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Je voudrais dans cet article concentrer principalement mon attention sur un groupe linguistique qui, de façon générale, passe d’une certaine façon sous l’écran radar des politiques adoptées par le gouvernement fédéral : les 6,5 millions de francophones du Québec. L’État canadien dispose d’une constitution dans laquelle les communautés de langue officielle en situation minoritaire sont protégées. Avec le projet de loi C-13 (Patrimoine canadien, 2022), il tente de renforcer la Loi sur les langues officielles et fait des efforts louables pour assurer des services dans les deux langues. Il porte une attention toute particulière aux communautés francophones hors Québec. Personne ne doit s’opposer à cela. Toutes les mesures pour leur venir en aide sont essentielles et utiles. Inutile de le préciser, la situation des francophones hors Québec est bien plus difficile que celle de la majorité francophone québécoise.

Toutefois, comme nous allons le voir, même si le projet de loi C-13 reconnaît officiellement la Charte de la langue française du Québec (aussi appelée loi 101), qui « dispose que le français est la langue officielle du Québec » (2022, ch. 14, art. 2), le gouvernement fédéral ne semble pas clairement disposé à adopter des mesures particulières découlant de ce principe. Devra-t-on alors conclure que l’attention portée aux minorités francophones hors Québec n’est pas motivée par un réel souci de renforcer toutes les communautés de langue française au Canada? L’attention portée aux francophones hors Québec serait-elle motivée d’abord et avant tout par des objectifs visant à assurer l’unité nationale du pays au lieu d’être motivée par le désir de renforcer les identités francophones partout au pays?

Après avoir identifié quelques sources d’inquiétudes concernant l’avenir du français comme langue publique commune sur le territoire québécois, je vais tenter d’en expliquer les causes. Je trouverai inspiration dans les travaux des démo-linguistes René Houle et Jean-Pierre Corbeil. Je serai alors notamment amené à discuter des problèmes posés par les conséquences pour le Québec des politiques fédérales canadiennes. Ces politiques rendent difficiles l’intégration des migrants au sein d’une société qui ambitionne de faire du français la langue publique commune du Québec.

1. Le déclin du français comme PLOP au Québec

Affirmer que le français est la langue officielle du Québec devrait signifier qu’on le considère comme une langue publique commune, à savoir celle qui est principalement parlée au sein des institutions publiques communes (parlement, palais de justice, musées, bibliothèques, etc.), et qui s’appuie sur un patrimoine public matériel et immatériel commun qui est celui de ces institutions publiques communes. Cela est compatible avec la reconnaissance de la langue officielle et l’appui à la langue anglaise, aux institutions de la communauté anglophone du Québec et à son patrimoine.

Cela est aussi compatible avec le fait de reconnaître aux 11 peuples autochtones un statut égal à celui du peuple québécois, ce qui implique un statut égal à leurs langues, institutions et patrimoines[1]. Pour former une collectivité, il n’est pas nécessaire d’avoir une identité ethnique déterminée. Les gens appartenant à différents groupes ethniques, ayant différents bagages culturels et ayant différentes langues maternelles peuvent appartenir à une même collectivité nationale, car ils peuvent partager une même identité publique commune (langue, institutions et patrimoine)[2].

Le peuple québécois a donc le droit collectif de se doter d’une charte de la langue française ayant une portée quasi constitutionnelle, car cela permet de fixer des règles du vivre-ensemble au Québec[3]. Cela dit, les peuples autochtones ont aussi des droits de ce genre, tels que décrits dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007), et la minorité anglophone a de son côté elle aussi des droits consacrés.

Toutefois, la présence d’une immigration importante et toujours croissante contribue à réduire, à l’échelle du Québec, le nombre de personnes qui ont le français comme langue maternelle ou comme langue principalement parlée à la maison. Il ne faut pas s’en offusquer, car le principal indicateur de la santé d’une langue n’est pas nécessairement la langue maternelle ou la langue parlée à la maison. L’important est de s’assurer que le français puisse renforcer sa position comme langue publique commune.

L’un des indicateurs les plus importants pour mesurer la présence du français comme langue publique commune est la première langue officielle parlée (PLOP). Pour déterminer quelle est la première langue officielle parlée d’une population vivant au Canada, on tient compte de la langue maternelle et de la langue parlée le plus souvent à la maison, mais aussi de la connaissance des deux langues officielles. Selon un critère définitionnel de base, le nombre de personnes ayant le français comme PLOP s’obtient à partir de l’addition du nombre de personnes qui ont le français comme langue maternelle, et de celui des allophones (les citoyens ayant une langue maternelle tierce) qui parlent surtout le français à la maison, de même que des allophones qui parlent une langue tierce à la maison mais qui utilisent le français plus que l’anglais dans l’espace public. On peut être d’une langue maternelle tierce et parler une autre langue que l’une des deux langues officielles à la maison, et malgré tout parler principalement le français dans l’espace public.

Houle et Corbeil nous expliquent bien l’intérêt qu’il faut porter à la PLOP :

Faute d’un indicateur précis sur l’usage du français et de l’anglais dans l’espace public montréalais ou dans toute autre région caractérisée par des contacts interlinguistiques fréquents, le critère de la PLOP, malgré ses lacunes et ses limites, fournit donc une estimation que l’on pourrait qualifier de raisonnable de la langue principale des individus, ce que ne permet pas le critère de la langue maternelle.

2021, p. 9

Or, même si on retient la PLOP comme critère pour mesurer la présence du français dans l’espace public, les projections pour 2036 ne sont pas très encourageantes. En effet, selon l’évaluation faite par Houle et Corbeil (2017) et celle qu’ils ont effectuée ensuite pour l’Office québécois de la langue française (OQLF), que nous venons tout juste de citer, « même en l’absence d’immigration après 2017, le poids de la population de langue française au Québec selon la langue maternelle, la langue parlée le plus souvent à la maison et la PLOP devrait diminuer d’ici à 2036 » (2021, p. 39). Les auteurs ajoutent : « Outre la capacité de soutenir une conversation en français, qui devrait varier assez peu d’ici à 2036, la baisse du poids démographique de la population ayant le français comme PLOP serait de 2 à 5 points de pourcentage » (2021, p. 40). Le recensement de 2021 confirme déjà en bonne partie leur prédiction. De 2011 à 2021, la population dont la PLOP est le français est passée au Québec de 85,7 % à 82,2 %. Cette chute devrait être ressentie surtout dans la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal (qui inclut l’île, Longueuil, Laval et Terrebonne). On passerait dans cette région de 75 % à 71 % de gens ayant le français comme PLOP[4]. Le recensement de 2021 indique que ce plancher est déjà atteint (71,3 %) (Statistique Canada, 2022).

On ne saurait le souligner avec assez d’insistance. Même si on fait abstraction de la baisse de la proportion des citoyens ayant le français comme langue maternelle ou parlant principalement le français à la maison, la proportion des citoyens ayant le français comme PLOP risque elle aussi de baisser d’ici 2036, et ce, même en faisant abstraction de toute immigration. Cela ne veut pas dire que l’immigration n’est pas le facteur le plus important, car il l’est déjà et il le sera de plus en plus dans les prochaines années. La remarque de Houle et Corbeil vise seulement à souligner que l’immigration n’est pas le seul facteur qui explique la baisse du pourcentage des personnes ayant le français comme PLOP.

Une mise en garde s’impose toutefois immédiatement. Le critère de la PLOP n’est qu’un critère approximatif permettant de mesurer la présence du français dans l’espace public. Les auteurs le soulignent eux-mêmes très clairement :

Toutefois, cela ne signifie pas pourtant que l’usage du français dans la sphère publique connaîtrait une baisse de la même ampleur. Lors du Recensement de 2016, près de 278 000 Québécoises et Québécois, principalement dans la RMR de Montréal, avaient le français et l’anglais comme PLOP, c’est-à-dire que la méthode de dérivation ne permettait pas de leur attribuer seulement l’une des deux langues. Un tel phénomène devrait continuer à s’accroître dans l’avenir sans pour autant se traduire par une baisse de l’utilisation du français dans divers domaines de l’espace public.

2021, p. 40

La présence de citoyens faisant un usage égal des deux langues officielles complique en effet nos analyses et estimations. La baisse de la proportion de citoyens ayant le français comme PLOP peut s’expliquer en partie par la hausse de l’usage égal des deux langues officielles, et cela est en principe compatible avec le maintien du français dans l’espace public. Les 278 000 citoyens québécois qui parlent également les deux langues sont à 90 % des personnes ayant une langue tierce comme langue maternelle :

Au Québec, il faut souligner qu’environ neuf Québécoises et Québécois sur dix se voyant attribuer le français et l’anglais comme PLOP sont de langue maternelle tierce (autre que française ou anglaise). Cette proportion est encore plus élevée sur le territoire de l’île de Montréal.

Houle et Corbeil, 2021, p. 9

Tout dépend en fin de compte de la façon dont l’équivalence entre les deux langues est vécue au sein de la communauté allophone. Si l’anglais est parlé dans des espaces privés (au foyer et entre amis) et que le français l’est dans les espaces publics (à l’école et dans les échanges sur les lieux de travail ou dans les commerces), le déclin du français comme PLOP n’est pas synonyme d’un recul de cette langue dans l’espace public. C’est ici qu’il deviendrait important de déterminer dans quelle mesure le français est la langue principale de travail et d’éducation pour les immigrants présents et futurs[5].

Une stratégie habituelle pour tenir compte des citoyens parlant les deux langues consistait à les répartir également entre les catégories « PLOP française » et « PLOP anglaise ». Cela suppose un pouvoir d’attraction semblable à moyen terme des deux langues officielles. On peut toutefois présumer sans trop se tromper que le pouvoir d’attraction du français est plus grand à Limoilou qu’à Notre-Dame-de-Grâce (NDG, un arrondissement de Montréal), pour ne considérer que ces deux exemples. Dans les tableaux qu’ils ont proposés, Houle et Corbeil (2017) ont avec raison plutôt eu tendance à distinguer trois groupes de citoyens : ceux de PLOP française, ceux de PLOP anglaise et ceux qui parlent à égalité les deux langues. Or, il y aurait environ 278 000 résidents permanents qui parlent les deux langues à égalité, dont 90 % auraient une langue maternelle tierce. Ils sont sans doute surtout dans la région de Montréal. Nous savons aussi que le bilinguisme s’est accru entre 2001 et 2016 au détriment du français, alors que la présence de l’anglais au travail est restée stable (OQLF, 2019).

Chose certaine, le défi d’assurer l’intégration en français des immigrants est beaucoup plus grand en Amérique du Nord que le défi de leur intégration en anglais. L’État fédéral canadien est-il disposé à reconnaître officiellement le français comme langue officielle du Québec?

2. Comment expliquer le déclin du français comme PLOP au Québec?

Depuis l’adoption de la Charte de la langue française (1977), les citoyens francophones et allophones sont tenus d’envoyer leurs enfants dans des écoles publiques primaires et secondaires de langue française. Le français est devenu la PLOP d’un nombre toujours croissant de citoyens allophones. Ce phénomène semble s’être poursuivi au moins jusqu’en 2016. Selon certaines données compilées à partir des recensements de 2011 et 2016 (Statistique Canada, 2019), parmi le 1,1 million d’immigrants (nés à l’étranger et résidents permanents au Québec), 59,6 % avaient le français comme PLOP, contre 36,1 % pour l’anglais. De plus, 4,3 % n’avaient ni l’une, ni l’autre langue comme PLOP. Or, en 2016, c’était 62,5 % qui avaient le français comme PLOP, 33,1 % qui avaient l’anglais et 4,4 % qui n’avaient aucune de ces deux langues, ce qui implique une amélioration globale de la situation. En outre, si on tient compte uniquement de l’immigration récente au lieu de considérer l’ensemble des immigrants, la situation semble encore meilleure. En 2011, parmi les immigrants arrivés au Québec au cours des cinq années précédentes, 67,0 % avaient le français comme PLOP, 28,2 % avaient l’anglais et 4,8 % n’avaient aucune de ces deux langues, alors qu’en 2016, sur les cinq dernières années, les résultats donnaient 68,1 %, 26,0 % et 5,9 %.

Ces chiffres doivent cependant être eux aussi considérés avec prudence. Les locuteurs allophones parlant les deux langues n’apparaissent pas dans ces résultats. La troisième catégorie ne considère que les allophones ne parlant aucune des deux langues officielles. Qu’en est-il cependant des allophones parlant à égalité les deux langues officielles? On l’a déjà remarqué, il se peut en théorie qu’ils ne posent aucun obstacle au principe du français comme langue publique commune, mais l’inverse est aussi vrai. Les allophones qui parlent autant l’anglais que le français et autant dans les espaces publics (à l’école, dans les commerces et sur les lieux de travail) que dans les espaces privés pourraient involontairement créer des obstacles à l’atteinte des objectifs visés[6].

Quoi qu’il en soit, un fait demeure. Si le pourcentage des francophones au Québec est de 85 %, mais que le pourcentage des immigrants francophones ou francisés est inférieur à 85 %, le pourcentage des francophones au Québec va diminuer, car les nouveaux arrivants vont faire diminuer la moyenne. Inutile de préciser que les immigrants n’ont pas à être tenus responsables de la situation potentiellement difficile dans laquelle le Québec risque de se retrouver. Ils ne doivent d’aucune façon être blâmés, car ils ne demandent qu’à s’intégrer à leur nouvelle communauté d’accueil.

Nous sommes donc en présence d’une baisse prévisible de trois ou quatre points de pourcentage entre 2011 et 2036 pour le groupe ayant le français comme PLOP. À l’échelle du Québec, ce groupe se maintiendrait quand même autour de 80 % de la population. Dans la RMR de Montréal, le pourcentage de personnes ayant le français comme PLOP oscillerait autour de 71 %. On peut se demander s’il y a lieu de s’alarmer à la lumière de ces chiffres. Le problème est toutefois tout d’abord le suivant. Ces projections ne tiennent compte que de l’immigration économique, un domaine dans lequel le Québec exerce un plein contrôle[7]. Elles ne tiennent pas compte des immigrants reçus dans le cadre des programmes d’accueil de réfugiés et de réunification des familles, qui est sous la responsabilité du gouvernement fédéral. Or, le gouvernement canadien veut augmenter le nombre de réfugiés au Canada dans les prochaines années (Radio-Canada, 2021). Supposons que la répartition des immigrants et de leurs familles selon la PLOP conserve quand même le ratio observé entre 2011 et 2016, soit 68,1 % d’immigrants de PLOP française et 26,0 %, de PLOP anglaise. Posons aussi comme hypothèse que l’augmentation du nombre de réfugiés voulue par le gouvernement fédéral s’accompagnera d’une augmentation parallèle du nombre d’immigrants économiques au Québec sans modifier le rapport un tiers/deux tiers. Malgré tout, cela ne pourra qu’avoir un effet à la baisse sur le pourcentage de résidents permanents du Québec qui ont le français comme PLOP. Dans la région métropolitaine de recensement de Montréal, ce nombre descendra inévitablement sous la barre des 70 %. Comme on le verra plus loin, d’autres facteurs pourraient contribuer à ce que ce nombre approche la barre des 60 %, ce qui serait pour le moins inquiétant.

Même si le Québec réussit à obtenir le même taux d’intégration des immigrants à la communauté francophone que celui rapporté en 2016, y compris les réfugiés et leurs familles, la proportion de citoyens ayant le français comme PLOP sera appelée à décroître, et ce, même si la proportion des réfugiés ne dépasse pas le tiers de l’ensemble des immigrants québécois. Les chiffres risquent même d’être une source d’inquiétude plus grande encore. Mais avant d’aller plus loin, il convient de se demander comment il se fait que Houle et Corbeil prévoient une baisse de la proportion des résidents permanents québécois qui ont le français comme PLOP d’ici 2036, et ce, bien qu’ils ne considèrent que l’immigration économique.

Dans leur étude de 2017, Houle et Corbeil distinguent quatre facteurs susceptibles d’expliquer pourquoi il faut envisager une chute de la proportion des résidents permanents qui ont le français comme PLOP. Il faut tenir compte de la croissance naturelle de la population, de la mobilité linguistique (bilinguisme français-anglais, transfert linguistique de la langue maternelle à la langue d’usage à la maison), de la migration interprovinciale et de l’immigration internationale[8].

2.1. La croissance naturelle

Considérons tout d’abord l’enjeu de la croissance naturelle. Les auteurs écrivent :

Au Québec, la croissance migratoire surpasse la croissance naturelle depuis l’an 2000, et l’écart entre les deux devrait s’accentuer au cours des prochaines années en raison de la baisse de l’accroissement naturel. Selon les données d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), le Québec a reçu annuellement entre 43 000 et 55 000 personnes immigrantes au cours de la période 2005-2014.

Houle et Corbeil, 2021, p. 13

La baisse de l’accroissement naturel n’est pas un phénomène nouveau, mais c’est un phénomène qui va s’amplifier d’ici 2036 à cause du décès des baby boomers. Si la proportion de citoyens ayant le français comme PLOP est appelée à diminuer, c’est en partie à cause du vieillissement de la population et de la hausse massive des décès par rapport aux naissances.

Le gouvernement fédéral ne peut certes pas être tenu responsable des problèmes liés à la décroissance naturelle du Québec. Mais puisqu’il entend augmenter le nombre des réfugiés sur l’ensemble du territoire canadien, y compris sur le territoire québécois, la question se pose de savoir comment il entend aider le Québec à favoriser leur intégration pour maintenir un taux acceptable de locuteurs ayant le français comme PLOP.

On peut se consoler en se disant qu’après 2036 le Québec pourra rétablir le ratio des décès par rapport aux naissances et rétablir un meilleur équilibre. D’autres facteurs risquent cependant d’assombrir ce tableau. Pour en avoir une idée, il faut se tourner vers les autres éléments d’explication fournis par Houle et Corbeil.

2.2. La mobilité linguistique

Dans leur étude de 2021, Houle et Corbeil distinguent deux méthodes de projections démographiques selon la PLOP. En vertu de la méthode 1, on inclut automatiquement le résident permanent ayant comme langue maternelle la langue officielle X dans la catégorie des locuteurs ayant cette langue comme PLOP. En vertu de la méthode 2, on y inclut plutôt les personnes ayant la langue X comme langue principalement utilisée à la maison. Ce critère différent tient compte du fait qu’un locuteur ayant l’une des deux langues officielles comme langue maternelle peut être en train d’opérer un transfert linguistique. Certes, en principe, peut-être ne fait-il que parfaire son bilinguisme. Dans d’autres contextes cependant, l’utilisation d’une autre langue principale au foyer est un signe d’assimilation. Lorsqu’on tient compte de la différence notable qui existe entre les pressions qui s’exercent en Amérique du Nord pour l’adoption de l’anglais comme langue d’usage et celles en faveur de l’adoption du français, le francophone bilingue est la plupart du temps en train d’opérer un transfert linguistique. On mentionne souvent le cas de la communauté franco-ontarienne, qui est composée de 500 000 personnes, dont 40 % toutefois parleraient surtout l’anglais à la maison. Qu’en est-il du Québec?

Pour le savoir, il faut distinguer les résultats obtenus selon la méthode 1 et selon la méthode 2. On notera qu’entre les deux méthodes il y a une différence d’un point de pourcentage. Dans le tableau 8 de l’étude de Houle et Corbeil (2021, p. 27), la proportion du français comme PLOP passe selon la méthode 1 de 85,5 % à 82,1 % entre 2011 et 2036, alors qu’elle passe de 85,3 % à 81,3 % pendant la même période selon la méthode 2. Dans la RMR de Montréal (tableau 11, p. 37), les auteurs prévoient une baisse de 75,7 % à 73,0 % selon la méthode 1 alors que, selon la méthode 2, ils prévoient une baisse plus marquée de 75,2 % à 71,6 %.

Houle et Corbeil estiment qu’il y avait environ 3,4 millions de locuteurs bilingues au Québec en 2011 et qu’il y en aura environ cinq millions en 2036 (Houle et Corbeil, 2017, tableau A.5.1, p. 134). Les pourcentages sont effarants :

Alors qu’en 2011, 43 % de la population québécoise déclarait pouvoir soutenir une conversation dans les deux langues officielles du pays, cette proportion pourrait se situer à 52 % en 2036, soit une augmentation de neuf points de pourcentage, et ce peu importe le scénario d’immigration.

Houle et Corbeil, 2017, tableau A.5.1, p. 16

La connaissance de plusieurs langues constitue un atout pour les individus, mais elle peut finir par avoir un impact sur le principe du français comme langue publique commune. Si tous les francophones parlaient l’anglais, la langue publique commune deviendrait rapidement celle du continent. Le problème ne se poserait pas si les vertus du bilinguisme étaient mutuellement partagées, mais tel n’est pas le cas. À l’échelle du pays entier, l’augmentation du nombre de personnes bilingues va surtout se situer au Québec :

Notons qu’en 2011, le poids démographique du Québec au sein du Canada était de 23,3 % alors qu’il se situerait entre 21,9 % et 22,4 % en 2036. Or, en 2011, 57,2 % de la population bilingue du pays résidait au Québec. Cette proportion pourrait atteindre 62,0 % en 2036, et ce, peu importe le scénario d’immigration envisagé.

Houle et Corbeil, 2017, p. 120

Et c’est surtout au sein de la population francophone du Québec que le bilinguisme prendrait de l’expansion : « C’est parmi la population de langue maternelle française du Québec qu’on observerait la plus forte croissance du bilinguisme français-anglais au pays. D’un taux d’un peu moins de 39 % en 2011, celui-ci pourrait atteindre près de 49 % en 2036 » (Houle et Corbeil 2017, p. 16).

Comment justifie-t-on ces prédictions? Deux facteurs doivent être pris en compte. Tout d’abord, la génération des plus jeunes francophones est plus bilingue que la génération précédente, ce qui permet de prévoir une hausse constante du bilinguisme au Québec. Houle et Corbeil écrivent que « la population québécoise de langue française âgée de plus de 35 ans devrait être beaucoup plus bilingue que celle de la génération précédente, notamment en raison du peu d’érosion des acquis en anglais au fil du temps » (2017, p. 114; voir le graphique 5.5). Cela va favoriser de plus en plus de mariages mixtes (entre francophones et anglophones) et, de fil en aiguille, une proportion de plus en plus grande de parents qui envoient leurs enfants à l’école anglaise. Entre 1971 et 2016, la proportion d’enfants inscrits dans des écoles de langue anglaise est passée de 11,2 % à 20,3 % (OQLF, 2017). Parmi ces élèves, 47 % sont issus de mariages mixtes, alors que les écoles de langue française comptent 10 % d’enfants issus de mariages mixtes. Étant donné la différence de taille du système scolaire de langue française et du système scolaire de langue anglaise, ces proportions transposées en chiffres absolus traduisent un nombre supérieur d’anglophones dans les écoles de langue française. N’empêche, pour les élèves anglophones, cela n’affectera pas leur connaissance des deux langues, alors que l’on ne peut pas en dire autant des enfants francophones. Un scénario bien connu risque alors de se produire : du bilinguisme au mariage mixte, du mariage mixte à l’instruction des enfants francophones dans une école de langue anglaise. C’est la mobilité linguistique intergénérationnelle.

Il existe toutefois des chemins encore plus directs qui ne résultent pas nécessairement d’une trajectoire déployée sur deux générations. C’est la mobilité linguistique intragénérationnelle. Le bilinguisme accru des plus jeunes et une hausse des mariages mixtes peuvent conduire assez directement à l’usage prioritaire de l’anglais au foyer. Selon Houle et Corbeil (2017), de 74 000 transferts linguistiques vers l’anglais relevés parmi la population francophone du Québec en 2011, on passera à 119 000 transferts en 2036. À l’inverse, de 67 000 transferts vers le français recensés parmi la population anglophone de la province en 2011, on passera à seulement 75 000 en 2036 (p. 99, tableau 4.4)[9]. D’ici 2036, abstraction faite encore une fois de l’immigration qui est sous la responsabilité du gouvernement fédéral, cela ne se traduira que par une réduction additionnelle d’un point de pourcentage du français comme PLOP, mais cela risque de s’accentuer par la suite.

2.3. La migration interprovinciale

Par le passé, le Québec a perdu des résidents anglophones et des résidents francophones au profit des autres provinces. Mais depuis un certain temps, la réduction du nombre d’anglophones s’est atténuée. Parallèlement à ce phénomène, le gouvernement fédéral adopte de plus en plus des politiques favorisant l’établissement des francophones québécois dans les autres provinces. Il faut savoir que de nombreux francophones hors Québec viennent du Québec. Houle et Corbeil précisent :

Un examen des mouvements migratoires des populations de langue française à travers le pays révèle que c’est généralement du Québec que provient le principal apport de cette population dans chacune des provinces et territoires. Ainsi, en 2011, près de 40 % de la population de langue française du pays qui résidait dans une autre province ou territoire cinq ans auparavant provenait du Québec.

2017, p. 44

Ainsi, les auteurs avancent les exemples suivants :

[...] en 2011, 26,5 % de la population albertaine née au Canada dont l’anglais est la première langue officielle était originaire d’une autre province ou des territoires comparativement à 54 % de la population de langue française. En Colombie-Britannique ces proportions étaient de 22,4 % et 60,9 %, respectivement. Autre cas de figure, en 2011, 7,2 % de la population de langue anglaise de l’Ontario née au Canada était originaire d’une autre province ou d’un territoire comparativement à 25,5 % de celle de langue française. C’est donc dire que dans plusieurs provinces ou territoires hors Québec, les populations de langue française sont alimentées par la migration interprovinciale.

Houle et Corbeil, 2017, p. 42

À l’inverse, la situation du Québec est très différente. Le pourcentage d’anglophones québécois venant d’une autre province est supérieur au pourcentage de francophones québécois venant d’une autre province :

Au Québec, la migration interprovinciale de la population de langue anglaise est relativement plus importante que celle de langue française. En effet, en 2011, 11,6 % de la population de langue anglaise née au Canada était originaire d’une autre province ou d’un territoire, comparativement à seulement 2,4 % de la population de langue française.

Houle et Corbeil, 2017, p. 42

Pendant plusieurs années, le départ de francophones du Québec vers les autres provinces s’est accompagné du départ d’anglophones[10]. La saignée des anglophones s’est cependant considérablement atténuée :

[...] entre 1971 et 2011, 519 000 personnes de langue anglaise ont quitté le Québec vers d’autres provinces ou territoires alors que 229 000 sont venus [sic] s’y établir, pour un solde négatif de 290 000 personnes. [...] Notons par ailleurs qu’au cours de la décennie précédant l’Enquête nationale auprès des ménages, le nombre de personnes de langue maternelle anglaise qui ont quitté le Québec a considérablement diminué. Ainsi, alors que le solde migratoire de cette population avait été de ‑29 000 entre 1996 et 2001, ce solde avait fléchi à -8 000 et -5 900 respectivement au cours des deux lustres suivants.

Houle et Corbeil, 2017, p. 44

Si on se rapporte aux plus récents chiffres, le solde migratoire global au Québec a été négatif en 2017-2018 (-5 693), en 2018-2019 (-4 128), en 2019-2020 (-4 436) et en 2020-2021 (-1 450) (Institut de la statistique du Québec, 2022). Le flux migratoire n’a pas été ralenti par la pandémie, car on constate un nombre toujours aussi important d’entrées et de sorties.

De nouveaux facteurs entrent peut-être maintenant en ligne de compte pour expliquer l’amélioration du solde migratoire au Québec. Tout d’abord, la situation politique dans la province peut paraître plus stable. Ensuite, le coût de la vie est beaucoup moins élevé au Québec qu’ailleurs au Canada. Ce fait n’est pas nouveau, mais un fossé s’est de plus en plus creusé ces dernières années, notamment en ce qui concerne le niveau des droits de scolarité des étudiants inscrits dans les programmes universitaires du Québec et ceux du reste du Canada[11]. Des différences analogues en matière d’accès à la propriété se sont aussi révélées déterminantes pour expliquer l’amélioration du solde migratoire. Ces divers facteurs n’inversent sans doute pas le cours des choses, mais ils contribuent peut-être à un moins grand déséquilibre entre la migration d’anglophones de l’extérieur du Québec qui viennent s’installer ici et ceux qui quittent le Québec pour aller vivre dans une autre province. Le pouvoir d’attraction du Québec est d’autant plus grand qu’il est possible, quand on s’installe à Montréal, de vivre dans un environnement unilingue anglais.

D’autres facteurs interviennent, favorisant cette fois la migration des francophones québécois vers les autres provinces. À l’extérieur du Québec, la population francophone du pays, définie selon la langue maternelle et la première langue officielle parlée, est en déclin. Elle représentait 4,4 % de la population en 2001 et 3,8 % en 2016. En somme, la pression est énorme pour que le gouvernement fédéral adopte des mesures qui entraînent une augmentation du nombre de personnes francophones ailleurs au pays (Proulx, 2021a). Ottawa se donne les moyens de ses ambitions avec le projet de loi C-13, qui énonce « l’obligation pour le Canada de se doter d’une politique en immigration francophone qui contiendra désormais des objectifs, des cibles et des indicateurs en vue d’augmenter l’immigration francophone vers les communautés francophones en situation minoritaire (Patrimoine canadien, 2022).

Ainsi, diverses politiques du gouvernement fédéral permettent à des étudiants francophones détenant un permis d’études provisoire de rester au Canada dans l’attente de l’obtention d’un permis de résidence permanente. Par exemple, le gouvernement fédéral a mis en place un type de permis de travail ouvert transitoire (PTOT) pour les employeurs hors Québec qui recrutent des francophones de l’étranger. Par opposition au permis fermé, qui oblige le travailleur à occuper un emploi à un seul endroit et pour un seul patron, le permis ouvert lui permet de travailler n’importe où hors Québec et dans n’importe quel domaine. Les employeurs québécois ont été jusqu’à récemment privés du même privilège (Accès Canada, 2022). Les travailleurs étrangers temporaires qui détiennent un certificat de sélection du Québec (CSQ) dans la catégorie des travailleurs qualifiés et qui attendent leur statut de résident permanent peuvent maintenant présenter au fédéral une demande de permis de travail ouvert transitoire (PTOT) :

Avec le permis, auparavant réservé aux résidents permanents hors Québec, ils pourront continuer à travailler en attendant qu’une décision sur leur demande de résidence permanente soit rendue. L’ancienne réglementation exigeait notamment d’avoir reçu une offre d’emploi au Québec pour déposer une demande.

Melendez, s.d.

D’autres politiques favorisent toutefois encore le déplacement de résidents francophones non permanents vers les autres provinces. On peut mentionner les politiques d’intérêt public en matière d’immigration (Gouvernement du Canada, 2022a), notamment la politique à l’égard des étrangers hors Québec qui ont acquis une expérience de travail dans une profession dite essentielle :

La politique d’intérêt public cible les étrangers qui ont au moins une année d’expérience de travail au Canada dans une profession jugée essentielle, en reconnaissance de leur contribution économique et le besoin grandissant du Canada pour ces travailleurs. De plus, la politique d’intérêt public aide à retenir les enseignants de français et d’immersion en français afin de combler des pénuries de professeurs de langue française à l’extérieur du Québec, et ce faisant appuie le gouvernement du Canada dans l’atteinte de ses objectifs sur les langues officielles.

Gouvernement du Canada, 2021

Parmi les critères d’admissibilité, il faut « avoir l’intention de résider dans un territoire ou une province autre que le Québec » (Gouvernement du Canada, 2021).

Il y a aussi la politique d’intérêt public destinée aux étudiants étrangers détenteurs d’un diplôme d’études postsecondaires qui se trouvent au Canada, hors Québec, et qui sont dans une période transitoire devant conduire à l’obtention de la résidence permanente (Gouvernement du Canada, 2022b). À ce propos, Anne-Michèle Meggs écrit :

Aussi, l’année dernière, le Canada a donné la résidence permanente hors Québec à au moins 5 000 étudiantes et étudiants étrangers francophones, dans le cadre d’une politique d’intérêt public. Une telle politique semble être faite sur mesure pour attirer des jeunes de l’étranger diplômés au Québec.

Meggs, 2022, s.p.

Il y aussi le programme Mobilité francophone, qui « permet aux francophones qui disposent d’une offre d’emploi en dehors du Québec dans une profession qualifiée, de bénéficier d’une exemption d’EIMT [Étude d’Impact sur le marché du travail] » (PVTistes, 2022).

3. Le solde migratoire international

En plus de la croissance naturelle négative, de la mobilité linguistique et de la migration interprovinciale, le Québec devra relever le défi d’une immigration sans cesse croissante :

À l’instar des tendances récentes, la croissance démographique des groupes linguistiques au Canada dans les prochaines années devrait reposer principalement sur le solde migratoire international. L’accroissement naturel, la migration interne et la mobilité linguistique devraient également jouer un rôle sur le renouvellement des groupes linguistiques, mais ceux-ci varieraient d’une population à l’autre et d’une région à l’autre.

Houle et Corbeil, 2017, p. 103

Or, en plus de s’être concentrée sur l’immigration économique, la projection pour 2036 faite par Houle et Corbeil ne pouvait pas inclure les nouvelles cibles d’immigration visées par le ministre Sean Fraser. Celles-ci vont à coup sûr réduire la proportion de la population québécoise au sein du Canada. Le ministre annonce une cible de plus de 400 000 nouveaux résidents permanents pour 2022 et il en vise 450 000 pour 2024 (Champagne, 2022). Ainsi que Pierre Fortin (2022) le souligne, s’il atteint une telle cible, « le Canada dominera de loin la scène mondiale ». Comme le note Anne-Michèle Meggs, pour maintenir la même proportion de Québécois dans l’ensemble canadien, il faudrait que le Québec accueille 107 825 résidents permanents en 2024! La part du Québec dans la population canadienne était de 27 % en 1976. Elle n’était plus que de 22,7 % en 2021.

La projection effectuée par Houle et Corbeil ne tient pas compte non plus des immigrants détenteurs d’un permis temporaire d’études ou de travail. L’augmentation vertigineuse du nombre d’immigrants temporaires est relativement récente. Entre 2010 et 2019, l’immigration temporaire a plus que doublé au Québec, passant de 75 000 personnes à 150 000 personnes. Entre 2006 et 2019, elle a plus que triplé. Puisqu’elle est concentrée à Montréal, la première langue officielle parlée des immigrants temporaires va peser lourd et contribuer à infléchir considérablement à la baisse la proportion de résidents de Montréal qui ont le français comme PLOP. Même si leur présence n’est que provisoire et que plusieurs d’entre eux iront ailleurs au Canada par la suite, la présence constante d’un nombre aussi important d’étudiants et de travailleurs résidents non permanents exerce une influence énorme au sein de la métropole. Si bon an mal an il y a maintenant constamment 150 000 immigrants temporaires sur le territoire québécois, qu’ils sont concentrés dans la région de Montréal et qu’un très grand nombre d’entre eux n’ont pas le français comme langue officielle principalement parlée, cela influera inévitablement sur le français parlé dans l’espace public et contribuera à réduire le nombre de personnes qui ont le français comme langue officielle principalement parlée.

Meggs signale qu’au 31 décembre 2019, il y avait sur le territoire québécois 158 965 résidents non permanents. Ceux-ci sont surtout composés d’étudiants internationaux (87 285), en plus des 15 480 travailleurs temporaires et des 56 200 personnes qui profitent du programme de mobilité internationale. Le gouvernement fédéral cherche à atteindre ses cibles concernant les résidences permanentes en puisant abondamment dans le bassin constitué d’immigrants qui détiennent un permis temporaire. Meggs écrit à ce propos :

Au moins un tiers de l’immigration permanente découle des catégories familiale et humanitaire. Aucune exigence linguistique dans ces catégories. Il faut donc compter sur l’immigration économique. Pourtant, la majorité de personnes admises dans cette catégorie passent maintenant d’abord par un séjour temporaire au pays, pour étudier et/ou pour travailler. Les connaissances linguistiques exigées sont déterminées par la langue du programme d’études ou par l’employeur.

2022, s.p.

Pierre Fortin (2022) observe la même chose. Même si l’immigration économique est censée être de responsabilité québécoise, il écrit qu’« en 2021, 85 % de la sélection au sein même de la catégorie économique a été comblée par des candidats issus des programmes fédéraux d’immigration temporaire » (p. 5). La question est de savoir quelle est la première langue officielle parlée des résidents non permanents qui bénéficient d’un permis de travail ou d’études. Selon le recensement de la population de 2016, 35,7 % des résidents temporaires au Québec font un usage prédominant de l’anglais à la maison, alors que seulement 26,7 % s’orientent vers le français et que 3,5 % adoptent les deux langues (Corbeil, 2022, diapositive 10).

La question se pose avec acuité concernant les étudiants. D’où l’importance de s’assurer que la sélection des résidents permanents que sont les étudiants accorde une nette prédominance à ceux qui ont le français comme première langue officielle parlée.

4. Les permis d’études temporaires

Sarah R. Champagne révélait en novembre 2021 que les demandes de permis d’études en provenance de l’Afrique étaient systématiquement refusées, alors que les demandes provenant de l’Inde étaient massivement acceptées (2021a). Bien sûr, le Québec a accepté au préalable toutes ces candidatures, mais c’est le gouvernement fédéral qui accordait les visas.

La Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (loi 96) est venue mettre fin à cette dérive. L’article 57 exige de tout travailleur détenant un permis de travail ou d’étude provisoire qu’il envoie après trois ans ses enfants dans des écoles de langue française. En vertu de l’article 60 de cette même loi, on plafonne à 17,5 % la proportion d’étudiants inscrits dans les collèges de langue anglaise. On autorise aussi dans les collèges de langue anglaise une part maximale de 11,7 % de toute augmentation éventuelle d’effectifs étudiants dans les collèges. On exige que les effectifs anglophones dans les collèges de langue française qui suivent des cours en anglais n’excèdent pas 2 %. L’augmentation annuelle de ces effectifs ne doit pas dépasser 18,7 %. On annonce que l’on ne financera pas les admissions qui dépassent les devis ministériels.

On peut être tenté de blâmer le Québec d’avoir accepté au préalable les demandes des étudiants étrangers anglophones qui voulaient un visa fédéral. Va-t-on maintenant blâmer le gouvernement de vouloir réagir contre la dérive que cela a engendrée? Ce serait une façon de condamner le Québec quoi qu’il fasse. You’re damned if you do and you’re damned if you don’t.

La surpopulation des étudiants indiens dans les collèges privés est peut-être en grande partie réglée, étant donné que plusieurs des collèges privés qui les accueillaient ont fait faillite, mais la question se pose de savoir en quoi le gouvernement fédéral protégeait le français en accueillant favorablement les demandes des étudiants anglophones, alors qu’il refusait systématiquement les demandes de visa des personnes francophones. Le logiciel Chinook d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) défavorisait systématiquement les demandes de permis d’études provenant du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest (Champagne, 2021b).

Il ne s’agit pas seulement de corriger la situation. Il faudrait savoir qui a mis en place ce logiciel, comment on en est arrivé là et pourquoi on a fait cela. Le ministre Fraser a laissé entendre qu’il y avait peut-être du racisme systémique qui entrait en ligne de compte (Proulx, 2021b). Toutefois, puisque la vaste majorité des Africains qui font une demande de visa temporaire est composée de francophones, le ministre n’y voit-il pas aussi une certaine discrimination systémique à l’égard du peuple québécois?

Dans un rapport détaillé sur le sujet, on a bel et bien été obligé de constater les faits suivants (Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, 2022). Jusqu’en 2021, le taux de refus des étudiants étrangers non africains qui demandent un permis d’études au Canada n’était que de 35 %. En effet, sur 478 077 demandes traitées, seules 168 969 demandes ont été refusées. Les demandes provenant de pays africains ont été refusées dans une proportion beaucoup plus élevée de 69 % (53 977 ont été rejetées sur 77 673 demandes). Les deux tiers de ces candidatures provenaient de pays d’Afrique francophone. En effet, 48 114 demandes provenant de ces pays ont été traitées et 34 679 ont été refusées, soit un taux de refus de 72 %. Le taux de refus est assez similaire dans toute l’Afrique pour les pays francophones et anglophones (72 % et 69 %), mais les conséquences du rejet massif des demandes provenant des francophones est beaucoup plus important pour la population francophone du Québec.

5. L’aide fédérale?

On a vu que le gouvernement fédéral voulait accroître le nombre des réfugiés, augmenter l’immigration permanente et augmenter le nombre de résidents non permanents. La hausse du nombre des réfugiés est sans doute légitime, mais que dire des deux autres mesures? Fortin recommande fortement à l’État fédéral d’y renoncer. Il écrit :

[...] pour le Québec, elle [la nouvelle politique fédérale d’immigration permanente et temporaire] a trois conséquences : 1) l’accélération de sa minorisation démographique au sein du Canada, 2) la perte de contrôle de sa politique d’immigration permanente, et 3) le risque d’un recul important de la francisation de sa population immigrante.

2022, p. 4

On ne saurait être plus clair. Le gouvernement fédéral doit renoncer à ses cibles d’immigration permanente et temporaire. L’État canadien peut-il en faire plus pour aider le Québec à intégrer les immigrants de façon harmonieuse? Parmi les mesures qu’il pourrait mettre en oeuvre, le gouvernement fédéral pourrait tout d’abord accepter de soumettre les entreprises à charte fédérale aux dispositions quasi constitutionnelles de la Charte de la langue française. Le projet de loi C-13 ne fait pas cela. Il réaffirme seulement le droit des employés d’effectuer leur travail et d’être supervisés en français, notamment dans les entreprises de compétence fédérale des régions à forte présence francophone. Ainsi, Mario Polèse fait remarquer :

[ces mesures] n’interdisent pas le droit parallèle de travailler en anglais. En excluant la possibilité d’imposer parfois le français comme langue commune de travail (pour tous), le projet de loi C-13 transfère de fait la responsabilité de la mise en oeuvre de ce droit aux travailleurs (ou à leurs syndicats) [...].

2022, p. 18

L’enjeu n’est pas anodin. Il repose en fin de compte sur des principes fondamentaux de philosophie politique. En effet, toujours selon Polèse, « [i]l faut bien sûr protéger les droits (individuels) des francophones partout au pays, mais la protection linguistique des collectivités francophones historiquement fortes contre l’irrésistible invasion de l’anglais relève d’un type de droit différent » (p. 20). De quel autre type de droit s’agit-il? Polèse pose à ce sujet une question : « Faut-il privilégier, dans certains cas, les droits linguistiques collectifs plutôt qu’individuels? » (p. 22).

Il fournit en conclusion la réponse : « N’ayons pas peur de le répéter : il [le projet de loi C-13] reste fidèle à une philosophie visant à protéger les droits linguistiques individuels, ce qu’il fait remarquablement, mais on ne saurait confondre cette protection avec celle des collectivités linguistiques » (p. 23). Au lieu de protéger seulement les droits linguistiques individuels des francophones au sein des entreprises à charte fédérale situées en territoire québécois, ne faut-il pas reconnaître d’abord et avant tout le droit collectif du peuple québécois à des institutions publiques communes de langue française?

Ensuite, s’il reconnaissait le caractère quasi constitutionnel de la Charte de la langue française, le gouvernement fédéral admettrait aussi que le statut du français comme langue publique commune n’est pas seulement une mesure de protection contre l’assimilation, car il s’agit plutôt d’affirmer une règle du vivre-ensemble. La France permet d’illustrer clairement cette idée. Si l’État français a comme principe constitutionnel que le français est la langue de la République, ce n’est pas pour contrer l’assimilation. C’est pour implanter une règle de fonctionnement valable pour tous. Lorsque l’on comprend le caractère quasi constitutionnel du principe selon lequel le français est la langue publique commune, on voit alors que l’on peut contrevenir à la loi même si une mesure donnée ne comporte aucun danger d’assimilation. Si l’État canadien comprenait les choses de cette façon, il admettrait alors que les écoles passerelles[12], bien qu’elles ne créent pas un danger d’assimilation, heurtent de plein fouet cette règle du vivre-ensemble. Le gouvernement fédéral est-il prêt à reconnaître que le français est la langue publique commune du Québec, que ce principe est quasi constitutionnel et que la loi 101 n’est pas qu’une béquille provisoire visant à protéger le Québec de l’assimilation, mais bien davantage une loi à comprendre désormais comme énonçant une règle du vivre-ensemble?

En plus de ces mesures au demeurant fort modestes, le gouvernement fédéral pourrait modifier sa Loi sur la citoyenneté. En vertu de cette loi, un résident non permanent qui s’est établi au Québec doit, pour acquérir le statut de citoyen, manifester, là comme ailleurs au Canada, une connaissance suffisante de l’une des langues officielles. Il peut donc en principe devenir citoyen canadien sur le territoire québécois même si sa première langue officielle parlée est l’anglais.

Pour contrer la réduction éventuelle du nombre de citoyens dont la première langue officielle parlée est le français, il serait fort utile de modifier la loi canadienne sur la citoyenneté pour exiger des résidents du Québec qu’ils soient en mesure de parler français s’ils veulent acquérir la citoyenneté canadienne.

Or, le gouvernement canadien ne semble pas enclin à implanter une telle mesure. On lui a souvent reproché de traiter de façon équivalente les minorités francophones hors Québec et la minorité anglophone du Québec. En réalité, la consécration des droits des Anglo-Québécois est beaucoup plus solide que celle des Franco-Canadiens hors Québec. Mais en autorisant l’octroi de la citoyenneté à des résidents du Québec qui ont une connaissance suffisante de l’une ou l’autre des deux langues officielles, le gouvernement fédéral traite à l’identique la minorité anglophone du Québec et la majorité francophone.

L’État canadien devrait donc modifier sa loi sur la citoyenneté. Dans l’état actuel des choses, cette loi va totalement à l’encontre du principe que le français est la langue officielle du Québec et qu’il doit être la langue publique commune de tous les Québécois. On ne doit pas s’offusquer de l’asymétrie qui serait engendrée par la loi ainsi modifiée par rapport au reste du Canada. On peut distinguer les règles de résidence permanente pour le Québec de celles qui devraient être admises dans le reste du Canada. Après tout, si le Canada reconnaît son caractère multinational, il doit aussi accepter les conséquences institutionnelles et constitutionnelles qui en découlent. Les mesures one size fits all en matière de citoyenneté sont, comme dans d’autres matières, incompatibles avec la reconnaissance de la diversité profonde qui caractérise le Canada. Il ne s’agirait pas de distinguer deux citoyennetés sur le territoire du Québec, l’une pour devenir citoyen canadien et l’autre pour devenir citoyen québécois. Il s’agirait d’exiger pour tout nouveau résident québécois la capacité de parler français pour devenir résident permanent canadien[13].

Conclusion

Le Canada part de loin. On sait que les droits des francophones ont été battus en brèche par plusieurs gouvernements provinciaux à diverses époques. On songe, par exemple, aux exactions commises au temps de Louis Riel, aux lois Greenway du Manitoba et au Règlement 17 en Ontario.

Il n’est pas nécessaire de postuler l’existence d’un complot, car le gouvernement fédéral est de toute façon responsable des conséquences découlant de ses politiques. Plusieurs facteurs vont dans le sens d’un affaiblissement du français, pas seulement le français langue maternelle ou le français parlé à la maison, mais aussi le français comme première langue officielle parlée.

La situation est déjà difficile. Même si un très grand nombre d’anglophones ont appris le français, ce fait en soi n’assure pas le renforcement de celui-ci comme langue publique commune s’ils n’en font pas usage de façon régulière. De plus, aux 360 000 unilingues anglophones du Québec présents à 70 % dans la RMR de Montréal, aux 400 000 immigrants qui ont l’anglais comme PLOP et aux 278 000 citoyens, surtout allophones, qui parlent à égalité l’une et l’autre langue officielle, s’ajoutent non seulement le nombre de réfugiés ce qui est une bonne chose, évidemment, mais aussi l’immigration économique permanente et temporaire. Le gouvernement fédéral favorise aussi la migration des francophones du Québec vers les autres provinces et a, jusqu’à récemment, offert un traitement différentiel défavorable au français dans sa gestion des permis d’études des étudiants étrangers. Quand on sait aussi que, pour devenir citoyen canadien, il suffit, même au Québec, de démontrer une connaissance suffisante de parler l’une des deux langues officielles, cela accentue le problème.

Il n’est pas nécessaire de crier au loup, car les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le gouvernement fédéral doit agir maintenant. Saura-t-il le faire?