liés à leur santé mentale.

Dans une perspective plus actuelle, Cardinal et ses collègues (2018) explorent comment on met en pratique le concept d’offre active de services en français dans le domaine de la santé mentale en Ontario (CNFS, s.d.)[1]. Les auteurs observent que, dans cette province, la Loi sur les services en français n’est contraignante que pour les services directement offerts par le gouvernement. Or la majorité des services de santé mentale ne relèvent pas directement de l’administration gouvernementale. Le processus de désignation pour les organismes offrant ces services est volontaire[2] (Cardinal et al., 2018; Programme de soutien au système provincial, 2018). Comme la majorité des professionnels de la santé mentale n’évoluent pas dans une organisation soumise à la Loi, l’offre active de services en français est le plus souvent le fait de la bonne volonté et de la compétence culturelle des personnes intervenantes. Enfin, en tentant de dresser un inventaire des services de santé mentale offerts en français en Ontario, ces auteurs constatent à quel point l’information sur les services disponibles en français est parcellaire et difficile à obtenir (Cardinal et al., 2018).

Par ailleurs, l’étude de van Kemenade, Bouchard et al. (2021) permet de voir une certaine évolution de l’offre de services en santé mentale en français depuis l’entrée en vigueur en 2015 de la Politique sur les services en français à Terre-Neuve-et-Labrador.

2.2 Les états de santé mentale

Quelques études ont utilisé les données de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (ESCC-cycles 2002 et 2012 sur la santé mentale) et ont révélé des différences statistiquement significatives entre la minorité francophone et la majorité anglophone. En 2002, la prévalence des troubles de l’humeur[3] était significativement plus élevée chez les francophones en situation minoritaire comparativement aux anglophones, ceci pour l’ensemble de la population (Puchala et al., 2013; Michel et Levesque, 2005) de même que pour la population souffrant de maladies chroniques (Grenier et al., 2016). Elle l’était aussi chez les francophones du Québec comparativement à la minorité anglophone. Les données de 2012 montrent des résultats comparables : les francophones, qu’ils vivent au Québec ou ailleurs au Canada, rapportaient plus souvent que les anglophones avoir vécu un épisode dépressif majeur au cours de leur vie, ainsi que des symptômes d’anxiété généralisée (Bouchard et al., 2018; Bouchard, Colman et al., 2019; Bouchard, Dubois et al., 2019). Selon cette même série d’études, la population francophone était plus nombreuse à se situer au niveau élevé de l’indice de détresse psychologique et comptait un plus grand nombre de tentatives de suicide. Certains de ces indicateurs se sont améliorés dans la période de dix années qui sépare les enquêtes de 2002 et de 2012, mais ils demeuraient défavorables pour les francophones en situation minoritaire. En 2012, prise globalement, la prévalence des troubles liés à la santé mentale et à la consommation de substances était également plus élevée chez les francophones (38 %) par rapport à celle de l’ensemble du Canada (32 %).

Les études recensées contribuent à mieux répertorier les groupes vulnérables. Ainsi, les femmes, les personnes les plus faiblement scolarisées, celles ayant les plus faibles revenus, vivant seules et résidant en milieu urbain sont surreprésentées pour ces problèmes de santé mentale (Bouchard, Colman et al., 2019). Toutefois, les analyses multivariées cherchant à isoler le facteur linguistique comme déterminant spécifique de la santé mentale ne sont pas concluantes.

Trois sous-populations retiennent l’attention des chercheuses et des chercheurs dans l’étude des déterminants de la santé mentale des CFSM : les jeunes, les personnes aînées et les personnes immigrantes.

2.2.1 Les jeunes, la question identitaire et la santé mentale

Les premières recherches sur la santé et le bien-être des jeunes au sein des CFSM remontent au tournant des années 2000, à la suite d’une vague de suicides survenus à Moncton et à Dieppe au Nouveau-Brunswick en 1994. C’est alors qu’une équipe de recherche met sur pied une vaste enquête, inspirée du Youth Risk Behavior Survey des États-Unis sur les comportements à risque en matière de santé physique et mentale. L’enquête est réalisée en 2001 auprès de 10 000 jeunes de la 10e à la 12e année des quatre provinces maritimes (Godin et al., 2004). Quelques résultats préoccupants ont révélé que 30 % des élèves du Nouveau-Brunswick avaient rapporté s’être sentis tristes chaque jour pendant deux semaines de suite ou plus. La proportion de filles ayant ressenti ce mal-être était de 37 % comparativement à 21 % pour les garçons. Au total, 10 % des jeunes rapportaient avoir réellement fait une tentative de suicide au cours de l’année précédant l’enquête (13 % des filles contre 8 % des garçons) (Poirier et al., 2005).

L’étude de Dupuis et al. (2021), menée auprès des jeunes étudiantes et étudiants de la 7e à la 12e année scolaire au Nouveau-Brunswick, rapporte que les francophones en situation minoritaire dans leur région étaient plus nombreux à présenter des symptômes d’anxiété et de dépression que les anglophones et que les francophones en situation majoritaire dans leur région.

Des études effectuées au Manitoba auprès de jeunes adultes fréquentant une institution postsecondaire francophone de même qu’une étude auprès d’élèves du secondaire en Ontario montrent que les jeunes francophones semblent légèrement plus enclins que les anglophones à consommer de l’alcool ou des drogues illicites (Delaquis et de Moissac, 2007; Gueye et al., 2019; Programme de soutien au système provincial, 2016). Gueye et al. (2019) soulèvent que les jeunes francophones fréquentant l’Université de Saint-Boniface sont plus nombreux à provenir de milieux ruraux que leurs pairs anglophones et que cette dernière variable pourrait être à l’origine de la différence en matière de consommation. Par ailleurs, utilisant des analyses de régression multiple, l’étude de Gueye et al. (2020) n’a pas trouvé de différences statistiquement significatives entre les jeunes francophones et anglophones fréquentant la même université.

Les analyses secondaires de l’ESCC-Santé mentale de 2012 menées par Bouchard et al. (2018) comparent les jeunes francophones de 15 à 24 ans du Québec et ceux des CFSM. Les résultats montrent peu de différences entre les deux groupes, bien qu’ils soient légèrement plus défavorables pour les jeunes du Québec. Environ un sur cinq avait vécu une expérience traumatique durant l’enfance, près du tiers de ces jeunes présentait une détresse psychologique élevée et souffrait de troubles mentaux ou de problèmes liés à la consommation d’alcool et de drogues. Parmi les jeunes qui avaient déclaré avoir eu besoin de soins, ceux en contexte francophone minoritaire disaient, dans une proportion beaucoup plus élevée que les jeunes Québécoises et Québécois, n’avoir obtenu qu’une réponse partielle ou insatisfaisante.

Les comportements à risque observés chez les jeunes francophones ont mené à une réflexion plus approfondie sur le lien entre le développement identitaire en milieu minoritaire et le mieux-être psychologique. Landry et al. (2009) ont ouvert cette réflexion. Ils ont confirmé, auprès de 8 124 élèves du secondaire, leur modèle théorique selon lequel une identité ethnolinguistique forte et engagée contribuerait à la satisfaction de vie et à une autoévaluation positive de la santé. Depuis, plusieurs chercheuses et chercheurs se penchent sur ce lien entre identité et bien-être psychologique.

L’étude qualitative de Levesque et de Moissac (2018) auprès de 15 jeunes Franco-manitobains et Franco-manitobaines de 18 à 24 ans contribue à nuancer cette relation. On y dégage quatre profils identitaires (optimiste, en changement, inquiet et indifférent-désengagé). Les trois premiers regroupent des personnes ayant un grand sentiment d’appartenance à la communauté franco-manitobaine, mais des visions différentes de l’avenir de leur communauté. Si l’identité ethnolinguistique forte et le sentiment d’appartenance à sa communauté influaient positivement sur la santé mentale et le bien-être, l’effet pouvait être pondéré négativement en fonction de la perception de continuité par rapport à l’avenir de la communauté. Les personnes participantes qui présentaient un diagnostic de trouble d’anxiété ou de dépression étaient toutes du profil identitaire inquiet. Ainsi, lorsque l’avenir de la communauté est menacé, le désengagement serait peut-être un mécanisme de protection de l’identité personnelle. De plus, l’étude révèle qu’à l’exception des jeunes du profil identitaire indifférent-désengagé, les jeunes des autres profils identitaires préféraient recevoir des services de soutien (formels ou informels) en français.

Dupuis et Beaton (2018) étudient aussi la typologie des profils identitaires et la santé mentale chez les étudiantes et les étudiants acadiens. Ils montrent que la combinaison d’une identité ethnique forte et d’un profil d’affirmation agit positivement sur la santé mentale, alors qu’une combinaison d’identité forte et d’un profil de détachement ou d’insécurité rend plus vulnérable.

Continuant sur la question identitaire, Gueye et al. (2018) explorent quantitativement le lien entre l’identité ethnolinguistique et la santé mentale chez 359 étudiants et étudiantes de l’Université de Saint-Boniface (Manitoba), dont 52 % s’identifiaient comme Franco-Manitobains et Franco-Manitobaines, 33 % comme anglophones et 16 % comme francophones d’un autre pays. Si les jeunes se percevaient généralement en bonne santé mentale et physique, quelques résultats significatifs marquaient une distinction entre les trois groupes. Notamment, les francophones internationaux étaient plus nombreux à déclarer un épisode prolongé de tristesse (51 % contre 26 % et 28 % respectivement pour les Franco-Manitobains et les anglophones) et des pensées suicidaires (9 % contre 4 % et 6 % respectivement pour les Franco-Manitobains et les anglophones). Pourtant, ce sont les francophones internationaux et les Franco-Manitobains qui présentaient des indices d’affirmation et d’appartenance ethnoculturelle et linguistique plus élevés. Ainsi, la composante identitaire ethnolinguistique comme facteur potentiellement protecteur ne semblait pas s’appliquer aux francophones internationaux.

Dans une autre étude qualitative menée à l’Université de Saint-Boniface, Penner et al. (2021) expliquent que des tensions entre les divers groupes fréquentant cette université francophone sont susceptibles de mener à un isolement linguistique et culturel des jeunes qui pourrait affecter négativement leur santé mentale et leur rendement universitaire. Les Franco-Manitobains et les Franco-Manitobaines ont plus souvent signalé un climat social positif sur le campus et un sentiment d’appartenance. Ce sentiment s’est révélé moindre pour les francophones internationaux moins habiles à suivre les conversations informelles se déroulant fréquemment en anglais.

Par ailleurs, une étude quantitative menée par de Moissac et al. (2019), auprès de 2075 jeunes de cinq universités, soit en contexte linguistique majoritaire (Brandon University et Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue), en contexte linguistique minoritaire (Université de Saint-Boniface et Université Bishop’s) ou en contexte bilingue (Université d’Ottawa), vise à mieux comprendre l’effet du contexte linguistique sur la santé mentale et les comportements à risque des jeunes universitaires. L’état de santé mentale des personnes participantes se comparait généralement à la moyenne nationale, mais une proportion importante indiquait avoir vécu une dépression, ressentir de l’anxiété, avoir des pensées suicidaires. Les chercheurs souhaitent vérifier, dans des analyses subséquentes, l’hypothèse que l’identité ethnoculturelle forte et l’accès aux services de santé constituent deux déterminants qui peuvent agir comme facteurs de protection ou comme facteurs fragilisant le bien-être des jeunes. Dans une publication subséquente, l’équipe a comparé les résultats des étudiants internationaux à ceux des étudiants originaires du Manitoba fréquentant l’Université de Saint-Boniface et la Brandon University. Les étudiantes et les étudiants internationaux présentaient des indicateurs de santé mentale plus positifs, mais ils étaient moins portés à parler de leurs problèmes en cas de besoin (de Moissac et al., 2020).

Benoît et ses collègues (Benoît et Beaton, 2018; Benoît et al., 2018) soulèvent la possibilité d’un impact négatif de l’insécurité linguistique sur la santé psychologique d’étudiantes francophones d’une université bilingue du Nord de l’Ontario. Leur étude qualitative montre que ces jeunes étudiantes vivaient des tiraillements entre, d’une part, le maintien de leur langue dans un contexte de culture, de langue ainsi que des valeurs majoritairement anglophones et, d’autre part, les normes du français standard (ou français québécois) imposées dans les structures universitaires (services de soutien à l’écriture, services de santé mentale) qui rendaient difficile le maintien d’une identité franco-ontarienne. Dans le même ordre d’idée, Bahi et Mulatris (2018) se penchent sur la hiérarchisation linguistique, la notion de double minorisation et les rapports de pouvoir que cela entraîne. Les auteurs rapportent que les étudiantes et les étudiants universitaires franco-albertains éprouvaient des sentiments désagréables (tristesse, frustration, infériorité) devant une attitude perçue comme discriminatoire des anglophones et celle décrite comme de l’indifférence de la part des francophones du Québec.

Outre le facteur identitaire, d’autres déterminants jouent un rôle plus important sur la santé mentale des jeunes. Par exemple, dans l’étude de Dupuis et al. (2021), le manque de soutien familial et social ainsi que l’insécurité alimentaire constituaient des déterminants plus importants de l’état de santé mentale des jeunes que l’appartenance à un groupe linguistique. De même, dans l’étude de Gaborean et al. (2018) conduite auprès de jeunes filles âgées de 18 à 30 ans, le facteur déclencheur de la dépression est essentiellement lié à la jeunesse. Pour elles, l’appartenance à la minorité francophone ne semblait pas contribuer à la dépression.

Les résultats de ces études pointent le besoin de sensibiliser les administrateurs d’établissements éducatifs à l’impact de la dimension ethnolinguistique sur le bien-être mental des jeunes, ce qui peut améliorer les services de santé mentale offerts sur les campus (de Moissac et al., 2019), contribuer au développement d’outils de dépistage et d’initiatives d’appui dans la communauté (Gueye et al.., 2018) ainsi qu’à la mise en place des politiques d’intégration culturelle et linguistique (Penner et al.., 2021).

2.2.2 Les personnes aînées et la santé mentale

Les personnes aînées francophones font davantage l’objet d’études portant sur les indicateurs sociodémographiques et de santé physique que sur les indicateurs de santé mentale. Le faible échantillonnage dans les enquêtes populationnelles constitue une limite importante pour une exploration approfondie de la santé mentale des personnes aînées francophones. Seules deux études recensées offrent un portrait de la santé mentale en contexte minoritaire. Quelques études supplémentaires portent sur les défis du diagnostic de la démence.

Dans une étude ontarienne, les aînés francophones étaient plus à risque de dépression et de détresse et consommaient en plus grand nombre des médicaments psychotropes que leurs pairs anglophones (Thériault, 2009). Au Manitoba, les personnes aînées étaient aussi plus susceptibles de recevoir des prescriptions potentiellement inappropriées de benzodiazépines (Chartier et al., 2014).

Quant aux problèmes reliés au diagnostic de la démence, les chercheurs rappellent qu’il est bien documenté que la perte de la langue seconde est fréquente chez cette patientèle et qu’un diagnostic précoce de la démence facilite l’accès des personnes atteintes à des thérapies pharmacologiques et à des services sociaux et de santé (Garcia et al., 2014; Pakzad et al., 2012; 2013). Or le contexte géographique et démographique tout comme le vieillissement plus important dans les CFSM en milieu rural (Pakzad et al., 2013) ainsi que la présence des barrières linguistiques (Garcia et al., 2014; van Kemenade et al., 2022; Reflet Salvéo et Entité 4, 2017) peuvent décourager ou retarder la consultation et exacerber les vulnérabilités de cette population. Les études signalent l’importance d’un accès équitable à un continuum de soins de qualité en français pour les francophones atteints de démence et pour leurs proches aidants.

2.2.3 Les immigrantes et immigrants et la santé mentale

Des études démontrent que l’immigrant récent[4] est souvent en meilleure santé que la population née au Canada, ce qu’on appelle l’effet de l’immigrant en bonne santé, mais que cet avantage peut disparaître au fil du temps en raison du stress et des défis d’intégration (Bergeron et al., 2009; Poullos, 2018). Peu d’études portent spécifiquement sur la santé mentale des personnes immigrantes francophones, mais d’autres études sur la santé générale de ce groupe révèlent des déterminants sociaux qui peuvent engendrer des vulnérabilités sur le plan de la santé mentale.

Des facteurs liés à la connaissance de l’autre langue officielle (Archambault et al., 2021; Bergeron et al., 2009; Kouyé et Soulière, 2018; Pottie et al., 2008) ainsi qu’à la culture, à la méconnaissance des ressources et du système de santé, à l’isolement social, à l’adaptation à l’hiver, à la recherche d’emploi ou d’un logement (Archambault et al., 2021; Hien et Lafontant, 2013; Poullos, 2018) influenceraient la santé générale et la santé mentale des personnes immigrantes. Ainsi, dans leur analyse du parcours d’intégration socioéconomique de nouveaux arrivants francophones à Ottawa, Kouyé et Soulière (2018) font ressortir que leur faible maîtrise de l’anglais et la non-reconnaissance des diplômes accentuent leurs difficultés à trouver un emploi, ce qui peut mener à la précarité matérielle. Cette précarité, couplée à un certain isolement, augmente leur vulnérabilité. De même, Poullos (2018) mentionne que les nouveaux arrivants francophones de la Colombie-Britannique s’investissent dans un premier temps à s’établir, se procurer un logement, un emploi, s’occuper du bien-être de leurs enfants, négligeant parfois leur propre santé physique et mentale. La moitié des répondantes et des répondants de cette étude ne ressentaient aucune ou seulement une faible connexion sociale à la communauté francophone. Et, dans un contexte où plusieurs médecins n’acceptent plus de nouveaux patients, patientes, les nouveaux arrivants semblaient plus nombreux que les résidents de longue date à ne pas avoir un médecin de famille. Enfin, les personnes immigrantes francophones récentes maîtrisent généralement moins bien la langue anglaise que les francophones nés au Canada (Hien et Lafontant, 2013; Kouyé et Soulière, 2018) et les difficultés d’accès à des services de santé en français sont aussi de possibles déterminants de leur état de santé physique et mentale.

De fait, des personnes participantes de l’étude qualitative de Kouyé et Soulière (2018) rapportaient un certain mal-être psychologique. De même, dans l’étude d’Archambault et al. (2021) menée à Ottawa, Winnipeg et Saskatoon, les personnes participantes ont mentionné avoir connu des moments difficiles (dépression, anxiété, tristesse, perte d’estime de soi) en raison du stress associé à leur intégration. Ces expériences étaient plus souvent rapportées par les femmes que par les hommes.

2.3 Les services de santé mentale 

L’insuffisance des services de santé en français en contexte minoritaire demeure un problème important (de Moissac, 2016; Timony et al., 2016; Poullos, 2018). Pourtant, avoir un accès rapide à des soins en santé mentale dans sa langue officielle préférée pourrait éviter une aggravation du problème (Réseau TNO Santé, 2018). Le médecin de famille constituant habituellement la porte d’entrée aux soins en santé mentale (Brisset et al., 2014), l’absence d’un médecin parlant français peut amplifier les difficultés d’accès à ces services.

L’offre de services en santé mentale en français varie largement en fonction de la démographie francophone. Ainsi, les provinces et territoires comportant de faibles populations francophones, comme Terre-Neuve-et-Labrador (T.-N.-L.) ou les Territoires du Nord-Ouest (T.N.-O.), font face à des défis de taille (van Kemenade, Bouchard et al., 2021; van Kemenade et Forest, 2019). Dans ces régions, la dispersion géographique de la population francophone rend complexe l’organisation de services en français (Réseau TNO Santé, 2018; Santé Canada et Agence de la santé publique du Canada, 2017).

Par ailleurs, le manque de services de santé mentale en français est tout de même ressenti dans les provinces censées en être pourvues, comme l’Ontario. Tempier et al. (2015) montrent que, comparativement aux patients anglophones, les patients francophones en Ontario ont moins de contacts avec les psychiatres au cours des trois premiers jours suivant l’admission dans un établissement de santé mentale. La langue est donc considérée comme un obstacle possible pour recevoir des services spécialisés en santé mentale.

Dans le Nord-Est ontarien, LeBel et Rheault (2018) confirment aussi le constat d’un manque de spécialistes francophones. L’analyse que font Thifault et Lebel (2021) des parcours psychiatriques de six personnes originaires de l’Ontario français dans les 50 dernières années renforce le constat du manque de services de santé mentale en français, non seulement dans les régions éloignées de la province, mais aussi à Ottawa. Thifault et al. (2012) soulignent qu’il est important de documenter les itinéraires « transinstitutionnels » des personnes souffrant de troubles de santé mentale. Ces itinéraires pourraient aider à la compréhension de l’impact de la « langue de service » et de la « culture » sur la santé mentale des CFSM, entre autres leur impact sur les réhospitalisations, qui sont fréquentes dans ce domaine.

Un rapport ontarien du Programme de soutien au système provincial (2018) constate les lacunes toujours présentes pour l’accès aux services de santé mentale et de lutte contre les dépendances en français. Il fait état de difficultés de coordination et de navigation des services, de la nature peu contraignante de la Loi sur les services en français, de la difficulté de recruter du personnel pouvant s’exprimer en français, du manque de sensibilisation des fournisseurs de services quant à l’expérience des francophones en tant que minorité et population marginalisée, et du manque de données probantes sur les caractéristiques des utilisateurs des services en français. Le rapport de PGF consultants (2019) sur les services de santé mentale aux T.N.-O. fait aussi le constat de difficultés de coordination et de navigation des services, en plus de soulever des questions sur la qualité parfois déficiente des services d’interprétation lorsqu’il s’agit des questions reliées à la santé mentale.

Toujours en Ontario, les liens entre le statut de désignation des établissements de soins de longue durée (SLD), la qualité des soins et les résultats de santé des personnes qui résident dans ces foyers sont explorés dans trois études (Batista et al., 2021; Reaume et al., 2020; et Riad et al., 2020), dont une traitant plus particulièrement des résidentes et des résidents atteints de démence (Riad et al., 2020). Les résultats de santé semblent être plus défavorables pour les francophones résidant dans des établissements non désignés, mais d’autres études sont nécessaires pour confirmer l’impact de la désignation et de la concordance linguistique sur les résultats de santé. Il serait intéressant de faire des analyses similaires pour les services en santé mentale de première ligne.

Au Manitoba, Ndiaye et Sombié (2018) identifient 12 organismes de la région de Winnipeg qui peuvent offrir du soutien en santé mentale aux jeunes âgés de 17 à 24 ans. Les auteurs notent que si la collaboration entre intervenants francophones est nécessaire pour assurer l’offre de services en français, elle demeure complexe en raison d’obstacles personnels (compétences particulières pour travailler auprès des jeunes présentant des problèmes de santé mentale) et d’obstacles à l’organisation des services et à l’inexistence de réseaux formels de collaboration.

Dans des contextes francophones plus minoritaires, certains gouvernements ont déployé des efforts pour améliorer et diversifier l’offre de services en santé mentale en français. Des mesures ont visé le partenariat et l’intégration des services entre le gouvernement et le secteur communautaire pour offrir des services en français, comme une ligne d’empathie à T.-N.-L. et une ligne d’aide aux T.N.-O. (van Kemenade, Bouchard et al., 2021). De plus, un navigateur francophone de services de santé a été mis en place à T.-N.-L. (van Kemenade, Michel et al., 2021).

Dans plusieurs provinces canadiennes, une transformation du système s’est amorcée vers des approches communautaires plus souples, comme des services complémentaires, incluant l’activité physique et les principes du coaching santé, pour diminuer les symptômes de dépression (de Moissac et al., 2012), ou le modèle de soins par paliers, incluant des cliniques sans rendez-vous à consultation unique et la cybersanté mentale (van Kemenade, Bouchard et al., 2021). Toutefois, les interventions rapides et ponctuelles créent une discontinuité dans l’offre de services qui ont des conséquences plus lourdes pour les usagers francophones. Ces derniers ont rapporté de l’anxiété et de l’inconfort à partager une situation émotionnellement difficile avec des intervenantes et des intervenants différents à chaque consultation. De plus, des listes d’attente plus longues pour les services en français et des problèmes de confidentialité amplifiés au sein des petites communautés dans lesquelles les francophones risquent de tous se connaitre constituent d’autres limites recensées par cette étude. Dans ce cadre, pour les francophones interviewés, la téléconsultation semblait un choix qui permettrait de surmonter certains des difficultés mentionnées (van Kemenade, Bouchard et al., 2021).

Un consensus se dégage chez les chercheurs quant aux pistes d’intervention pour réduire les obstacles qu’imposent les barrières linguistiques. Ainsi, l’offre des possibilités de formation aux fournisseurs de soins de santé, la sensibilisation linguistique et culturelle des professionnels, les pratiques d’offre active de services en français, le recrutement de professionnels bilingues et la désignation des établissements de santé, une meilleure coordination pour assurer la continuité de services et la navigation plus facile du système de santé mentale constituent certaines des actions suggérées pour améliorer les soins aux CFSM (Programme de soutien au système provincial, 2018; Timony et al., 2016; de Moissac et Bowen, 2019; PGF Consultants, 2019; van Kemenade, Bouchard et al., 2021). La Société Santé en français (2014) recommande aussi l’engagement des communautés francophones dans l’élaboration des politiques et des modèles de prestation de services en santé mentale qui répondent à leurs besoins spécifiques. Enfin, quand la concordance linguistique n’est pas possible, les études soulignent l’importance de se doter d’un système d’interprétariat formel et de former des interprètes-accompagnateurs (de Moissac et Bowen, 2019). Mais ces systèmes ne remplacent pas, en santé mentale, l’interaction directe avec le professionnel (RSFTNL, 2015).

2.4 L’expérience des soins en santé mentale

Un constat est bien documenté dans la littérature scientifique : l’amélioration de l’expérience du patient influence positivement la santé et contribue à mieux organiser les soins de santé. Trois principales dimensions retiennent l’attention des chercheurs : la demande et l’accès à des services de santé mentale ainsi que les perceptions envers la concordance[5] ou la discordance linguistique des services.

En premier lieu, on note que certaines usagères et certains usagers font preuve d’une réticence à demander des services en santé mentale. En effet, selon Negura et al. (2014), plusieurs jeunes craignent le jugement social et auraient moins recours à certains services. Dans l’étude de Gaborean et al. (2018) sur les jeunes femmes dépressives, les appartenances identitaires multiples (jeune femme, francophone en contexte minoritaire) pouvaient affecter la perception des symptômes de dépression et la demande de services en santé mentale. Enfin, dans l’étude de Poullos et al. (2018), les personnes immigrantes étaient plus nombreuses à dire qu’elles aimeraient de l’information sur la gestion du stress plutôt que sur la santé mentale ou le soutien psychologique, ce qui pourrait refléter les stigmates associés à la santé mentale pour cette population.

En deuxième lieu, lorsque l’on considère spécifiquement la demande de services en français, le statut de minorisation avec lequel composent les locuteurs de langue officielle en situation minoritaire (Bouchard et al., 2015; Bouchard et Desmeules, 2013) expliquerait en partie une réticence à demander des services de santé en français. Lorsqu’il s’agit de jeunes issus des CFSM, certains auteurs signalent qu’ils sont souvent confrontés au statut de double minorisation (Levesque et de Moissac, 2018, Bahi et Mulatris, 2018) et parfois de triple minorisation (Beaton et al., 2018). Le même constat est fait par Lebel et Rheault (2018), qui font remarquer que la situation périphérique des communautés francophones ainsi que la double stigmatisation (langue minoritaire et santé mentale) ont un impact négatif sur la demande des services en français. Certaines personnes se jugeant suffisamment bilingues mentionnent que cela ne fait pas de différence pour elles que les services soient offerts en anglais ou en français, bien que certaines d’entre elles expriment tout de même se sentir plus à l’aise pour discuter de leur santé mentale en français (Gaborean et al., 2018; Vandyk et al., 2022). Plusieurs personnes signalent ne pas demander de services en français parce que c’est difficile d’avoir accès à de l’aide en santé mentale, quelle que soit la langue, elles acceptent alors que le plus important est d’être soigné, même si les services ne sont pas en français (Lebel et Rheault, 2018; PGF Consultants, 2019).

Par ailleurs, dans les petites communautés, les risques liés au manque de confidentialité peuvent limiter le désir d’accéder à des services en santé mentale en français, par exemple lorsque l’intervenante francophone est aussi l’amie d’un membre de la famille ou celle que l’on côtoie dans les rassemblements francophones (van Kemenade, Bouchard et al., 2021). De jeunes Franco-Albertaines et Franco-Albertains rapportaient se tourner vers leur soutien familial plutôt que vers les soutiens institutionnels offerts en anglais, sauf lorsqu’ils souhaitaient garder leur souffrance secrète. Le soutien institutionnel en anglais devenait alors une option intéressante (Bahi et Mulatris, 2018).

En troisième lieu, concernant l’accès aux services en français, une étude rapporte que certaines activités de groupe se déroulaient uniquement en anglais même lorsqu’elles émanaient d’un hôpital francophone (Vandyk et al., 2022)

Quant aux analyses de parcours psychiatriques dans le contexte de la désinstitutionnalisation, elles permettent de comprendre les expériences vécues des problèmes mentaux, les relations avec l’entourage familial et le système de santé mentale (Thifault et al., 2012; Thifault et Lebel, 2021; Arsenault et Martel, 2017). Ces études nous éclairent sur les stratégies de résistance personnelles adoptées pour contrer les failles des services en région tout comme dans les centres urbains.

Lévesque et al. (2018) se concentrent sur les représentations sociales des services de santé mentale par l’analyse du discours. Indistinctement de l’appartenance linguistique, l’aide des professionnels de la santé est perçue comme froide et distante. Malgré cela, chez les francophones, l’anglais est davantage associé à une relation plus dépersonnalisée et le français, à la compétence relationnelle. L’offre de services linguistiquement concordante jouera donc sur la notion « d’acceptabilité » des services (Negura et al., 2014).

En étudiant le processus de diagnostic de la démence, Garcia et al. (2014) observent que plusieurs facteurs entravent le diagnostic précoce, dont la présence des barrières linguistiques. L’étude souligne l’importance du rôle de la ou du médecin de famille dans ce processus, en raison du maintien d’une relation de longue date avec ce professionnel ainsi que de la plus grande facilité d’accès à un médecin de famille parlant français qu’à un spécialiste francophone. Le partage des caractéristiques communes comme la langue et la culture avec le professionnel de la santé peut renforcer la relation avec celui-ci et faciliter le processus de diagnostic et de mise en place de services de santé appropriés (Garcia et al., 2014). Au contraire, la discordance linguistique affecte tout le parcours de la personne atteinte de démence, restreignant les soins à domicile et conduisant à l’isolement social lorsqu’elle est placée en institution (Carbonneau et Drolet, 2014; van Kemenade et al., 2022).

3. Discussion

3.1 L’état des connaissances

Les études examinées, et notamment les études sociohistoriques, contribuent à éclairer le rôle des usagers des services de santé mentale et des organisations qui les représentent. On apprend qu’il ne s’agit pas d’acteurs passifs, ils développent des stratégies de lutte, de mobilisation et de résilience individuelle et collective. Ces stratégies permettent, au fil du temps, un certain nombre d’acquis en santé mentale, notamment l’avènement de lois linguistiques qui renforcent les services en français et la mise en place de services par et pour les francophones (création de l’unité de psychiatrie à l’Hôpital Montfort).

Les analyses secondaires de l’ESCC révèlent que certains indicateurs de santé mentale, comme l’épisode dépressif, la détresse psychologique et la tentative de suicide, sont moins favorables chez les francophones comparativement à la majorité anglophone (Bouchard, Colman et al., 2019; Bouchard, Dubois et al., 2019). Fait intéressant, les troubles de l’humeur étaient plus fréquents chez les francophones que chez les anglophones, qu’ils vivent au Québec ou en situation minoritaire. Il serait intéressant de mieux comprendre cette spécificité qui pourrait être associée à un trait culturel, mais l’étude ne permet pas de creuser davantage la question.

Cette analyse documentaire aide aussi à distinguer les groupes qui sont plus vulnérables, notamment les femmes, les individus faiblement scolarisés ou ayant de faibles revenus, les jeunes, les personnes aînées et les personnes immigrantes. Si plusieurs études se penchent sur la santé mentale des jeunes et quelques-unes tentent d’expliquer les vulnérabilités des personnes immigrantes, étonnamment, dans un contexte de vieillissement de la population, on retrouve peu d’études concernant la santé mentale des personnes aînées.

Des recherches s’attardent à conceptualiser l’effet de la situation linguistique minoritaire sur la santé mentale, incluant a) l’impact de l’identité culturelle et linguistique, b) l’effet du rapport majorité-minorité, et c) celui de l’insécurité linguistique et culturelle. Elles montrent que le fait linguistique minoritaire peut agir tantôt comme un facteur de protection, lorsqu’il renforce l’appartenance identitaire, tantôt comme un facteur de fragilisation du bien-être psychologique, lorsqu’il contribue à une certaine marginalisation. Dans ce dernier cas, l’insécurité linguistique et les forces d’assimilation à un contexte linguistique et culturel majoritaire peuvent aggraver des situations de détresse psychologique et augmenter, notamment chez les jeunes, les probabilités d’adopter des comportements à risque.

En matière de services en santé mentale, les études font état des inégalités géographiques. Sans surprise, là où la densité de francophones est plus élevée, meilleure est l’offre de services. Contrairement, une faible densité pose des défis plus importants. On note malgré tout certaines initiatives pour améliorer ces services dans des provinces ou territoires à faible densité de francophones et des difficultés d’accès dans les provinces où la minorité francophone est importante, que ce soit en raison d’une insuffisance de professionnels pouvant offrir des services en français ou d’un manque de coordination de ces services. Diverses initiatives recensées ont permis un meilleur accès à des ressources communautaires en santé mentale en français (p. ex. ligne d’empathie). Si ces interventions répondent à un besoin, elles ne règlent pas le problème de l’accès à des soins spécialisés de santé mentale en français.

La synthèse permet également de dégager des pistes d’intervention afin d’offrir plus de services en santé mentale en français, notamment l’amélioration de la capacité interne de l’organisation (embauche d’intervenants bilingues, formation d’intervenants unilingues, mesures d’offre active), la mise en place des systèmes de navigation de services de santé mentale en français, des systèmes d’interprétariat par des interprètes-accompagnateurs qualifiés ainsi que le recours à des interventions basées sur la cybersanté mentale (applications et télémédecine). La réplication de programmes/ressources basés sur des données probantes déjà implantés ailleurs et la transférabilité de politiques et d’interventions, principalement celles basées sur la cybersanté mentale, pourraient constituer des voies prometteuses. Le rôle de la ou du médecin de famille et l’importance d’une bonne communication avec ce dernier sont aussi soulignés comme facteurs facilitant l’identification d’un besoin et l’accès à des services en santé mentale.

En ce qui a trait à l’expérience des patientes et des patients issus de très petites communautés, les écrits font état de leurs inquiétudes, surtout celles liées au maintien de la confidentialité et à une potentielle stigmatisation. Plusieurs francophones qui acceptent des services en anglais les préfèreraient en français (Gaborean et al., 2018; Lebel et Rheault, 2018). Chez les personnes immigrantes (Archambault et al., 2021; Hien et Lafontant, 2013), tout comme chez les personnes aînées (Garcia et al., 2014), les barrières linguistiques semblent influencer le recours aux services de santé mentale, qui se fait tardivement pour les deux populations. Ainsi, la concordance linguistique entre le fournisseur et le bénéficiaire de soins pourrait améliorer l’expérience de la patientèle et influencer positivement la santé mentale et le rétablissement, comme le suggéraient Arsenault et Martel (2017) et la Société Santé en français (2014).

Les facteurs qui favorisent l’utilisation des services en santé mentale varient en fonction de l’âge, du genre et du statut d’immigration. Il s’agit d’un résultat entraînant des conséquences pratiques pour l’organisation de services qui soient attractifs pour différents groupes de la population. Ces services devraient aussi tenir compte des questions de confidentialité mentionnées et de la complexité de situations où des appartenances identitaires multiples affectent la perception des symptômes de troubles de santé mentale et conditionnent la demande de services.

3.2 Les besoins de recherches futures

En ce qui a trait aux états de santé mentale de la population francophone en situation minoritaire, les sources de données exploitées telles que l’ESCC–santé mentale ne permettent pas de documenter adéquatement les petites populations comme les CFSM, car elles reposent sur d’encore plus faibles échantillons que les enquêtes annuelles. Cela réduit davantage la taille de la population francophone et élimine la possibilité d’effectuer des analyses provinciales et régionales. Enfin, les estimations qui en ressortent n’ont pas toujours la fiabilité requise (Bouchard, Bubois et al. 2019). Dans ce contexte, des instruments d’enquête bâtis sur mesure, comme ceux créés pour étudier la santé mentale des jeunes francophones en milieu universitaire, semblent une voie prometteuse. Les études qualitatives, souvent exploratoires, permettent de mieux comprendre les réalités des francophones dans certains contextes ou mieux appréhender un phénomène particulier (p. ex. les appartenances identitaires), mais limitent par ailleurs la portée des résultats. Une stratégie de méthodes mixtes pourrait être une option gagnante.

Certaines sous-populations mériteraient d’être davantage étudiées. Comme mentionné précédemment, on connaît peu sur les états de santé mentale et les déterminants de la santé mentale des personnes aînées, alors que certaines études soulignent une possibilité d’exclusion sociale plus importante dans ce groupe en contexte linguistique minoritaire (Nyqvist et al., 2021).

Bien que plusieurs études soulignent l’importance d’une bonne communication et des services dans sa langue pour le rétablissement, peu documentent de manière objective les conséquences de ne pas recevoir des services en français sur les résultats des soins dans le domaine de la santé mentale. Ce type d’étude présente certes des défis méthodologiques auxquels il y aurait lieu de réfléchir pour améliorer nos connaissances en la matière.

Conclusion

La recension réalisée permet de valoriser le corpus de connaissances générées dans les deux dernières décennies en matière de santé mentale des CFSM. En outre, les publications scientifiques contribuent à mieux saisir la complexité de facteurs comme l’identité linguistique et le rapport entre la majorité et la minorité linguistiques ainsi que leur impact potentiel sur l’état de santé mentale et la demande de services de santé mentale en français. Elles mettent en lumière les difficultés d’accès à des services de santé mentale en français et certaines améliorations réalisées au fil des ans dans l’offre de ces services.

En examinant l’état des connaissances, le travail de synthèse effectué dans cet article peut contribuer à mieux orienter les stratégies de recherche future. Le besoin d’isoler le facteur linguistique comme déterminant spécifique de l’état de santé mentale par l’entremise des études populationnelles et celui d’isoler l’effet de la concordance ou de la discordance linguistique entre les fournisseurs et les bénéficiaires de services sur les résultats des soins en santé mentale demeurent des sujets qui mériteraient plus d’attention de la part de la communauté scientifique.