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Toute organisation est traversée à un moment donné par une crise, un accident industriel, changement de dirigeant, crise économique, financière ou sociale, catastrophe climatique, changement de réglementation, impactant son activité domestique comme internationale, l’incitant à mettre en place des stratégies pour y faire face (Sharma et al., 2020). Ces événements vont influencer le niveau de risque de l’entreprise, en raison de l’incertitude qu’ils créent sur son activité et ses résultats. La capacité des entreprises à absorber les chocs, à se renouveler et à tirer des leçons de leurs expériences, i.e. leur résilience, va avoir des effets sur leur pérennité.

La pérennité de nombreuses entreprises dépend aussi des débouchés offerts par l’international, et la dernière pandémie a également bouleversé le commerce mondial[1]. L’ampleur de l’effet varie selon les pays et les secteurs d’activité. Mais comment se comportent les entreprises présentes à l’international lorsqu’elles doivent faire face à plusieurs perturbations de l’environnement institutionnel simultanément, impactant à la fois leur activité domestique et leur activité internationale ? Quelles adaptations sont mises en place par les entreprises pour amortir les effets de ces chocs ? Existe-t-il des réponses différenciées selon la nature des perturbations ou le profil des entreprises ?

C’est ce que ce travail exploratoire se propose d’étudier, en analysant la situation d’un secteur d’activité soumis à une telle conjonction : le secteur viticole français. En effet, ce secteur, fortement dépendant des marchés étrangers, devait faire face en 2019-2020 à la fois aux effets du Brexit, des taxes Trump, auxquels se sont rajoutées les restrictions des autorités publiques en France et dans le monde en réponse à la crise Covid 19.

Dans ce travail, nous cherchons à apprécier les effets des réponses institutionnelles à ces trois éléments de contexte 2019-2020 sur l’activité export des entreprises vitivinicoles. En nous appuyant sur une enquête exploratoire par questionnaire auprès d’exportateurs français, nous analysons leur capacité d’adaptation au contexte de crise. Sur le plan théorique, nous mobilisons l’approche institutionnelle ainsi que celle de la résilience organisationnelle pour analyser les effets sur les activités d’exportation et les réactions des entreprises à ces éléments de contexte.

La littérature sur les déterminants de l’internationalisation des entreprises, et notamment leur activité export (et sa performance) est pléthorique, et la filière vin ne déroge pas à ce constat puisque plusieurs travaux se sont penchés sur ces déterminants : Karelakis et al. (2008) relèvent le rôle des composantes de l’avantage compétitif, des éléments de l’environnement des entreprises et des antécédents relatifs aux relations avec les partenaires; Lopez-Rodriguez et al. (2018) étudient le rôle du capital humain et du système de management de la qualité; Bardaji et al. (2014) confirment le rôle joué par l’engagement export mais aussi l’expérience, la taille, la localisation ainsi que le support institutionnel.

Mobilisant les approches institutionnelles, l’idée défendue ici est que ces changements institutionnels ont eu des effets contrastés et ont accéléré l’adaptation des entreprises, développant ainsi leur capacité à être résilientes. Notre travail est structuré en quatre parties : la première présentera le cadre théorique relatif à l’impact de l’environnement institutionnel et des crises sur l’activité internationale des entreprises et un état de l’art sur les effets des crises sur les entreprises viticoles en France et à l’international. Nous apporterons ensuite quelques précisions sur le contexte spécifique auquel les entreprises du secteur sont confrontées. La troisième partie présentera notre démarche méthodologique. Enfin, les résultats seront analysés et discutés afin de dégager des pistes d’implications en matière d’adaptation et de résilience des exportateurs français de vin.

Environnement institutionnel, résilience et stratégie d’exportation des entreprises

L’environnement institutionnel fait référence à l’approche néo-institutionnelle (Powell et DiMaggio, 1991) selon laquelle les organisations sont contraintes (mais aussi sous d’autres aspects, incitées) par leur environnement et ses différentes dimensions économiques, sociales, politiques, mais aussi légales ou technologiques. Cet environnement va donner naissance à un ensemble de règles et normes auxquelles les organisations vont devoir se conformer, et influencer leurs pratiques et stratégies. North (1990) explique que l’environnement institutionnel permet aux entreprises de disposer de cadres pour faciliter les échanges économiques tout en réduisant l’incertitude et les coûts de transaction, impactant ainsi la performance économique des organisations. L’environnement institutionnel va exercer des pressions sur les organisations, influençant les interactions humaines et le processus de prise de décision au sein de celles-ci.

L’approche néo-institutionnelle a déjà été mobilisée pour étudier l’influence de l’environnement institutionnel sur la stratégie internationale des entreprises (Peng, 2003). On compte plusieurs études empiriques portant sur l’impact de l’environnement sur la performance export des entreprises. Chen et al. (2016) expliquent que parmi les déterminants de cette performance, il y a des déterminants externes, qui se rapportent à la fois à des caractéristiques du secteur, et à des caractéristiques du pays. Cette relation avec la performance export est soit directe, soit indirecte via la stratégie marketing export. L’analyse s’appuie sur la théorie institutionnelle, en mobilisant les concepts de spécificités de l’environnement institutionnel et compétitif de l’entreprise.

Les caractéristiques au niveau du pays sont réparties en deux sous-ensembles : les facteurs liés au marché domestique (demande domestique, accompagnement à l’export, caractéristiques du marché, qualité des infrastructures, qualité au niveau juridique, institutions sectorielles) et ceux liés aux marchés étrangers (intensité compétitive, réglementation, distance psychique perçue); ces derniers étant considérés comme sous-étudiés. Notre étude permettra d’alimenter la réflexion sur certains de ces déterminants, les taxes Trump et le Brexit étant des facteurs liés aux marchés étrangers alors que les restrictions liées à la crise sanitaire se manifestent à la fois sur le marché domestique et sur les marchés étrangers.

La résilience organisationnelle peut être définie comme la capacité des entreprises à s’adapter, survivre et rendre pérenne leur organisation dans un contexte d’environnement turbulent (Ates et Bititci, 2011). Certaines recherches récentes ont montré l’émergence dans le champ du management de travaux consacrés à l’adaptation des entreprises en temps de crise ou de perturbation majeure de leur environnement institutionnel (Verma et Gustafsson, 2020). Il s’agit de s’interroger entre autres, sur les compétences développées par l’entreprise dans son management de la crise (Bundy et al., 2017; Schmitt et al., 2010), sa capacité à apporter des réponses stratégiques, au-delà des mécanismes opérationnels (Wenzel et al., 2020) et le développement de capacité d’apprentissage, notamment le renforcement des ressources humaines (Wang, 2008).

Aussi, il nous parait intéressant d’observer dans quelles mesures les entreprises se sont adaptées pour résister à ces turbulences. Parmi les travaux existants sur les déterminants de la résistance des PME, Gunasekaran et al. (2011) proposent un cadre théorique basé sur trois catégories de facteurs interreliés, à savoir des facteurs internes influençant la qualité des biens et services proposés par les PME (comportement organisationnel et caractéristiques du management), des facteurs externes (globalisation) et des facteurs facilitants (utilisation des technologies, intégration de la chaine de valeur, création de ressource, localisation et marketing). Ils expliquent que les facteurs internes constituent les fondations de la résilience et favorisent l’adoption des facteurs facilitants, nécessaires pour répondre aux défis posés par la globalisation et ses changements institutionnels.

Ainsi explicité, ce cadre théorique basé sur l’approche institutionnelle rend compte des liens existants entre les dimensions institutionnelles, liées à des facteurs externes (normes, réglementations, pratiques commerciales internationales) et à des facteurs internes propres aux entreprises (routines organisationnelles, compétences internationales…) et le développement des capacités des entreprises au regard des spécificités de leurs marchés internes et de leurs ressources. En temps « normal », ces capacités font l’objet d’une adaptation continue pour répondre à l’évolution des facteurs institutionnels. Néanmoins, en période de crises, et selon la nature et l’intensité des chocs externes, cette adaptation se trouve accélérée et donne lieu à plusieurs mouvements au sein des entreprises : des premières réactions d’adaptation souvent à caractère opérationnel, une accumulation des expériences par apprentissage et leur diffusion au sein de l’entreprise, une institutionnalisation organisationnelle interne des changements (pérennisation de certaines pratiques, évaluation des changements) et enfin, le développement d’outils d’anticipation et de gestion des crises futures (veille, prospective, etc.). Il s’agit donc là de mécanismes qui renforcent la résilience des entreprises subissant des chocs externes internationaux et dont les activités sont en partie ou totalement dépendantes des marchés étrangers. Ces mécanismes dépendent à la fois du profil des organisations et de leurs capacités à mobiliser leurs ressources. Cela se rapproche des facteurs « facilitants » identifiés par Gunasekaran et al. (2011). Certains auteurs intègrent enfin les orientations des dirigeants (prise de risque, gestion des équipes, mobilisation des ressources) comme facteurs supplémentaires de résilience des entreprises à l’international (Soininen et al., 2012; Williams et al., 2017).

Crise, résilience et filière vin : résultats des études antérieures

L’analyse des effets des changements institutionnels sur les entreprises vitivinicoles a fait l’objet de nombreuses recherches académiques, mobilisant pour beaucoup des approches institutionnelles ou de changement organisationnel en réponse aux contextes de crise. Sur le plan empirique, elles concernent à la fois des perturbations institutionnelles majeures (réglementation fiscale, cadre légal sur le foncier, tarifs douaniers) ou les effets des changements climatiques (gel, sécheresse, maladies de la vigne), et plus récemment les trois perturbations étudiées dans notre travail.

L’export français de vin est une activité spécifique de par la nature des entreprises engagées, le caractère territorial du produit et au regard de l’importance de la filière vinicole dans le secteur et les échanges agricoles. Plusieurs études récentes ont été menées sur les changements des comportements de consommation suite aux restrictions sanitaires et aux mesures de confinement (Gerini et al., 2021; Dubois et al., 2021).

Rares sont celles qui ont traité des effets de la crise sur les échanges internationaux. Ainsi, Wittwer et Anderson (2021) mobilisent des données macroéconomiques pour comparer les effets de la crise Covid 19 et les restrictions tarifaires chinoises sur les exportations de vins australiens. D’autres travaux ont déjà étudié l’influence de l’environnement sur l’activité internationale des entreprises de la filière vin. Morrish et Earl (2020) mobilisent l’approche néo institutionnelle pour étudier l’impact de l’environnement institutionnel, avec un focus sur l’effet bénéfique du réseau sur le processus d’internationalisation. De même, Bardaji et al. (2014) et Faria et al. (2020) confirment l’impact favorable des soutiens institutionnels. Plusieurs travaux étudient la résistance et la réponse des entreprises aux crises, et notamment à la crise financière de 2008. Yu et Lindsay (2016) observent comment les entreprises ont ajusté leur engagement export à la crise financière de 2008 et rappellent que pour leur survie, les entreprises doivent être en mesure de modifier et adapter leur stratégie et activités. Ils se sont focalisés sur l’impact de la crise sur l’engagement export et soulignent le rôle joué par la performance avant (sensée permettre plus de résilience) et après la crise sur l’engagement, mais aussi l’influence des attitudes du management vis-à-vis de l’export et sa perception de l’incertitude. De leur côté, Hammervoll et al. (2014) ont analysé comment des entreprises vitivinicoles bordelaises suivant une stratégie de niche ou une stratégie de mass-market avaient réagi à la crise financière, montrant que ces deux catégories d’acteurs ont plutôt bien résisté à la crise. De même, Duquesnois et al. (2010) ont montré que plusieurs stratégies de réponse sont possibles en temps de crise, et indiquent que la stratégie la plus appréciée par les entreprises est une combinaison de stratégie de niche et de différenciation, et que cela dépend de facteurs internes à l’entreprise.

Par rapport au contexte actuel de crise, plusieurs travaux se sont penchés sur les conséquences de ces trois événements (Taxes Trump, Brexit et contraintes institutionnelles liées à la crise Covid 19) dans la filière viticole. Néanmoins, à notre connaissance, aucun d’eux n’a étudié les trois phénomènes conjointement, ce à quoi contribuera notre présente étude. Alonso et al. (2020) est la référence la plus récente sur le Brexit dans ce secteur. Ils ont étudié les perceptions sur les impacts du Brexit, en mobilisant la littérature sur la résilience organisationnelle. Ils montrent que plusieurs types de réponses résilientes au Brexit sont proposées par les entreprises vitivinicoles espagnoles, incluant des efforts continus pour élargir l’étendue des exportations. On peut également citer Anderson et Wittwer (2018) sur les conséquences sur le marché mondial du vin, ou Crabb (2016) sur les exportations australiennes. Nous avons choisi de nous concentrer sur les études portant sur des pays producteurs comparables à notre terrain, à savoir les pays producteurs traditionnels et notamment européens.

Plusieurs travaux ont été publiés sur la thématique de la pandémie dans la filière, avec une majorité sur des terrains hors pays producteurs traditionnels. Pour l’Europe, Bressan et al. (2021) ont investigué 167 producteurs de vin italiens durant la crise Covid 19. Deux groupes d’entreprises se distinguent par l’adaptation des business model face à un contexte de crise : ceux souhaitant des ruptures importantes et rapides, et ceux privilégiant un retour à des modes plus traditionnels de management. Dans les deux cas, le soutien des clients, du personnel et de la famille du dirigeant sont indispensables pour faire face aux conséquences de la crise. Marco-Lajaral et al. (2021) ont étudié l’impact de la crise Covid 19 sur le secteur du vin espagnol avec des conséquences pour les canaux de distribution (baisse des ventes en CHR, hausse de la consommation des ménages et des ventes en ligne), les différentes évolutions des exportations (baisse et stabilisation), mais aussi les mesures prises par le gouvernement (distillation de crise, stockage privé et vendanges en vert). Gerini et al. (2021) se sont penchés sur les comportements d’achat en Italie, soulignant des changements dans les gammes et les conditionnements ciblés.

The Wine Business Journal a proposé un numéro spécial sur le sujet en 2020. Les études montrent l’adaptation des entreprises en matière de pratiques de commercialisation pour plus de ventes en ligne, encourageant le développement du marketing digital, mais aussi de ventes au détail. Certaines initiatives ont également été lancées par les entreprises pour soutenir le secteur médical. Les contributions de ce numéro spécial rappellent l’importance du développement de connaissances et le recrutement d’un personnel aux compétences diversifiées pour s’adapter aux nouvelles contraintes et en saisir les opportunités (Canavati et al., 2020).

Les travaux sur les effets des taxes Trump sur l’export sont moins nombreux. Hutson (2021) confirme la corrélation entre les variations des importations américaines de vin français et ces surtaxes et montre les tentatives de contournement des surtaxes par l’achat de vin en vrac pour être conditionné aux USA, mais aussi la baisse de la valeur par litre des vins importés, signe d’une adaptation de la gamme proposée aux segments commerciaux visés.

Les trois perturbations de l’environnement institutionnel que nous proposons d’étudier ne sont pas de nature homogène : certaines sont des changements institutionnels directs (taxe Trump) alors que d’autres relèvent des conséquences des mesures de protection mises en place (effet de la crise sanitaire). Elle se distinguent par leur caractère prévisible et localisé (pour le Brexit et dans un degré moindre les taxes Trump), versus global et inattendu pour la crise sanitaire mondiale. Enfin, les effets peuvent également être atténués par la nature des réponses institutionnelles en lien avec les territoires d’implantation des entreprises, leur dépendance aux marchés internationaux et leurs profils organisationnels. Cela rend les enjeux d’adaptation des entreprises à ces changements institutionnels encore plus conséquents. Le tableau ci-dessous donne une synthèse des mesures et des effets attendus sur les exportations françaises de vins.

Tableau 1

Récapitulatif des effets attendus des trois « événements » de l’environnement institutionnel 2019/2020 : Brexit, taxe Trump, crise Covid 19

Récapitulatif des effets attendus des trois « événements » de l’environnement institutionnel 2019/2020 : Brexit, taxe Trump, crise Covid 19

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Elément du contexte : export de vin, Covid 19, taxes Trump et Brexit

Deux « modèles » principaux expliquent les activités d’exportation des entreprises viticoles : le modèle des nouveaux pays producteurs (Chili, Australie et Afrique du Sud notamment) s’appuie sur une adaptation des produits à la demande, un marketing intensif, des marques commerciales fortes et des produits « lisibles » (étiquettes simplifiées, vin mono-cépage et facile à boire). A l’inverse, le modèle des anciens pays (France, Italie et Espagne notamment) se base sur des approches de valorisation des signes de qualité (indications et origines géographiques), de l’histoire et du lien aux terroirs, avec le plus souvent un marketing moins agressif et des produits plus complexes.

Ce n’est pas la première fois que ce secteur subit des crises (crise du phylloxera fin du 19ème siècle, crises de production et épisodes climatiques extrêmes années 2000, sans compter les crises économiques que le pays a connues). Ces crises et chocs impactent non seulement l’activité domestique des entreprises mais surtout leur activité internationale, fragilisant leur santé financière et les incitant à s’adapter et anticiper pour plus de résilience. La situation actuelle est inédite car elle présente la conjonction de plusieurs événements perturbateurs. En parallèle de ce constat, les derniers chiffres de la Fédération des Exportateurs de Vins et Spiritueux (FEVS), annonçaient pour 2020 un recul des exportations de vins de 13,9 %, avec une baisse très marquée pour les champagnes, pour ce pays qui est le 1er exportateur mondial de vin en valeur ainsi que le 3ème après l’Italie et l’Espagne en volume (Organisation International du Vin-OIV[2]). Ses principaux marchés export en valeur sont les USA (18 %), le Royaume-Uni (13 %) et l’Allemagne (8 %) suivis de la Chine, la Belgique, le Japon (6 % chacun) et enfin les Pays-Bas et le Canada (4 % chacun)[3]. Brexit et Taxes Trump concernent donc les deux principales destinations des vins français, quand la crise Covid a des effets sur plusieurs marchés. Selon la FEVS, le « grand export » semble avoir davantage souffert : -18 % pour les USA, -15,2 % pour la Chine et « seulement » -6,5 % et -5,6 % pour la Belgique et la Suisse. D’autres pays producteurs subissent également ces temps-ci, outre la crise Covid 19, des tensions liées aux droits de douane : l’Australie a porté plainte en juin 2021 contre la Chine devant l’OMC au sujet des droits de douane imposés par la Chine sur ses vins, expliquant certains transferts de flux et des gains de parts de marché des vins français en Chine.

La France doit faire face, depuis le 18 octobre 2019, à une hausse des taxes américaines de 25 % sur les vins et d’autres produits emblématiques du terroir européen, générant une baisse de 17,5 % des exportations de vin tranquille en bouteille sur le quatrième trimestre 2019[4], et des expéditions anticipées sur la première partie de l’année, pour essayer de réguler les effets de cette décision. Ces surtaxes, concernant les vins français de moins de 14 °C d’alcool et vendus dans des contenants de moins de 2 litres, sont les sanctions consécutives à un conflit qui remonte à 15 ans impliquant Boeing et Airbus, et leurs Etats d’appartenance respectifs. Depuis le 1er janvier 2021, cette taxe a été étendue aux autres catégories de produits (plus de 14 °C d’alcool et autres contenants, y compris le vrac) et aux spiritueux à base de vin (Cognac)[5]. Alors que les pertes à l’export aux USA n’étaient « que » de 670 millions d’euros en 2020, la FEVS estime le manque à gagner pour les exportateurs français à 1,1 milliards d’euros pour 2021[6].

A ces tensions s’ajoutent les incertitudes sur le Royaume-Uni, 2ème marché export des vins français. Le Brexit, voté en juin 2016, n’a vu son accord final trouvé que fin 2020. Pendant des mois, les entreprises exportatrices et leurs clients ont tenté d’anticiper et de prévoir les effets d’un Brexit dur, avec des outils et des périodes de surstockage notamment. C’est ainsi qu’on a vu les exportations françaises de vins et spiritueux augmenter de 4,4 % en 2019. A ces perturbations se sont ajoutés en 2019 les effets du ralentissement économique de la Chine, couplés aux tensions politiques entre la Chine et Hong Kong, faisant baisser les ventes vers cette zone, sans compter la crise de la Covid 19. Cette crise sanitaire mondiale est un phénomène naturel « involontaire » qui a eu pour conséquence des décisions des autorités publiques de restriction du commerce national et international. Ces mesures viennent s’ajouter aux baisses des ventes sur les marchés clés pré-cités et à une baisse des ventes domestiques (fermeture des CHR, confinements). Dès mars 2020, France Agrimer a installé une « cellule » de veille et d’analyse des effets des crises sur la filière viticole française[7].

Les régions ont subi de manière différente la crise sanitaire sur 2020 : alors qu’il est constaté -18 % de Champagne vendu en 2020 (et -20,5 % à l’export), les vins rosés de la région Provence se maintenaient à leur niveau de 2019, tandis que les vins de Bordeaux accusaient une baisse de 4 % en volume à la fin de la campagne 2019-2020. Ces disparités se retrouvent également au sein d’une même région viticole en fonction du niveau de dépendance à l’export (ou encore au réseau CHR), du type de production (les ventes de vins bios ont mieux résisté), de la situation financière de l’entreprise avant la crise sanitaire entre autres, et selon le niveau de réactivité à la crise sanitaire et à la capacité des entreprises à réinventer une partie de leur activité commerciale (ventes à distance, livraisons, foires en distanciel). La crise sanitaire et les mesures politiques prises par les différents gouvernements ont entrainé des difficultés logistiques : fermeture des frontières, renforcement des contrôles, réquisitions des moyens de transport et de plateformes logistiques. Les délais d’acheminement du produit fini mais aussi des matières sèches se trouvent allongés, renforçant davantage la pression sur les exportateurs.

Approche méthodologique : enquête qualitative et étude exploratoire

Recueil des données

Afin de mener notre analyse exploratoire, nous avons d’abord recueilli des données secondaires : rapports publiés par les principales institutions françaises et internationales en agriculture/vin : France Agrimer et l’OIV; publications d’organisations professionnelles nationales (FEVS et la Fédération du E-commerce et de la Vente à Distance [Fevad]) et, régionales (conseils interprofessionnels des vins du Languedoc, de Provence et de Bordeaux); et collecte d’informations dans la presse spécialisée (Vitisphère, Revue du Vin de France — RVF, Libre Service Actualités — LSA) ou généraliste (Le Monde, Les Echos, Le Figaro).

Cette première phase a permis d’explorer les impacts des trois changements institutionnels retenus et d’obtenir des données chiffrées sur les baisses enregistrées à l’export ou les évolutions sur le marché domestique. Elle a aussi permis de préparer la seconde phase de recueil de données primaires par l’intégration de certaines questions et l’identification de problématiques non retenues jusque-là, comme les transferts entre circuits de distribution ou entre marchés, les changements de format de produits, les investissements logistiques, les mesures d’accompagnement.

La seconde phase de notre démarche méthodologique a donc été le recueil de données primaires auprès des entreprises exportatrices de vin, via une enquête qualitative exploratoire par questionnaire auto-administré menée entre novembre 2020 et janvier 2021, questionnaire composé de 31 questions, regroupées en 4 rubriques :

  • caractéristiques des entreprises (création, taille, activités, circuits de distribution, ventes),

  • description de leurs activités export (marchés, part des ventes à l’export, évolution de l’export, objectifs attendus, principaux produits exportés),

  • effets des trois changements institutionnels sur leurs activités export (pertes de clients ou de marchés, évolution des ventes, difficultés observées, changements au niveau de l’entreprise),

  • réponses apportées par les entreprises, leur adaptation à la situation et la mobilisation des outils d’accompagnement déployés par les pouvoirs publics (changement des stratégies export - marchés, clients, prospection, nouveaux outils logistiques, digitalisation, aides publiques).

Nous avons sollicité 48 entreprises exportatrices aux profils variés quant à leur taille, région de localisation, stratégies commerciales et activités à l’international. Après trois séries de relance à une semaine d’intervalle, nous avons recueilli 16 réponses complètes et correctement renseignées par les dirigeants ou les responsables export.

Tableau 2

Principales caractéristiques des entreprises enquêtées

Principales caractéristiques des entreprises enquêtées

(*) : intermédiaire d’export, sourcing externe, pas de vignoble en propre.

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Caractéristiques des entreprises enquêtées

Les 16 entreprises de notre échantillon présentent une forte diversité des profils (tableau 2). Elles représentent une grande partie des régions viticoles françaises (hors Champagne) bien que certaines régions soient surreprésentées (5 entreprises d’Occitanie ou de Bourgogne, pour une seule de Bordeaux ou Alsace). Ces entreprises de création plutôt ancienne (une seule créée après les années 2000) présentent aussi des statuts juridiques distincts et des tailles très variées : des petits domaines (entreprises F, G, O) côtoient des exploitations ou des négoces de plus grande envergure (entreprises D, J, N). On constate également une diversité d’activités principales : producteurs, négociants, producteurs-négociants, qu’ils soient indépendants ou organisations coopératives. L’entreprise A est un cas particulier : même s’il s’agit d’un acteur majeur de l’export du vin de la région Occitanie, il s’agit d’un négociant « pur » qui ne possède pas de vignobles en propre et exerce des activités exclusivement à l’export sur la base d’un « sourcing externe » des vins.

Tableau 3

Caractéristiques de l’activité export des entreprises enquêtées

Caractéristiques de l’activité export des entreprises enquêtées

(*) Une personne au domaine, et autre personnel de la maison mère; (**), une personne et des agents représentants à l’étranger. SNC : Société en Nom Collectif; SAQ : Société des Alcool du Québec, nom de la société d’Etat qui gère l’achat des alcools.

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Le tableau 3 montre que ces 16 entreprises présentent globalement une forte intensité export (part du chiffre d’affaires export/CA total) : 11 des entreprises enquêtées ont une part comprise entre 40 et 90 %, et 100 % logiquement pour l’entreprise A. Les 5 restantes ont des intensités export entre 15 et 34 %. L’activité export est plutôt ancienne (plus de 100 ans pour deux entreprises). Au moins une dizaine d’entreprises ont débuté cette activité dans les années 2000 et une seule entreprise dispose seulement de 10 ans d’expérience internationale. Les entreprises consacrent des moyens très variés si l’on considère le personnel dédié. Hormis pour l’entreprise A où l’ensemble du personnel est dédié à l’export, dans les autres structures, y compris les plus grandes, cet effort ne dépasse pas les 10 salariés en équivalent temps plein. De surcroît, pour 8 entreprises, ce ratio est de moins de 2 personnes, avec un cas particulier (Domaine O) où ce sont les dirigeants eux-mêmes qui gèrent cette activité.

La variété des profils s’exprime également par l’étendue des focus géographiques (pays de destination des ventes export). Néanmoins, l’analyse des 5 principaux marchés à l’export par rapport aux chiffres d’affaires réalisés permet de constater une focalisation sur l’export proche (Allemagne, Benelux, Suisse, Suède, Autriche), les marchés nord-américains (USA, Mexique, Canada,) quelques marchés asiatiques (Chine, Japon, Taiwan), et la Russie. L’Australie et les Emirats Arabes Unis complètent cette liste mais ne concernent que deux entreprises. Ces données confirment l’importance des marchés américains et britanniques, présents simultanément pour 10 des 16 répondants ou uniquement l’un d’entre eux pour 4 autres. Les poids respectifs de ces deux marchés (tableau 3) avoisinent 40 % du total des exportations dans notre échantillon. Cela rend compte de la pertinence de cet échantillon afin d’analyser les effets du Brexit et des taxes Trump sur les exportations françaises de vin, sans toutefois viser la représentativité.

Principaux résultats et discussion

L’analyse des activités export des entreprises enquêtées et des effets des changements institutionnels survenus ces deux dernières années ne saurait se faire sans considérer les dynamiques structurelles de la filière vin française : forte diversité des profils des exportateurs français, faible concentration de la filière (les 5 premières entreprises en France réalisent moins de 20 % de la production alors que ce ratio est autour de 50 % aux USA ou en Australie par exemple), absence d’une stratégie marketing basée sur des marques fortes (hors Champagne), taille relative moyenne moindre des entreprises françaises, moindre adaptation à la demande que dans les nouveaux pays producteurs, produits peu marketés, etc. A ces facteurs s’ajoutent aussi les questions importantes de compétitivité, d’évolution de la demande internationale et des effets du changement climatique.

Cela a conduit depuis quelques années à une érosion des parts de marché en volume malgré leur maintien en valeur comme résultat d’une forte concurrence de l’Espagne et de l’Italie mais aussi des nouveaux pays producteurs (Chili et Australie notamment), adaptant au mieux leurs produits aux nouveaux segments de la demande, et activant le plus souvent des stratégies de commercialisation plus agressives sur certains marchés (Chine et UK par exemple).

Un des dirigeants nous confiait d’ailleurs qu’« en fait, on a tendance à considérer la taxe Trump et le Covid comme des causes de la crise. Ils n’en sont que des révélateurs. Nous sommes installés dans un système qui ronronnait, mais si on y regarde d’un peu plus près, les conséquences de ces événements étaient préfigurées antérieurement » (Entreprise F).

Dans ce qui suit, nous tenterons d’analyser les résultats obtenus à la fois par effets globaux et par « événement », par rapport aux changements opérés sur les marchés domestiques et au regard des efforts d’adaptation des entreprises et de leurs réponses aux changements du contexte institutionnel. Les tableaux suivants (4 à 7) présentent une synthèse des résultats.

Des effets sur l’export globalement maitrisés

Durant les 5 dernières années (2015-2019), avant l’enquête les ventes à l’international des entreprises enquêtées ont connu pour la grande majorité (11) des évolutions positives. Elles n’ont été stables que pour 4 entreprises et négatives pour une seule. Cette tendance renseigne sur une réelle dynamique des exportations du vin, et ce malgré une forte diversité des profils. Pour les 5 prochaines années (2020-2025) et malgré un contexte économique international très perturbé, les entreprises se sont assignées des objectifs ambitieux de croissance des exportations (de + 10 à + 80 %) ou d’atteinte d’une part conséquente du CA à l’export (50 % des ventes totales). Seules deux entreprises envisagent de stabiliser le CA export à son niveau actuel.

Pour cela, les entreprises s’appuient essentiellement sur trois marchés principaux : les USA, le Royaume-Uni et la Chine. Le premier apparait comme le débouché le plus important à l’international (entre 5 à 76 % des exportations), alors que le second se situe à un niveau intermédiaire (entre 1 à 40 %). La Chine constituerait un relais de l’activité internationale. Elle a été intégrée tardivement par certaines entreprises et sa part dans les exportations varie entre 1 et 16 %. En part cumulée, ces trois marchés représentent de 30 à 80 % pour 10 des 16 entreprises enquêtées. Pour les 6 entreprises restantes, ce ratio est compris entre 7 et 21 %.

En ce qui concerne le contexte institutionnel, les entreprises enquêtées ont globalement maitrisé la situation en matière de part de marchés et de nombre de clients et en termes d’évolution du chiffre d’affaires export 2020 par rapport à 2019. Pour ce dernier ratio (tableau 4 infra), sur les 16 entreprises enquêtées, 9 ont déclaré une hausse du CA à l’export, 2 une stabilité de leur activité internationale et seulement 4 entreprises ont connu des baisses du CA export comprises entre -5 et -20 %. Seule une entreprise a déclaré des pertes importantes du CA export (entre - 10 et -50 %) mais compensées en partie par une hausse des ventes en France (Entreprise I).

Concernant les pertes de clients à l’international (cf. tableau 5 infra), 5 entreprises ont déclaré avoir perdu des clients (sur les marchés Corée du Sud, Suisse, Pays-Bas et Russie) alors que 9 ne déclarent aucune perte de clients, voire des nouveaux clients (Entreprise C).

Certaines entreprises reconnaissent néanmoins des difficultés à maintenir les contacts ou des transferts des ventes de clients directs vers des négociants et d’autres intermédiaires. Ces effets globalement maitrisés se reflètent aussi au niveau des parts de marchés ou des sorties de pays. Les pertes déclarées de parts de marchés sont modérées et dans certains cas, les entreprises ont mêmes enregistré des gains. Deux entreprises signalent un recul de leurs parts de marché aux USA, Japon, Corée et Royaume-Uni ou dans certains segments spécifiques (Business Aérien et Duty Free).

Deux entreprises (des petits domaines, O et P) disent avoir subi des sorties de marché. Certaines entreprises ont opéré des transferts de leurs ventes internationales au sein de leur gamme (repli sur une marque forte, Entreprise D), des changements d’intermédiaires (Entreprise M), un recrutement de nouveaux clients plus petits mais nombreux (Entreprise C), contribuant à la diversification des risques, ou le maintien des relations avec les clients antérieurs y compris en l’absence de commande (Entreprise L).

Une pression supplémentaire sur l’export venant du marché domestique

De nombreuses entreprises (9/16) nous ont signalé que les premières difficultés ressenties sur l’activité export proviennent d’abord de la pression commerciale exercée par le recul des ventes sur le circuit CHR (Cafés Hôtels Restaurants) sur le marché français ou les marchés de destination (cf. tableau 6). Pour le marché français, la fermeture des CHR a eu pour conséquence un accroissement des stocks et une augmentation de l’offre sur les autres circuits nationaux (digital et GD essentiellement) et de l’export. Une situation semblable à ce qu’ont vécu les entreprises espagnoles (Marco-Lajaral et al., 2021). Cette situation a contraint de nombreuses entreprises à devoir identifier de nouveaux débouchés pour leurs produits, à adapter leurs outils de gestion des stocks, à solliciter leurs clients habituels pour absorber le surplus d’offre. Cela est rendu difficile par le problème de la prospection : annulation de la quasi-totalité des salons internationaux, difficultés de se déplacer à l’international, difficultés logistiques au début des périodes de confinement.

Tableau 4

Objectifs exports et poids des trois marchés USA, UK, Chine

Objectifs exports et poids des trois marchés USA, UK, Chine

(*) + augmenté, — diminué, = stable; (**)13 % en 2020; AOP : Appellation d’Origine Protégée; 2020/2019 : 2020 par rapport à 2019.

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Cette pression exercée par le marché domestique est accentuée par des situations proches sur les marchés de destination. Les importateurs et intermédiaires ont eux-mêmes des difficultés à écouler certains produits du fait du recul du circuit CHR dans les pays de destination. « Le Covid nous touche car les clients CHR de nos importateurs ont dû fermer mais nous avons pu compenser grâce aux marchés de monopoles et par le lancement de nouveaux produits » (Entreprise K).

Enfin, cette pression est forte car elle est simultanée sur l’ensemble des marchés (à des degrés différents selon les stratégies de confinement adoptées par les Etats) et généralisée (touchant la plupart des entreprises et des importateurs qui ont un portefeuille de ventes diversifié). Elle pousse l’ensemble des entreprises à rechercher au même moment des alternatives proches (nouveaux clients, nouveaux pays, ventes sur internet, vente en vrac, référencement en GD).

Tableau 5

Des effets globalement maitrisés et différenciés selon les marchés et le changement institutionnel

Des effets globalement maitrisés et différenciés selon les marchés et le changement institutionnel

(*) parmi les trois choix suivants : Covid 19, Taxes Trump et Brexit; PDM : part de marché

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Des effets contrastés des changements de l’environnement institutionnel

Les premiers constats d’une maitrise globale des effets des changements institutionnels et de la pression exercée par la situation sur le marché domestique par rapport aux exportations de vin doivent être nuancés pour deux raisons principales. La première concerne les effets contrastés des trois changements selon les profils des entreprises. La seconde porte sur certaines difficultés rencontrées par les exportateurs au-delà du maintien des parts de marché et des clients.

A la question de savoir quel est l’élément qui a eu l’effet le plus important sur l’activité export, et au-delà des difficultés liées à la fermeture des CHR en France, les entreprises enquêtées ont signalé la situation engendrée par la crise de la Covid 19 en premier lieu (9/16) et les restrictions à l’export suite à l’instauration des taxes Trump (6/16). Aucune n’a identifié le Brexit comme l’élément majeur.

Pour ce dernier événement, les difficultés signalées, comme dans Alonso et al. (2020), portent sur les lenteurs futures dans les expéditions, le retour des formalités douanières et des droits de douanes. Néanmoins, cela ne constitue pas un frein important à l’exportation vers le marché UK, alors que selon Alonso et al. (2020), la majorité des perceptions sont négatives vis-à-vis des conséquences pour les exportateurs espagnols. Plusieurs entreprises ont signalé des difficultés importantes engendrées par la crise de la Covid 19, notamment durant les premiers mois : retard des expéditions, tensions logistiques, stocks accumulés (coûts, gestion de l’espace et des plateformes), retards dans l’obtention de fournitures auprès de verriers et d’imprimeurs, irrégularités des commandes, difficultés de prospection et de déplacement à l’étranger, annulation des participations aux salons internationaux.

Un des dirigeants enquêtés résumait ainsi les effets observés : « les enjeux sont différenciés, mais les effets sont les mêmes : ralentissement des ventes. UK — Brexit : moins douloureux à date car période transitoire, mais incertitudes. USA — Taxe Trump : baisse généralisée des volumes vendus, quantités commandées moins importantes, dévalorisation de certains produits. Covid : ralentissement des référencements, difficultés dans le on-trade, en partie compensées par le off-trade (ventes en ligne, cavistes, monopoles, supermarchés) ». (Entreprise B)

Si l’on ajoute à cette situation générale de crise sanitaire le cas spécifique des exportateurs vers le marché US, plusieurs opérateurs ont signalé une perte de marge importante afin de maintenir les clients et importateurs américains. Dans le meilleur des cas, les taxes ont été réparties entre le client et l’importateur mais elles ont souvent été assumées par les exportateurs français, alors que les résultats d’Hutson (2021) font surtout ressortir une baisse de la valeur unitaire liée aux adaptations des conditionnements aux contraintes.

Les effets cumulés des changements institutionnels se sont traduits par des difficultés financières et une tension importante sur la trésorerie induite par la baisse des ventes, mais surtout des coûts de stockage et de logistique plus importants. Une réduction des efforts marketing et des lancements de nouveaux produits ou des changements de conditionnement, ont été signalés par les exportateurs, alors que ces éléments peuvent être considérés comme des facteurs de résilience (Gunasekaran et al., 2011).

Sur le plan de la gestion des ressources humaines, et sans surprise par rapport à la littérature (Wang, 2008), ces changements institutionnels n’ont pas été sans effets : accélération de la « digitalisation » des postes administratifs, augmentation de la pression et du stress au travail, difficultés de la prospection à distance. Un des dirigeants enquêtés nous déclarait : « nos équipes commerciales sont moralement touchées par ce manque de contacts avec nos clients dans les pays ou sur le lieu de production. On maintient un contact virtuel mais avec moins d’aspects humains dans les négociations. La veille concurrentielle dans les pays est impactée et problématique pour suivre les tendances du marché ((Entreprise A).

Tableau 6

Les autres effets observés du contexte sur les activités de l’entreprises (2019 par rapport à 2020)

Les autres effets observés du contexte sur les activités de l’entreprises (2019 par rapport à 2020)

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Des adaptations importantes et différenciées des entreprises

Face aux changements institutionnels survenus, les entreprises ont adopté différentes stratégies et mécanismes d’adaptation.

Les adaptations des entreprises, notamment de petites tailles, ont aussi porté sur un renforcement de leur présence sur le marché français à travers le lancement de ventes sur internet, au caveau, le passage par le négoce, ou à travers un meilleur référencement en grande distribution (GD). Pour cela, des modifications, parfois importantes, ont été lancées sur le conditionnement (davantage de vrac et de Bag in Box par exemple) ou les gammes des produits (diminution du nombre de références, report des nouveaux lancements), comme Gerini et al. (2021) l’ont observé pour les exportateurs italiens et Hutson (2021) pour les exportateurs français. Pour le marché américain, certaines entreprises envisageaient de lancer des produits avec des taux d’alcool au-delà de 14°. Certaines grandes entreprises, et pratiquant le « grand export », ont indiqué un recentrage sur les marchés européens proches (Benelux, Allemagne).

Tableau 7

Réponses et adaptations des entreprises au contexte institutionnel

Réponses et adaptations des entreprises au contexte institutionnel

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D’autres exportateurs français ont accentué leur appui sur certains monopoles (SAQ au Canada par exemple) ou leur positionnement sur des marchés avec des produits spécifiques : « notre situation est un peu spéciale, nous sommes sur un marché de niche très qualitatif et nous avons depuis plusieurs années et même en ce moment plus de demande que d’offre. Notre souci est de ne pas nous affoler, de faire confiance à nos fidèles et anciens clients, de ne pas les abandonner s’ils ont des difficultés mais de préserver notre chiffre d’affaires en prenant des nouveaux clients » (Entreprise G).

Une seconde série de mesures d’adaptation a porté sur la gestion des stocks. Plusieurs entreprises réalisant de grands volumes à l’export ont signalé avoir anticipé les taxes Trump et le Brexit par l’envoi de volumes importants de produits à leurs importateurs, quitte à assumer une partie des coûts, ce qui n’apparaît pas dans la littérature. De manière générale, des changements ont été opérés quant aux capacités de stockage, au choix des prestataires et des contrats logistiques internationaux. Sur le plan financier, les effets sur la trésorerie ont poussé de nombreuses entreprises, notamment les plus petites, à renégocier certains prêts bancaires, à en solliciter d’autres ou à mobiliser les subventions octroyées par les pouvoirs publics. Pour pallier la diminution des marges commerciales avec les USA, des changements sur les niveaux de facturation ont été signalés par certains exportateurs français, ceux bénéficiant de contrats pluriannuels. Ce partage des efforts commerciaux entre les opérateurs a contribué à stabiliser les prix finaux aux consommateurs. Enfin, conformément aux résultats de Gunasekaran et al. (2011) qui présentent l’usage des technologies comme un facteur facilitant pour plus de résilience, et les travaux empiriques confirmant cette observation (Canavati et al., 2020, Marco-Lajaral et al., 2021), la digitalisation des pratiques commerciales a été largement adoptée par les entreprises enquêtées, quel que soit le profil organisationnel. Cela concerne à la fois un renforcement de la prospection sur internet, l’optimisation de la gestion digitale du réseau commercial (nouveaux logiciels, visioconférence), le suivi digitalisé des clients et même l’organisation de visites virtuelles des domaines ou de séances de visio-tasting. Ceci fait écho aux observations de Marco-Lajaral et al. (2021) sur le terrain espagnol. Cette tendance a nécessité le recours à des prestataires externes et surtout le recrutement de nouvelles compétences (community manager, responsable déploiement digital, e-commercial) et la formation des commerciaux aux nouveaux outils.

Ces différentes adaptations montrent clairement des réponses différenciées aux trois changements institutionnels. Une réponse à un niveau relationnel, comme le montrent Morrish et Earl (2020) dans un contexte plus général d’aide à l’internationalisation et de négociation commerciale pour la taxe Trump, des mesures d’anticipation et une adaptation logistique pour le Brexit et des changements structurels et stratégiques (investissement, digitalisation, vision élargie de l’export, diversification des risques) pour la crise sanitaire de la Covid 19. Le tableau 8 ci-dessous permet de faire une synthèse des principales réactions des entreprises.

Tableau 8

Réponses des entreprises aux changements de l’environnement institutionnel

Réponses des entreprises aux changements de l’environnement institutionnel

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Présentés ainsi, certains résultats peuvent masquer des différences de réactions des entreprises selon leur profil organisationnel (taille, orientation stratégique, statut) et leur expérience internationale. Ces facteurs internes peuvent déterminer les capacités d’adaptation des entreprises (Chen et al., 2016). Par exemple, il a été observé une adaptation plus rapide des stratégies commerciales (vente sur internet, prospection de nouveaux intermédiaires, référencement GD, changement de format) des petites entreprises et des vignerons indépendants par rapport aux coopératives et aux grandes structures. De même, les changements de stratégies commerciales à l’export (renégociation des marges, recentrage sur les marchés européens, propositions de nouvelles gammes, digitalisation des fonctions export) ont été davantage l’oeuvre des plus grandes structures, avec une forte activité d’exportation.

Au-delà de ces différences de réactivité, nos résultats témoignent d’une accélération de l’adaptation des entreprises, telle qu’explicitée dans le cadre théorique de l’approche institutionnelle. Cela passerait par le développement d’outils managériaux (nouveaux modes de travail, missions du managers export, digitalisation des prospections) ou de stratégies commerciales renouvelées (nouveaux intermédiaires, supports, plateformes de commercialisation, renégociation, changements de formats et de gamme…). Ces résultats rejoignent ceux qui ont été observés sur d’autres marchés par les études antérieures (Hutson, 2021, Gerini et al., 2021, Marco-Lajaral et al., 2021), avec notamment des objectifs de diversification des débouchés, d’une meilleure gestion des risques et de développement de mécanismes opérationnels d’adaptation (Alonso et al., 2020; Wenzel et al., 2020). Mais cette « agilité » organisationnelle et l’accélération de l’adaptation se sont aussi accompagnées d’une institutionnalisation des changements organisationnels : des recrutements pour les supports digitaux de commercialisation, des formations pour des managers export, des nouvelles démarches de négociation commerciale témoignent du développement de compétences nouvelles en temps de crises (Bundy et al., 2017, Verma et Gustafsson, 2020). Sans aller jusqu’à la rupture des modèles existants (Bressan et al., 2021), le développement accéléré de cette résilience rend compte des nouveaux enjeux des entreprises dans le management des crises : le développement des services de veille stratégique, les réflexions sur les apprentissages et les compétences à répliquer et les questionnements prospectifs, permettent de constater une véritable prise de conscience des entreprises viticoles françaises.

Sur le plan théorique, ces passages accélérés de la réactivité-agilité organisationnelle à l’institutionnalisation des changements et le développement-réplication de nouvelles compétences confortent la pertinence de l’approche institutionnelle dans l’analyse des effets et du management des crises. Ce processus dynamique de réaction, institutionnalisation, apprentissage et réplication dépend des profils des entreprises et de leurs capacités existantes. Il pourrait donner lieu au développement de capacités de résilience supplémentaires permettant d’anticiper les effets de nouvelles perturbations institutionnelles. Par exemple, certaines entreprises avaient évoqué la mise en place de service de veille stratégique et la participation à des activités de recueil et de traitement de données concurrentielles et institutionnelles, initiées par les regroupements professionnels de la filière viticole.

Conclusions, limites et perspectives

Sur un plan théorique, notre recherche s’inscrit dans le nouveau champ en construction portant sur le management international en contexte de crise. Les enjeux relèvent de l’analyse des capacités de résilience des entreprises et le développement de nouveaux cadres conceptuels pour la compréhension des stratégies d’adaptation des firmes (Sharma et al., 2020). En s’inscrivant dans le prolongement des approches institutionnelles, de tels travaux feraient le lien entre les recherches sur les performances des entreprises en contexte international et ceux portant sur les questions de compétitivité et d’environnement des firmes et des filières.

Globalement, les exportateurs français de vin ont connu un contexte récent extrêmement difficile, marqué par des pertes importantes de ventes à la fois sur les marchés internationaux et domestique. La crise sanitaire a accentué l’incertitude créée par d’autres perturbations institutionnelles spécifiques aux marchés américain et britannique. Néanmoins, nos résultats montrent que les exportateurs ont su « résister » à ces aléas grâce à une forte anticipation, une réactivité logistique et commerciale et une capacité d’adaptation de l’outil de production et de la stratégie marketing. Une accélération « contrainte » de la digitalisation des activités de prospection et de gestion des clients, une adaptation des formats des produits, une réorientation d’une partie de la production sur les marchés français ou européens proches, un marketing tourné vers les marques fortes ou les segments de niches, ont permis entre autres, de maintenir les parts de marchés et les clients internationaux, parfois au prix d’un recul des marges et de l’entretien continu des relations commerciales avec les clients.

Sur le plan logistique, certaines entreprises ont connu des surcoûts de stockage et des difficultés d’acheminement des produits. Dans l’ensemble, l’anticipation du Brexit et des taxes Trump s’est faite grâce à des approches relationnelles fortes entre exportateurs et intermédiaires afin de stocker les produits dans les pays d’expédition avec le plus souvent, un partage des coûts supplémentaires générés. Néanmoins, cela a aussi engendré des difficultés financières poussant certains exportateurs à mobiliser les subventions des pouvoirs publics ou à renégocier des prêts bancaires pour leurs besoins en trésorerie. Nos résultats montrent donc une forte adaptation et une résilience des producteurs exportateurs, ainsi qu’une agilité stratégique en adoptant des réponses différenciées aux différents contextes, tout cela en un temps très court (Wenzel et al., 2020). Dans ce sens, les trois événements de crises de la filière ont donné lieu à une dynamique organisationnelle des exportateurs français de vin et un renforcement des capacités en ressources humaines et des pratiques organisationnelles digitalisées (Wang, 2008).

Ces résultats suggèrent de nombreuses implications. D’abord, et à destination des exportateurs, ils rendent compte de la nécessité de diversifier les débouchés et les clients et de développer un apprentissage et des compétences spécifiques relatives à la gestion des crises. Ensuite, ces résultats indiquent aux décideurs la nécessité de différencier les mécanismes d’accompagnement à l’export selon les caractéristiques des opérateurs et des marchés cibles.

Notre travail est marqué par plusieurs limites. La première concerne la taille de l’échantillon des entreprises enquêtées. Une enquête d’une plus grande envergure permettrait probablement de confirmer certains résultats. Ensuite, notre recherche porte sur la France. Des comparaisons avec les contextes de l’Espagne ou de l’Italie permettraient d’identifier les tendances communes à ces trois leaders des exportations au niveau mondial, ainsi que les différences entre les contextes de ces grands producteurs viticoles du Sud de l’Europe (Alonso et al., 2020; Kraus et al., 2020; Gerini et al., 2021). L’élargissement de ces comparaisons aux nouveaux pays producteurs pourrait également conduire à mieux comprendre les stratégies des firmes (Crabb, 2016; Yu et Lindsay, 2016). Enfin, des analyses plus fines, à travers des études de cas multiples par exemple, pourraient aboutir à l’identification de facteurs supplémentaires de résilience des exportateurs, en lien avec le profil des dirigeants, des trajectoires de croissance et de coopération de l’entreprise. Ces trois limites constituent autant de perspectives pour des recherches futures sur ce champ émergent du management international des crises.