Article body

Dans un contexte de crises (Covid 19 puis guerre en Ukraine), la sensibilité au prix ne fait que progresser. L’indice de prix à la consommation a augmenté en France de 6,2 % sur l’année 2022; le recul de l’inflation et la hausse du pouvoir d’achat arrivent en tête dans les priorités de 35 % des Français[1]. Même si une majorité des consommateurs aspire à consommer mieux (58 % des Français en 2022, en progression de 3 points par rapport à 2021[2]), le prix reste le premier frein à l’achat des produits biologiques et équitables, et plus largement à l’adoption d’un mode de vie éco-responsable, bien avant le manque d’offres et d’informations[3].

Se rajoute à cela une perte de repères et des difficultés pour les consommateurs à comprendre la signification des prix, dues notamment aux actions promotionnelles fréquentes qui engendrent des variations significatives des prix (Dekhili et al., 2021). Acheter devient une tâche compliquée nécessitant des efforts cognitifs et du temps pour rechercher le « bon prix »[4]. Le manque de clarté autour des stratégies de fixation de prix et l’existence de pratiques opportunistes ont conduit à une certaine défiance des consommateurs à l’égard des vendeurs. À ce propos, une étude de l’UFC-Que Choisir[5] a montré que si un panier de fruits et légumes biologiques coûte 79 % plus cher qu’un panier équivalent en produits conventionnels, près de la moitié de ce surcoût est due à des « sur-marges » de la grande distribution. Dans le même registre et malgré le fait que le commerce équitable a été bâti dès son origine sur le principe de « prix justes » en faveur des producteurs, une enquête récente de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes[6] est venue pointer l’existence d’irrégularités, notamment des manquements au niveau de l’information sur les prix.

Le consommateur n’est pas toujours à la recherche de « bonnes affaires » (Delmas & Colgan, 2018); un prix élevé peut être perçu comme étant tout à fait juste s’il est légitimé par un bénéfice perçu (tourné vers soi et/ou vers les autres)[7]. Le prix seul n’est plus un signal suffisant; 60 % des consommateurs mondiaux affirment envisager de se concentrer à l’avenir davantage sur le rapport prix/valeur[8].

Se pose alors l’enjeu de l’acceptation des prix. Celui-ci est particulièrement pertinent dans le cas des produits durables, et cela à double titre : d’abord, du fait que cette offre est souvent commercialisée à des prix plus élevés que son équivalent du circuit conventionnel. Puis, parce que les produits durables renvoient à des valeurs de justice et d’éthique qui doivent être également projetées à travers leurs prix (Dekhili et al., 2021). Cela passe sans doute par une justification par les coûts et/ou par la valeur de l’offre, ce qui aiderait à éviter les réactions négatives des consommateurs (Bechwati & Morrin, 2003). Ces derniers sont de plus en plus demandeurs d’informations pour mieux comprendre les prix affichés. En effet, 32 % des Français expriment le besoin d’être renseignés sur la répartition des prix entre les différents acteurs[9].

Pour mieux informer les consommateurs sur les prix et répartir plus équitablement la valeur entre les différents acteurs de la chaîne, les politiques se sont récemment emparés de ce sujet. Le Sénat français a adopté le 14 octobre 2021 une proposition de loi pour une plus juste rémunération des agriculteurs, à travers l’instauration d’un affichage « rémunéra-score ».

Au niveau des entreprises, des initiatives de transparence émergent pour redonner aux consommateurs confiance dans les prix. Dans le secteur des produits équitables, la marque « Ethiquable » par exemple affiche, pour la gamme « Paysans d’Ici », la part qui revient aux petits producteurs et qui est de l’ordre de la moitié du prix. Cette stratégie se répand et des marques de mode comme « Juste » ou « Everlane », revendiquant une « transparence radicale », détaillent pour leurs consommateurs la structure des coûts des articles proposés. Cette transparence peut en effet amener les consommateurs à percevoir les prix des produits comme étant équitables (Jung et al., 2020).

Mais malgré les efforts croissants sur le terrain en faveur de prix équitables et transparents, la recherche académique sur ce sujet reste limitée. Si quelques auteurs (Jiang et al., 2020; Sodhi & Tang, 2019) se sont intéressés aux avantages et défis liés à l’adoption de la transparence des prix par les entreprises, très rares sont les recherches qui ont abordé de manière empirique la façon dont les consommateurs réagissent à cette stratégie (Jung et al., 2020; Simintiras et al., 2015). Notre proposition vient donc combler ce gap théorique en répondant à la question suivante : Dans quelle mesure la justification des prix par un affichage transparent augmente-t-elle la préférence des consommateurs ? Elle permettra également d’enrichir la littérature très peu étoffée autour du concept du prix équitable (Xia et al., 2004; Dekhili et al., 2017). Les avantages de cette divulgation du point de vue des consommateurs ne sont pas clairs et certaines entreprises tendent à considérer qu’une telle pratique est coûteuse sans comprendre sa réelle valeur ajoutée (Sodhi & Tang, 2019).

Sur le plan social, la transparence des prix comme critère d’achat peut constituer un levier de pression pour responsabiliser les chaînes de valeur mondiales, en réduisant les asymétries d’information (Mol, 2015).

La présente recherche s’est focalisée sur le cas de la Chaine Globale de Valeur (CGV) cacao. Ce choix se justifie, d’une part par la complexité des enjeux environnementaux et sociaux qu’elle pose[10], et d’autre part par l’opacité qui caractérise la CGV de ce produit (Malbrancke, 2022).

L’article commence par une synthèse de la littérature sur la transparence dans les CGV et l’enjeu d’information sur les prix auprès des consommateurs. Ensuite, il détaille le terrain d’application de la recherche et la méthodologie mixte déployée. Puis, les principaux résultats sont exposés et discutés au regard des travaux antérieurs. Enfin, l’article précise les apports et limites de la recherche qui appellent de nouvelles perspectives.

Cadre théorique

La transparence dans les CGV : Un levier stratégique pour (re)gagner la confiance des consommateurs

La transparence, renvoyant à « une ouverture sur les décisions et les activités qui affectent la société, l’économie et l’environnement et la volonté de les communiquer de manière claire, précise, opportune, honnête et complète » (Park & Ha, 2020, p.1498) est devenue un sujet central dans les CGV. Cela trouve son origine d’une part dans le renforcement de la règlementation dans plusieurs pays. En effet, les décideurs politiques exigent de plus en plus des entreprises de diffuser des informations non financières pertinentes pour les parties prenantes, telles que des informations sur leurs initiatives environnementales et sociales. L’objectif étant de discipliner le comportement des entreprises et permettre aux parties prenantes de prendre des décisions en toute connaissance de cause. Par exemple, le parlement californien a adopté en octobre 2010 une loi de transparence (California Act) qui oblige les grands fabricants faisant des affaires en Californie à publier les initiatives qu’ils ont mis en place pour lutter contre les violations des droits de l’Homme chez leurs fournisseurs. D’autre part, si par le passé les entreprises rechignaient à l’idée de partager des informations de crainte de perdre leurs avantages concurrentiels, avec le développement d’Internet et la libre circulation des informations, il devient difficile de rester dans cette logique de rétention (Sodhi & Tang, 2019). Pour Simintiras et al. (2015), Internet a clairement changé les rapports de force en faveur du consommateur.

La transparence est généralement positivement connotée, au même titre que les concepts de démocratie et de responsabilité (Mol, 2015). Elle englobe la confiance et la croyance qu’une marque n’a rien à cacher. Les consommateurs qui croient fermement qu’une marque est transparente tendent à exprimer une intention d’achat supérieure pour ses produits, mais aussi à la recommander à leurs pairs (Hustvedt & Kang, 2013). En contribuant à la promotion de l’équité et à l’efficacité des marchés (Simintiras et al., 2015), la transparence peut accroître le bien-être des consommateurs (Baraibar-Diez et al., 2017). En ce sens, quelques recherches suggèrent que la transparence est devenue aujourd’hui un véritable outil marketing permettant aux entreprises de gagner la confiance des consommateurs et d’augmenter leurs ventes (Ma et al., 2016). Par exemple, la transparence sur la composition du produit donne aux consommateurs une plus grande confiance dans le fait qu’il soit authentique et de qualité supérieure, ce qui semble favoriser leur consentement à payer (Wognum et al., 2011).

Toutefois, Mol (2015) insiste sur l’importance de sortir de cette vision naïve selon laquelle une plus grande transparence est nécessairement profitable et souligne quelques risques. Tout d’abord, la transparence peut renforcer le pouvoir des acteurs les plus puissants. En effet, plusieurs dispositions relatives à la transparence exigent des procédures sophistiquées que seules les grandes entreprises peuvent adopter facilement. Les petites entreprises, en particulier dans les pays les plus pauvres, se retrouvent ainsi défavorisées. La transparence va dans ce cas à l’encontre de sa promesse émancipatrice. Ensuite, la transparence est assurée sous condition que la fiabilité de l’information soit garantie et protégée. Aujourd’hui, les organismes de certification sont eux-mêmes soumis à des exigences et procédures de transparence et de vérification. Mol (2015) parle de « transparence réflexive » qui témoigne de l’innocence perdue de la transparence de premier niveau. Enfin, l’auteur évoque le risque de surcharge informationnelle. Le consommateur peut se sentir noyé dans une masse importante d’informations, difficiles à hiérarchiser. Dans cette lignée, Baraibar-Diez et al. (2017) estiment que trop d’informations peut obscurcir la transparence.

Si au départ la transparence dans les CGV impliquait des systèmes organisés par les Etats, de plus en plus d’acteurs non étatiques se sont emparés de ce sujet, en s’intéressant au progrès en matière de RSE (Mol, 2015). Plus récemment, des initiatives sont allées encore plus loin en intégrant le principe de transparence dans la politique des prix (Jung et al., 2020).

La transparence des prix vis-à-vis des consommateurs : des informations sensibles à divulguer mais porteuses d’avantages 

Pour convaincre les consommateurs que les prix des biens durables, souvent plus élevés, sont justifiés, l’entreprise a tout intérêt à recourir à la transparence (Wognum et al., 2011). La transparence des prix a été le plus souvent discutée dans la presse populaire, parfois sous le nom de « transparence des coûts ». Elle peut être définie comme “une information révélant la répartition entre les agents d’une chaine d’approvisionnement du résultat de la vente d’un produit ou un service” (Carter & Curry, 2010, p.760). La transparence des prix constitue une question émergente (Mohan et al., 2020) qui fait l’objet de controverses (Simintiras et al., 2015). D’une part, les consommateurs peuvent considérer qu’il s’agit d’un droit fondamental qui peut leur permettre d’évaluer le caractère équitable des biens qu’ils achètent. D’autre part, les entreprises peuvent estimer que le coût de revient d’un produit est une affaire interne et non une information destinée à être connue par le public. Pour Mohan et al. (2020), la transparence des prix est une stratégie traditionnellement utilisée dans le contexte des relations entreprise-fournisseur, avec un partage bilatéral des informations sur les coûts afin de faciliter la collaboration sur les mesures à mettre en place pour les réduire. Cependant, les informations sur les coûts associés à la production constituent généralement des secrets bien gardés et sont donc rarement partagées avec les consommateurs. La stratégie de transparence des prix revient à transmettre aux consommateurs une information sensible “perçue comme risquée pour le divulgateur, dans le sens où elle le rend vulnérable à des conséquences négatives” (Mohan et al., 2020, p.1106). En particulier, c’est l’affichage de la marge bénéficiaire qui peut porter préjudice à la marque. Cette information peut provoquer par exemple la colère des consommateurs (dans le cas d’une marge élevée) ou pousser les fournisseurs à augmenter leurs prix (Jung et al., 2020).

Au vu de la sensibilité de l’information, l’adoption d’une transparence sur les prix par une entreprise peut, dans une certaine mesure, entraîner un changement chez les concurrents. Par exemple, lorsque la marque Nike a décidé de divulguer sa base de fournisseurs en 2005, son concurrent Adidas a commencé à révéler tous ses fournisseurs de niveau 1 et 2 et même ses usines sous licence. En revanche, après qu’Everlane, une marque américaine d’habillement, ait partagé avec le public en 2011 la structure de ses coûts, aucune autre entreprise du secteur n’a opté pour la même stratégie de transparence (Sodhi & Tang, 2019).

Quelques travaux en Sciences de gestion ayant exploré la question de la transparence des prix relèvent des effets positifs liés à l’adoption d’une telle stratégie. Jiang et al. (2020) mettent en avant son intérêt pour lutter contre les comportements opportunistes des entreprises qui profitent de l’asymétrie d’information vis-à-vis des consommateurs pour proposer des prix élevés malgré des coûts bas. Simintiras et al. (2015) voient dans la transparence des prix une incitation pour recourir à des méthodes de calcul des coûts plus robustes et pour un usage plus efficace des ressources. De même, étant donné que les informations sur les coûts unitaires directs reflètent le coût des matériaux et/ou de la main d’oeuvre impliqués dans la production, la transparence des prix peut être utilisée comme un indicateur de qualité.

Également, du point de vue du consommateur, la transparence des prix semble présenter des avantages. Carter & Curry (2010) estiment que des prix transparents modifient systématiquement les fonctions d’utilité des consommateurs et leurs comportements de choix. Par ailleurs, Mohan et al. (2020) indiquent que la diffusion d’informations autour des prix est synonyme d’une relation de meilleure qualité entre les consommateurs et l’entreprise, notamment lorsqu’une telle pratique est mise en place volontairement. Enfin, la stratégie de transparence des prix peut amener les consommateurs à percevoir les prix des produits comme étant équitables, un enjeu social majeur dans les CGV.

La transparence des prix : une solution pour rassurer les consommateurs sur l’équité des prix des produits équitables

Le principe d’équité des prix a toujours constitué un pilier du commerce équitable. Il renvoie au « sentiment subjectif du consommateur qu’un prix est raisonnable, juste ou légitime par opposition à déraisonnable, injuste ou illégitime » (Campbell, 2007, p.261). L’accent est particulièrement mis sur une répartition équitable des coûts et des profits entre l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur, notamment une rémunération juste des petits producteurs.

Afin d’accompagner leur croissance, les entreprises du commerce équitable ont développé à partir de 1988 un système de certification se traduisant par un label apposé sur les produits. Néanmoins, si le commerce équitable augmente les ventes et les profits au bout de la chaine, il ne présente que de très faibles retombées sur le bien-être des petits producteurs (Khodorowsky & Hervé, 2009). Le recours à la grande distribution (90 % des produits alimentaires équitables vendus) est par ailleurs dénoncé du fait que ses pratiques habituelles (contrats de travail, relations avec les agriculteurs, etc.) sont peu compatibles avec le principe d’équité. Aussi, le choix de Max Havelaar, principal acteur du commerce équitable en France, de signer des accords avec certaines multinationales peu réputées en termes de responsabilité a fait l’objet de critiques (Dekhili et al., 2017). En outre, les filières équitables sont souvent assez longues et voient par conséquent certains acteurs dits conventionnels intervenir. Cette sorte de « conventionnalisation » du commerce équitable s’accompagne d’un scepticisme des consommateurs quant à l’équité des prix pratiqués. De plus, la perception d’une iniquité liée au prix tend à accroitre le sentiment de sacrifice financier chez les consommateurs et à réduire la valeur perçue de l’offre, conduisant parfois à des réactions émotionnelles négatives (colère, frustration, etc.) (Dekhili et al., 2021).

Les consommateurs portent souvent un jugement sur la répartition de la richesse dans les filières de production. Ainsi, la structure des coûts peut avoir un effet sur l’acceptabilité et l’équité perçue (Campbell, 2007). De ce fait, une augmentation des prix peut être jugée par les consommateurs comme juste si elle bénéficie à des agents pauvres ou de petite taille (Gielissen & Graafland, 2009). De même, il est important pour les consommateurs de savoir si l’augmentation des prix est liée à une intention volontaire de la part du vendeur (accroissement de ses marges) ou si elle est subie par celui-ci (une variation des cours mondiaux de la matière première) (Xia et al., 2004).

Contrairement à la théorie néoclassique qui postule que les consommateurs sont indifférents face à des informations transparentes sur les prix et qu’ils tendent à choisir l’option la moins chère, les perspectives sociales permettent une meilleure compréhension de la réponse des consommateurs au prix et de l’évaluation de son degré d’équité (Carter & Curry, 2010). Selon cette approche, les individus peuvent modifier leurs choix de produits pour garantir un résultat perçu comme équitable, même si le choix leur coûte plus cher.

Étude empirique

Cette recherche s’appuie sur une alliance de méthodologies qualitative et quantitative. Au vu de la rareté des recherches autour de la décomposition des prix, nous avons commencé par une étude qualitative, de nature exploratoire, qui vise à comprendre les attentes des consommateurs en matière d’équité liée au prix, et leur besoin d’information au sujet de la tarification des produits équitables.

Ayant dévoilé un besoin pour une information détaillée autour des prix chez les consommateurs, l’étude qualitative a été poursuivie par une investigation quantitative. Cette dernière a pour but de mesurer l’effet de la décomposition des prix sur la préférence. Aussi, comme détaillé dans ce qui suit, c’est en s’appuyant sur les résultats de l’étude qualitative que les attributs du produit testé et les items autour de la décomposition des prix, mobilisés dans l’étude quantitative, ont été générés.

Avant de présenter les deux études menées, nous proposons d’exposer le contexte de l’étude centré sur la CGV cacao.

Contexte de l’étude

En France, le cacao est considéré aujourd’hui comme un produit prioritaire dans la stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée[11]. En ce sens, l’Initiative Française pour un Cacao Durable (IFCD) regroupant les principaux acteurs et partenaires de la filière cacao (Etat, négociants, artisans chocolatiers, distributeurs, etc.) est née.

La priorité accordée au cacao s’explique par le fait que sa production soit marquée par d’importantes atteintes à l’environnement et injustices sociales. En effet, la culture du cacao est associée à la déforestation, l’usage inadapté de pesticides et l’appauvrissement des sols. Poussées par la forte croissance de la demande en provenance des pays émergents (Villacis et al., 2022), les surfaces consacrées à la culture cacaoyère ont presque triplé entre 1960 (4,4 millions d’hectares) et 2018 (11,8 millions d’hectares). Cela s’est fait en partie au détriment des forêts naturelles[12]. Ainsi, 80 % de la forêt ivoirienne originelle, soit 13 millions d’hectares environ, aurait disparue depuis les années 1960 en partie à cause du cacao (Koné et al., 2014).

Sur le plan social, la réduction de l’intervention de l’Etat à partir de la fin des années 1980 (mesures d’ajustement structurel) a exposé les petits producteurs à un marché international marqué par des prix très fluctuants (Barrientos, 2014). Parallèlement, l’asymétrie croissante en matière de pouvoir entre des petits producteurs désagrégés et des négociants et fabricants concentrés a exercé une pression à la baisse sur les prix. En effet, 90 % des cacaoculteurs au Côte d’Ivoire et au Ghana n’arrivent pas à tirer suffisamment de profit pour vivre du cacao[13]. En ce sens, la transition vers un cacao plus durable passera forcément par une stratégie de lutte contre la pauvreté. Un petit producteur mieux rémunéré déforeste moins, gère mieux ses plantations et a moins recours au travail des enfants (Malbrancke, 2022). En créant « l’OPEP du cacao » en 2018, la Côte d’Ivoire et le Ghana ont tenté d’imposer une augmentation des prix du cacao sur le marché international, mais cette initiative s’est heurtée au refus des puissants négociants. De leur côté, les différents programmes de développement durable lancés par les entreprises du secteur, de manière conjointe (ex : Cocoa Action) ou individuelle (ex : Cocoa Plan de Nestlé), n’ont pas conduit à des avancées significatives. Achabou & Doulain (2016) notent que ces programmes tendent à encourager des systèmes de production intensifs et à favoriser la monoculture, ce qui renforce la dépendance des petits producteurs à une culture cacaoyère peu rémunératrice. De même, le commerce équitable qui est censé améliorer la durabilité de la CGV cacao n’a pas permis d’aboutir à des résultats satisfaisants. En effet, d’une part, la certification équitable a perdu en crédibilité. Selon Fountain & Huetz-Adams (2020), la course aux volumes certifiés n’a pas entrainé une hausse des exigences puisque de nombreuses entreprises de chocolat ont davantage tendance à chercher le label le moins cher. Les deux principaux organismes de certification, Fairtrade et Rainforest Alliance, se sont retrouvés en concurrence avec des labels propres à des entreprises et autres normes conçues par des plateformes multipartites régionales ou mondiales qui sont moins exigeants. De ce fait, Fountain & Huetz-Adams (2020) estiment que le cacao ne peut pas être durable sur la seule base de la certification. D’autre part, la certification ne semble pas en mesure de garantir un traitement équitable pour les petits producteurs dans les PVD[14], d’où l’intérêt de recourir à une stratégie de transparence pour une meilleure équité des prix dans la CGV cacao. Un premier pas a été franchi en ce sens en Afrique de l’Ouest avec la mise en place de la « Carte responsabilité pour le cacao » par l’ONG Mighty Earth. Cependant, cette transparence reste limitée aux partages des données sur les fournisseurs. Fountain & Huetz-Adams (2020) pensent qu’une transparence accrue permettrait aux consommateurs de jouer un rôle plus actif dans la transition vers une CGV plus responsable.

Pour nos investigations empiriques, et en lien avec la CGV cacao, nous avons retenu le cas du chocolat qui fait partie des principaux produits alimentaires équitables consommés par les Français[15].

Etude 1 : exploration qualitative

Méthode

Des entretiens semis-directifs ont été réalisés sur le lieu de travail ou au domicile de répondants recrutés par effet boule de neige, en recherchant de proche en proche des profils contrastés au regard des caractéristiques socio-démographiques (genre, âge et profession notamment) et de la familiarité avec le produit testé (chocolat) et les produits durables (voir annexe 1). Il est admis, en effet, que ces variables influencent la recherche d’information des individus (Newman & Staelin, 1972) et leurs perceptions de l’équité liée au prix (Dekhili et al., 2017). Durant en moyenne une quarantaine de minutes chacun, les entretiens commençaient par l’exploration du niveau de connaissance des consommateurs des enjeux environnementaux et sociaux liés à la production du chocolat. Ensuite, il a été question de déterminer l’importance qu’accordent les consommateurs au label lors du choix du produit. Puis, un temps a été alloué à un échange autour de l’équité perçue du prix du chocolat et le besoin ressenti par les consommateurs en matière de transparence et d’information autour du prix de ce produit.

La collecte de données a été arrêtée à saturation de l’information. L’ensemble des entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits, avant de faire l’objet d’une analyse de contenu verticale et horizontale favorisant l’identification de la régularité d’occurrence des thèmes.

Résultats

Les critères de choix du chocolat : marque, écolabel et prix

Les propos des répondants sur leurs comportements d’achat du chocolat ont permis d’identifier trois critères de choix principaux qui se rapportent à la marque, au label, et enfin au prix.

Quelle que soit la situation de consommation (pour une consommation ordinaire ou une occasion particulière), la marque semble constituer un critère important qui tend à faciliter le processus de choix : « Si j’achète pour offrir, j’achète en supermarché mais plutôt des grandes marques de type ‘Lindt, Nestlé, Ferrero’ » (Daniel). Certains consommateurs tendent à éviter des marques connues auxquelles on associe un goût standardisé manquant de typicalité et privilégient du chocolat d’artisans associé à une qualité supérieure : « Je vais chez les chocolatiers de type « Jeff de Bruges » mais je n’ai jamais tenté de savoir si c’était bio ou équitable » (Marion). Aussi, le nom de la marque aide certains consommateurs à éviter les enseignes qui souffrent d’une mauvaise réputation sur le plan environnemental et/ou social.

Au-delà de la marque, des consommateurs semblent s’appuyer sur le label équitable pour choisir leur produit, souvent le résultat d’une sensibilité individuelle à l’enjeu de durabilité : « Je participe à un bon mouvement en achetant équitable. Je suis sûr qu’il n’y a pas d’exploitation, que les producteurs soient bien rémunérés » (Jean-Michel). D’autres préfèrent le chocolat écolabellisé pour des motivations plutôt égocentriques et cela afin de s’assurer de la qualité du produit ou encore pour préserver leur santé : « Si cela peut permettre au producteur de mieux gagner sa vie, et que cela lui permet de mieux garantir la qualité, je protège peut-être mieux ma santé et celle de mes proches » (Alice).

Enfin, le critère de prix intervient de différentes manières dans le processus de choix des consommateurs. Pour ceux dont le pouvoir d’achat est limité, ce signal permet d’opter pour les produits les moins chers. Pour d’autres, le prix constitue un indicateur de qualité qui permet de s’orienter vers de « bons » produits : « En général, quel que soit l’endroit où j’achète le produit, je préfère acheter un produit plus cher et de meilleure qualité » (Jean-Michel). Par ailleurs, quelques répondants soulignent que leur prédisposition à acheter des chocolats écolabellisés est conditionnée par un seuil de prix; ils n’accepteraient pas que le surprix soit exagéré ou injustifié : « Si ce n’est pas bien plus cher, je me tourne vers le commerce équitable » (Marion).

Les enjeux de durabilité qui entourent la CGV cacao du point de vue des consommateurs

Les personnes interrogées ont soulevé différents enjeux environnementaux et sociaux qui entourent la culture du cacao :

Une rémunération insuffisante des producteurs

Sur le plan social, les répondants évoquent en particulier la faible rémunération des producteurs, notamment au regard des difficultés liées au métier : « Le temps de production du cacao est long : non seulement il faut les cultiver mais aussi laisser sécher les fèves au soleil, les broyer et les mélanger à de l’huile et tout ça pour en faire de vraies tablettes de chocolat, c’est long et les producteurs ne gagnent pas beaucoup dans l’histoire » (Félix). Des consommateurs croient que la faible rémunération est généralisée et qu’elle n’est pas limitée au cas du chocolat bas-de-gamme : « Ce n’est pas parce que c’est plus cher que le producteur est bien rémunéré » (Dorian). Ils attribuent cette situation d’une part à la multiplication des intermédiaires, et d’autre part au faible pouvoir de négociation des producteurs : « Voir que ces pauvres paysans cultivent dans des endroits reculés et n’ont pas d’infrastructures pour faciliter la production, ça pose problème parce que pas de mot final pour fixer le prix » (Steve). Par conséquent, aux yeux des répondants, ce sont surtout les marques qui profitent de cette situation en maximisant leurs marges : « Les industriels vont essayer de payer moins cher les coopératives ou les petits producteurs car ils ont besoin de faire de la marge… leur marge est grande » (Dorian).

Pour établir des rapports plus équitables entre les différents acteurs de la filière, les consommateurs comptent sur la responsabilité des marques : « Les grosses chaînes comme ‘Lindt, Jeff de Bruges, etc.’ achètent le chocolat moins cher et ce sont des grosses sociétés comme celles-là qui devraient faire le nécessaire » (Audrey), et pointent le rôle des labels même si certaines personnes attirent l’attention sur les insuffisances de ces signaux : « Comme beaucoup de labels, il y a toujours une petite ligne assez fine entre la théorie et ce qui se fait réellement, sachant que des fois tu peux jouer sur le fait que la légalité dépend du pays dans lequel tu es » (Jérôme).

Des dégradations environnementales liées à une production intensive et au transport

Sur le plan environnemental, le discours des répondants souligne différents fléaux. D’abord, la culture du cacao est associée à une agriculture intensive et à un recours important aux pesticides chimiques, expliqués par la pression de la demande des industriels occidentaux. Une première conséquence relevée renvoie à la dégradation des nappes phréatiques : « Quand on parle de production intensive, on parle aussi d’engrais chimiques, de dégradations de nappes phréatiques, comme par exemple la production intensive porcine en Bretagne qui abîme les plages avec les algues vertes » (Alice). Une autre conséquence de la culture intensive est liée à la déforestation : « La demande est plus importante que la production, et la déforestation devient un fléau pour l’Afrique » (Dorian).

Ensuite, les personnes interrogées ont rappelé le caractère international qui entoure le commerce du cacao et ce que cela génère en émissions CO2 liées au transport : « La cueillette du cacao est de plus en plus jeune, il y a un important import-export avec la transportation et le marché asiatique qui s’intensifie » (Dorian).

Le besoin d’information et l’enjeu de la transparence des prix pour les consommateurs

Nombreux sont les répondants qui considèrent qu’ils ne disposent pas d’une information complète pour pouvoir évaluer le prix des chocolats : « Comme je ne connais pas bien le prix de production ni le prix de transport, ni tout ce qui est pris en compte pour tout cela et l’acheminer jusqu’en France, j’ai du mal à savoir s’il est cher ou pas cher » (Alice). Pour certains, cela est dû à une communication généralement insuffisante, et plus particulièrement à une faible transparence sur la structure des coûts. Si les répondants énumèrent plusieurs sources de coûts (la production du cacao, la rémunération des petits producteurs, l’importation et exportation, la transformation, la labellisation, la marge de la marque, et la distribution), ils avouent ne pas disposer en général de détails sur la répartition du prix affiché : « Le prix du chocolat peut dépendre de la qualité, du moyen et de la durée de transportation, de la logistique. Ce n’est pas parce que l’on paie plus, que le producteur va être mieux rémunéré. On ne sait pas si l’entreprise veut se faire une plus grande marge. Le système de répartition de l’argent n’est pas divulgué » (Daniel).

Ainsi, les répondants associent à la transparence des prix trois intérêts essentiels. Premièrement, celle-ci peut jouer un rôle d’information pour leur offrir une meilleure compréhension des prix, ce qui peut encourager l’acceptation des prix du chocolat équitable : « Dans la production du chocolat, on pourrait mieux savoir où va l’argent pour chaque acteur de la filière avec : la rémunération du producteur, le temps passé, l’import-export, etc. » (Dorian). Deuxièmement, une transparence des prix peut faciliter la comparaison entre les offres et éclairer ainsi le choix des consommateurs : « Le consommateur pourrait voir quel pourcentage est reversé à tel acteur et choisir en son âme et conscience. Si la part versée à l’intermédiaire est trop importante par rapport à celle reversée au producteur, on peut plus facilement se rediriger vers un autre produit plus reconnaissant du producteur » (Jean-Michel). Troisièmement, aux yeux des personnes interrogées, la transparence peut devenir un outil d’aide à l’exclusion des marques peu éthiques de l’ensemble des alternatives de choix : « Ça permettrait pour le consommateur de mieux se rendre compte et les marques pas très éthiques risqueraient de perdre des consommateurs » (Marion). En ce sens, la décomposition des prix deviendrait un levier qui peut exercer une pression sur le marché et conduire les grandes marques notamment à instaurer plus d’équité au sein de la CGV : « Ça donnerait un coup de pression aux grandes marques pour agir » (Bénédicte).

Si des répondants formulent l’espoir de voir se généraliser la décomposition des prix, d’autres redoutent une faible adhésion des entreprises : « Reste à savoir si les industriels et la grande distribution seraient prêts à le faire » (Laura), et d’éventuels comportements opportunistes, d’où l’importance de contrôles à instaurer : « Si les contrôles ne sont pas suffisants et si ces systèmes ne sont pas reconnus par l’Etat, ce n’est pas très utile » (Bénédicte).

Etude 2 : investigation quantitative

Méthode

À l’aulne des résultats de la première étude qualitative, une étude quantitative a été menée dans le but de mesurer l’effet de la décomposition des prix sur la préférence des consommateurs. Pour ce faire, la méthode d’analyse conjointe a été mobilisée. Il s’agit d’une méthode de décomposition qui permet d’estimer la structure des préférences des individus (Green & Srinivasan, 1978) en prenant en compte deux types de paramètres, à savoir l’utilité de la modalité de l’attribut et la pondération de l’attribut.

Présentation du protocole expérimental

Notre choix de produit s’est porté sur une tablette de chocolat noir. En 2020, les Français ont exprimé une large préférence pour ce produit (30 % du chocolat consommé), très loin devant leurs voisins européens (5 % du chocolat en moyenne)[16]. En France, le chocolat est vendu essentiellement sous forme de tablettes (37 %, contre 24,5 % pour les pâtes à tartiner, 15 % pour les barres, 13,5 % pour la confiserie, et 10 % pour le cacao en poudre)[17].

Les trois attributs issus de l’étude qualitative ont été retenus pour l’expérimentation (voir tableau 1) : la marque, le label équitable et le prix. Deux modalités ont été sélectionnées pour l’attribut « marque » : une marque conventionnelle et une marque équitable. Pour la marque conventionnelle, nous avons choisi « Côte d’Or », l’une des principales marques du groupe Mondelez, leader du marché des tablettes avec 24,5 % de part de marché[18]. Cette marque est également connue pour ses publicités informant sur la menace de pénurie qui pèse sur le marché du chocolat. Pour la marque engagée, nous avons opté pour « Ethiquable » en raison de sa place de leader du commerce équitable en France[19] et de son engagement en faveur de prix transparents vis-à-vis de ses consommateurs. La marque a par ailleurs inauguré en 2021, dans le département français du Gers, la première chocolaterie bio et équitable d’Europe.

Également, deux modalités ont été considérées pour l’attribut « label », en l’occurrence : absence et présence de ce signal. Nous avons privilégié le label Fairtrade de Max Havelaar au vu de sa notoriété en France[20].

Concernant l’attribut « prix », objet central de cette recherche, trois modalités ont été prises en compte : prix moyen, prix élevé et prix élevé décomposé. Il s’agit de prix pratiqués par les deux marques considérées pour une tablette de 100g de chocolat noir, relevés à partir de points de vente. Les informations autour de la décomposition des prix retenues sont issues des résultats de la recherche qualitative et de l’étude d’affichages de prix décomposés adoptés par des entreprises (ex : Soldac, Ethiquable). Ainsi, dans le cas des scénarios comportant des prix élevés décomposés, ont été précisés la marge de la marque, les coûts liés à l’importation, à l’exportation, à la transformation, à la distribution et à l’écolabel, ainsi que la rémunération du petit producteur de cacao (voir annexe 2).

Tableau 1

Les variables mobilisées dans le protocole expérimental

Les variables mobilisées dans le protocole expérimental

-> See the list of tables

Le nombre d’alternatives possibles sur la base des modalités retenues est de 12 (2*2*3). En raison du risque de lassitude des répondants, celui-ci a été réduit moyennant la fonction Orthoplan de SPSS. Au final, 8 alternatives ont été considérées. La représentation picturale a été préférée au regard des nombreux avantages qu’elle offre en comparaison avec les profils verbaux. D’une part, les stimuli sont plus réalistes, et d’autre part ils permettent de réduire la surcharge informationnelle (Green & Srinivasan, 1978).

Les répondants ont été invités à exprimer leur préférence sur une échelle allant de 1 (Je n’aime pas du tout) à 7 (J’aime beaucoup). La validité des résultats a été mesurée via le rho de Pearson et le Tau de Kendall.

Des questions supplémentaires ont été posées aux personnes interrogées pour cerner le niveau de leur prosocialité (Webb et al., 2000), leur perception de l’image RSE des deux marques testées (Chen, 2010) et leur degré de confiance envers le label équitable considéré (Moussa & Touzani, 2008). Enfin, au regard de l’objet de l’étude, nous avons inclus la perception de l’équité liée au prix (Campbell, 2007) et la croyance vis-à-vis de la capacité des produits équitables à rétablir la justice sociale (White et al., 2012). Les échelles mobilisées, toutes issues de la littérature, sont détaillées dans l’annexe 3.

Collecte des données quantitatives

La collecte des données a été effectuée à Paris à l’aide d’un questionnaire administré en-face-à-face par des enquêteurs entre mars et juin 2021. Deux questions-filtre ont permis d’écarter les non-consommateurs de chocolat noir et ceux qui n’ont jamais acheté de produits équitables. Pour cibler à la fois des personnes qui achètent leurs produits équitables dans les grandes et moyennes surfaces et d’autres qui sont plutôt habitués aux circuits de distribution alternatifs, l’enquête s’est déroulée à proximité de supermarchés (Intermarché, Carrefour, Monoprix, Super U) et de magasins spécialisés (Artisans du Monde, Biocoop, Naturalia). L’intérêt de cette démarche est que la personne interrogée soit « en condition » pour répondre au sujet de l’étude (Gauthy-Sinéchal & Vandercammen, 2010).

L’échantillon de 203 consommateurs est de convenance, mais il est diversifié en termes de genre, d’âge, de niveau de revenu et d’éducation, de profession et de fréquence de consommation des produits équitables (voir annexe 4). Les répondants ont cité surtout le chocolat, le café et le thé lorsqu’ils ont été interrogés sur les produits équitables qu’ils consomment le plus.

Résultats

Place du prix dans la formulation des préférences des consommateurs

Les résultats relatifs à l’importance des attributs testés et aux valeurs de leurs modalités sont synthétisés dans le tableau 2.

Tableau 2

Importance des attributs et valeurs d’utilités de leurs modalités

Importance des attributs et valeurs d’utilités de leurs modalités

R de Pearson =,993 Sig =,000 Tau de Kendall =,929 Sig =,001

-> See the list of tables

Tout d’abord, nous notons des valeurs élevées (proches de 1) du R de Pearson et du Tau de Kendal, ce qui confirme la forte relation linéaire entre les variables considérées et indique la pertinence du modèle.

Le prix constitue l’information la plus importante pour les consommateurs (50,68 %), suivi par la marque (29,12 %), puis le label (20,2 %). En explorant les valeurs d’utilité des modalités des attributs, il ressort que le prix le moins élevé a un effet défavorable sur la préférence des consommateurs (valeur d’utilité = -,056). Ces derniers ont tendance à préférer le prix le plus élevé mais seulement lorsque celui-ci est décomposé (valeur d’utilité =+,317). En effet, dans le cas d’un prix élevé non détaillé, un effet négatif sur la préférence est observé (valeur d’utilité =-,261). Par ailleurs, les répondants affichent une préférence pour un chocolat éco-labellisé (valeur d’utilité =+,132), en comparaison avec son équivalent non certifié (valeur d’utilité= -,132). En ce sens, le label Fairtrade Max Havelaar semble bénéficier d’un certain niveau de confiance (MConfiance écolabel= 3,11; α=,960). Enfin, malgré le fait que la marque Ethiquable bénéficie d’une meilleure image RSE aux yeux des personnes interrogées (MImage RSE=3,75; α=,950) que Côte d’Or (MImage RSE= 2,55; α=,910), ces dernières montrent une légère préférence pour la marque conventionnelle. Ce résultat pourrait être attribué au niveau de familiarité avec la marque, supérieur dans le cas de Côte d’Or (MFamiliarité marque=5,29, contre 3,38 pour la marque Ethiquable). Aussi, les répondants ne semblent pas remettre en cause la capacité des produits équitables à rétablir la justice sociale (MCCRJS=3,71; α=,804) et tendent à percevoir leurs prix comme étant équitables (MPEPPE=3,53; α=,784).

Appréciation des prix selon les segments des consommateurs

Pour approfondir les premiers résultats, nous avons procédé à une segmentation sur l’échantillon mobilisé. Afin de sélectionner les variables à retenir pour conduire cette opération, la commande UNIANOVA de SPSS a été utilisée (voir tableau 3).

Tableau 3

Résultats de l’UNIANOVA

Résultats de l’UNIANOVA

a R-deux =,525 (R-deux ajusté =,456)

-> See the list of tables

Tout d’abord, les analyses confirment l’influence de l’attribut prix sur la préférence des consommateurs. En revanche, la marque (et à moindre degré le label) ne semble pas avoir un impact significatif, confirmant ainsi les premiers résultats de l’analyse conjointe. Inversement, l’image RSE des deux marques testées influence significativement la préférence, tout comme les variables PEPPE et CCRJS. L’interaction entre ces deux dernières variables tend également à influencer significativement la préférence des personnes interrogées. Au regard de ces résultats et de l’objet de la recherche, nous avons opéré une segmentation sur la base des deux variables PEPPE et CCRJS, en recourant à la procédure Cluster Two-Step de SPSS. Les résultats obtenus apparaissent dans le tableau 4.

Tableau 4

Résultats de l’analyse cluster

Résultats de l’analyse cluster

-> See the list of tables

La segmentation a donné lieu à deux clusters de bonne qualité. En effet, l’indicateur « silhouette de cohésion et de la séparation des clusters » affiche une valeur très satisfaisante de 0,7 sur une échelle allant de -1 à 1 (Kaufman & Rousseeuw, 1990). Le cluster 1 (composé de 59 individus) semble exprimer plus de confiance que le cluster 2 (144 individus) dans la capacité des produits équitables à rétablir la justice sociale. Il a également plus tendance à percevoir les prix des produits équitables comme étant justes (voir annexe 5).

Une fois la segmentation établie, une analyse conjointe a été conduite pour chacun des deux clusters identifiés. Les résultats récoltés sont présentés dans le tableau 5.

Le tableau 5 révèle en premier lieu que les personnes appartenant au cluster 1 sont plus sensibles à la marque (32,63 % d’importance) que celles dans le cluster 2 (28,60 % d’importance). Elles ont tendance à préférer la marque engagée Ethiquable qui, d’ailleurs, bénéficie à leurs yeux d’une meilleure image RSE (MImage RSE= 4,19 contre 3,22 dans le cas du cluster 2) (voir tableau 6). Pour sa part, la marque Côte d’Or, même si elle bénéficie globalement d’une image RSE moins favorable que celle d’Ethiquable dans le cas des deux clusters, elle est moins négativement notée par les consommateurs du cluster 2 (MImage RSE Côte d’Or =3,57 contre 2,55 dans le cas du cluster 1).

Tableau 5

Importance des attributs et valeurs d’utilité de leurs modalités dans les deux clusters

Importance des attributs et valeurs d’utilité de leurs modalités dans les deux clusters

-> See the list of tables

Concernant le prix, les personnes appartenant au cluster 1 sont moins sensibles à cet attribut (pourcentage d’importance = 47,63 % contre 51,89 % dans le cas du cluster 2) et expriment une plus forte préférence pour les prix élevés lorsqu’ils sont décomposés (valeur d’utilité =+,410 contre +,266 dans le cas du cluster 2). En outre, elles apprécient davantage la présence du label équitable (valeur d’utilité =+,158 contre +,124 dans le cas du cluster 2).

Enfin, les consommateurs du cluster 1 affichent une sensibilité à l’enjeu social plus prononcée (MProsocialité= 4,37 contre 2,54 dans le cas du cluster 2) (voir tableau 6), ce qui semble en concordance avec des habitudes d’achat tournées plus régulièrement vers des produits issus du commerce équitable (44,8 % d’acheteurs réguliers contre seulement 26 % dans le cas du cluster 2).

Tableau 6

Perceptions et attitudes des consommateurs des deux clusters vis-à-vis de la dimension éthique

Perceptions et attitudes des consommateurs des deux clusters vis-à-vis de la dimension éthique

-> See the list of tables

Discussion et contributions théoriques

La présente recherche s’est intéressée à un sujet très peu exploré dans la littérature, à savoir la décomposition des prix. Celle-ci peut constituer une solution pour accroitre l’attractivité des prix des produits durables. Rappelons à cet effet que l’année 2022 a confirmé le recul du marché des produits biologiques qui a perdu près de 4 % en valeur et de 8 % en volume[21]. Le développement de CGV de plus en plus longues rend les consommateurs géographiquement et moralement dissociés des circonstances dans lesquelles les produits sont fabriqués (Barrientos, 2014). Mais l’essor des outils digitaux et des réseaux sociaux a réduit cette méconnaissance, remettant ainsi en cause la croyance selon laquelle les consommateurs du Nord et les producteurs du Sud ne sont jamais en mesure de communiquer entre eux (Klein, 2000).

D’abord, notre recherche vient contribuer à la littérature sur l’éco-labellisation en enrichissant le débat sur l’(in)efficacité de l’éco-étiquetage (Koos, 2011). En effet, le discours des répondants a mis en exergue un doute sur une utilisation rigoureuse de l’écolabel dans certains pays, et sur la sincérité des marques qui l’adoptent. Ceux-ci ont clairement indiqué que payer plus cher un produit éco-labellisé ne garantit pas une rémunération juste des petits producteurs, ce qui fait référence aux conclusions de Barrientos et al. (2010) postulant qu’un progrès économique n’est pas synonyme d’une amélioration sociale. Si les consommateurs n’utilisent pas ou très peu les écolabels dans leurs actes d’achat, cela est dû principalement à l’affaiblissement perçu du niveau d’exigence requis. Dans le prolongement des observations de Fountain & Huetz-Adams (2020) qui mentionnent l’insuffisance de la certification dans l’appréciation du caractère durable du cacao, et afin de renseigner davantage les consommateurs sur la justice distributive au sens de Aristote, il est tout à fait possible de voir dans la décomposition des prix une information complémentaire à l’écolabel, voire une alternative à ce signal.

Ensuite, les résultats obtenus suggèrent que l’impact du prix élevé sur la préférence des Français pour le chocolat dépend de l’information qui l’entoure. Si le prix élevé présenté sans explication a un effet défavorable (tout comme le prix le moins cher), la décomposition de celui-ci exerce un effet positif sur les préférences. Premièrement, si en termes de stratégies de prix, plusieurs travaux ont mis l’accent sur l’intérêt des réductions des prix pour accroître l’accessibilité des offres (Schindler, 1989), nos résultats montrent que les consommateurs ne sont pas toujours à la recherche de prix bas et qu’ils peuvent être prédisposés à payer plus cher. La commercialisation des produits durables à des prix plus élevés que leurs équivalents conventionnels permet de prendre en charge les coûts cachés (Fuller, 1999) et d’éviter une banalisation de l’offre qui est susceptible d’engendrer du gaspillage. Deuxièmement, en se centrant sur la justification des prix par la structure des coûts, notre recherche contribue à étoffer le faible corpus de littérature sur l’équité liée au prix. Si les investigations antérieures appliquées aux produits durables ont surtout mis en exergue l’intérêt d’une justification par la valeur de l’offre (notamment à travers les bénéfices égocentriques) (Dekhili et al., 2017), notre résultat précise que les consommateurs peuvent être sensibles à des informations totalement éloignées de soi (coût de l’importation, de l’exportation, marge de la marque, …). Cependant et comme souligné par les analyses de clusters effectuées, cela semble dépendre de la sensibilité des individus à l’enjeu social et de leurs expériences avec les produits durables. Des études (De Groot & Steg, 2009; Cameron et al., 1998) ont déjà montré qu’en fonction de leur orientation prosociale, les individus ne considèrent pas de la même manière les coûts et bénéfices liés à une pratique durable. Les personnes ayant des valeurs altruistes prononcées mettent l’accent sur les coûts et bénéfices orientés vers les autres (bénéfices pour le petit producteur par exemple), tandis que les personnes plus individualistes évaluent la pratique durable sur la base des coûts et bénéfices qui les touchent personnellement.

Troisièmement, dans un contexte d’« infobésité », engendrant l’amoindrissement de l’attention des cibles (Carr, 2011), l’effet favorable de la décomposition des prix obtenu pose la question de la quantité et de la nature de l’information à présenter aux consommateurs. Rappelons que l’assimilation de l’information est coûteuse à la fois en effort cognitif et en temps (Gray, 2010). Comme le postule la théorie du besoin de cognition (Haugtvedt et al., 1992), si certains individus ont une perception positive d’une information détaillée au vu d’un besoin de cognition élevé, d’autres peuvent exprimer une perception défavorable vis-à-vis de cette même information du fait d’un besoin de cognition réduit. Notre étude s’est focalisée sur une population spécifique, celle de consommateurs de produits équitables, a fortiori des individus exprimant un intérêt pour le sujet étudié, c’est ce qui pourrait expliquer peut-être l’absence d’effet neutre ou négatif de la décomposition des prix.

Dans le même sens, certaines justifications autour des prix peuvent s’avérer complexes et nécessitant des explications étendues : dans quelle mesure est-il possible par exemple d’informer la cible sur les variations de la rémunération des petits producteurs dues au changement des taux de change pouvant créer des disparités entre les pays ? Se pose alors l’enjeu d’une information enrichie et actualisée en permanence à délivrer aux consommateurs selon leur besoin cognitif. Le recours au big data caractérisé par des données variées et en grandes quantités (données internes et externes à l’entreprise) (Ertz et al., 2021) pourrait permettre d’inclure une multitude d’informations évolutives autour de la décomposition des prix, et de prendre en compte les variations liées aux marchés. En ce sens, des technologies comme la réalité augmentée (RA) peuvent faciliter la présentation de ces informations en considérant de manière simultanée différents formats multimédias (ex. textes, images, vidéos). Elles visent à consolider la perception du monde réel grâce à des informations numériques (Carmigniani et al., 2011). De surcroît, grâce à des informations filtrées à extraction dynamique, la RA offre la possibilité d’adapter la quantité d’information à la cible. Une information « résumée », considérant un nombre réduit de facteurs justifiant le prix et présentée d’une manière synthétique (ex. marge de la marque, rémunération du petit producteur, coût d’exportation), peut être affichée sur le produit. Lorsque des consommateurs ressentent le besoin de savoir plus sur la décomposition des prix, ils peuvent dans ce cas, en activant un QR code par exemple, recourir à une information « augmentée » apportant des explications supplémentaires et prenant en compte d’autres facteurs (ex. changement des taux de change, variation du coût de la matière première). Dans tous les cas, et comme rapporté par les personnes interrogées, la décomposition des prix mérite d’être encadrée afin d’éviter le risque de déresponsabilisation mentionné par Gardner et al. (2019).

Recommandations managériales

L’une des raisons conduisant les marques du chocolat à limiter les hausses de prix (et par conséquent les empêchant de rémunérer correctement les petits producteurs de cacao) est le caractère compétitif qui règne dans le secteur et qui rend risquée l’adoption d’une telle stratégie de manière unilatérale (Fountain & Huetz-Adams, 2020). Ainsi, la transparence des prix pourrait permettre de dépasser cette idée et d’appréhender les prix élevés comme un moyen de différenciation sur le marché. Les marques de chocolat pourraient, à travers cette démarche, expliquer aux consommateurs ce qui se cache derrière les prix proposés et les rassurer sur une répartition juste de la valeur créée dans la CGV. En ce sens, le digital peut constituer un outil de renforcement de la transparence. Les entreprises peuvent par exemple recourir à des cartes interactives, des vidéos informatives, des photos, etc. pour renseigner les consommateurs sur les étapes de production, les matériaux mobilisés, les conditions de travail, etc. Ces différents supports peuvent être accompagnés d’une présentation détaillée des coûts induits, permettant ainsi une meilleure compréhension et une acceptation des prix élevés. Un exemple d’une stratégie de transparence réussie est celui de la marque « C’est qui le Patron » qui permet au consommateur d’être un acteur actif dans la fixation des prix, à l’instar du mécanisme Pay what you want.

Par ailleurs, une stratégie de transparence efficace impose aux marques de chocolat une meilleure traçabilité dans la CGV afin d’éviter par exemple que du cacao cultivé dans des circonstances illégales continue à être commercialisé (Fountain & Huetz-Adams, 2020). Plus précisément, les nouvelles technologies, telle que la blockchain, peuvent permettre aux entreprises de diffuser auprès de leurs cibles des informations autour de la répartition des prix (Jiang et al., 2020). Une autre piste envisageable serait de réduire le nombre d’intermédiaires en optant notamment pour un approvisionnement de type Bean to Bar (de la fève à la tablette) consistant à acheter directement des fèves de cacao auprès de producteurs ou de sourceurs.

Enfin, la transparence des prix vis-à-vis des consommateurs peut constituer un levier de pression pour induire plus d’équité dans la CGV cacao et un rééquilibrage au niveau des rapports de force entre les entreprises occidentales et leurs fournisseurs dans les PVD. Un tel progrès passerait également par le développement d’un marché local de consommation au sein des pays producteurs de cacao. Pour ce faire, le soutien de l’Etat parait fondamental lors de la phase d’apprentissage, sans quoi les efforts des entreprises peuvent être voués à l’échec, à l’instar de ce qui s’est passé au Ghana. De plus, une organisation en clusters peut aider à contourner la contrainte financière. En particulier, les clusters peuvent favoriser les innovations radicales permettant de différencier l’offre des entreprises locales face aux grandes marques occidentales. Ils peuvent aussi permettre aux producteurs d’améliorer la qualité de leurs fèves et d’accéder plus facilement à la technologie et à l’expertise en ce qui concerne les processus post-récolte tels que la fermentation et le séchage (activités créatrices de valeur). Également, cette forme d’organisation peut aider les entreprises, par la mise en commun de leurs moyens, d’établir une stratégie de communication efficace encourageant la préférence pour les produits durables locaux.

Limites et Perspectives de recherche

Malgré les contributions mentionnées, cette recherche n’est pas exempte de limites qui en soi constituent des perspectives de poursuite de ce travail. Tout d’abord, les deux enquêtes conduites se sont focalisées sur le marché français et concernent un seul produit (transformé). Cependant, d’autres produits équitables comme le riz ou les lentilles sont bruts et ne demandent, pour être commercialisés, que du transport et éventuellement de l’emballage. Ainsi, les informations sur la décomposition des prix et leur complexité perçue peuvent varier en fonction de la nature du produit. En outre, la différence de complexité organisationnelle des CGV des produits peut fausser la perception des consommateurs. En effet, un taux de 25 % du prix final qui revient au producteur du cacao dans le cas du chocolat (plusieurs intermédiaires et étapes de transformation) peut paraître moins équitable qu’un taux de 40 % proposé au producteur de riz (chaine de valeur simplifiée). Or, certains taux de rémunération sont possibles dans quelques CGV et non dans d’autres, indépendamment de l’enjeu d’équité. Il serait donc intéressant de répliquer l’étude dans d’autres pays, tout en considérant différentes catégories de produits. Ensuite, la transparence des prix constitue une stratégie de communication prometteuse qui suscite des questionnements qui n’ont pas été, tous, traités dans cette recherche. Premièrement, les efforts visant à rendre plus transparentes des CGV extrêmement complexes sont susceptibles de renforcer la visibilité de certains attributs du produit tout en occultant d’autres (Gardner et al., 2019). Par exemple, la décomposition des prix est-elle plus importante que la composition des produits ? Aussi, une information détaillée autour des prix ne peut-elle pas être préjudiciable dans le cas de consommateurs ayant un faible besoin de cognition ? Deuxièmement, une transparence poussée ne représente-t-elle pas un risque stratégique pour les entreprises ? Par exemple, dans le domaine médical, l’accès facilité des praticiens aux dossiers médicaux électroniques peut favoriser la recherche pour sauver des vies, mais en même temps il peut exposer les patients à une violation de leur vie privée. Ainsi, il paraît important dans une recherche future de spécifier la quantité d’information optimale permettant de satisfaire le besoin de transparence tout en évitant les difficultés soulevées. Enfin, au même titre qu’une justice liée au prix en amont, il y a l’enjeu de la justice liée au prix en aval (axée sur l’intérêt du consommateur) qu’il serait intéressant d’explorer. Des initiatives récentes comme celle de l’épicerie « Le Cabas Solidaire » qui, propose des réductions qui vont jusqu’à -60 % à ses clients en fonction de leurs revenus, mettent en lumière l’importance de ce volet.