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Introduction

La santé des communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM) est devenue un domaine prioritaire au Canada dans la foulée du plan d’action de 2003 pour les langues officielles et de la création du Consortium national de formation en santé (CNFS) et de la Société Santé en français (SSF)[1]. Dès lors, une commission conjointe de la recherche a été mise sur pied pour encourager et soutenir la recherche sur la santé et ses déterminants, sur la langue et la culture, sur l’offre de services ainsi que leur gouvernance. La disponibilité de variables linguistiques dans les bases de données nationales de santé mises en place pour fournir les meilleures données probantes s’est vite avérée un problème de taille pour documenter adéquatement les besoins en santé des communautés francophones en situation minoritaire (CFSM), dans leurs contextes régionaux spécifiques ainsi que pour la planification des services à leur intention.

L’objectif de cet article est de rendre compte de la disponibilité et de la qualité des données linguistiques dans les bases nationales d’information sanitaire et des problèmes méthodologiques qu’elles soulèvent pour l’étude de petites populations comme les francophones en contexte linguistique minoritaire dispersées sur le territoire canadien. Pour ce faire, nous examinerons différentes études qui ont traité soit directement les problèmes méthodologiques, soit eu recours aux bases de données pour leurs analyses secondaires et qui ont, de ce fait, relevé leurs potentialités et leurs limites. Dans un premier temps, nous discuterons de l’émergence du courant des données probantes, des outils mis en place pour fournir les meilleurs indicateurs et leurs limites pour l’évaluation des besoins de santé et la planification de la santé des CFSM. Ensuite, nous examinerons la question de la définition et du dénombrement des francophones, et les possibilités d’analyse et la robustesse des résultats obtenus. Enfin, nous conclurons sur le chemin parcouru en 20 ans de recherche en santé des CFSM et sur la capacité somme toute relative des systèmes officiels d’information à documenter ces communautés.

1. L’émergence du courant des données probantes

Précisons tout d’abord ce que l’on entend par données probantes, un courant qui a pris son essor dans les années 1990, notamment en médecine (« médecine fondée sur des données probantes ») pour s’étendre au domaine des politiques et de la prise de décision éclairée, fondée sur l’approche scientifique. Le Forum national sur la santé en 1997, créé par le gouvernement fédéral, soutenait que le secteur de la santé du XXIe siècle devait reposer sur une culture où les décisions seraient fondées sur des données probantes (Beaulieu, 2016). L’évaluation scientifique s’imposait d’autant plus que les systèmes de santé devenaient de plus en plus complexes et coûteux et que leur rendement même était remis en question. Les grandes organisations internationales et canadiennes en santé, tels l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) et l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS), se sont penchées sur les meilleurs indicateurs pour analyser la performance de ces systèmes. Elles ont fini par proposer des cadres d’évaluation comme outils essentiels pour élaborer des politiques et planifier des services de santé adaptés à la population. Ces cadres mettent en relation la demande (c’est-à-dire la connaissance des déterminants sociaux et des besoins de la population) et l’offre qui touchent tant la production des soins arrimés aux besoins, l’accessibilité et l’optimisation des ressources que la qualité des soins axés sur la personne, dans le continuum des soins, sécuritaires et basés sur de bonnes pratiques. On souhaitait ainsi que les systèmes de santé soient plus adaptés aux besoins, équitables, efficients et par-dessus tout qu’ils contribuent à améliorer la santé des populations (ICIS, 2013; Dubé‑Linteau et Brouard, 2022).

Pour ce faire, les gouvernements se dotent d’outils ou de systèmes d’information et d’indicateurs permettant de suivre les populations (tel le recensement), les états de santé des populations et ses déterminants (telle l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes), les hospitalisations et les maladies (telles les données administratives de la santé que gère notamment l’ICIS). Pour contribuer à améliorer la santé des individus et des populations et la prestation des services, les instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) ont déployé, en collaboration avec les gouvernements provinciaux, une stratégie de recherche orientée sur le patient. Cette stratégie suppose la disponibilité en temps opportun de données pertinentes et de qualité (Conseil des académies canadiennes, 2015).

2. Le système d’information de santé et les populations francophones

Qu’en est-il de la capacité de ces systèmes d’information sanitaire à documenter les besoins et les états de santé, la qualité et la sécurité des soins et l’équité en santé pour les populations francophones de langue officielle en situation minoritaire, de petites populations, de surcroit dispersées à travers le pays?

C’est la question que s’est posée, dès 2005, la Commission conjointe de la recherche sur la santé CNFS-SSF, composée d’équipes de recherche, de représentants et représentantes des organismes gouvernementaux et subventionnaires pour discuter des problèmes et des besoins en recherche en contexte francophone minoritaire. Par la suite, des efforts de sensibilisation ont été menés auprès des conseils subventionnaires nationaux, notamment les Instituts de recherche sur la santé du Canada (IRSC) qui ont proposé en 2005 un programme stratégique de recherche sur les communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM). Les premières équipes de recherche se sont développées ainsi qu’un réseau interdisciplinaire sur la santé des francophones codirigé par Leis et Bouchard, le RISF soutenu par les IRSC de 2006 à 2011 (Bouchard et Leis, 2008). Apparait dès lors la difficulté de documenter la santé des francophones et ses déterminants en raison surtout des faibles effectifs des enquêtes de santé et de l’absence de variables linguistiques standardisées dans la majorité des bases de données administratives de santé.

Dans ce contexte, la Commission CNFS-SSF commandait à une équipe de recherche un rapport sur les possibilités d’exploitation des bases de données administratives[2] et d’enquêtes nationales de santé[3] et d’analyses des déterminants de la santé des CFSM (Gaboury et al., 2009). Le rapport recensait quelques bases de données d’enquêtes, principalement de Statistique Canada (24), et de données administratives de santé, principalement de l’ICIS (7), qui pouvaient servir à étudier les déterminants et l’état de santé des CFSM, les ressources humaines de la santé et les services. Il dénombrait également une douzaine de publications d’analyses secondaires effectuées à partir de ces bases de données de 1995 et à 2008. Le rapport identifiait plusieurs défis et problèmes majeurs à résoudre, notamment la nécessité de remédier à l’absence ou à l’insuffisance de variables linguistiques dans la plupart des bases de données administratives de santé et dans diverses enquêtes menées par Statistique Canada et d’autres organismes gouvernementaux. Les principales sources de données de santé ne contiennent pas toujours des variables linguistiques, et lorsque c’est le cas, elles ne sont pas standardisées, ce qui constitue une limite importante. D’autres défis incluaient l’absence de variables liées à la langue de communication avec les professionnelles et professionnels de la santé, la petite taille d’échantillon des CSFM, souvent insuffisante pour générer des statistiques précises et valides, surtout au niveau régional. Enfin, le rapport soulignait la nécessité de renforcer la capacité de recherche sur la santé des CFSM.

Ainsi, le rapport se concluait sur diverses recommandations, dont l’inscription par les provinces de l’identité linguistique dans le dossier santé; le suréchantillonnage des CLOSM au cours des prochaines enquêtes nationales sur la santé; l’appariement de bases de données contenant des variables linguistiques aux bases de données de santé d’intérêt; le déploiement d’une stratégie sur la vitalité communautaire basée sur des données factuelles et sur de la recherche soutenue et la création d’un fonds permanent de subvention de recherche sur les CLOSM (Gaboury et al., 2009). Ces recommandations ont été portées auprès d’organismes subventionnaires et gouvernementaux, notamment au Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes du Canada de 2007[4] qui avait retenu l’inscription de l’identité linguistique sur la carte santé et le suréchantillonnage des CLOSM au cours des prochaines enquêtes comme recommandations officielles au gouvernement du Canada (Chambre des communes, 2007). Où en sommes-nous vingt ans plus tard?

2.1 La définition et le dénombrement des communautés francophones en situation minoritaire

Définir les communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) pose un problème non seulement théorique et méthodologique mais aussi politique (Charron, 2014). En effet, qui sont les francophones dans le Canada officiellement bilingue et multiculturel d’aujourd’hui? Comment le concept même de communautés de langue officielle en situation minoritaire s’est-il imposé? À cet égard, le recensement canadien constitue la plus importante source de données linguistiques. Il comprend aujourd’hui sept variables linguistiques qui ont été affinées au fil du temps. Dès 1901, deux questions démolinguistiques apparaissent : la langue maternelle et la connaissance des langues officielles; en 1971, la langue parlée le plus souvent à la maison; en 1991, la connaissance des langues non officielles et la première langue officielle parlée; en 1996, autre(s) langues parlée(s) régulièrement à la maison; en 2001, la langue utilisée le plus souvent au travail et autre(s) langue(s) utilisée(s) régulièrement au travail (Corbeil et Paez Silva, s.d.).

Lorsque fut introduite en 1971 la politique sur le multiculturalisme (menant à la Loi sur le multiculturalisme de 1988), mentionne Corbeil (2010), il est devenu important pour les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux de s’intéresser à la première langue officielle parlée par les personnes immigrantes. Une partie de celles-ci ne pouvant être désignées anglophones ou francophones en utilisant le critère de la langue maternelle, il importait d’estimer la population susceptible d’utiliser l’une ou l’autre des langues officielles pour ses services. Le Règlement sur les langues officielles – communications avec le public et prestation des services de 1991 – définit la population de la minorité francophone ou anglophone en fonction de la première langue officielle apprise et encore comprise[5]. Ainsi, la variable de la première langue officielle parlée(PLOP) est devenue la référence pour définir l’appartenance à une communauté de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM)[6].

Pour s’y retrouver, l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML) a produit quatre rapports ayant pour objectif de circonscrire les CLOSM à partir des données sur les langues des recensements de Statistique Canada de 2001, 2006, 2011, 2016 (Guignard Noël et Forgues, 2020; Guignard Noël et al., 2014 ; Forgues et al., 2009; Forgues et Landry, 2006). Ces rapports ont alimenté la réflexion sur les méthodes statistiques utilisées pour dénombrer les francophones vivant en situation minoritaire en apportant un éclairage sur la pertinence, les avantages et les désavantages reliés à chacune des méthodes. La variable PLOP est recommandée pour une estimation plus inclusive du nombre de francophones, particulièrement dans le contexte d’une hausse démographique résultant de l’immigration. Dans cette veine, le gouvernement de l’Ontario annonçait en 2009 l’adoption d’une définition plus inclusive de la population francophone (DIF)[7] pour englober les nouveaux arrivants qui n’ont pas le français comme langue maternelle, mais qui en ont la connaissance (Gouvernement de l’Ontario, Office des affaires francophones, 2009). Subséquemment, la proportion de francophones en Ontario passait de 4,4 à 4,8 % (Guignard Noël et Forgues, 2020). Les organismes francophones optent généralement pour cette définition inclusive de francophone (DIF).

Si le recensement fournit d’excellentes variables linguistiques permettant d’étudier différentes typologies des communautés, ou dimensions de leur vitalité communautaire (Charron, 2014; Belkhodja et al., 2012; Gilbert, 2010; Gilbert et al., 2005), ou encore d’établir différents profils sociodémographiques (comme ceux réalisés par l’équipe de recherche de la direction générale des langues officielles de Patrimoine canadien[8]), les bases de données de santé n’offrent pas autant de choix pour définir les groupes linguistiques. Par contre, l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (ESCC) inclut les principales variables linguistiques : la langue dans laquelle on peut soutenir une conversation, la langue maternelle, la langue parlée à la maison, la langue de l’entrevue, la langue de préférence. Bien qu’elle puisse être dérivée de la langue dans laquelle on peut soutenir une conversation, la connaissance des langues officielles a été nommément introduite en 2011. Quant aux données administratives de la santé, pour quelque 25 bases examinées sur 91, les variables linguistiques captées varient d’une base à l’autre et se résument, selon la base de données, soit à la langue parlée et comprise par le bénéficiaire, soit à la langue parlée à la maison ou sur une base régulière, soit à la langue préférée, soit à la langue maternelle, soit à la connaissance des langues officielles (Batista et al., 2019). Quelques bases de données constituées par des ordres professionnels de la santé identifient l’identité linguistique de leurs membres. Par exemple, la base de données des médecins identifie la langue officielle du médecin en fonction de la langue de correspondance demandée ou la langue de facturation, tandis que la base de données des physiothérapeutes utilise la connaissance des langues officielles. Comme l’inscription d’une variable linguistique n’est pas obligatoire dans ces bases de données, elle n’est donc pas collectée systématiquement, ni de manière standardisée, ni même validée (Gaboury et al., 2009).

2.2 Le choix des variables linguistiques pour une définition juste des francophones

Quelles variables linguistiques seraient les plus pertinentes pour définir les communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) et leurs besoins quant à la planification des services de santé ? Un énoncé de position commune sur la variable linguistique du Regroupement des Entités de planification des services de santé en français de l’Ontario[9] (2013) recommandent d’identifier les francophones au moyen de deux variables linguistiques, soit la langue maternelle et pour les locuteurs et locutrices d’une langue maternelle autre, la langue officielle dans laquelle on est le plus à l’aise. Le Regroupement s’est également prononcé sur une variable parfois présente dans les bases de données : la langue de préférence. Il soutient que les données issues de cette variable ne sont pas fiables pour la planification parce que « dans un moment de vulnérabilité, tel qu’un problème de santé, les francophones ne demandent pas leur service en français, de peur que leur préférence linguistique affecte négativement l’offre de services quant à la qualité, l’accessibilité à toutes les options de traitement, les délais de traitements, ou autres » (Regroupement, 2013, p. 6). Le Regroupement suggère de remplacer le terme « préférence » par « plus à l’aise » dans la formulation de la question à poser (dans quelle langue êtes-vous le plus à l’aise de recevoir vos services de santé?). Bien que pertinente pour l’évaluation de la qualité des services, la langue de préférence est le fait d’une demande exprimée, donc changeante selon le contexte et non nécessairement du besoin de services de santé en français. Ainsi, pour le Regroupement, la langue de préférence ne détermine pas l’identité linguistique, elle ne peut se substituer à la langue maternelle et à la connaissance des langues officielles comme variables d’identification des francophones, mais peut éventuellement s’y ajouter.

En appui à cet argument selon lequel la langue de préférence peut être contextuelle, d’autres études révèlent que, majoritairement, les francophones hésitent à demander des services en français à moins que ceux-ci ne leur soient offerts directement (Giguère et Conway, 2014; Forgues et al., 2011) et que ces personnes sont moins susceptibles de les demander dans des contextes où ils sont justement très difficiles à obtenir (Gagnon-Arpin et al., 2011).

Par ailleurs, Gauthier et al. (2022) ont réalisé une sous-analyse de leur étude randomisée comparant deux pratiques de navigation de soins pour examiner de quelle façon deux définitions de « francophones » peuvent influencer l’interprétation des résultats de recherche, ici la langue maternelle et la langue de préférence. Dans cette étude, la probabilité de recevoir un service en français était plus grande si la variable langue de préférence s’ajoutait à la variable langue maternelle. Le pourcentage passait de 30 à 56 %. Bien que cette variable puisse avoir une certaine importance en recherche, les auteurs considéraient toutefois que ce résultat ne prenait pas en compte certains éléments contextuels, dont la préférence de certains francophones pour des services en anglais (en effet, un faible pourcentage des répondantes et répondants de langue maternelle française avait coché le français comme langue de préférence). Différentes hypothèses étaient soulevées : le niveau de confort plus grand en anglais, le fournisseur de soins préféré était anglophone, le service était perçu comme plus accessible, les accompagnateurs préféraient l’anglais, le dernier service reçu était en anglais. La langue de préférence, en plus de l’identifiant langue maternelle, ajoute une plus grande probabilité de recevoir ses services en français. Par ailleurs, cette variable risque d’être plus déterminée contextuellement, ce qui rejoint les observations du Regroupement des Entités de planification dans leurs recommandations quant aux variables linguistiques à privilégier pour identifier les francophones.

En recherche, le choix d’une ou plusieurs variables linguistiques dépend de la problématique que l’on veut aborder. Si l’on veut se pencher sur les barrières linguistiques entre intervenant et usager, il est opportun de pouvoir distinguer les locuteurs francophones unilingues de ceux qui sont bilingues, et de ceux qui seraient considérés comme allophones sans connaissance des langues officielles. La variable connaissance des langues officielles s’avère ici utile pour cibler une population francophone ou allophone plus en mesure de connaître des barrières linguistiques. D’autre part, la littérature nous enseigne que même une personne bilingue peut, en état de stress et de vulnérabilité, perdre ses moyens en langue seconde et que le déclin cognitif peut conduire à la perte de la langue seconde (Sauvé-Schenk et al., dans ce numéro). Il est donc important de pouvoir choisir selon un certain nombre de variables linguistiques pour cerner différentes dimensions d’une problématique.

3. Les différents usages des variables linguistiques en recherche et les problèmes méthodologiques

Dans cette section, nous examinerons quelques études phares ayant eu recours aux données du recensement, de l’ESCC et de bases administratives de santé pour en saisir les potentialités d’analyse et les limites quant aux communautés francophones en situation minoritaire.

Le recensement

L’Enquête post censitaire sur la vitalité des minorités de langue officielle de 2006 (EVMLO)[10] constitue l’une des plus importantes sources d’information pancanadienne. Cette enquête sur le vécu et les comportements langagiers, tant dans la sphère privée que publique, dont celle de la santé, portait sur l’importance du respect des droits linguistiques, la langue dans laquelle certains services de santé étaient obtenus, l’importance accordée à l’obtention de ces services dans sa langue et la difficulté perçue à les obtenir (Corbeil et al., 2007). La définition de la population des communautés linguistiques en situation minoritaire (CLOSM) était basée sur les réponses à des questions visant à identifier la langue maternelle, la connaissance des langues officielles et la langue parlée le plus souvent à la maison. De l’avis des auteurs, en dépit du grand potentiel analytique de l’EVMLO, celle-ci comportait tout de même des limites. Le degré de raffinement géographique a dû être limité à celui des provinces, et pour le Nouveau-Brunswick et l’Ontario, plus dense en population francophone, aux grandes régions pour lesquelles il était possible d’obtenir des estimations fiables. Elle ne permet pas non plus de distinguer l’expérience des personnes vivant en milieu urbain de celles vivant en milieu rural.

Le recensement et l’EVMLO ont permis quelques tentatives intéressantes de modélisation de l’offre et de la demande de services en français. Giguère (2013; 2014) utilise deux variables de l’EVMLO qui demandaient aux participantes et participants des CLOSM de s’exprimer sur l’importance de recevoir des services dans leur langue officielle (demande) et pour ceux qui jugent que c’est important, de s’exprimer sur la difficulté de les obtenir (offre déficiente). Avec ce modèle d’analyse, l’offre se situait systématiquement en deçà de la demande, quelle que soit la masse critique de francophones. Dans une autre étude, recourant aux mêmes variables, Gagnon-Arpin et al. (2011) établissent une relation significative entre le fait d’être moins à l’aise de demander ses services de santé en français lorsqu’on dit éprouver de la difficulté à les obtenir. Warnke et Bouchard (2013), partant des données du recensement de 2006, ont créé un indicateur synthétique régional pour mesurer la capacité du système de santé à fournir un accès équitable aux professionnelles et professionnels de la santé pour les CLOSM. Cet indicateur compare l’accès potentiel de la population de langue officielle minoritaire à la majorité linguistique (demande) pour 22 professions, dont le travail nécessite de communiquer avec leur patientèle dans un but diagnostique ou thérapeutique (offre). La population CLOSM de 10 des 13 provinces ou Territoires était désavantagée quant à l’accès à des professionnels capables de les desservir en langue minoritaire.

Giguère et Conway (2014) ont repris cette méthode pour comparer le nombre de médecins parlant une langue (offre) et le poids démographique de population de langue maternelle parlée à la maison (demande) en Colombie-Britannique. De loin, le français venait au premier rang du potentiel d’offre de services médicaux (1 161 médecins en 2014 déclaraient pouvoir parler le français). Timony et al. (2013; 2022) ont de leur côté exploré la distribution de pharmaciennes et pharmaciens ou de médecins en Ontario déclarant pouvoir parler français, et ont constaté que ceux-ci avaient tendance à exercer dans des communautés où la population francophone était moins nombreuse, dans le sud de la province plutôt que dans le nord, de plus mal servie. La plus grande limite de ces études est que, si elles permettent d’évaluer une offre potentielle de services, elles ne relient pas le professionnel au bénéficiaire. Une autre limite concerne les données autodéclarées : même si on dit connaître la langue minoritaire, cela ne signifie pas que le professionnel de la santé l’utilisera, de fait. Selon un rapport de Statistique Canada, en excluant les travailleuses et travailleurs de la santé de Moncton, Sudbury et d’Ottawa, seulement une petite proportion des autres travailleurs de la santé qui connaissent la langue minoritaire déclarent l’utiliser à leur travail (Paez Silva et Cornelissen, 2021).

L’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (ESCC)

L’ESCC est une enquête transversale qui vise à recueillir des renseignements sur l’état de santé, l’utilisation des services de santé et les déterminants de la santé de la population canadienne. Elle est menée depuis 2001 auprès d’un grand échantillon de répondants (environ 65 000 par année) et conçue pour fournir des estimations fiables à l’échelle des régions sociosanitaires du Canada[11]. L’ESCC a été largement explorée par l’équipe de Bouchard au travers d’une trentaine de publications (articles et rapports), dont l’article pionnier de 2009 (Bouchard, Gaboury, Chomienne, Gilbert et al., 2009). Avec la collaboration du groupe d’analyse et de modélisation de la santé de Statistique Canada, l’équipe de recherche voulait vérifier si la situation linguistique minoritaire par-delà les déterminants socioéconomiques influençait négativement les états de santé perçus. Pour ce faire, elle a dû d’abord définir les groupes linguistiques en créant un algorithme qui permettait de filtrer les individus à partir d’une combinaison de variables linguistiques alors présentes dans l’ESCC : la langue de conversation, la langue maternelle, la langue de l’entrevue et la langue de contact préférée lors de l’enquête. Ainsi, trois groupes linguistiques avaient été créés : les francophones, les anglophones et les allophones. Le filtre permettait de diviser les personnes bilingues dans chacune des catégories linguistiques.

Dans cette étude, la population francophone était considérée dans son ensemble en contexte linguistique minoritaire hors Québec. Pour accroitre la taille de l’échantillon et la robustesse des résultats, deux cycles de l’ESCC avaient été agrégés. Cette méthode a été plus longuement discutée dans un article ultérieur comme moyen de remédier aux problèmes soulevés par l’analyse de petites populations, comme les CFSM (Makvandi et al., 2013). On y discutait des difficultés liées aux erreurs d’enquête (d’échantillonnage et non dues à l’échantillonnage) qui influent sur la précision et l’exactitude des estimations. On posait également le problème du nombre élevé de valeurs manquantes dans certaines catégories pouvant sous-estimer les proportions réelles. La combinaison de cycles de l’ESCC permettait de désagréger les données un peu plus finement, par province (Bouchard, Sampasa-Kenyinga et al., 2018; Bouchard, Gaboury, Chomienne et Gagnon-Arpin, 2009), par sous-régions (Bouchard et al., 2021) ou par sous-groupes de populations, dont les hommes, les femmes (Bouchard, Makvandi et al., 2014), les personnes ainées (Bouchard, Sedigh et al., 2014). Il fallait par ailleurs s’assurer que les variables soient définies de la même façon d’un cycle à l’autre[12], comme il fallait considérer que les résultats obtenus ne reflétaient pas une population réelle à un moment donné (comme le veut l’ESCC), mais une moyenne donnée sur une période donnée. Pour l’étude des personnes âgées en Ontario, Bouchard et al. (2014) avaient combiné les cycles de l’ESCC de 2001 à 2009. Cela a permis d’en dresser un portrait dans trois grandes régions ontariennes, soit le Nord; l’Est et le Sud-Est; le Centre et le Sud-Ouest. Néanmoins, une période combinée de 9 ans, même si la stabilité de certaines données sociodémographiques était vérifiée, peut susciter avec raison certaines critiques justifiées. Le défi était de pouvoir fournir une information, même si elle était imparfaite, plutôt que de n’en fournir aucune.

En matière de limites, en combinant les cycles (par exemple, quatre plutôt que deux, selon la pratique de Statistique Canada), l’analyse géographique demeure tout juste acceptable même pour les provinces autres que l’Ontario et le Nouveau-Brunswick et plusieurs indicateurs pertinents ne peuvent être utilisés. Comme l’ESCC est une enquête transversale, elle ne permet pas d’établir de relation de causalité. Enfin, les données reposent sur des évaluations autorapportées plutôt que sur des mesures dites objectives, des biais peuvent alors s’ensuivre. Par exemple, les personnes interviewées au téléphone auraient tendance à surévaluer leur état de santé par rapport à celles interviewées en personne (St-Pierre et Béland, 2004 cité par Bouchard, Gaboury, Chomienne, Gilbert et al., 2009).

L’ESCC produit aussi des cycles thématiques, comme ceux sur la santé mentale en 2002 et en 2012. Ces cycles spéciaux occasionnels par rapport à la composante annuelle reposent sur de plus faibles échantillons (environ 25 000 personnes pour celui sur la santé mentale) et ne permettent pas d’analyses provinciales des CFSM qui ne peuvent être considérées que dans leur ensemble sans égard à leurs contextes de vie spécifiques (Bouchard, Colman et al., 2018, Bouchard et al. 2019).

Les données administratives de la santé

La capacité d’analyse secondaire des données administratives de la santé pour les CFSM a été explorée plus récemment par une équipe conjointe de l’Institut du savoir Montfort et de l’Institute of Clinical and Evaluative Science (ICES). Quelques articles ont été publiés à ce jour portant sur les problèmes de discordance linguistique et son impact sur la qualité et la sécurité des soins, principalement dans les établissements de soins de longue durée (voir Reaume et al., dans ce numéro). L’une des principales bases de données pour ces analyses provient de l’Instrument d’évaluation des résidents – services à domicile (RAI-HC) (Resident Assessment Instrument-Home Care). Celle-ci contient la variable linguistique « langue principale que le client parle ou comprend ». On utilise également la base de données du Collège des médecins et chirurgiens de l’Ontario qui demande à leur membre dans quelle langue ils peuvent offrir des services. Bien que ces analyses démontrent des potentialités d’analyse des CFSM, leur plus grande limite pour l’étude de la discordance linguistique est de devoir procéder par « proxy », car il n’existe pas de données sur la langue d’interaction entre professionnels de la santé et bénéficiaires dans des situations concrètes de soins. L’identification des francophones pourrait être parfois faussée en raison d’une mauvaise classification, de biais d’observation, d’erreurs de codage et de discordance linguistique même durant l’évaluation, parce que les intervieweurs seraient principalement anglophones. La langue du médecin n’est pas non plus une variable validée. Également, les outils d’évaluation de l’état fonctionnel du RAI n’ont pas été validés en français, par exemple l’échelle de performance cognitive (Seale et al., 2022; Reaume et al., 2020; 2022; Batista et al., 2021; Riad et al., 2020).

Si ces bases de données soutiennent avec certaines limites la recherche, elles ne permettent pas de soutenir la planification de la santé, à une échelle locale, là où les besoins s’expriment. Le Réseau des services de santé en français de l’Est de l’Ontario (Réseau)[13], en collaboration avec le Réseau local d’intégration des services de santé (RLISS) de Champlain, deux organisations qui ont pour mandat la planification régionale des services de santé, a procédé à une analyse de la présence de variables linguistiques dans les bases de données utilisées en planification des services de santé. Sur 19 bases de données administratives de santé couramment utilisées par le RLISS, sept bases collectent une ou plusieurs variables linguistiques, mais l’information n’était pas accessible pour cinq d’entre elles et inconstante dans le cas de deux autres (RSSFEO, 2012). C’est donc dire que ces organisations de planification de la santé n’avaient pas les données factuelles pour évaluer les besoins des francophones, ni pour bien les servir.

4. L’amélioration des capacités d’analyse des CFSM : vers de meilleures données probantes

Trois pratiques actuelles offrent un grand potentiel afin de produire de meilleures données probantes pour la recherche, mais surtout pour la planification des services de santé en français : 1) le couplage des données; 2) l’inscription de l’identité linguistique sur la carte santé; et 3) la création d’une nouvelle base de données sur la capacité organisationnelle d’offre de services de santé en français.

Le couplage de données d’enquêtes sur la santé de Statistique Canada à des données administratives provinciales permet d’obtenir des ensembles de données fort utiles qui peuvent fournir des réponses à des questions de recherche auxquelles séparément, elles ne peuvent répondre (DAS, 2017). En effet, plusieurs bases de données administratives ne contiennent aucune variable linguistique ni d’informations sociodémographiques ou comportementales alors que l’ESCC ou encore le recensement en contiennent. L’intégration de différentes bases de données constitue un bond substantiel quant aux analyses de santé plus fines. Plusieurs bases de données appariées se trouvent désormais disponibles dans les centres universitaires de données de la recherche de Statistique Canada.

Une initiative remarquable a été celle du Manitoba Center for Public Health, un centre d’excellence en recherche qui a développé un entrepôt de données administratives et d’enquêtes sur la santé de la population au nom de la province du Manitoba afin de soutenir l’élaboration de politiques, de programmes et de services fondés sur des données probantes. En appariant plusieurs bases de données, l’équipe de Mariette Chartier a pu créer une cohorte d’environ 40 000 Manitobaines et Manitobains francophones. Un important rapport sur la santé et l’utilisation des services de santé des francophones du Manitoba en a émané (Chartier et al., 2012).

La solution la plus porteuse pour obtenir de meilleures données sur les francophones est celle d’inscrire l’identité linguistique sur la carte santé, comme le revendiquent les réseaux de Société Santé en français, ce qui permettrait de relier la variable linguistique aux systèmes de données administratives de la santé. À l’échelle canadienne, un travail remarquable de sensibilisation auprès des décideurs et des acteurs clés des systèmes de santé des 13 provinces et territoires a été entrepris en vue de souligner l’importance de la collecte de données sur les francophones et de leur intégration aux bases de données nationales servant à la planification des services (RSSFEO, 2016). Ainsi, en 2016, le gouvernement provincial de l’Île-du-Prince-Édouard a adopté une nouvelle carte santé bilingue (Savard et al., 2019). En Ontario, le gouvernement provincial a annoncé dans le Budget de l’Ontario 2018 que l’identité linguistique des bénéficiaires seraient désormais saisie à l’aide du système gérant la carte santé de l’Ontario, mais aucun engagement n’a été pris depuis (Regroupement, 2018; RSSFEO, 2018). Les Territoires du Nord-Ouest l’ont inscrite en 2021 (Réseau TNO Santé, s.d.) et la Nouvelle-Écosse en 2022 (Réseau Santé Nouvelle-Écosse, 2022).

Enfin, dans la foulée de cette sensibilisation auprès des gouvernements, le Réseau des services de santé en français de l’Est de l’Ontario, qui est aussi une Entité de planification des services de santé en français a créé OZi, une cueillette et nouvelle base de données, pour combler les carences d’information et de données sur les services en français. Pour le Réseau, « seules des informations fiables sur la santé des francophones ainsi que sur l’offre de services disponibles permettront de planifier des services accessibles. Or, cette planification repose nécessairement sur des mécanismes rigoureux et standardisés de collecte de données, sur des analyses approfondies de la capacité du système, ainsi que sur la mise en place d’indicateurs capables de mesurer la qualité des services en français » (RSSFEO, 2016, p. 4). Ainsi, en collaboration avec le ministère de la Santé de l’Ontario, il a mis sur pied une collecte de données auprès des fournisseurs de soins (RSSFEO, 2018). Quelque 1500 fournisseurs de soins ont été enquêtés depuis 2017. Une quinzaine d’indicateurs permettent de surveiller la performance du système de santé à l’égard des services de santé en français (Scullion et al., dans ce numéro; RSFFEO, 2018). OZi a également été déployé au Manitoba (voir les tableaux de bord et les rapports sur les services de santé en français propulsés par OZi : https://sante-closm.ca/).

5. Discussion

Que peut-on conclure de la capacité des systèmes d’information à documenter les états de santé et l’offre de services pour les communautés francophones et à répondre de la performance des systèmes de santé à leur égard?

Tout d’abord, une définition standardisée des francophones est-elle nécessaire? Pour la recherche, les disparités de variables linguistiques et de définition de la population entre les bases de données rendent difficiles les comparaisons d’une étude à l’autre. Concernant la planification de la santé, il est indispensable de bien capturer la population qui a besoin de services de santé en français. Faut-il une ou plusieurs variables linguistiques pour bien définir la population à l’étude? Dans le contexte de mondialisation et d’immigration croissante, la population francophone n’est plus la communauté canadienne-française traditionnelle définie par la langue maternelle. S’ajoutent des populations qui n’ont pas le français comme langue maternelle, mais qui le connaissent. La connaissance des langues officielles du pays et par conséquent des langues de communication dans les services publics et gouvernementaux est une nouvelle variable nécessaire. L’indice PLOP, composée des trois variables, soit la connaissance des langues officielles, la langue maternelle et la langue parlée à la maison, pourrait être l’étalon standard et devrait alors se retrouver dans toutes les bases de données administratives et d’enquêtes de santé. Ces trois variables permettent de cerner à la fois les dimensions ethnoculturelles et les compétences linguistiques vis-à-vis des langues officielles, et ainsi de formuler différentes questions de recherche.

Quant à la capacité actuelle des systèmes d’information sanitaire à documenter les CFSM, l’ESCC de Statistique Canada, considérée comme l’enquête populationnelle de référence pour suivre différents indicateurs de santé à l’échelle de régions sanitaires, offre certes des possibilités, mais elles demeurent limitées. Une enquête transversale est conçue pour établir un portrait à un moment donné, ce qui n’est pas possible pour les CFSM à moins de combiner plusieurs cycles. Là se pose la légitime question d’un nombre acceptable de cycles à combiner sans soulever le problème de la validité des résultats. Mais encore là, les données sont difficilement désagrégeables à l’échelle des provinces (à l’exception de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick), et encore moins à l’échelle régionale, là où s’exerce concrètement la planification de la santé et où l’on trouve réponse aux besoins de la population. De plus, la taille des échantillons pose problème et influe sur la validité des résultats lorsqu’il s’agit de croiser les variables sociodémographiques avec les principaux indicateurs de santé pour effectuer de réelles analyses contextuelles de la santé et prendre en compte les réalités locales. L’étude de sous-groupes, dont les personnes ainées francophones, population vieillissante de surcroit, demeure extrêmement difficile alors qu’il s’agit d’un des groupes prioritaires pour l’évaluation des besoins et la planification des soins à leur intention. Le suréchantillonnage des francophones lorsque Statistique Canada mène ses enquêtes pourrait être une solution, mais celle-ci serait de nature politique, puisque ce sont différents partenaires, dont les gouvernements provinciaux, qui paient pour leur réalisation. L’enquête post censitaire qui a heureusement été reprise en 2021 nous fournit une matière comparative sur l’évolution des comportements langagiers, mais il subsistera sans doute des limites d’exploitation géographique comme ce fut le cas en 2006.

Les quelques bases de données administratives de santé qui comportent des variables linguistiques offrent des potentialités d’analyse des CFSM, mais elles sont fondamentalement limitées pour l’étude des barrières linguistiques par l’absence de données linguistiques sur les compétences des langues officielles de la main d’oeuvre en santé. Seulement quelques ordres professionnels recueillent des données linguistiques. Demers et al. (s.d.) recensent sept ordres professionnels sur 44 enquêtés qui collectent une information linguistique auprès de leurs membres et rendent cette information publique (médecins, infirmières, pharmaciens, psychologues, physiothérapeutes, thérapeutes du travail, travailleurs sociaux). En Ontario, il existe une norme minimale de données, imposée par la loi, pour la collecte de données sur le personnel de santé, y compris les données linguistiques. Faudrait-il des normes nationales à cet effet? L’ICIS a produit en 2022 une modernisation du fichier minimal de données sur les ressources humaines de la santé dans le but justement de normaliser la cueillette de données pancanadiennes sur la main-d’oeuvre de la santé. La langue dans laquelle on serait capable d’offrir des services figure parmi les éléments de données de base (ICIS, 2023). Dans tous les cas, il serait nécessaire de connaitre les milieux de pratiques de ces professionnels afin de pouvoir les relier adéquatement aux patients et patientes. Il faudrait aussi envisager la possibilité d’apparier ces bases de données à celles des données administratives de la santé pour mieux étudier l’offre de services en langue minoritaire par secteurs de soins, par exemple.

Les capacités organisationnelles d’offre de services en français ne sont pas capturées par les systèmes officiels d’information sanitaire, c’est pourquoi on a vu la nécessité de bâtir de toute pièce une collecte et une nouvelle base de données. Par contre, les mécanismes de pérennité et d’engagements des gouvernements provinciaux envers l’offre de services en français sont aussi sujets à des considérations politiques.

L’inscription de l’identité linguistique sur les cartes de santé s’avère une solution porteuse, car elle permet de relier cette identité linguistique à l’ensemble des données administratives de santé. Toutefois, seuls quelques gouvernements ont adopté cette pratique, et l’Ontario, la province comptant le plus grand nombre de francophones, n’a toujours pas emboîté le pas malgré une motion à cet égard, présentée en 2018.

Enfin, l’accès aux données linguistiques existantes doit se faire par l’intermédiaire des centres universitaires de données de recherche de Statistique Canada ou en Ontario de l’ICES, ce qui demande des qualifications de chercheurs et des subventions de recherche pour les utiliser. Or les chercheurs et chercheuses en contexte francophone minoritaire ont souvent des conditions moins favorables à la recherche. Il faut ajouter à cela que les programmes de financement de la recherche pour les CLOSM, comme celui des IRSC de type catalyseur ou encore celui du CNFS destiné à la réalisation de projets pilotes, ne permettent pas de consolider un réseau de recherche ni de soutenir une infrastructure de recherche tel que le modèle des Réseaux d’excellence en santé qui ont mené à des avancées substantielles dans différents domaines de recherche. Comme l’écrivait Monique Bégin, ancienne ministre fédérale de la Santé et du Bien-être social, dans un éditorial du Journal de l’association médicale canadienne (2009), le Canada semble être le champion des projets pilotes perpétuels. Ces activités étaient certes nécessaires (en raison de leur potentiel d’innovation), mais si elles n’arrivent pas à s’inscrire dans une certaine durabilité, elles ne permettent pas de faire progresser efficacement les pratiques en soins de santé. Selon Bégin, cette façon de faire a entrainé deux tragédies : du gaspillage de temps, d’énergie et de talent et un fonctionnement en silo, sans mécanismes de collaboration horizontale qui assureraient le partage de leçons tirées de divers projets. Un réseau de recherche collaborative et d’application des connaissances, un observatoire de la santé en contexte linguistique minoritaire consoliderait une réelle capacité de recherche et de mobilisation des connaissances.

Conclusion

Le principal constat qui ressort de cet exercice est que la capacité d’analyse de la santé des communautés francophones en situation minoritaire demeure limitée à ce jour, en dépit des nombreuses recommandations émises par diverses instances depuis au moins deux décennies. Ces recommandations ne sont pas toujours suivies et les budgets alloués ne sont pas toujours disponibles même quand il y a volonté de les adopter. Il est difficile d’anticiper de meilleures prestations de service pour les CFSM si nous ne sommes pas en mesure d’étudier celles-ci adéquatement. Afin d’envisager un meilleur avenir à cet égard, nous avons identifié trois pistes à poursuivre.

Premièrement, il est absolument prioritaire de promouvoir et de poursuivre les trois pratiques encourageantes que nous avons déjà identifiées, soit le couplage de données, l’inscription de l’identité linguistique sur la carte santé et le maintien de la nouvelle base de données sur la capacité organisationnelle d’offre de services de santé en français. Chacune de ces initiatives détient un haut potentiel pour améliorer les capacités d’analyse sur les CFSM. À titre d’illustration, tout échantillon peut être grandement bonifié par des données administratives. Pour ce faire, cependant, il est nécessaire de créer le cadre légal permettant le partage de données entre les nombreux ministères fédéraux, provinciaux et autres instances publiques ou parapubliques. L’inscription de la variable linguistique sur la carte santé est un exemple frappant. Dans la réalisation d’une enquête, chaque question peut coûter des milliers de dollars, il est donc plus efficace de ne pas poser des questions si les données existent déjà dans une base de données administratives (ou si les données pouvent être facilement colligées par une instance gouvernementale). L’épargne potentielle de coût pourrait être utilisée pour augmenter la taille d’échantillon.

Deuxièmement, dans le meilleur des mondes, l’analyse de la santé des CFSM nécessiterait des données géographiques fines. Or, il n’est actuellement pas possible d’effectuer des analyses sous l’échelle de la province ou des régions sociosanitaires. D’ailleurs, ces analyses sont seulement possibles si les équipes de recherche sont prêtes à assumer le compromis méthodologique de fusionner des cycles d’enquêtes. Malheureusement, des analyses à l’échelle provinciale sont insuffisantes pour identifier les besoins des communautés francophones en matière de services de santé au niveau municipal ou régional. Des limites méthodologiques que nous avons identifiées, celle-ci nous apparait la plus insurmontable et insoluble, car le manque d’investissement dans la collecte de données géographiques au Canada est bien connu. Ainsi, il nous semble plus réaliste à court terme d’encourager une série d’études de cas sur les communautés francophones afin d’identifier les situations, les pratiques et les formes d’organisation qui favorisent une offre de services en français et une meilleure réponse à la demande. Ces études de cas, pourvu qu’elles soient bien concertées et analysées dans l’ensemble, pourraient servir de base pour la conscientisation des difficultés et l’établissement de recommandations.

Enfin, bien qu’il soit nécessaire de continuer à plaider en faveur de meilleures données, à court terme, il serait grandement bénéfique d’établir un réseau pancanadien plus solide de chercheuses et chercheurs, de centres et d’organismes engagés dans la santé des communautés francophones en situation minoritaire. Cela permettrait notamment d’établir des priorités à partir d’une vision globale. Le développement d’un réseau plus actif faciliterait également la création de projets plus ambitieux et adaptés aux besoins de l’ensemble des communautés francophones. Face aux besoins urgents de recherche, il importe d’utiliser nos ressources de manière efficiente. Il faut surtout éviter le travail en silo. Le défi particulier de l’étude des communautés francophones en situation minoritaire réside dans leur dispersion à travers les provinces et les territoires. Ce défi est d’autant plus redoutable en raison du partage complexe de compétences entre les gouvernements fédéral et provincial dans le domaine de la santé. Il serait opportun de transformer cette difficulté en un avantage grâce à une approche fédérative et solidaire. Les ressources de chaque communauté sont relativement limitées, mais leur somme est considérable, pourvu qu’elles soient unies dans un effort concerté.