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La théorie de l’économie de la grandeur développée par Boltanski et Thévenot (1991) a été mobilisée par de nombreux travaux francophones en gestion des ressources humaines (GRH) (Nizet et Pichault, 2012; Wannenmacher, 2011; Cloet, 2010; Noël et Urasadettan, 2009). Thévenot (2006) l’a élargie pour proposer une théorie de l’action plus complète, la théorie des régimes d’engagement (TRE). En effet, la théorie de l’économie de la grandeur explique l’action selon le régime en public, Thévenot (2006) la complète en y ajoutant deux autres formats de l’action. Malgré cet enrichissement (Grossetti, 2006), la TRE reste, à notre connaissance, non encore explorée en sciences de gestion. Nous proposons dans cet article d’examiner son potentiel dans le management des seniors (MdS), une thématique majeure (Saint-Germes et al., 2013) qui a suscité de nombreux débats (Walker, 1999; Marbot, 2014; Cahuc et al., 2016). Parmi ceux-ci citons celui sur l’âge à partir duquel on est considéré comme faisant partie de la catégorie des seniors. En effet, l’âge varie selon les secteurs d’activité, les organismes, les problèmes RH à résoudre (Marbot, 2014) ou encore selon les pratiques contraignantes ou volontaires du MDS (Guérin et Pijoan, 2009). En outre, l’intérêt de la volonté d’intégration des seniors dans l’emploi ne fait aucun doute (Debroux et al., 2017; Jaussaud et Martine, 2017; Cahuc et al., 2016; Brillet et Gavoile, 2014). Les travaux sur le désengagement des salariés seniors en témoignent (Christin et Colle, 2009; Brillet et Gavoile, 2014). Enfin, le MdS se caractérise par des travaux poursuivant des objectifs de recherche difficilement conciliables (Barel et Frémeaux, 2013) et par diverses logiques fondant ses pratiques (Guérin et Pijoan, 2009). Hairault (2012) souligne son caractère systémique en faisant remarquer que la faiblesse du taux d’emploi des seniors ne tient pas à l’employabilité, à la productivité, à des salaires qui seraient très élevés ou à un problème de pénibilité particulier, mais plutôt au système ou au modèle. Cette question du modèle est tout à fait palpable dans les travaux qui ont tenté de préciser les actions qui composent le MdS (processuelles, environnementales et interactionnelles) et qui s’étonnent du caractère « gadgets » des solutions limitées au seul respect des obligations légales (Pojian et al., 2011). Une revue de la littérature a permis d’éprouver le besoin d’un cadre théorique pour dégager des pistes de recherche. Ainsi, la TRE a été choisie de par son héritage pragmatiste et manifestant l’ouverture sur le pluralisme (Gardella, 2006). Ce cadre relève de la sociologie de l’action [1]et sa mobilisation, même à titre exploratoire, présente un intérêt dans le domaine du MdS où une GRH efficace sera de plus en plus questionnée (Brillet et Gavoile, 2014; Delaye, 2013; Pojian et al., 2011). Grâce au concept d’engagement, le management des seniors peut être appréhendé à partir de la variété de la réflexivité des personnes et analysé selon trois régimes d’action à différentes portées (Gardella, 2006). Nous formulons la question de recherche suivante : la TRE est-elle capable de revisiter de manière pertinente le MdS ? Dans ce qui suit, nous définirons la TRE tout en montrant sa capacité à se saisir de la littérature sur le MdS et en formulant quatre propositions de recherche, nous développerons notre méthodologie et présenterons nos résultats et leur discussion. Une étude de cas longitudinale, unique et holistique (Yin, 2017) a conduit à une compréhension renouvelée du MdS.

La théorie des régimes de l’engagement : un cadre pour la gestion des seniors

Rappel des fondamentaux de la théorie des régimes d’engagement

La théorie de la justification indique qu’il existe plusieurs références morales, appelées grandeurs, que les personnes mobilisent pour défendre leur point de vue. Boltanski et Thévenot (1991) ont construit ces grandeurs et leurs cités à partir de la récurrence des références dans des discours de justification produits par les personnes lors de controverses. Le choix de l’entrée par les disputes permettait de mettre l’accent sur les interactions dans des situations où se donnent à voir des références normatives existantes et où s’en élaborent de nouvelles (Grossetti, 2006). Dans la TRE, Thévenot a donc cherché à élargir le cadre de ses analyses bien au-delà des situations qui fondent l’analyse des « cités »[2]. En effet, le monde social ne se réduit pas aux disputes, il est aussi fait, entre autres, d’activités routinières ou de travail en commun sur la base d’accords préalables (Grossetti, 2006). Ainsi, d’une théorie de la justification, Thévenot est donc passé à une théorie de l’action plus générale dans laquelle la dispute et la justification sont un cas de figure parmi d’autres. Sur la base d’une certaine conception de l’engagement[3] et des rapports à autrui, trois régimes d’action, correspondants à des configurations de différentes dimensions, ont été définis. Ainsi, dans le régime familier, la coordination est d’une portée restreinte, elle s’effectue avec des objets familiers, des personnes proches et/ou avec soi-même. L’individu est confronté à des enjeux de « convenance personnelle », des ajustements de sens « personnellement accommodés » et une incertitude prise en tension entre routine et tâtonnement. Dans ce régime, le rapport aux autres est de l’ordre de l’affectif et de l’intime. Ensuite, vient le régime en plan qui assure l’autonomie d’un porteur de projet individuel. Sa portée est étendue dans la durée par rapport au régime précédent. L’enjeu est la réalisation de soi, les ajustements de sens s’opèrent autour du plan et de sa réalisation. L’incertitude prend la forme d’une tension entre le normal (relatif au plan) et l’indécis. Le rapport aux autres est instrumentalisé et organisé autour d’accords et de contrats. Enfin, le régime en public a une portée plus large et a pour objet le bien commun, ce qui conduit à des ajustements ou discordances de sens qui s’effectuent autour de « grandeurs ». L’incertitude s’organise autour des pôles du justifié et du critique. Le rapport aux autres s’ajuste autour du bien commun et de sa dimension publique (voir Tableau 1).

Tableau 1

Présentation des trois régimes de la théorie des régimes d’engagement

Présentation des trois régimes de la théorie des régimes d’engagement
D’après Thévenot (2006)

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Ce cadre théorique accorde une place essentielle à la réflexivité rendant ainsi l’action non mécanique. Pour Thévenot, nous donnons un sens fonctionnel à notre corps, à notre parole, à notre réflexion, aux objets et aux personnes qui nous entourent et même au fait de craindre de ne pas être pertinent. Ainsi, toute action est le fruit d’une mise en équivalence pour atteindre un but ou des éléments humains et non humains environnant. Cette mise en équivalence résulte d’un jugement de l’action identifiant ce qu’on est en train de faire. Pour arrêter le jugement nécessaire à l’engagement, Thévenot parle de « clôture ». Celle-ci s’effectue selon des repères mettant en relation et rapprochant divers objets ou personnes qui conviennent pour l’action en cours. Ces repères canalisent notre attention et nos gestes vers une sélection d’éléments pertinents pour une action et déterminent donc notre engagement dans une direction. Cette clôture est loin d’être définitive. Elle est révisable, dans le sens où les individus pourront toujours se demander si l’action est convenable. Ils sont capables de constater une déconvenue et se réajuster si nécessaire, c’est ce que Thévenot appelle « l’épreuve de réalité ». Le tableau (2) indique notre démarche d’analyse de la littérature et les principales données empiriques nécessaires.

Tableau 2

Identification des régimes d’engagement

Identification des régimes d’engagement

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Le management des seniors revisité par la théorie des régimes d’engagement

La coordination étant la principale difficulté de la compréhension des conduites humaines, la TRE fait de la convenance ou du jugement le coeur de l’accord et de la pertinence des gestes (Thévenot, 2006). Pour ce dernier, quel que soit le niveau, l’action n’est plus coordonnée uniquement par des routines, des règles ou des normes sociales qui ne demanderaient qu’à être mises en oeuvre. L’action collective au sens d’Hatchuel (1989) mérite d’être explorée par le jugement qui est au coeur de la coordination. Si la coordination chère à Mintzberg (1982) était un progrès pour comprendre l’organisation en tant qu’agencement d’une entité, celle de Thévenot invite à cerner et à caractériser les réflexivités expliquant les actions en cours. Dans ce qui suit, nous mobilisons la TRE pour examiner la littérature sur le MdS[4].

Le management des seniors : voies de recherche soulevées par le régime familier

Les travaux sur le MdS peuvent être analysés via une double interrogation : 1) Y-a-t-il des contextes ou des situations propices à l’action selon ce régime ? 2) Si oui, comment peut-on les repérer ? Le MdS présente de nombreuses situations qui pourraient être favorables au développement de l’action selon le régime familier. La littérature laisse entendre que de nombreux gâchis caractérisent les compétences des seniors (Pojian et al., 2011; Poilpot-Rocaboy et al., 2013), il serait bon de connaître si des initiatives individuelles peuvent voir le jour pour valoriser les seniors. Les travaux considérant les seniors comme une ressource organisationnelle réconfortent cette position. Si l’éviction des seniors est un risque, on peut admettre que la valorisation de leurs apports est un facteur de progrès pour l’entreprise (Bellini et al., 2006). Dans cette perspective, nous avons exploré la littérature pour comprendre la motivation des dirigeants à prendre toute initiative pour gérer leurs salariés seniors. A priori, c’est à ce niveau que se situe l’opportunité de compréhension de l’action familière pour enrichir la littérature qui reste silencieuse. En effet, aucune thématique, même celle relative aux valeurs et au leadership (Calisti et Karolewicz, 2005) ou à la motivation des travailleurs âgés à rester actifs (Kooij et al., 2008), ne se sont avérées fructueuses. Face à cette situation, nous nous sommes interrogés pour savoir s’il ne fallait pas sortir du champ et trouver de l’inspiration dans les travaux portant sur l’innovation managériale. En effet, en s’appuyant sur l’appréciation personnelle du succès, un critère indispensable à l’inscription de l’action dans ce régime, les travaux sur les indicateurs de cette appréciation ont retenu notre attention. Nous pouvons citer le développement de l’employabilité des salariés seniors en tant que finalité possible (Saint-Germes et al., 2013), l’adaptation des pratiques comme la mise en place d’un management adapté aux quinquas et à leurs attentes (Guérin et Fourrier, 2004) ou encore la capacité de l’entreprise à assumer un vieillissement réussi (Partouche-Sebbar et Errajaa, 2015). Ces évaluations, étant classiques et négociables entre décideurs, semblent plutôt avoir les propriétés d’un régime en plan et on reste donc loin d’une appréciation personnelle du succès. La TRE conduit ainsi à souligner l’intérêt de faire des avancées dans l’identification des actions relevant de ce régime. Une question se pose à ce niveau : doit-on les rechercher à travers des initiatives qu’il conviendrait d’identifier au moment de leur apparition ou selon de bonnes pratiques déjà installées et dont il faut tracer la genèse ? Le cadre de la TRE apporte une réponse claire à cette question dans la mesure où il invite à aller sur le terrain en privilégiant un repérage à travers l’interaction entre acteurs[5]. L’encouragement des recherches empiriques est certes intéressant mais encore faut-il identifier la bonne stratégie d’accès au terrain comme le fait remarquer Thévenot en ce qui concerne ce régime. Les actions relevant du MdS permettent de se poser plusieurs questions pour explorer ce régime : les DRH peuvent-ils tenter des actions qui leur sont propres dans le domaine du MdS ? Pour quelles raisons et comment s’y prennent-ils ? Les DRH s’appuient-ils sur des critères objectivement identifiables ou subjectifs pour procéder à l’évaluation de leur action ? Au niveau organisationnel, les risques pris par ceux qui se livrent à ce type d’action sont utiles à étudier.

Management des seniors : voies de recherche soulevées par le régime en plan

Dans ce régime, le jugement se clôt par un accomplissement sanctionné dans une compréhension mutuelle. Dans l’entreprise, l’action improvisée ne dure qu’un temps, les individus ressentent vite le besoin de tirer au clair ce qu’ils ont l’intention de faire. Ainsi, l’action doit évoluer en quittant le régime familier en allant vers le régime en plan. L’auteur de l’action familière cherche tout naturellement à prévoir les échecs des autres en leur fournissant les explications nécessaires. Le passage d’un régime à un autre renforce l’action, il est un gage d’efficacité d’où le caractère progressif de l’action dans la TRE. Le régime en plan paraît éclairant de certains résultats de recherche récents, comme ceux de Jaussaud et Martine (2017). Ces derniers montrent que les petites entreprises sont plus avancées dans l’emploi des seniors ou, pour le moins, mieux inspirées en la matière que les grandes entreprises (Martine et Jaussaud, 2018). En effet, si on admet que la coordination est plus facile à obtenir dans les petites structures, on peut comprendre l’aisance qu’il y a à évoluer d’une convenance familière vers une convenance ordinaire. Ces résultats ont été obtenus à partir d’investigations empiriques conduites au Japon où le taux d’emploi des seniors est le plus élevé au monde (Debroux et al., 2017). La genèse sur les pratiques et sur le processus de leur construction font défaut à ces travaux. Ces limites sont plus faciles à mettre en évidence par la TRE comparativement à de nombreux travaux qui ont tenté l’exercice (Chouki et Persson, 2016; Masingue, 2009; Carré, 2005). Les auteurs restent silencieux sur les réaménagements opérés depuis l’action initiale, alors qu’ils abordent une pratique RH bien précise. Nous pensons en particulier au recrutement (Juban, 2013), au mécénat des compétences (Gatignon-Turnau et Louart, 2010) ou encore à des pratiques comme le tutorat (Chouki et Persson, 2016). La mobilisation de la TRE dépasse ce type de limite puisqu’elle se préoccupe de l’ancrage des pratiques innovantes dans un régime familier avant même qu’elles soient utilisées par l’organisation. L’action intime en contexte organisationnel ne peut pas durer longtemps, son auteur se trouve contraint de l’expliquer rapidement aux autres. En ce sens, l’action selon un régime en plan est centrale et l’action familière devient son amorceur. D’où la proposition de recherche (P1) : les actions relevant d’un régime familier sont utiles au développement des actions en régime en plan.

Le management des seniors : voies de recherches soulevées par le régime en public

Le régime en public s’applique souvent au MdS, sa mobilisation est fréquente dans les recherches menées dans le domaine. Le MdS est influencé par plusieurs mondes (Boltanski et Thévenot, 1991), des compromis sont donc nécessaires pour éviter les disputes. Tout d’abord, l’influence du monde civique est quasi-systématique dans toutes les recherches sur le sujet (Poilpot-Rocaboy et al., 2013). Dans ce monde, le jugement porte sur des objets qualifiés et les lois sont donc capables d’encadrer les disputes. Elles entraînent des conséquences sur les salariés seniors et sur les organisations qui les emploient. Elles sont légitimes mais contraignantes comme le montrent plusieurs exemples. La prévention de pathologies liées à l’âge ou à l’usure au travail est à première vue contraignante pour les entreprises, mais elle permet à l’État d’assumer ses responsabilités et ne pas laisser la sécurité des salariés dépendre de la seule volonté des dirigeants. Rien n’empêche ensuite les entreprises d’anticiper ces contraintes et en faire des points forts de leur fonctionnement. Les capacités d’appropriation des lois par les entreprises sont possibles et les limites de toute contrainte juridique bien connues (Poilpot-Rocaboy et al., 2013). En se positionnant dans un autre monde, les lois sont discutables. L’âge légal du départ à la retraite, par exemple, est considéré comme la principale variable explicative du taux relativement bas de l’emploi des seniors en France (Hairault 2012, Cahuc et al., 2016)[6]. Ainsi, d’autres mondes existent et s’appuient sur d’autres conceptions du bien commun. Par exemple, dans le monde domestique, l’âge reste synonyme de sagesse et donc de respect alors que dans le monde industriel, à l’exception de certains métiers qui valorisent l’expérience des seniors, il est le signe d’une faible productivité ou d’un dépassement technologique (Land et Jarman, 1993). Cette pluralité de mondes traduit une dualité à laquelle le MdS est de plus en plus exposé, d’où la proposition de recherche (P2) : l’action au sein des organisations relève de plusieurs mondes. L’indispensable compromis entre mondes favorise le développement des actions relevant d’un régime en plan. La suprématie du régime en public n’étant pas absolue, d’autres situations sont à envisager. Premièrement, nous retenons celle relative aux processus d’institutionnalisation des pratiques RH (Arnaud et al., 2013). Dans ce cadre, les actions qui se construisent au niveau organisationnel peuvent être généralisées par l’État sous forme de lois. Par ce biais, elles acquièrent une stabilité et un pouvoir à s’imposer. Nous sommes là, dans le cas d’une évolution progressive de l’action d’un régime moins équipé (le régime en plan) vers un régime plus équipé (régime en public). Nous faisons ainsi la proposition de recherche (P3) : les organisations préfèrent que leurs pratiques relevant d’un régime en plan soient promues en évoluant vers un régime en public au lieu de devoir s’adapter à des pratiques qu’un monde civique leur impose. Pour ne pas être confrontées aux difficultés des actions du régime en plan, les organisations préfèrent évoluer vers un régime en public, un scénario prestigieux pour elles et peu risqué (Forté et al., 2014). En effet, les pratiques de gestion relèvent de facto d’un régime en plan et leur acceptation n’est pas systématique par les salariés. Ainsi, elles peuvent s’imposer à tous lorsqu’elles évoluent vers un régime en public[7]. Deuxièmement, les sociétés évoluent et cette évolution mérite d’être questionnée : favorise-t-elle le développement de l’action selon un régime en plan ? Dans la littérature, il existe des travaux allant dans ce sens. Ceux de Cornet et El Abboubi (2012), par exemple, sous-entendent qu’une préoccupation managériale traitée par un régime en plan pourrait être consolidée par un régime en public. En outre, le déroulement de l’action ne se fait pas d’emblée selon un régime en plan à condition de ne pas exclure que les dirigeants commencent parfois à agir en faisant preuve de créativité. Face à certaines disputes pouvant compromettre la capacité de contrôle, une incitation à l’action familière peut être recherchée au sommet de la hiérarchie, d’où la formulation de la proposition de recherche (P4) : Une action familière est recherchée lorsqu’elle permet un meilleur couplage de l’organisation avec son environnement.

Présentation de la méthodologie de la recherche

Le choix d’un cas unique : la Sécurité Sociale française

L’objectif est de donner un contenu empirique à une construction théorique appliquée au MdS. Selon la typologie de Yin (2017), nous retenons une étude de cas unique holistique justifiée par une démarche longitudinale. Les consignes de Musca (2006) ont facilité la mise en oeuvre de l’étude longitudinale. Nous mobilisons un cas unique dont il faut améliorer la validité externe des résultats par une confrontation minutieuse à la littérature (Yin, 2017; Eisenhardt, 1989). Dans la perspective d’une recherche exploratoire visant une généralisation analytique (Yin, 2017; Corbin et Straus, 2014), un seul cas peut suffire. Nous avons étudié une organisation de service public, protéiforme et complexe. Il s’agit de la Sécurité Sociale française, une organisation qui emploie environ 150 000 salariés. L’État n’est pas l’employeur direct mais de tutelle; ainsi le personnel relève d’une convention collective nationale du travail avec un statut de droit privé.

Recueil et traitement des données

Notre travail de terrain a visé le repérage de tout ce qui touche au MdS, le but étant d’affecter ensuite les données collectées à tel ou tel régime d’engagement (voir tableau 2). Une attention particulière a été accordée aux épreuves au sens de la sociologie pragmatiste[8]. Trois phases complémentaires de collecte des données ont été suivies. Une première étape est constituée de l’analyse documentaire[9], elle a servi à identifier les principaux acteurs engagés dans le domaine du MdS et leurs positions. La deuxième étape est celle de l’observation participante, facilitée par la qualité de salarié de l’un des coauteurs de cet article. Nous avons ainsi participé, en posture d’observation participante (Abercrombie et al., 2000), à de nombreuses réunions dont 44 ont été exploitées pour les besoins de cette recherche[10]. Les réunions de négociation et de concertation ainsi que les réunions de commissions ou de groupes de projet ont été distinguées en quatre types différents et se sont déroulées sur une durée allant de 2009 à 2020 au niveau national (tableaux 3 et 4).

Toutes ces réunions n’avaient pas les mêmes objectifs, ni les mêmes participants, ni la même fréquence dans le temps. Les faits et les interactions observés ont été systématiquement notés dans un journal de recherche. Les matériaux collectés ont été aussitôt analysés afin de pouvoir préciser ce qui devrait faire l’objet d’attention lors des prochaines réunions[11]. Ce travail d’observation directe et participante a favorisé la prise en compte du contexte et des événements liés aux seniors. En phase trois, des entretiens semi-directifs ont été conduits dans le but d’obtenir des informations supplémentaires pour consolider l’étude de nos propositions de recherche. Au total, 30 entretiens ont été menés pour arriver à saturation. Nous nous sommes entretenus avec les représentants de l’employeur (cadre supérieur de l’UCANSS et représentant des branches), les représentants des salariés (syndicalistes) et l’encadrement (DRH, RRH). Trente minutes au moins par entretien ont été obtenues auprès des interlocuteurs, l’objectif étant d’obtenir essentiellement quelques précisions sur les données en notre possession. La collecte des données a duré au total un peu plus de dix ans (en deux périodes de cinq ans chacune) et nous a permis de collecter un ensemble dense de matériaux. Précisons que nous n’avons pas compté les multiples interactions informelles.

Tableau 3

Participation aux réunions de négociation et de concertation[12]

Participation aux réunions de négociation et de concertation12

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Tableau 4

Participation aux réunions de commissions ou de groupes projet

Participation aux réunions de commissions ou de groupes projet

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Traitement des données

Une fois les données collectées, nous avons procédé à leur traitement pour donner un contenu empirique au MdS. Ce contenu a été guidé par nos quatre propositions de recherches. Face à la masse importante de données collectées, nous avons procédé à leur condensation au fur et à mesure pour nous rendre compte des données manquantes ou incomplètes (Miles et Huberman 2003). La condensation était un mécanisme clé de structuration et de simplification des données mais aussi un guide dans la poursuite des investigations sur le terrain. Pour procéder au codage, nous avons retenu les situations de gestion à partir des données de l’observation participante et la phrase en ce qui concerne les entretiens. Notre objectif consistait à ordonner partiellement les données et à les comparer pour générer des interprétations. Une analyse de contenu des matériaux accumulés à partir de l’observation et des entretiens a été effectuée pour chaque régime d’engagement. Le but est de pouvoir coder l’intégralité des informations suivant trois critères (les acteurs impliqués, la nature des actions en présence et le mode d’évaluation de l’action retenue). Le tableau (5) donne des précisions sur le travail de codage réalisé.

Pour comprendre le passage d’un régime d’action à un autre, nous avons déterminé le contenu thématique associé à chaque régime. Ensuite, une comparaison des verbatim de l’ensemble des interlocuteurs a été effectuée pour obtenir une information globale et exhaustive pouvant nourrir l’ensemble des situations de gestion observées. Ce travail prenait en compte les situations de gestion que nous avons associées aux informations complémentaires issues des entretiens (la fonction de l’interlocuteur, le verbatim et la description)[13]. Ajoutons que les verbatim ont été également comparés dans le but d’obtenir des propos considérés comme valables pour l’ensemble des interlocuteurs. Ce travail de codage était nécessaire pour parvenir à un contenu réduit mais exhaustif caractérisant à la fois le contenu, les liens et les interactions entre les trois régimes d’action. Pour augmenter la validité interne de nos résultats, nous avons eu recours à une procédure de triple codage dont le taux d’accord était proche de 85 %.

Tableau 5

Données retenues pour confronter les propositions de recherche au terrain

Données retenues pour confronter les propositions de recherche au terrain

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Le management des seniors : premiers résultats issus de la théorie des régimes d’engagement

Gardella (2006) a développé une analyse critique de la TRE en faisant l’hypothèse centrale « que l’engagement trouve, dans ce cadre théorique, son moteur et son unité conceptuelle dans le jugement, et plus précisément, dans « le jugement sur l’action » (p. 92). En effet, les dirigeants développent un jugement durant le moment de l’action. Nous avons attribué une importance à ces moments et à ce que les dirigeants ont sélectionné de pertinent pour l’action en cours. Cette hypothèse centrale a été à l’origine des résultats présentés ci-dessous[14].

Le caractère central du régime en plan et ses liens avec le régime en public et familier

Deux situations inhérentes à la compréhension du régime en plan ont été retenues : une première situation qui indique son ancrage dans le monde marchand (conforme à la TRE) et une seconde qui précise ses relations, avec le régime en public et familier (rappelons que selon la TRE le régime en plan ne peut évoluer qu’en régime en public). En ce qui concerne la première situation, le cas de la Sécurité Sociale offre plusieurs illustrations à partir du développement de la gestion par objectifs. Pour les besoins de mise en oeuvre de cette gestion, le dialogue entre directions nationales et locales est fréquent. Il facilite le déploiement du régime en plan à travers la déclinaison des indicateurs de performance à tous les niveaux. Le recours régulier aux Contrats d’Objectifs et de Gestion (COG) indique qu’un régime en plan est bien installé. Ces contrats sont fixés par l’État pour chaque branche de risque de la Sécurité Sociale et se déclinent en Contrats Pluriannuels de Gestion (CPG) au niveau des établissements, dits organismes locaux. Nous pouvons prendre comme exemple les modalités d’attribution de la prime d’intéressement comme indicateur de performance. Selon les résultats collectifs de performance, chaque organisme attribue annuellement à chacun de ses salariés entre 700 et 1000 € bruts. Ces montants sont la résultante d’une agrégation d’indicateurs fixés de manière collégiale au niveau des directions nationales (à hauteur de 40 %) et au niveau des directions locales (à hauteur de 60 %) après une négociation. Les salariés seniors sont concernés au même titre que les autres salariés, et les organisations syndicales nationales représentatives regrettent que ces négociations n’aillent pas assez loin. Dans la seconde situation, nous mettons l’accent sur des actions qui permettent de préciser le cheminement du régime en plan qui semble profiter du régime en public en passant par un régime familier. Nous avons observé que les actions qui relèvent du régime familier sont souvent déclenchées à partir d’un affrontement sur la politique de l’emploi des seniors entre les représentants de l’État et les syndicalistes. L’État à travers ses représentants privilégie une logique économique en favorisant, d’un côté, le non-maintien des seniors dans l’emploi conformément aux projections fondées sur l’âge légal du départ à la retraite, et, de l’autre côté, le non-renouvellement des postes laissés vacants après ces départs. Quant aux syndicalistes, ils protestent contre cette politique et critiquent à la fois son principe et ses conséquences. Ils dénoncent sa confusion entre âge et vieillissement au poste de travail et sa stigmatisation des seniors dès l’âge de 55 ans. Toutes nos données convergent pour illustrer ce comportement des représentants de l’État, un comportement bien assimilé par les dirigeants de la Sécurité Sociale, en particulier, par ceux de la branche maladie qui emploie près de 80 000 agents. La priorité de l’État est claire, elle vise l’efficience de la branche par la compression des coûts à travers notamment la réduction des effectifs : « la responsabilité sociétale de l’organisation est avant tout de nature économique » (Cadre supérieur UCANSS). Hostiles à cette logique, les syndicats ont remis également en cause la posture passive des dirigeants vis à vis de l’absence de la dynamisation des parcours professionnels des seniors. En plus, ils n’hésitent pas à s’imposer, par exemple, lors des négociations tout en jugeant que le système paritaire est mis à mal et annoncent fermement : « nous ne sommes pas là pour faire de la figuration ! » (Syndicaliste CGT). D’autres vont jusqu’à contester le fonctionnement en soulignant que « ces instances ne répondent pas à l’objectif de concertation, s’agissant plutôt d’information descendante. Nous recevons trop tardivement les documents alors qu’un délai de 15 jours est prévu par le règlement intérieur » (Syndicaliste CFE-CGC). Les dirigeants ont fini par réagir en tentant de rapprocher les deux logiques qui s’affrontent, celle des représentants de l’Etat et celle des syndicats. Ils ont ainsi incité leurs RRH (responsables ressources humaines) à agir quitte à « bricoler » des solutions pouvant assurer un tel rapprochement. Il existe même un processus relatif aux actions relevant du régime familier : « nous tentons des choses d’abord à notre niveau; si on voit que ça marche on discute entre organismes ensuite avec les organismes locaux pour transposer la logique » (RRH CNAM). Parmi les « bricolages », citons le cas de retrait des seniors des fonctions managériales au profit des plus jeunes. Ce retrait était plus facile lorsqu’il concernait des cadres qui avaient gravi les échelons à partir du niveau de base et qui se sont trouvés fragilisés au sein de leur équipe. Pour ne pas susciter de contestations syndicales sans sacrifier les exigences économiques, un RRH a proposé de les nommer chargés de mission. Cette action a fini par s’imposer au niveau de toute l’organisation. Nous avons là deux situations qui soulignent chacune à sa façon une certaine centralité du régime en plan. D’une part, une centralité amont dans laquelle le régime en plan se déploie à partir d’arguments du monde marchand et, d’autre part, une centralité aval compte tenu des comportements à l’oeuvre. Dans le premier cas, nous retrouvons ce que Thévenot qualifie d’action normale, c’est-à-dire une action conduite selon une réflexivité guidée par la volonté d’assurer le fonctionnement habituel de l’organisation. Si la centralité amont explique une action plutôt classique, la centralité aval, quant à elle, relate une action plutôt complexe voyant le jour à partir de plusieurs comportements (des pouvoirs publics, des syndicats et surtout des dirigeants). Cette centralité aval est issue à l’origine d’une dispute entre deux mondes différents et se donne à voir grâce à la volonté des dirigeants de rapprocher deux mondes quitte à encourager le bricolage. Cependant, cette solution est loin de faire taire les critiques notamment à cause de sa rapidité de passer d’un régime familier vers un régime en plan, une rapidité qui souligne ses limites. Dans notre exemple, les RRH en charge de ce dossier n’ont pas cherché à comprendre les raisons de ces départs. Cela a rendu les gains économiques supposés de l’action discutables puisque les seniors concernés ont vécu cela comme une marginalisation et ont fait valoir leurs droits à la retraite : « J’ai été déployé sur des postes de chargés de mission, un poste avec des contours flous et moins valorisants » (Chargé de Mission CNAM). Globalement, la logique marchande est tellement importante qu’elle conduit les dirigeants à encourager des pratiques élaborées dans une sphère personnelle à évoluer vers une sphère organisationnelle sur la base d’une réussite économique supposée. Sur la base, nous pouvons considérer la centralité du régime en plan, d’une part, comme le résultat d’une nécessité de pouvoir supporter des pressions externes (centralité amont) et, d’autre part, comme la volonté des dirigeants à réaliser des adaptations face à des situations déstabilisatrices de l’organisation. La centralité aval conduit non seulement à accepter la première proposition, indiquant que les actions relevant d’un régime familier sont utiles au développement des actions en régime en plan, mais elle sème aussi un doute sur une genèse honorable des actions découlant d’un régime familier. En définitive, si l’action en plan est centrale, c’est parce qu’elle n’hésite pas, en cas de besoin, à s’appuyer sur les deux autres mondes. Ainsi, notre première proposition est acceptée et enrichie.

Le régime en plan : une réponse à la complexité du management des seniors

L’analyse précédente montre l’importance du comportement des dirigeants dans une situation de dispute entre le monde marchand et domestique au sens de Boltanski et Thévenot (1991). Il fallait amortir l’affrontement entre ces deux mondes en présence, dans une situation précise de départ à la retraite et que nous synthétisons comme suit : d’un côté, l’État est favorable à des départs à la retraite pour des raisons d’équilibres budgétaires et, de l’autre côté, les syndicats défendent, à la suite du facteur pénibilité du travail, des départs à la retraite à 60 ans pour des salariés qui ont intégré la vie active avant l’âge de 20 ans (dits à carrières longues) contre 62 ans pour les autres. Au-delà d’une situation de dispute, les dirigeants agissent malgré les difficultés exclusivement selon un régime en plan sans pour autant privilégier nécessairement la prolongation effective de l’activité des seniors. De nombreuses actions menées au sein de la Sécurité Sociale peuvent illustrer ce recours au régime en plan, nous nous bornons à citer trois actions relatives au MdS. Premièrement, malgré la mesure relative au recul de l’âge minimum de départ à la retraite à 62 ans pour les régimes obligatoires (hors régimes spéciaux), la décision a été prise de rajeunir la structure des effectifs. En dépit de la difficulté de la tâche, les dirigeants ont réussi, dans la branche retraite, à instaurer la dématérialisation de dépôt des dossiers par les assurés et l’échange informatisé des données. Cette initiative a permis des gains de productivité en particulier dans la branche vieillesse. Celle-ci, étant concernée à double titre par la gestion des seniors, a pu résoudre ses problèmes financiers à la fois en tant que gestionnaire de l’assurance retraite de base et en tant qu’employeur. Cependant, à cause de départs massifs des assurés du régime général en retraite, cette branche a été confrontée à un surcroît de travail. Deuxièmement, les dirigeants ont pris des initiatives pour faire évoluer les emplois dans les organismes en situation de sureffectif. Au sein de la branche maladie, dans le cadre de partenariats en France ou à l’étranger, les salariés ont été invités à valoriser leurs compétences. Ainsi, une solution au sureffectif ponctuel et localisé a été trouvée grâce au mécénat de compétences[15]. Troisièmement, les dirigeants ont su se montrer prévoyants en mettant en place des outils pour se préoccuper de l’avenir de l’organisation : « A partir de projections de départs qui sont basées sur l’âge légal, calculées par les organismes et communiquées lors de présentations budgétaires, l’entité de base établit et affiche ses prévisions sur ce modèle. Il s’en suit une politique anticipatrice de recrutement préparant en interne les recrues potentielles d’encadrement » (Responsable UCANSS). Une initiative plutôt saluée : « l’absence d’une politique prévisionnelle des emplois, agrégeant l’ensemble des Branches du Régime Général de Sécurité Sociale, ne favorise pas le développement de parcours professionnels pour les seniors » (Membre Commission Paritaire Emploi et Formation). Nous constatons que dans les situations de non-dispute, l’action en plan se déploie uniquement selon une centralité amont. Les dirigeants construisent des outils de gestion et prêtent attention à leur cohérence. Cette situation de non-affrontement est intéressante à considérer. Elle montre que les dirigeants agissent aussi bien par souci du bon fonctionnement de l’organisation que par nécessité de trouver un compromis entre mondes. En tenant compte du résultat précédent, nous pouvons accepter la deuxième proposition précisant que l’action relève de plusieurs mondes, et qu’un régime en plan est important pour assurer l’indispensable compromis entre mondes.

Dans l’espoir d’être promue, l’action en plan connaît des améliorations permanentes

Au-delà du régime en plan, de la pluralité des mondes et de leur confrontation potentielle, focalisons-nous à présent sur les dirigeants. Au sein de la Sécurité Sociale, malgré les difficultés, les dirigeants ont mis en place diverses pratiques de gestion : « si nous sommes fortement incités à la réalisation de certains objectifs, on se heurte au souci de maintenir un certain équilibre social, ou de tenir compte de circonstances particulières et de relations humaines préexistantes » (DRH CPAM). Soucieux d’améliorer la gestion des seniors, ils ont procédé à un travail d’évaluation permettant deux progrès. Le premier concerne le climat social dégradé au point où certains salariés manifestent leur joie au moment d’instruire leur dossier de demande de retraite : « Je suis contente de pouvoir partir » (Un technicien de CPAM) ou en quittant, « je vous souhaite bon courage à tous » (un agent de maîtrise de CPAM). Cette situation les a préoccupés clairement : « le nombre des salariés concernés ne pourra qu’augmenter à l’avenir à la suite des réformes des retraites et on ne pourra pas faire l’économie de modes de gestion plus satisfaisants pour les salariés seniors » (DRH CPAM). Le second a trait à la mise en place de la GPEC qui révèle qu’il n’y a pas de politique de mobilité favorisant l’employabilité des plus âgés. Bien entendu, cela peut pénaliser l’évolution des carrières des quinquagénaires. Malgré l’évitement nécessaire du vieillissement au poste de travail, les conditions d’accès sur concours à la catégorie de cadres supérieurs n’intègrent pas de passerelles à travers un dispositif de professionnalisation ou de VAE. S’ajoute à cela le non-remplacement systématique des départs en retraite des cadres supérieurs, ce qui présente un risque de plafonnement et de démotivation des cadres intermédiaires. D’autres réalisations ont vu le jour comme le dispositif de professionnalisation. Ce dernier est proposé à partir de 45 ans ou après 20 ans d’activité pour valoriser l’expérience des salariés dans les domaines de la formation professionnelle et du dialogue social. Ce dispositif a été prometteur et les dirigeants de la Sécurité Sociale en ont fait leur fierté. Les acteurs du terrain tiennent des propos convergents, ils présentent ce dispositif comme un exemple montrant la volonté des dirigeants à faire évoluer leurs actions d’un régime en plan vers un régime en public. Les engagements d’amélioration des actions pris par les dirigeants sont le signe d’une détermination à garder la maîtrise et d’éviter toute perte de contrôle. Dans un contexte où il est indispensable de veiller au compromis entre mondes, les dirigeants semblent viser l’assurance du bon fonctionnement, à travers la mise en place d’outils de gestion qui deviennent des exemples à suivre. Le doute n’est plus possible : les organisations préfèrent que leurs pratiques relevant d’un régime en plan soient promues en évoluant vers un régime en public, au lieu de devoir s’adapter à des pratiques qu’un monde civique leur impose. Ainsi, notre troisième proposition est acceptée. Ce n’est pas l’idée en tant que telle qui retient l’attention mais les motifs qui y conduisent.

La complexité du management des seniors : le potentiel de l’action familière ?

Les dirigeants jouent une fois de plus un rôle important dans le management des seniors en dénonçant les incohérences de l’action de l’État par rapport à un monde civique. Pour eux, ce comportement n’est pas tenable, l’État doit éviter un comportement confus, rendant difficile l’exercice de ses responsabilités : « l’État impose aux autres ce qu’il ne s’applique pas à lui-même » (Cadre UCANSS). Cette situation est préjudiciable pour l’organisation, elle ne permet pas dans les faits, le maintien des seniors dans l’emploi : « l’État risque de conduire à une perte prématurée des compétences et de la mémoire de l’entreprise » (Dirigeant CPAM). En plus, dans de telles circonstances, les dirigeants sont conscients que l’emploi des seniors sera sacrifié : « l’intérêt des seniors risque de passer au second plan dans la mesure où les critères de performance financière à court ou moyen terme auront du mal à être compatibles avec l’objectif de maintien dans l’emploi des seniors » (Cadre UCANSS). Même s’il ne fait plus aucun doute que les dirigeants adhèrent à la logique marchande, ils veulent aussi pouvoir la légitimer auprès des syndicats. Pour eux, l’ancrage dans un monde marchand n’exclut pas de se montrer à l’écoute des autres logiques parfois négligées comme l’indiquent les syndicats : « faute d’être maintenus dans des postes suffisamment valorisants, nos cadres seniors iront dans le privé » (syndicaliste CFE-CGC) et parfois par attachement aux pratiques existantes : « nous avons une gestion selon une logique passive de flux, qui se focalise sur l’économie réalisée d’un point de vue quantitatif, et négligeant souvent la perte qualitative dont les conséquences peuvent être perceptibles pour l’organisation » (Cadre UCANSS). Dans le cas d’une organisation du secteur public, une telle tension est bien réelle. Nous avons observé à maintes reprises l’inquiétude des dirigeants qui se trouvaient souvent dans une situation inconfortable, rendant de plus en plus difficile la recherche de compromis entre l’État et les syndicats. Face à un sentiment de perte de marges de manoeuvre, leur inquiétude s’est d’autant plus amplifiée. C’est à ce moment-là qu’ils se montrent prêts à toute prise d’initiative voire à des manoeuvres encourageant le développement des actions selon le régime familier. Ces éléments ne sont certes pas suffisants pour accepter notre quatrième proposition formulée ainsi : une action familière est recherchée lorsqu’elle permet un meilleur couplage de l’organisation avec son environnement. En revanche, nous pouvons souligner que pour assurer un couplage de l’organisation avec son environnement, l’action peut se dérouler sur plusieurs registres y compris le régime familier. Bien entendu, nos données ne permettent ni d’affirmer le caractère exclusif de l’action familière, ni d’en savoir un peu plus sur sa genèse, qu’elle soit honorable ou non. Face à ces limites, la centralité du régime en plan devient difficile à remettre en cause.

Discussion des résultats

Le MdS montre le potentiel de la TRE en termes de compréhension de la diversité de l’action managériale et de ses logiques plurielles. Dès le démarrage de cette recherche, nous avons revisité la littérature dans ce domaine par la TRE, un travail qui a débouché sur quatre propositions de recherche qui ont été ensuite analysées empiriquement. La TRE a servi de grille de lecture pour identifier les logiques relatives au MdS. Ce travail préalable a été exploité pour analyser les modèles de la gestion des âges qui abordaient ces logiques de manière totalement évolutive et souvent mutuellement exclusive. D’abord, à travers l’évolution du modèle taylorien des âges vers le modèle post-industriel des âges, et ensuite, à travers la recherche des modalités d’évolution du modèle post-industriel vers le modèle moderne des âges. Ces travaux s’inscrivent dans une approche plutôt historique qui donne des tendances, mais qui reste insuffisante pour une compréhension fine des logiques caractérisant le MdS et de leur articulation. Pour apprécier la solidité des propositions de recherche formulées, nous avons distingué, comme l’indique la TRE, entre les situations de dispute et de non-dispute du MdS. Ainsi, la situation de dispute entre le monde marchand et le monde domestique a permis d’étudier la première proposition. Comme le monde marchand ne peut pas se déployer sans accroc, en particulier dans une entreprise publique, nous avons souligné le rôle important du régime en plan en considérant que ce monde incarné par l’État employeur heurtait les syndicats et obligeait les dirigeants à trouver des solutions. Dans ce cas, nous nous trouvons dans une configuration de centralité amont ou aval du régime en plan si les dirigeants sollicitent le régime familier. Ces deux cas de figure indiquent le caractère central du régime en plan, mais dans une centralité aval, le régime familier sera son amorceur. Ces deux centralités au sein du régime en plan permettent de retenir notre première proposition avec deux importantes remarques. D’une part, l’action familière semble se déployer plus facilement au sein d’une petite équipe et, d’autre part, elle ne livre pas forcément une genèse honorable des actions installées dans un régime en plan[16]. La deuxième proposition a été testée à partir d’une situation de non-dispute dans laquelle les dirigeants ont pu satisfaire à la fois l’État et les syndicats, tout en faisant des anticipations. Dans cette situation, l’action en plan se déploie selon une centralité amont, qui devient ainsi la norme, alors que la centralité aval reste une exception. Quant à la troisième proposition, nous sommes focalisés sur ce que font les dirigeants. Dans cette optique, la centralité amont reste bien la norme pour le MdS. Les dirigeants restent habités par le souci d’améliorer le MdS, notamment par la prise en compte du climat social et la mobilisation de la GPEC et nourrissent l’espoir de concevoir des pratiques qui deviendraient des références à suivre. En effet, les dirigeants cherchent à éviter la perte de contrôle. Dans un contexte d’affrontement entre les représentants de l’État et les syndicats, ils agissent avec prudence pour préserver leurs marges de manoeuvres. La mise en place des pratiques devient leur chance de survie à la tête de l’organisation. Ainsi, l’évolution des pratiques du régime en plan vers un régime en public est plus qu’une préférence. La dispute entre le monde marchand et le monde civique souligne clairement les ambitions de réussite professionnelle et conforte dans une certaine mesure la proposition de recherche précédente. À la suite de la pression des syndicats, les dirigeants, attachés à un monde marchand, dénoncent l’action de l’État lorsqu’elle s’éloigne des exigences du monde civique. Ils vivent ces situations comme une source de perte de marges de manoeuvres qui les fragilise lors des négociations avec les syndicats. La non-conformité des représentants de l’État avec les exigences du monde civique affecte la capacité des dirigeants à convaincre les syndicats. C’est dans ces circonstances qu’ils agissent selon un régime familier. Si l’action familière permet aux dirigeants de faire face à l’affrontement entre mondes différents, elle est à l’origine de manoeuvres qui apportent dans le pire des cas un gain de temps. Grâce à l’action familière, la gestion des seniors fait l’objet d’expérimentations et d’innovations alors que les dirigeants y font appel uniquement pour éviter de perdre le contrôle. Ces résultats indiquent le potentiel de la TRE et nous poursuivons l’analyse en abordant les limites des modèles de la gestion des âges et l’enrichissement que la TRE apporte aux travaux sur le MdS.

Pour un dépassement des modèles de gestion des âges

Les modèles relatifs au MdS sont rattachés à des périodes historiques et sont susceptibles d’évoluer puisque le modèle en voie d’émergence remet en cause le modèle qui le précède. Ainsi, la gestion des âges est passée d’un modèle taylorien des âges (Gaullier, 1993) à un modèle post-industriel des âges. Si cette évolution renvoie à des comportements cycliques (Taylor et Walker,1994; Guillemard et Walker, 2005)[17], elle traduit la fin d’une période où les salariés étaient protégés. En effet, le modèle post-industriel des âges accorde une place centrale au modèle de l’âgisme qui postule qu’il est plus convenable de démettre les travailleurs âgés que les autres employés (Taylor et Walker, 1993). Bien entendu, l’acceptation des pratiques discriminantes envers les plus âgés reste variable d’un pays à l’autre ou d’une culture à l’autre. La TRE ne fige jamais ces modèles et met en évidence la diversité des acteurs impliqués. Surtout, elle n’écarte pas la coexistence des logiques du MdS. En outre, la TRE interpelle le modèle transitionnel des âges (Pijoan, 2007). Ce modèle ne fait pas exception, il s’inscrit aussi dans une approche évolutive. Il étudie les modalités d’évolution d’un modèle post-industriel des âges vers un modèle contemporain. Ce dernier est souvent présent dans la littérature qui porte sur les initiatives d’entreprises volontaristes en matière de gestion des âges et il est tantôt centré sur l’exclusion des seniors (Poilpot-Rocaboy, 1996; Taylor et Walker, 1994) tantôt sur leur intégration (Guérin et Saba, 2003; Walker, 2005). Or la TRE peut considérer simultanément les logiques d’exclusion et d’intégration dans l’analyse des pratiques du MdS. Le modèle transitionnel présente l’intérêt de mieux considérer les situations critiques de GRH relevant du modèle post-industriel, ce qui lui permet d’être bien placé pour rechercher les actions d’amélioration. Il conduit certes à des solutions moins simplistes en articulant la tension exclusion-intégration, mais il n’a pas l’aisance de la TRE qui imagine des solutions combinant des actions à différentes portées. La TRE souligne donc les limites des travaux de ceux qui le mobilisent, comme ceux de Guérin et Pijoan (2009). Cela lui permet de mettre en évidence les modalités d’évolution des situations critiques de GRH décrites par le modèle post-industriel et l’évaluation des réponses élaborées dans un modèle contemporain. Quant aux travaux mobilisant le modèle transitionnel des âges (Poilpot-Rocaboy et al., 2013; Guérin et Pijoan, 2009), ils présentent l’avantage d’attribuer trois dimensions au MdS (fonctionnelle, processuelle et relationnelle) mais la TRE est encore plus riche comme le montre Livian (2010). Elle étudie le MdS en considérant les trois dimensions simultanément, en cernant leurs logiques d’action dans un contexte composé de l’environnement de travail de l’individu, les processus et les pratiques de gestion le concernant et les relations et les interactions qu’il développe avec les autres acteurs. Enfin, la TRE encourage la compréhension des choix au niveau du MdS à travers un cadre plus large, pour ne pas s’enfermer par exemple trop tôt dans des considérations liées au caractère délibéré ou contraignant de sa mise en place.

Un enrichissement des travaux existants

La TRE contribue à l’enrichissement des travaux existants sur le MdS. Premièrement, elle consolide les travaux qui admettent la pluralité des logiques caractérisant le MdS. Par exemple, par rapport aux travaux de Guérin et Saba (2003), elle montre clairement leur importance tout en soulignant leurs limites. D’une part, elle critique la mobilisation des approches mono-monde. Ainsi, elle dénonce le réductionnisme du monde civique, considéré comme à l’origine de la gestion des âges (Walker, 2005), en précisant que le MdS ne peut se cantonner au respect des règles. D’autre part, elle aborde de manière moins naïve la question de la réconciliation des dimensions économiques et sociales qui semblent motiver la gestion des seniors (Guérin et Pijoan, 2009). Deuxièmement, elle offre l’opportunité de nuancer, d’approfondir ou de consolider de nombreux résultats de recherche. Elle nuance les résultats de Walker (2005) relatifs à l’engagement des dirigeants dans l’introduction des bonnes pratiques de gestion des seniors, elle approfondit ceux de Taylor et Walker (1994), ainsi que ceux de Walker (2005) et de Guérin et Pijoan (2009), en montrant comment les dirigeants se trouvent dans l’obligation de se préoccuper des salariés seniors. Pour Walker (2005), elle consolide ses dimensions de la gestion des seniors recelant des marges de manoeuvres organisationnelles et, pour Guérin et Pijoan (2009), elle arrive à mieux expliquer leur idée sur l’intention des directions qui peut être au centre des décisions concernant les seniors. Le cas de la Sécurité Sociale a permis d’expliquer ces avantages attribués à la TRE. Troisièmement, grâce à la TRE, le MdS déborde les politiques et les pratiques le concernant. Nous avons réalisé que l’excellence technique n’était pas recherchée pour elle-même mais pour les marges de manoeuvres qu’elle procure aux dirigeants. Nous avons constaté que les rapports de force occupent une grande place dans le MdS. Ce qui pousse les dirigeants à exploiter au besoin une ressource stratégique (l’excellence technique) pour préserver leurs marges de manoeuvre. Même si nos conclusions concernent une organisation publique, il n’y a plus de place pour la naïveté où on ne sait pas par quelle magie « la perception d’incompétence, de démotivation, d’usure, d’absence d’adaptabilité aux changements technologiques et organisationnels, de salaires trop élevés, … laisseraient (...) la place à des représentations nouvelles, plus positives des seniors au sein de nos organisations » (Pijoan et al., 2011, p. 3). La TRE s’attaque donc à la fabrique du MdS en poussant le chercheur à reconstruire l’action qui est en train de se faire. Sur le plan théorique, la TRE nous invite à dépasser les typologies forcément réductrices et à s’intéresser plutôt aux configurations dans lesquelles l’action prend forme. Le but est de mieux comprendre les logiques qui permettent de l’engendrer. Sur le plan pratique, il nous semble possible de tirer des enseignements par l’exploitation de la complémentarité entre les actions relevant d’une centralité amont et d’une centralité aval. Au-delà de ces quelques apports de la TRE, nous sommes conscients des limites liées essentiellement à la manière à travers laquelle ce cadre théorique a été mobilisé. Ainsi, en cherchant à adapter la TRE au monde de l’entreprise, la centralité du régime en plan n’est-elle pas inévitable ? Cette lecture est non seulement conforme à une approche managériale qui privilégie les logiques du contrat et du projet propre au monde des relations organisées, mais elle a aussi le mérite de nous mettre en accord avec l’hypothèse, quelquefois énoncée par Thévenot (2006), d’un élargissement entre le régime familier et les deux autres régimes. Cela montre la nécessité de prolonger la recherche pour cerner en profondeur les concepts de centralité amont et aval. En outre, nous ne pouvons pas oublier les travaux de ceux qui reconnaissent aussi que le régime en plan puisse découler d’un « rétrécissement » du régime en public (Genard, 2011), un autre élément qui invite à approfondir la notion de coordination. Cette dernière étant au coeur de l’action organisée, la TRE nous propose de distinguer entre deux types de coordination : une coordination envisagée directement au niveau de la relation à autrui et qui conduit à la centralité du régime en plan et une autre plus élémentaire qui favorise une centralité du régime familier. La coordination élémentaire concerne la personne avec le monde dans lequel elle conduit son action.

Conclusion

La TRE est une opportunité pour revisiter des problématiques de GRH où les dirigeants doivent prendre en charge des problèmes sociétaux complexes. Nous l’avons ainsi mobilisée pour exploiter la littérature sur le MdS de manière critique afin d’ouvrir des voies de développement des connaissances. En GRH, la place du MdS peut être reconsidérée en exploitant les notions de centralité amont et de centralité aval qui révèlent son ampleur par rapport à un management des autres salariés. C’est un cadre théorique qui facilite aussi l’étude d’organisations quelles que soient leurs spécificités, il privilégie le repérage des logiques à l’oeuvre qui fondent les pratiques de gestion. Nous avons constaté l’importance de la mise sous contrôle de la situation par les dirigeants et comment celle-ci les pousse à faire preuve d’un professionnalisme technique. En même temps, une telle attente ne fait qu’illustrer leur besoin de sérénité, une sérénité qu’ils ont le droit d’éprouver au sein de l’organisation. Le concept d’engagement de la TRE s’est avéré utile pour étudier les articulations entre les diverses actions surtout quand elles ne relèvent pas d’une même logique. D’ailleurs, des recherches empiriques sont à développer sur ces articulations, en particulier entre le régime familier et le régime en plan. Nous comptons le faire en diversifiant les secteurs d’activités et en menant des comparaisons internationales. Le but est de faire ressortir la malléabilité des registres de l’action dans les diverses situations dans lesquelles les individus se trouvent (Livian, 2010) et de rompre avec les anciens modes de raisonnement (Thévenot, 1996). Au niveau des pratiques managériales, la TRE invite à faire la différence entre les actions bien installées et les actions qui permettent de trouver ou retrouver de la stabilité. Comme les pratiques du MdS sont nombreuses [le mentorat (Chouki et Persson, 2016), la mobilité (Saint-Germes et al., 2013), l’élaboration de normes sociales (Gaulier, 1993), les départs en retraite (Meier, 2008) et bien d’autres (Bornard et Abord de Chatillon, 2016)], il serait bon d’en profiter pour cerner les logiques à l’oeuvre dans ce qui est installé et dans ce qui ne l’est pas encore.