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La question de la langue au Québec a fait à travers le temps l’objet de maints débats. Un exemple est celui du débat public ayant entouré l’annonce du gouvernement Charest en 2011 de l’implantation d’un programme d’anglais intensif à l’école primaire. Certains Québécois, en faveur de ce projet, insistaient sur l’importance de l’apprentissage de l’anglais dans un contexte de globalisation. D’autres citoyens s’y opposaient par crainte que ce programme nuise à la réussite des élèves et à la pérennité du français. Cet exemple de débat sur la langue en est un, parmi plusieurs, traités par Virginie Hébert dans son ouvrage de sociologie qualitative L’anglais en débat au Québec. Mythes et cadrage (2021). Cet ouvrage, issu des travaux de la thèse de l’auteure, offre une analyse des discours médiatiques tenus sur la langue anglaise et son enseignement depuis le Régime anglais afin de mettre en lumière le rapport historique conflictuel des Québécois à cette langue.

Pour procéder à son analyse discursive, l’auteure, en plus de mobiliser l’abondante littérature scientifique existante sur le sujet, examine divers documents pertinents, tels des articles de journaux, des lettres d’opinions, des billets de blogue, des discours, des allocutions, des communiqués, des rapports, des mémoires, des monographies ainsi que des reportages télévisés.

Hébert se dote d’un cadre conceptuel pour traiter ce capital de lectures. Dans le sillage des travaux d’Erving Goffman (1974), l’auteure utilise le concept de cadrage (ou cadre) qui, dans l’optique du présent ouvrage, renvoie à « la manière dont les acteurs politiques et médiatiques présentent, ou “mettent en récit”, les différents enjeux qui façonnent l’actualité, en sélectionnant certains aspects de la réalité pour les rendre plus saillants, afin de promouvoir une définition et une interprétation particulière d’un problème social » (p. 3), en l’occurrence le problème linguistique. De ce premier concept en découle un deuxième dont Hébert fait usage, c’est-à-dire celui de métacadre qui se veut un assemblage de cadres accentuant les effets de cadrage sur les esprits. Enfin, reprenant notamment les travaux du sociologue Gérard Bouchard (2014), l’auteure a également recours au concept de mythe non pas ici entendu au sens de mensonge, mais plutôt de « représentations collectives, porteuses de certaines idéologies et qui, au terme d’un long processus de mythification, sont érigées au rang de “vérités sacrées” par une société donnée » (p. 2). Le lien qui unit ce dernier concept aux autres peut se résumer au fait que les mythes agissent comme cadres implicites, leur conférant ainsi de puissants effets de cadrage, expression d’une légitimité difficilement contestable.

Du chapitre 2 au chapitre 10, Hébert met en lumière l’évolution dans le temps du débat sur la langue anglaise au Québec. Le chapitre 2 présente spécifiquement les fondations historiques de ce débat. Il faut, nous dit l’auteure, remonter aussi loin qu’à la fin du XVIIIe siècle pour identifier ce qui s’avèrera le point zéro des querelles linguistiques incessantes au Québec, soit la ratification de l’Acte constitutionnel de 1791. Si déjà avant cette date les Canadiens français subissaient l’influence grandissante de la langue anglaise, soutenue par le mythe colonial britannique de l’époque faisant l’éloge de sa supériorité et de sa destinée universelle, la question linguistique ne put devenir progressivement l’objet d’un réel débat public qu’après l’adoption de cette loi. Effectivement, l’adoption de cette loi fut à l’origine d’un espace de débat public, soit l’Assemblée législative où l’antagonisme linguistique trouva écho dans la presse d’opinion naissante.

Au chapitre 3, l’auteure expose le contexte historique dans lequel s’est par la suite inscrite cette nouvelle législation. S’il est vrai que l’Acte constitutionnel entraine dès la fin du XVIIIe siècle « la formation d’une opinion publique de langue française […] [et conséquemment] la construction d’un [certain] sentiment national » (p. 29), c’est surtout à la suite de la publication du rapport Durham (1839) et l’adoption de l’Acte d’Union (1840) scellant l’échec des rébellions (1837-1838) qu’émerge comme tel le nationalisme culturel des Canadiens français, au coeur duquel s’inscrit la question linguistique. Plus exactement, c’est face à cette volonté britannique d’anglicisation portée par un métacadre « libéralisant » ― où l’assimilation est vue comme la solution qui permettrait aux francophones de jouir des mêmes droits et libertés que les Canadiens anglais ― qu’une minorité de Canadiens français (notamment des poètes et des historiens) tentent ― dans un monde où l’anglomanie gagne les francophones ― de rallier à la cause du français le plus grand nombre. Pour ce faire, explique Hébert dans le chapitre 4, d’importants efforts de mythification seront déployés (± 1840-1867) et déboucheront sur un métacadre nationalisant tourné vers le passé, celui donc d’une prétendue nation canadienne-française conquise devant protéger ses héritages, la langue notamment, de la menace anglaise.

Ce nationalisme ultramontain dominera par la suite le paysage politique jusqu’à la fin du XIXe siècle (± 1860-1900). Mais au tournant du XXe siècle, il sera concurrencé, précise l’auteure dans le chapitre 5, par la montée en puissance dudit métacadre libéralisant remis au goût du jour dans un contexte de globalisation économique où l’anglais s’impose de plus en plus comme langue privilégiée des communications internationales et son enseignement à visée de bilinguisation est progressivement vu ainsi que réclamé ― au grand désarroi des nationalistes s’y opposant ― comme moyen de garantir l’application d’un libéralisme économique supposément source de progrès individuel et sociétal. Cette confrontation idéologique, apprend-on dans le chapitre 6, surtout en éducation, se poursuivra au Québec jusque dans l’entre-deux-guerres (1919-1942).

Dans l’après-guerre, plus exactement « cette période allant de 1957, année du Congrès de refrancisation, à 1977, année de l’adoption de la Charte de la langue française » (p. 71), nous assistons au Québec en pleine Révolution tranquille, nous dit Hébert dans le chapitre 7, à une intensification du débat linguistique autour de la question de la nécessité relative du bilinguisme et de ses effets néfastes sur le français, expression d’un réel apogée du métacadre nationalisant. La querelle linguistique dépasse le simple cadre journalistique, prenant ainsi une dimension « sociale », et la langue (française) ― portée notamment par un discours néonationaliste se voulant « objectif » ― acquiert une nouvelle dimension fondamentale, incarnant plus que jamais l’idée de nation, réel symbole du mouvement d’affirmation et de reconquêtes des Québécois.

Mais cette perception québécoise de l’anglais et du bilinguisme, dès la fin des années 1980, sera transformée, affirme Hébert dans le chapitre 8, par la montée en puissance d’un nouveau paradigme (± 1989-1994), celui d’un métacadre libéralisant de plus en plus globalisé (métacadre globalisant) et adapté au contexte international d’ouvertures des frontières de l’époque. « Dans l’esprit des Québécois, l’anglais devient un outil d’accession à la globalisation et suscite, par le fait même, un pouvoir d’attraction de plus en plus grand » (p. 99). Le métacadre nationalisant perd donc de son autorité sur la question de l’anglais et de son enseignement, mais ce n’est que le début. Selon les dires de l’auteure dans le chapitre 9, la période allant de l’année 1995 à l’année 2011 marque l’apogée de ce métacadre globalisant où de plus en plus de voix s’élèvent pour hisser la connaissance de l’anglais au rang de compétence essentielle en vue de répondre aux exigences de la mondialisation. La prégnance (et surtout l’évidence) de cedit métacadre globalisant est telle, avance Hébert dans le chapitre 10, que le Québec met le cap (± 2011-2021) sur l’anglais intensif et quiconque s’oppose à la mise en place progressive d’une mesure d’enseignement intensif de l’anglais est critiqué et discrédité.

En somme, Virginie Hébert, à la hauteur d’un important travail de recension des écrits jumelé à une application manifestement efficace de son cadre conceptuel, nous livre dans cet ouvrage une synthèse claire et exhaustive de cette longue lutte linguistique au Québec depuis le Régime anglais. Son bouquin facile d’accès, et ce, même pour les néophytes de la question linguistique, saura certainement éclairer toute personne intéressée, que ce soit dans le but de pouvoir mieux se positionner par rapport à ce débat toujours d’actualité ou tout simplement se renseigner sur le sujet. Cela dit, l’ouvrage de Virginie Hébert aurait pu bénéficier de clarifications supplémentaires quant à sa méthodologie. À l’exception des quelques informations susmentionnées sur sa méthode, il faut dire que l’auteure reste complètement silencieuse à cet égard, ne détaillant pas la manière dont elle s’y est prise pour, d’une part, sélectionner les différents documents retenus et, d’autre part, les analyser. Pour on ne sait quelle raison donc, Virginie Hébert a décidé d’omettre ces informations, informations qui forcément se retrouvent dans sa thèse doctorale et qui auraient pu intéresser le lecteur, la lectrice.