« Habiter poétiquement le monde, ou habiter humainement le monde, au fond c’est la même chose ». La phrase de Christian Bobin en réponse à Hölderlin sonne comme un tocsin si l’on dresse un bilan de la prédation humaine qu’on appelle aujourd’hui l’anthropocène, le trop obscène. La poésie, c’était jusqu’ici affaire d’émerveillement devant la beauté de la Création, l’humain était cet « inconnu sur la Terre » comme le désigne joliment Jean-Marie Gustave Le Clézio. Si le monde devenait inhabitable, il nous resterait au moins nos terres intérieures, faites de nos dons, de nos épreuves et de nos rencontres. Ces deux journées célèbrent la force de la rencontre intime avec soi et avec l’autre, qui se produit parfois dans le coaching. C’est un petit miracle à chaque fois qu’on se rencontre en chair et en os, sans empêchements ni distractions techniques. Merci à vous tous d’être présents, on va tenter ensemble ce miracle de la rencontre, on verra bien. Il semblerait que l’ère numérique bouscule ce miracle. Que signifie habiter humainement un monde où les frontières entre le réel et le virtuel, vie publique et vie privée, humain et robot s’estompent si vite ? Avec l’IA, on dirait que ce n’est plus la machine qui s’inspire de l’humain, mais l’humain qui est sommé de s’adapter à la machine, dans les relations sociales réduites à des échanges de données. La rencontre humaine nue, vraie, sans technologie ni automate, est-elle caduque ? Si le coaching est un humanisme, c’est-à-dire un rapport intelligible au monde pour vivre plus libre, l’intelligence artificielle va-t-elle réduire à néant cette pratique en conscience de soi et du monde ? Mes amis, je vous livre ce soir deux réflexions personnelles : oui, il y a lieu de s’inquiéter du dissolvant universel qu’est l’IA pour nos liens sociaux. Non, le temps n’est pas venu de prononcer un non-lieu sur la relation humaine, grâce à un secret que je vous révèlerai dans quelques instants. « Au commencement était le verbe, puis vint le chiffre ». J’emprunte à Régis Debray cette formule décapante. D’abord, la rencontre fut entre humain et divin, dans l’art de faire parler les augures et d’écouter les signes. Puis vint la rencontre d’humain à humain, qu’on a appelée la Cité, la victoire des sédentaires sur les nomades, le combat pour les ressources et la paix fragile. Ensuite, nous connûmes la rencontre entre l’homme et la machine, avec l’imprimerie puis l’utopie des Lumières, soudain le progrès scientifique, technique et humain furent alignés sur une même trajectoire. Pour le meilleur et pour le pire. Aujourd’hui, on assiste au dialogue inouï de machine à machine, qui peuvent bien se passer de nous. Regardez ce qu’est devenu l’achat d’espaces publicitaires ou le dépouillement électoral dans une démocratie. Dans des pans croissants d’échanges, l’IA générative n’a plus besoin de nous. L’enjeu n’est plus idéologique, il est pratique. L’intelligence artificielle permet d’aller plus vite, et comme dirait Benjamin Franklin « le temps, c’est de l’argent ». Machine affranchie et société asservie ; dans le match des dystopies du siècle dernier, le score est : Kubrick 1, Orwell 1. Ex aequo, balle au centre. La technologie est devenue une fin en soi, qui nous fascine comme un fétiche aux pouvoirs magiques. Voici trois raisons de s’inquiéter de la disparition de la rencontre sous l’effet croissant des algorithmes et du machine learning. Primo, l’IA réduit la complexité humaine à des routines prédictibles. En fait, c’est surtout du code informatique surpuissant, pas franchement de l’intelligence complexe. La machine raisonne de façon binaire, elle est stupide mais très efficace pour prédire nos opinions, nos décisions, …
La rencontre humaine est-elle soluble dans l’intelligence artificielle ?[Record]
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Thierry Chavel
Université Paris Panthéon Assas
thierry.chavel@u-paris2.fr
Conférence donnée le 15 mars 2024 au congrès ICF à Lille