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Le débat autour de l’influence de la culture sur le management dans les pays du Sud a été largement marqué par les controverses autour du lien entre culture et développement économique. S’il est largement admis que la culture influence les trajectoires de développement économique, une difficulté persiste à penser cette influence. Le mot « culture » est utilisé dans des acceptions si diverses qu’il est très vite source de confusion. Dans le même temps, il est difficile de se faire comprendre sans y recourir. L’absence de consensus autour de la définition de concepts comme « culture » et « développement » explique en grande partie les difficultés à identifier un cadre théorique clair pour penser l’influence de la culture aussi bien sur les trajectoires de développement que sur les pratiques organisationnelles. On assiste donc à une grande variété de perspectives théoriques qui pensent différemment le lien entre culture, développement et défis du management dans les pays du Sud. Cependant, et malgré la diversité des positionnements épistémologiques et méthodologiques, ces différents courants partagent deux difficultés associées à la domination de la théorie de la modernisation : premièrement, comment peut-on penser l’articulation entre le rôle de la culture (supposée créer de l’inertie liée au poids de la tradition) et l’autonomie individuelle supposée être la condition de la construction d’une société « moderne », nécessaire au progrès économique ? Deuxièmement, comment peut-on explorer le lien entre permanence culturelle et transformation des pratiques aussi bien sociétales qu’économiques et organisationnelles ?

Dans cet article, je reviendrai sur les controverses principales qui ont marqué la littérature traitant du lien entre culture, développement économique et management en précisant les ambiguïtés et les tensions provoquées par la domination de la théorie de la modernisation. Ensuite, j’introduirai une conceptualisation alternative de la culture à même de dépasser la persistance de la dichotomie tradition/modernité pour mieux penser l’influence de la culture dans l’édification et la mise en place de pratiques organisationnelles alternatives dans les pays du Sud.

Culture et développement économique

C’est après la Seconde Guerre mondiale que naît la notion de développement dans les relations économiques internationales. Elle apparaît précisément dans le discours prononcé le 20 janvier 1949 par le président américain Harry Truman : « Nous devons nous engager, expliquait alors Harry Truman, dans un nouveau programme audacieux, et utiliser notre avance scientifique et notre savoir-faire industriel pour favoriser l’amélioration des conditions de vie et la croissance économique dans les régions sous-développées » (cité par Hermet, 2000 : 32; Rist, 1996). C’est plus exactement la notion de « sous-développement » qui sera utilisée dans ce discours pour caractériser les nations défavorisées. Cette notion convoquant l’imaginaire colonial de la mission civilisatrice permet d’affirmer la supériorité industrielle et implicitement culturelle des pays industrialisés. Elle permet également de positionner les différentes sociétés dans une trajectoire économique linéaire où certains pays seraient en avance et d’autres en retard et en voie de développement. Le vocable « sous-développement » est une construction historique qui positionne les nations occidentales comme le modèle à suivre pour créer de la richesse. Ce vocable a été largement critiqué par les approches marxistes et postcoloniales/décoloniales et il ne sera plus utilisé. Il sera remplacé plus tard par le « Tiers-Monde » et ensuite, à partir des années 1980, par la distinction Nord/Sud. Celle-ci traduirait la domination économique et politique des pays du Nord sur ceux du Sud.

Dans ce qui suit, j’aborderai l’influence de la théorie de la modernisation sur la réflexion autour du lien entre culture et développement. Ensuite, je focaliserai sur les principales critiques formulées à l’égard de cette théorie en précisant les ambiguïtés liées à différentes conceptualisations de la culture.

La théorie de la modernisation : quel rôle pour la culture ?

Dans les années 1950 et 1960, le rôle de la culture dans le développement économique a reçu une attention considérable et cette réflexion a été largement dominée par la théorie de la modernisation. Les théoriciens de la modernisation (Arthur Lewis, 1954; David C. McClelland, 1964; Parsons, 1967) proposent des modèles avec des variables universelles qui fournissent un modèle binaire distinguant les sociétés modernes de celles dites traditionnelles. Ils soutiennent que la culture des pays dits « sous-développés » constitue un obstacle au développement. L’hypothèse implicite est que les progrès technologiques, économiques et intellectuels des pays « riches » devraient être imités par les peuples les « plus pauvres » du monde, supposés être « moins civilisés », s’ils veulent atteindre la même performance économique.

Vu sous cet angle, le développement est une trajectoire linéaire et universelle faite de différents stades et définie par les pays occidentaux « développés ». Le développement des sociétés s’effectue en effet selon différentes étapes, toujours les mêmes, qui évoquent peu ou prou le décollage d’un avion ou les stades d’évolution d’un être humain (Rostow, 1960). La différence entre les pays développés et les pays dits « sous-développés » est perçue comme simplement une différence de stade de développement. Les prescriptions économiques préconisées par les pays occidentaux pour promouvoir la croissance économique devraient être suffisantes pour tout pays s’il veut atteindre le même niveau de développement. François Perroux (1964, p.155) définit le développement comme une « combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global »

Dans pareille perspective, l’échec des politiques de développement a été largement expliqué par la culture considérée comme l’essence d’une société reléguant au second plan toute explication d’ordre politique ou économique. Les pays « sous-développés » ont été sommés de se débarrasser de leurs « traditions » supposées bloquer « l’autonomie individuelle » et d’adopter les valeurs occidentales supposées supérieures s’ils veulent réussir leur industrialisation qui est au centre du projet de la modernisation. Dans cette veine, on retrouve des études emblématiques comme celle de McClelland (1964) qui suggère qu’une attitude de « motivation » plus forte pourrait être inculquée chez les individus à la fois grâce à une socialisation non autoritaire dans la famille et à l’adoption d’un style d’éducation occidental. Les travaux de Banfield (1958) montrent que ce sont des attitudes culturelles différentes vis-à-vis de la coopération qui expliquent le retard des pays « sous-développés ». Harrison et Huntington (2000) soutiennent que les cultures traditionnelles sont inadaptées au développement orienté vers le marché et entravent la performance économique. Une variante de cette notion, associée abusivement à Max Weber[1], postule que c’est le contenu des croyances religieuses qui est essentiel au développement économique par son impact sur le comportement (Eisenstadt, 1968). À titre d’illustration, Guizo, Sapienza et Zingales (2002) caractérisent l’islam comme étant négativement corrélé à des « attitudes propices à la croissance », et considèrent que les musulmans sont les plus « anti-marché », une thèse qui, on le verra plus tard, a été bien évidemment largement démentie empiriquement et théoriquement.

À cet égard, il est utile de rappeler que cette vision essentialiste des liens entre culture et développement est enracinée dans le projet de la « modernité », né avec la philosophie des Lumières et soutenu plus tard par l’idéologie du progrès associée à la révolution industrielle. Celui-ci suppose la primauté de la raison créatrice, qui permet à l’homme de maîtriser la nature et d’assurer le progrès technologique et économique. La condition implicite pour mettre en oeuvre ce projet de la modernité est de se libérer de l’ordre religieux monarchique et des traditions et le remplacer par le règne du droit et de la raison universelle (Weber, 1922). Ainsi, le processus de transition de la tradition vers la modernité devient le thème central de la sociologie du XIXe siècle. Les concepts fondamentaux de la sociologie formulés par Tönnies (1887) et Weber (1922) établissent une distinction analytique entre Gemeinschaft (communauté) et Gesellschaft (société), une distinction qui permet d’envisager différentes formes d’intégration sociale. La « communauté » fait référence à des formes de vie collective au sein desquelles les individus sont liés par la tradition, les contacts interpersonnels et les relations informelles. La « société » fait généralement référence à des groupes unis par des contrats formels, impersonnels, transparents, obéissant à des principes universels. De ce point de vue, les traits culturels traditionnels ont été jugés défavorables à l’expansion de relations formelles, impersonnelles, réglementées et transparentes indispensables pour une économie de marché et une société industrielle (Weber, 1922).

Pour conclure, la théorie de la modernisation suppose que les cultures des pays « sous-développés » sont un obstacle au progrès et à la modernisation. Le développement reposerait donc sur « les changements des structures mentales et des habitudes sociales qui permettent la croissance du produit réel global et qui transforment les progrès particuliers en un progrès du tout social ». L’hypothèse sous-jacente est que le modèle de développement est défini par « les valeurs occidentales » (Perroux, 1990). Selon ce modèle universel de trajet, le futur de l’Afrique « sous-développée » sera alors nécessairement le passé de l’Europe industrialisée. Ce qui constitue alors le modèle à suivre, c’est le capitalisme, et les éléments de ce processus de développement, que sont l’accumulation du capital, la libre concurrence et l’industrialisation, deviennent des passages obligés. Le déterminisme sera partagé par toutes les théories, qu’elles relèvent du courant libéral ou du courant marxiste. Et la modernisation présentée en tant que processus universel devient implicitement synonyme d’occidentalisation. La relation causale et essentialiste ainsi établie entre culture et développement permet d’éviter la tâche difficile d’identifier et d’analyser la complexité historique et structurelle des liens entre les différents paramètres qui peuvent intervenir dans le processus de développement.

Critiques de la théorie de la modernisation

Les premières critiques de la théorie de la modernisation qui ont marqué la littérature sur le développement économique s’appuient sur la théorie de la dépendance, les études postcoloniales et décoloniales. La principale critique met l’accent sur le fait que la théorie de la modernisation a sérieusement négligé les facteurs politiques externes subis par les sociétés, tels que le colonialisme et l’impérialisme ainsi que les nouvelles formes de domination économique et politique.

Les critiques néomarxistes

Les doctrines néomarxistes comme la théorie de la dépendance ou la théorie de la régulation ont souligné la structure de l’économie mondiale en tant que source de sous-développement (Amin, 1979; Arrighi, 1978; Furtado, 1976; Franck et Amin, 1978; Larrain, 1989; Peixoto, 1977; Preibish, 1982; Wallerstein, 1979; Boyer, 2004). Rejetant vigoureusement la théorie de la modernisation, la théorie de la dépendance a par exemple insisté sur la manière dont les pays riches ont exploité les pays du Sud en les enfermant dans des positions d’impuissance et de dépendance structurelle. Ils ont souligné que les relations entre le « centre » et la « périphérie » expliquent le blocage du développement des pays de la « périphérie » et que ce blocage est le fruit de l’impérialisme des pays du « centre ». Le développement des pays industrialisés se fait au détriment de celui des pays dits en développement, la pauvreté dans ce « Tiers-Monde » étant la contrepartie obligée de l’enrichissement du premier et deuxième monde. Cette analyse explique la distribution inégale des richesses et du pouvoir entre les pays industrialisés du centre et sa périphérie « sous-développée ». La théorie de la régulation prolonge cette réflexion en explorant les différentes spécificités structurelles des sociétés et la manière dont l’histoire des configurations institutionnelles des États-nations et leur mode d’insertion dans l’économie mondiale conduisent à une pluralité de trajectoires de développement (Boyer, 2004).

De ce fait, la trajectoire et la définition même du développement sont considérées comme des enjeux de lutte politique et économique. Dans pareille perspective, la culture a été conceptuellement reléguée au second plan et les enjeux de développement sont largement expliqués par la structure du capital mondial et les processus économiques et politiques. La culture est considérée comme une diversion par rapport aux vrais processus de domination politique et économique. Ces critiques remettent en question les postulats de la théorie de la modernisation qui implique une trajectoire linéaire imprégnée par les valeurs occidentales au mépris des spécificités culturelles locales et prône les principes d’un développement autocentré. Philippe Hugon (2011) parle de « décalcomanie » qui consiste à transposer des catégories forgées en Occident aux pays du Sud et à comparer les sociétés selon des indicateurs normés et désincarnés. Cependant, en termes de développement, l’objectif reste le même : « réaliser le progrès ». Les critiques marxistes ne contesteraient pas l’importance de l’industrialisation et/ou l’urbanisation en tant que manifestations de ce progrès. Selon les préconisations du développement, qu’elles puisent leurs origines dans le capitalisme ou le socialisme, l’accent est mis sur l’importance d’une transformation structurelle pour réaliser le développement économique.

Les approches postcoloniales et décoloniales

Une autre critique importante de la théorie de la modernisation est formulée par les approches postcoloniales et décoloniales. Celles-ci soutiennent que la domination de la perspective de modernisation dans la pensée du développement sert avant tout la domination coloniale. En définissant la culture comme « un système de contrôle idéologique », les approches postcoloniales et décoloniales ont révélé que les politiques de représentation des pays du Sud, construites au sein de la pensée occidentale à l’ère du colonialisme et de l’empire, continuent à influencer la production occidentale contemporaine et à penser le « Tiers-Monde » en reproduisant les stéréotypes et les dynamiques de pouvoir du colonialisme. À cet égard, Ferguson (1990) et Escobar (1995), inspirés par Said (1979), appliquent les techniques de déconstruction, dans la tradition foucaldienne, pour étudier le « développement » en tant que système culturel, et ce, en se concentrant sur la manière dont les économistes ont développé les perspectives de modernisation qui ont dominé la pensée du développement depuis les années 1950.

Cette domination est considérée comme un aspect du néocolonialisme, par lequel les idéologies et les intérêts occidentaux ont créé un « mécanisme de contrôle » qui a conduit à l’« invention » du « Tiers-Monde ». Les économistes, à travers le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, sont considérés comme les principaux responsables de la construction d’un discours sur le développement qui maintient la distinction entre « l’Occident » et le « Tiers-Monde » qui avait émergé pendant l’ère coloniale. Stuart Hall (1992) décrit cette relation entre les pays du Nord et les pays du Sud en termes d’un système établi qui représente le « non occidental » comme inférieur à l’occidental et légitime la politique économique du « sous-développement ». Cette hiérarchisation est considérée comme responsable de la création et de l’extension des inégalités macro existantes entre les pays riches et les pays pauvres, et les micro-inégalités entre une élite locale occidentalisée et les autres groupes sociaux au sein des pays pauvres (Mundimbe, 1980).

Plus tard, vers la fin des années 1990 et le début des années 2000, les perspectives décoloniales mettent en évidence le caractère indissociable de la modernité et de la colonialité (Boidin, 2009). La notion de colonialité globale du pouvoir fait référence à l’imbrication complexe et dynamique des phénomènes économiques et des processus socioculturels et politiques produits par la reproduction patriarcale, le colonialisme, le capitalisme et la mondialisation dont les discours autour des politiques de développement sont une très bonne illustration (Mignolo, 2011; Grosfoguel, 2010). La reconnaissance d’une diversité épistémique qui passe par la réhabilitation des « penseurs subalternes » est perçue comme la voie privilégiée pour produire un savoir alternatif, ancré dans les traditions culturelles locales, indispensable au projet de lutte pour l’émancipation politique, économique et intellectuelle (Denzin et al., 2008).

Tout en expliquant la puissance du discours sur le développement dans sa capacité à construire le « Tiers-Monde » comme objet de développement, Escobar, Hall et d’autres plaident pour un discours de « post-développement » qui proposerait une politique différente pour réduire les inégalités, une politique qui reconnaîtrait la diversité et la valeur intrinsèque du local et résisterait activement à l’autorité occidentale hégémonique intégrée dans les notions contemporaines et les pratiques de développement. Cependant, il resterait à montrer comment cette nouvelle politique de développement pourrait se différencier du modèle capitaliste occidental. Aussi, en caractérisant le développement comme une construction de pouvoir basée sur le savoir, ce courant de pensée ne parvient pas à expliquer les modèles alternatifs de développement qui ont émergé au cours des dernières décennies notamment en Asie et en Amérique latine.

Pour résumer, les critiques de la théorie de la modernisation ont fait valoir que le développement n’est pas seulement un processus de changement, mais aussi un système de savoir/pouvoir qui produit, justifie et maintient les inégalités qu’il prétend combattre. De plus, ces critiques révèlent les enjeux politiques et économiques qui ont largement façonné la manière dont la culture a été considérée dans la théorie de la modernisation. Cependant, il est utile de souligner que les critiques de la modernisation ont paradoxalement utilisé la même vision essentialiste de la culture en interprétant le processus de développement non seulement comme l’imposition occidentale du capitalisme sur le « Tiers-Monde », mais aussi comme un impérialisme culturel, qui mène irrévocablement à la destruction des cultures et des identités indigènes. Ces critiques ne pouvaient pas concevoir que les cultures puissent être des ressources mobilisables pour construire d’autres formes de développement.

De ce fait, il semble que peu de progrès ont été réalisés afin de permettre de dépasser la dichotomie tradition/modernité. Les oppositions binaires qui ont marqué le discours sur le développement entre le global et le local, le moderne et le traditionnel ont simplement été inversées. Le local et le traditionnel deviennent le contrepoids authentique apprécié et privilégié à une modernité occidentale vue purement en termes négatifs. Si ces différentes critiques ont le grand mérite de dévoiler les prémisses idéologiques de la théorie de la modernisation et de contester la supériorité des valeurs occidentales, elles laissent peu de place pour penser de manière constructive la façon dont la culture peut influencer le développement (Yousfi, 2010). Elles ne permettent pas non plus d’explorer la coexistence entre le « moderne » et le « traditionnel » aussi bien dans les pays du Sud que dans les pays du Nord (d’Iribarne, 2003 [a]). Les ambiguïtés qui ont marqué le débat autour du lien entre culture et développement ont conduit paradoxalement à une myopie culturelle bloquant la possibilité de concevoir des politiques de développement adaptées à la diversité des contextes culturels et politiques. Mais comment ces controverses ont elles affecté les analyses portant sur le lien entre culture et management dans les pays du Sud ?

Culture et management dans les pays du Sud : de la convergence à la crossvergence

S’il est communément admis quand on se sert du terme « culture » qu’on se réfère à quelque chose qui dépasse les individus et qui est partagé par les membres d’un groupe dont les frontières sont limitées et qui se transmet de génération à génération, bien des incertitudes demeurent. Comment caractériser une culture ? Par des valeurs, des coutumes, des traditions ? Par des idées, des doctrines ? Par des traits psychologiques, des attitudes ? Les réponses données par les sciences sociales sont multiples et diversifiées et cette diversité se reflète dans la grande variété des courants de recherche qui ont marqué les analyses culturelles en sciences de gestion (Daval et al., 2008; Chanlat et Pierre, 2018; Schneider et Barsoux, 2003; Usunier, 1998; d’Iribarne, 2009); une diversité qui complique davantage la tâche lorsqu’il s’agit de se pencher sur les défis culturels du management dans les pays du Sud.

Dans ce qui suit, je m’intéresserai particulièrement aux travaux traitant des liens entre culture et management dans les pays du Sud. Je présenterai une synthèse qui traite des principaux courants qui ont marqué l’évolution de la réflexion autour des liens entre culture et management dans les pays du Sud en y distinguant trois approches : la convergence, la divergence et la crossvergence. L’objectif est d’éclairer les défis auxquels sont confrontés les chercheurs qui tentent d’explorer l’influence de la culture sur les pratiques organisationnelles dans les pays du Sud.

Convergence et culture 

Les travaux de Harbison et Myers (1959) et Farmer et Richman (1965) ont donné naissance à un important ensemble de recherches centrées sur la relation entre gestion et développement d’une part, et les comparaisons entre les systèmes de gestion nationaux d’autre part (Nath, 1986). Dans les premiers travaux, la culture n’était pas forcément un objet de recherche en soi. Cependant, ces derniers avaient une orientation pluridisciplinaire, en particulier ceux de Farmer et Richman (1965) qui intégraient des facteurs éducatifs, culturels, sociologiques, politiques et juridiques dans leur modèle. L’hypothèse qui les sous-tend est celle d’une convergence de développement socio-économique dans tous les pays qui entraînerait aussi bien la « convergence des cultures » que celle des pratiques de gestion, partout dans le monde, même si ce type de convergence universelle peut prendre plusieurs décennies (Farmer et Richman, 1965). Cette approche entre bien évidemment en résonance avec la théorie de la modernisation. Ces auteurs ont postulé que l’application de la même technologie industrielle partout permettrait d’obtenir des résultats prévisibles partout : un modèle d’administration rationnelle maximisant la productivité des machines et du personnel; une main-d’oeuvre engagée dans un mode de vie industriel; et le développement d’une vision du monde rationnelle parmi les individus utilisant les mêmes connaissances scientifiques. Ce processus commencerait par les entreprises et toucherait plus tard les institutions économiques et politiques. L’application des principes de gestion améliorerait non seulement la croissance économique, mais aiderait aussi à enraciner la démocratie. Si les cultures traditionnelles peuvent entraver temporairement ces changements, la tradition dans pareille perspective devrait forcément in fine céder à la logique industrielle.

Cette approche de la convergence est fondée sur l’universalisme des recettes de gestion et, même si certains d’entre eux reconnaissent l’importance de la culture, elle n’est pas d’un intérêt primordial (Austin, 1990; Jaeger et Kanungo, 1990; Kiggundu, 1989; Womack et al., 1990).

Avec le succès industriel américain après la Seconde Guerre mondiale, l’américanisation s’est imposée comme synonyme de modernisation aussi bien dans le discours managérial que dans les politiques de développement (Cooke, 2004; Djelic, 1998; Kipping, Engwall et Üsdiken, 2008; Mir, 2003; Yousfi, 2013). Dans cette perspective, seules les techniques de gestion occidentales et notamment américaines pourraient renforcer les économies des pays du Sud et améliorer la productivité des entreprises locales (Alcadipani, Khan, Gantman et Nkomo, 2012).

Cependant, de nombreux exemples montrent que l’adoption du « one best way » n’est pas suffisante pour améliorer la performance de la gestion dans les pays du Sud (d’Iribarne, 2003 [a]). De plus, lorsque certaines entreprises montrent des succès techniques et financiers, la majorité des observateurs, dont le souci est de voir les pays du Sud faire partie de la mondialisation, interprètent ces cas uniquement comme la conséquence de l’application de méthodes universelles (Yousfi, 2013). Peu se posent des questions autour des aspects concrets qui expliquent ces succès singuliers et leur réalisation effective. Cela rend impossible la distinction, dans la gestion dite « universelle », entre ce que les méthodes ont justement d’universel et ce qui renvoie en fait aux caractéristiques uniques du contexte particulier au sein duquel elles ont vu le jour (d’Iribarne, 2003 [a]; Davel et al., 2008).

Divergence et culture

Si la globalisation, la diffusion et l’application des « meilleures pratiques » occidentales à travers le monde semblent suggérer une convergence dans les connaissances en gestion et les pratiques organisationnelles, les recherches révélant des différences nationales ont déclenché une réévaluation du rôle que joue la culture dans ces processus d’homogénéisation. La croissance relativement rapide des économies en transition a créé un intérêt particulier pour la diversité des pratiques de gestion dans les différents pays. L’essor de l’industrie japonaise a déplacé l’attention des États-Unis vers le Japon et a amené à interroger de nouveau les sources de compétitivité. L’hypothèse retenue à l’époque est que c’est spécifiquement la culture japonaise qui est à l’origine du succès des organisations industrielles japonaises (Drucker, 1971; Ouchi, 1981; Pascale et Athos, 1981; Boyacigiller et Adler, 1991). Cette vision a suscité un intérêt parmi certains universitaires et gestionnaires pour l’influence des cultures nationales sur les pratiques de gestion et la performance économique et notamment dans les pays du Sud.

Les différents systèmes politiques, institutionnels, économiques, culturels, historiques semblent créer une grande diversité aussi bien entre les organisations que les pays (Claver-Corte’s et al., 2018; Horwitz et al., 2002). Une telle diversité crée une tension entre des dynamiques de convergence imposées par l’industrialisation et/ou la globalisation d’une part et les dynamiques de divergences résultantes du contexte local de l’autre. Le mythe de recettes de gestion universelles est de ce fait largement remis en cause par les complexités et les particularités des différents contextes locaux (Hussinki et al., 2017). Des divergences se produisent lorsque ces connaissances réputées universelles rencontrent des réalités locales et sont selon le contexte modifiées, étendues, rejetées ou même remplacées par des pratiques organisationnelles locales qui prennent en compte l’inévitable singularité contextuelle (Daval et al., 2008; Nishii et Özbilgin, 2007; Pesqueux, 2004).

Les partisans de la « divergence » soutiennent que l’influence socioculturelle est la force motrice qui permet de maintenir le système de valeurs spécifiques à une société à travers le temps, et ce, indépendamment d’autres influences possibles, comme le changement technologique, économique et/ou politique (Webber, 1969).

Largement inspirés par l’approche quantitativiste développée par Hofstede (1980), les travaux dominants traitant de la divergence s’appuient sur une conception de la culture, définie comme un ensemble de croyances et de valeurs, autour de laquelle se situent les individus qui habitent un pays donné (Hofstede, 1980, 2001; House et al., 2004; Trompenaars, 1993; Schwartz et Bardi, 2001). Ces différences culturelles expliqueraient les divergences dans les modèles managériaux constatées entre les pays du Nord et les pays du Sud et les différences en matière de performance économique (Kamoche, 2002). Vue sous cet angle, et en résonance avec l’héritage de la théorie de la modernisation, la culture est considérée comme un obstacle à la performance économique. Ainsi, une grande partie de la littérature managériale représente la gestion en Afrique ou en Amérique latine comme caractérisée principalement par le népotisme, le favoritisme, le fatalisme, etc. (Blunt et Jones, 1997; Jones et al., 1996; Beugre et Offodile, 2001) Cette perspective empêche une recherche constructive autour de la nature des systèmes de gestion dans les pays du Sud, du rôle de la culture et des enjeux de mise en oeuvre des pratiques de gestion occidentales dans les pays du Sud (Jackson, 2002, 2004; Mutabazi, 2006; Yousfi, 2021 [b]).

D’autres auteurs, tout en retenant la même définition de la culture en tant qu’ensemble de valeurs et de croyances partagées par un groupe, proposent une vision alternative du rôle de la culture en la considérant comme une ressource indispensable à l’amélioration de la performance du management dans les pays du Sud (d’Iribarne, 2003 [a]; Kamoche, 2002; Kamdem, 2002; Livian, 2020). Ce courant soutient la thèse selon laquelle les pratiques occidentales sont inadéquates parce que les défis de management en Afrique sont ancrés dans des contextes culturels, politiques, économiques très différents (Ahiauzu, 1986; Blunt et Jones, 1997; Jaeger, 1990; Jackson, 2004). Ils critiquent également la représentation stéréotypée de l’Afrique comme primitive et l’hypothèse implicite selon laquelle il y aurait peu à apprendre sur le management dans les pays du Sud (Mangaliso, 2001).

À titre d’illustration, le système de solidarité incarné par l’Ubuntu est utilisé à la fois comme stratégie de gestion adaptée aux caractéristiques culturelles en Afrique australe, comme l’Afrique du Sud et le Zimbabwe (Ramose, 2003), et comme enjeu de développement de connaissances alternatives afin de neutraliser les tensions dues à l’imposition des modèles managériaux occidentaux (Nansubuga et Munene, 2019). Dans le même registre, Mutabazi (2006) évoque un modèle circulatoire pour décrire la spécificité du management africain. Ce modèle est caractérisé par un cadre généralisé d’échange et de circulation des biens et des personnes au sein de la communauté. Il est aussi indispensable à la cohésion sociale et à l’épanouissement des individus qu’au respect des attentes locales de ce que doit être un bon management en Afrique.

Les thèses de la divergence culturelle, qu’elles considèrent la culture comme un obstacle ou comme ressource, reproduisent la relation causale entre culture et management largement critiquée plus haut et empêchent de se saisir du lien entre permanence culturelle et transformation des pratiques organisationnelles. Cette impasse a donné lieu à l’émergence dès la fin des années 1990 du courant de la « crossvergence » dont le but est de dépasser l’opposition entre « convergence » et « divergence » afin de mieux se saisir des enjeux du management dans un contexte globalisé.

« Crossvergence » et culture

Le terme « crossvergence » a été inventé par Ralston et ses collègues dans un article paru en 1993 intitulé « Differences in Managerial values : A study of US, Hong Kong and PRC managers » (Ralston, Gustafson, Cheung, & Terpstra, 1993). La théorie de la « crossvergence » est souvent présentée comme une alternative pour comprendre la manière dont un système de valeurs se forme et évolue en prenant en compte aussi bien les facteurs internes qu’externes qui influencent le fonctionnement des sociétés. La « crossvergence » défend la thèse selon laquelle la combinaison dynamique entre les influences politiques, socioculturelles et technologiques d’une part et les idéologies économiques et managériales de l’autre explique la transformation des systèmes de valeurs qui prévaut dans une société donnée et oriente ainsi les comportements de ses membres.

Les recherches de ce courant s’intéressent aux politiques et pratiques des firmes multinationales, et notamment aux pratiques internationales de gestion des ressources humaines. Elles observent la dynamique résultant de l’interaction entre la convergence imposée par la diffusion et la mise en oeuvre de règles internationales et de la standardisation des procédures de travail d’une part, et les adaptations imposées par les contraintes managériales et socioculturelles locales de l’autre (Budhwar et Debrah, 2001; Boiral et Mboungou, 2004; Kamdem, 2001; Apista, 2018; Apitsa, Ramboarison-Lalao et Gannouni, 2020). Dans cette perspective, si les techniques de gestion et les idéologies économiques et managériales sont considérées comme des forces de changement et les managers vus comme les principaux acteurs de ce changement, la culture entendue comme valeurs et comportements est considérée comme un fait malléable en perpétuelle construction qui évolue sans cesse.

Certes, la voie de la « crossvergence » offre une conceptualisation alternative et plus dynamique de la nature des processus de changement en cours lors de l’imposition d’un modèle managérial particulier dans les pays du Sud (Livian, 2020), mais la question de l’articulation entre une certaine permanence culturelle et les mécanismes sous-jacents au changement reste peu explorée. En guise de conclusion, l’examen de la littérature dominante autour des liens entre culture et management dans les pays du Sud montre la persistance d’une tension entre l’importance de reconnaître les racines culturelles des pratiques organisationnelles tout en évitant l’essentialisme d’une part et les effets de la rencontre entre les pratiques locales et les modèles imposés de l’extérieur dans les pays du Sud, de l’autre (Islam, 2012; Nkomo, 2011).

Culture et management dans les pays du Sud : l’hybridation, une alternative ?

Il est utile de rappeler que le domaine du management international/interculturel du fait de la domination des approches positivistes a été le plus résistant à l’apport des perspectives critiques (Jack et al., 2009). C’est à partir des années 2000 que plusieurs voix se sont élevées pour insister sur le potentiel d’une recherche critique dans ce domaine, réhabilitant aussi bien les pratiques organisationnelles locales que la production intellectuelle locale (Holtbrugge, 2013; Jackson, 2013) en Afrique (Cunha et al., 2019; Gomes et al., 2016; Zoogah et Nkomo, 2013), en Amérique latine (Cuervo-Cazurra, 2008; Alcadipani et Rosa, 2011) et en Asie (Zhai, 2018). Ces voix critiques viennent principalement du courant critique des approches postcoloniales et décoloniales en gestion. Elles ont largement insisté sur l’hybridation comme phénomène récurrent lorsque les connaissances en gestion aux États-Unis sont confrontées à des réalités locales (Gantman et al. 2015; Frenkel, 2005; Yousfi, 2013). Contrairement aux approches qui ont contribué de différentes manières à la remise en question de l’hypothèse de l’homogénéisation comme la divergence et la crossvergence, les perspectives postcoloniales et décoloniales s’en distinguent par l’attention prêtée à la fois aux rapports de pouvoir au sein du système mondial et aux enjeux de production et de diffusion du savoir organisationnel et managérial occidental dans les pays du Sud (Cooke, 2004; Prasad, 2003; Yousfi, 2021[b]).

Dans ce qui suit, j’aborderai aussi bien l’apport des études critiques traitant des processus d’hybridation dans les pays du Sud que la tension liée à la persistance du cadre théorique de la modernisation dans la manière d’aborder les liens entre culture et hybridation. Ensuite, je proposerai une conceptualisation alternative de la culture qui pourrait nous permettre de mieux nous saisir des défis managériaux dans les pays du Sud.

Hybridation et management dans les pays du Sud : un dépassement de la théorie de la modernisation ?

Inspirés par les travaux d’Homi Bhabha (1984, 1994, 1996), les termes « hybridité » et « hybridation » sont devenus des concepts clés dans les approches postcoloniales/décoloniales et sont de plus en plus mobilisés dans la littérature organisationnelle pour examiner les effets de la rencontre « coloniale » sur la transformation des pratiques de gestion dans les pays du Sud (Frenkel & Shenhav, 2003; Dar, 2018; Frenkel, 2006, 2008; Seremani & Clegg, 2016; Yousfi, 2014, 2021 [a]; Claeyé, 2018). L’hybridité n’est pas simplement le mélange des deux composantes de nature bien définie, mais elle est entendue comme processus de négociation et de déstabilisation de l’ordre colonial qui résulterait de la résistance des colonisés à la domination exercée par les colonisateurs. Cependant, l’accent est mis sur l’hybridité des connaissances et des représentations des modèles de gestion plutôt que sur le processus d’hybridation des pratiques et des identités (Srinivas, 2013; Yousfi, 2013). De plus, les caractéristiques spécifiques du processus d’hybridation dans les pays du Sud restent largement inexplorées (Gantman et Parker, 2006). Or, si le concept d’« hybridité » est séduisant parce qu’il offre un cadre qui a radicalement revu la réflexion sur les pratiques organisationnelles dans les pays du Sud en remplaçant l’hypothèse de la domination et/ou l’essentialisme culturel par la contamination mutuelle, la subversion et l’ambivalence qui marquent la rencontre entre les cultures, on retrouve la même impasse autour de l’influence du contexte culturel national sur les pratiques locales (Yousfi, 2021[a]).

Dans cette perspective critique, toute continuité culturelle sur de très longues périodes semble préjudiciable au développement et présuppose une absence de tout type d’apprentissage culturel ou de toute transformation sociale. Ainsi, bien que la dichotomie tradition/modernité soit radicalement critiquée au niveau national et dans les rapports Nord/Sud, elle est reproduite à travers la priorité accordée à « la capacité d’action individuelle » et à la « transformation sociale » et aussi par l’hypothèse implicite selon laquelle une certaine continuité culturelle est censée bloquer le progrès. Empiriquement, cependant, on trouve des preuves à la fois d’un changement culturel massif et de la persistance de traditions culturelles distinctes. Même s’il est largement reconnu que la culture est malléable, dynamique et adaptable, on peut encore avoir besoin d’une meilleure compréhension de la façon dont l’hétérogénéité des valeurs ou des groupes sociaux dans une société donnée s’articule à des critères de jugement plus stables et des références culturelles durables. La compréhension de l’articulation entre culture et capacité d’action individuelle ne peut être réalisée sans une conception claire de ces relations.

Pour rendre compte de l’influence culturelle sur le management dans les pays du Sud, les recherches développées par Philippe d’Iribarne et son équipe (1998) offrent une conceptualisation de la culture nationale, en tant qu’univers de sens, qui se différencie aussi bien des visions qui privilégient le déterminisme social que de celles qui mettent l’accent sur « la capacité d’action individuelle » (individual agency) et marginalisent la dimension nationale de la culture.

La conceptualisation de la culture en tant qu’univers de sens : une alternative pour penser les défis du management dans les pays du Sud ?

La culture en tant qu’« univers de sens »

Si, dans les approches interprétatives classiques, les productions contingentes de sens sont étroitement liées à des situations précises, l’approche interprétative développée par Philippe d’Iribarne et son équipe (1998) explore et mobilise les catégories de sens qui se transmettent de génération à génération, briques élémentaires préexistantes à l’interaction servant à la construction de multiples édifices symboliques nationaux. En prêtant une grande attention à la façon dont les situations sont vécues par les personnes interrogées, à l’interprétation qu’elles donnent de leurs relations avec les autres et aux événements, ces recherches révèlent que les évidences qui fondent les jugements des interlocuteurs, les catégories dont ils font usage quand ils décrivent leur réalité quotidienne sont largement partagées par les personnes qui ont été socialisées dans un contexte national spécifique, et elles sont relativement stables au cours du temps.

Inspiré par l’anthropologie symbolique et notamment par Clifford Geertz (1973), Philippe d’Iribarne (1989) définit la culture comme « un univers de sens » qui permet aux acteurs de donner un sens à la fois au monde dans lequel ils vivent et à leurs propres actions. Il s’agit d’un ensemble de repères communs qui vont former une manière spécifique de concevoir l’insertion de l’individu dans la société. Ces repères communs vont influencer la bonne manière de faire pression, de diriger, de décider, de contrôler, etc. À titre d’illustration, le mot « objectif », supposé être une référence managériale universelle, va recouvrir deux sens différents selon que l’on est Américain ou Japonais (d’Iribarne, 1989). De même, quand on parle de « laïcité » par exemple en France, ce repère commun véhicule un sens particulier rattaché à une histoire singulière du rapport de la société française au religieux qui est distinct du processus de sécularisation d’autres pays et qui marque durablement les rapports entre les individus en France.

Cherchant à rendre compte de ce qui caractérise les manières de donner sens que l’on rencontre dans un pays donné, Philippe d’Iribarne (2009) distingue deux catégories de phénomènes. Une première catégorie correspond à l’existence d’images (à caractère idéal typique) de manières de vivre et de travailler ensemble auxquelles on aspire ou que l’on rejette. Ces images et les affects qui leur sont rattachés renvoient à une deuxième catégorie relative à l’existence, au sein de chaque société, d’un type spécifique d’inquiétude, de crainte et de menace associées à des situations génératrices d’angoisse qui évoquent un péril, une menace, qu’il est essentiel de conjurer ou de s’en prémunir. Ces images idéales associées aux craintes qu’elles peuvent susciter façonnent les conceptions de l’autorité, de la liberté, de la dignité, du devoir qui prévalent dans chaque société, et fournissent des repères aux acteurs pour comparer la réalité quotidienne à la vision idéale en la matière (d’Iribarne, 2003 [b]). Elles façonnent une lecture plus ou moins favorable d’une situation, selon qu’elle évoque soit ce qui est objet de crainte, soit au contraire ce qui permet de se rapprocher de l’image idéale. Ces conceptions, qui sont en grande partie implicites, constituent les fondements de l’image d’une « société bien ordonnée », mais servent également de points de référence, et d’univers de sens pour les acteurs dans leurs actions. Dans chaque société, un réseau spécifique des figures et des récits réels ou mythiques met en évidence les principes de classification par laquelle la société traite les tensions irréductibles entre liberté individuelle et ordre collectif et révoque en même temps les menaces fondamentales qu’elle craint le plus. Des mots sont associés à ces classifications tels que la « pureté » en Inde, la « sorcellerie » au Cameroun, la « perte de liberté » aux États-Unis et l’« unité » au Liban (d’Iribarne, 2003 [a]; Henry, 1998; Yousfi, 2008).

À titre d’illustration, dans La logique de l’honneur (1989), d’Iribarne met en lumière l’attachement au métier et au statut dans la régulation des rapports entre chef et subordonnés dans l’entreprise française. Dans l’idéal d’une relation de travail juste et égalitaire, chacun considère que ses devoirs sont largement fixés par la coutume du groupe professionnel auquel il appartient et acceptera mal que son supérieur prétende fixer ses objectifs. De même, il est attendu du supérieur qu’il se conduise à la hauteur des exigences de son état. Ainsi, obéir aux règles de son métier, remplir les obligations qui lui sont inhérentes est une manière de se montrer digne de celui-ci. Garder son honneur, c’est rester digne de la noblesse du statut que l’on occupe en respectant soi-même la conduite qu’elle exige. L’attachement à une liberté comprise comme liée aux privilèges d’une condition trouve son origine dans une conception de vie en société qui prévaut en France depuis longtemps. De même, l’attachement à la mise en place de rapports contractuels aux États-Unis peut paraître à première vue lié à une certaine approche de la gestion soucieuse d’efficacité. On pourrait croire qu’il s’agit simplement d’élaborer un contrat délimitant les rôles et les obligations des parties pour obtenir la rencontre des intérêts individuels et assurer la coopération. Mais à regarder de plus près, le contrat, tel qu’il est conçu aux États-Unis, prend sens plutôt dans une vision particulière de ce que doivent être les rapports entre libertés individuelles et ordre collectif. D’Iribarne (1989; 2003 [b]) montre que les relations contractuelles aux États-Unis s’inscrivent dans une tradition politique américaine fondée sur la référence à l’égalité entre citoyens libres et sur le refus passionné de toute dépendance vis-à-vis de l’arbitraire, même bienveillant, d’un maître. Au sein d’une société donnée, on a des manières communes de mettre en relation les situations problématiques qui marquent la vie d’une organisation avec les images positives d’un univers mythique. On peut alors parler de cultures « nationales », avec tous les bémols qu’il peut être utile de mettre à ce terme. Aussi, au sein des organisations que l’on trouve dans une même société, il peut y avoir une grande dispersion dans les pratiques, du fait que celles-ci peuvent plus ou moins ressembler soit aux images positives soit au contraire aux images négatives propres à l’univers mythique qui prévaut.

Cette approche de la culture met en exergue qu’au-delà de la diversité qui marque les pratiques organisationnelles et les comportements au sein d’un pays donné, des conceptions nationales communes implicites d’une bonne manière de vivre et de travailler ensemble perdurent et marquent les grilles de lecture utilisées par les acteurs pour interpréter leur vécu. Une telle approche met l’accent sur la stabilité de l’univers de sens qui est commun aux membres dans une société donnée et qui façonne le cadre de références, selon lequel les habitudes, les compétences, les styles et les pratiques évoluent et changent. Dire qu’il y a un cadre durable propre à chaque société n’implique nullement une incompatibilité avec les différences d’opinions individuelles, ou avec le fait que les pratiques peuvent changer considérablement au fil du temps.

Si la culture est vue comme un « univers de sens », cela impliquerait que l’on cherche à comprendre l’interprétation que cette culture propose aux événements et aux situations particulières. Le problème n’est pas d’essayer de savoir comment les individus d’une culture sont censés agir dans toutes les circonstances, s’ils respectent les attitudes inculquées par une culture. Au contraire, l’accent sera mis sur le fait qu’ils changent leurs attitudes et comportements selon le sens particulier qu’ils donnent aux événements qu’ils vivent. Toutes les cultures établissent des critères qui permettent aux individus de désigner, classer, identifier, évaluer, relier et ordonner les différents éléments de la vie en société. Ils fournissent des systèmes d’interprétation qui donnent un sens aux problèmes de l’existence, en les présentant comme des éléments qui façonnent la relation entre l’autonomie individuelle et l’ordre collectif. En proposant le passage d’une mécanique des comportements basée sur la quantification des valeurs à une herméneutique des actions fondée sur les représentations que véhicule chaque culture d’une bonne manière de « coopérer », les recherches interprétatives développées par l’équipe de Philippe d’Iribarne ouvrent une nouvelle voie pour interroger le rapport entre culture nationale et management dans les pays du Sud qui échappe aussi bien au déterminisme culturel qu’au mythe de l’individu capable de se libérer de tout ancrage social et culturel (d’Iribarne, 2003 [a]).

Repenser les rapports entre culture, management et développement 

En quoi cette conceptualisation de la culture peut-elle aider à une appréhension plus intelligente des rapports entre culture, management et développement ?

La combinaison de formes d’organisation et de rhétoriques légitimant ces formes d’organisation dans l’horizon des univers mythiques où elles prennent sens s’est particulièrement développée dans les vieux pays industriels au cours des deux derniers siècles. Ce développement a demandé une forte mobilisation de certains acteurs et s’est accompagné de débats intenses (cf. la mise en place progressive, aux États-Unis, de relations de subordination au sein des entreprises censées incarner la figure mythique du « libre contrat », ou encore la création de la catégorie des cadres en France). Contrairement aux pays industrialisés qui ont développé des modèles économiques et des pratiques de gestion en cohérence avec leurs cultures locales, les pays du sSud issus pour la plupart du découpage colonial n’ont pas pu développer des traditions de gestion endogènes (Yousfi, 2021 [b]). L’industrialisation a été souvent vécue dans ces pays comme un phénomène exogène qui devrait être traité au moyen d’instruments empruntés à l’administration publique héritée de l’entreprise coloniale ou imposés par les entreprises étrangères. Le recours à des modèles exogènes, associés à un pouvoir centralisé, a entraîné de graves conséquences : un manque d’innovations de modèles empruntés et la déconnexion entre les systèmes de gestion et le contexte culturel local. Par conséquent, le défi est d’adapter les outils de gestion importés de l’extérieur au contexte culturel local. À cet égard, d’Iribarne (2003 [a]) montre que les entreprises — des filiales de groupes multinationaux ou des entreprises locales — qui ont réussi à mettre en oeuvre des outils importés de l’extérieur ont cherché à bénéficier des cultures locales plutôt qu’à les supprimer.

Les enquêtes empiriques montrent que les entreprises performantes dans les pays du Sud, tout en étant touchées et transformées par l’acquisition de nouveaux outils « universels », sont restées profondément « traditionnelles » dans la manière dont les acteurs ont donné sens et interprété ces nouvelles pratiques (Yousfi, 2021 [b]). Il est vrai qu’à un niveau très abstrait, il y a peu de différences entre les contextes, on trouve les mêmes principes de gestion universels au Cameroun, au Maroc ou en France. Pour motiver les gens, peu importe où ils sont ou ce que leur culture pourrait être, il faut bien les traiter, les respecter, les responsabiliser, les écouter et les informer, les récompenser correctement pour leurs efforts, leur faire confiance, etc. Cependant, les cas empiriques montrent que ces principes généraux sont mis en oeuvre différemment selon les contextes. Au moment de décider comment les individus devraient être évalués et récompensés, comment prendre une décision, comment gérer un conflit, les managers prennent en compte les contextes spécifiques au sein desquels s’opère le changement. Ces cas soulignent qu’il ne s’agit pas simplement de juxtaposer, ou de faire des compromis entre le moderne et le traditionnel. Les nouveaux outils n’ont pris corps dans le nouveau contexte qu’après avoir été réinterprétés et transformés selon les références culturelles locales. C’est parce que ces outils ont été relus selon les conceptions locales de l’« autorité », de la « coopération », de la « décision », etc., que les employés y ont adhéré et les ont mis en oeuvre efficacement.

À titre d’illustration, si le besoin d’évaluer le travail des individus afin de les récompenser est un principe universel, sa mise en oeuvre peut varier selon le contexte. Alors qu’aux États-Unis l’évaluation de la performance doit se baser sur des objectifs spécifiques et mesurables, en Jordanie, le critère de jugement est associé aux efforts déployés par les individus qui « ont essayé de faire de leur mieux » plutôt que par les résultats objectifs (Yousfi, 2007). Le proverbe mobilisé « Les actes doivent s’évaluer sur la base des intentions » montre que les Jordaniens privilégient l’harmonie des relations sociales à la performance individuelle. En France, les collaborateurs sont évalués en référence aux droits et tâches associés à un poste spécifique. Le problème n’est pas de savoir si les gens agissent d’une manière cohérente avec une certaine « rationalité universelle ». Il est donc indispensable de changer la façon dont la pensée du développement conçoit la relation entre les outils et les individus qui les utilisent. De plus, certaines pratiques sont transférables même si elles prennent une signification différente dans le contexte local. Dans pareille perspective, la permanence culturelle n’empêche pas que les transformations sociales qui se produisent successivement dans le même pays soient différentes à bien des égards. Cela reflète le fait que l’univers de sens au sein duquel ces changements sociaux ont pris sens est beaucoup plus stable que les changements eux-mêmes. Par conséquent, la question n’est pas de savoir si les pays devraient changer leur culture pour promouvoir le progrès, mais plutôt quel est l’univers de sens dans chaque société qui peut entraîner une transformation sociale efficace qui n’entre pas en contradiction avec les conceptions sacrées largement partagées et acceptées d’une « bonne » relation entre autonomie individuelle et ordre collectif ?

Partout, on trouve une combinaison de représentations et de pratiques qui aident à gérer ces contradictions. Les références historiques, les métaphores ou les récits, qui donnent un sens aux outils permettant aux membres d’un groupe d’exercer leur rôle tout en encadrant leurs actions et en empêchant les dérives, ne changent pas radicalement en passant d’un domaine à l’autre de la vie en société. Les exemples cités ci-dessus montrent que les transformations réussies dépendent de la capacité à leur donner un sens positif, en les réinterprétant selon les références culturelles locales, et qui entrent en écho avec les conceptions locales de ce qu’est un bon gouvernement des hommes. Mais alors, en quoi la conceptualisation de la culture nationale proposée par l’équipe de Philippe d’Iribarne pourrait-elle enrichir les approches postcoloniales/décoloniales qui analysent les processus d’hybridation ?

La conceptualisation de la culture en tant qu’univers de sens permet de mieux rendre compte de la manière dont les cultures nationales produisent leurs propres formes de domination, de transgression et de résistance fondées sur des références et des critères de jugement plus stables (Yousfi, 2013). Cette conceptualisation de la culture permet d’analyser les processus d’hybridation non seulement dans le contexte des dynamiques de pouvoir dictées par la rencontre coloniale, mais aussi en lien avec les possibilités qu’il ouvre pour réinventer des modes d’organisation alternatifs cohérents avec le contexte socioculturel local. Que les acteurs succombent ou résistent au mimétisme des pratiques de gestion occidentales, la manière dont ils réagissent aux pratiques importées et légitiment leurs stratégies de résistance est implicitement ancrée dans un contexte culturel national qui donne un sens à leurs actions et ce contexte varie d’un pays à l’autre. Ce type d’étude réhabilite l’importance des contextes historiques et culturels au sein desquels émerge l’hybridité et permet d’identifier l’articulation entre ce qui change et ce qui persiste lorsque les pratiques de gestion occidentales sont importées dans les pays du Sud.

C’est ce genre de travail qui permet d’identifier, au-delà de la résistance rencontrée dans les pays du Sud aux réformes importées ou du mythe de l’hybridité qui dilue les caractéristiques locales, les ressources offertes par chaque contexte culturel pour la mise en oeuvre d’organisations alternatives, car respectueuses de ce qui est sacré pour les sociétés concernées.

Conclusion

Depuis plus d’un siècle, la culture a été considérée comme un ensemble de traits psychologiques, de mentalités et d’attitudes qui conditionnent la manière dont les individus se comportent et les confinent au « dictat de la tradition ». D’autre part, le développement économique a toujours été considéré en termes d’arbitrage entre les traditions culturelles et l’accès au progrès compris en termes de « modernité universelle ». Ainsi, il n’est guère surprenant que la culture soit souvent vue comme antinomique avec le développement, tout comme la tradition s’opposerait à la modernité et la croyance à la rationalité. Si de nombreux courants de recherche ont offert différentes façons de dépasser le déterminisme marquant les théories qui pensent le lien entre culture et développement, ils partagent tous un point commun. Ils peinent tous à saisir l’articulation entre le rôle de la culture — soupçonnée de renouer avec la « tradition » — et l’autonomie individuelle comme condition de la modernité.

Après avoir repéré la prédominance de la dichotomie tradition/modernité dans de nombreuses perspectives, quels sont les enseignements qu’on peut tirer de cette revue de la littérature ? Cet article vise à changer la façon dont on regarde la relation entre culture, management et développement, et ce, de deux façons différentes :

Premièrement, le lien entre culture, management et développement économique n’est pas causal, mais multiple et complexe. Il est largement admis que l’influence de la culture ne peut pas être instantanément traduite en théories instrumentales toutes prêtes. L’enjeu est de sortir d’une vision qui regarde la culture comme une variable qui fonctionne par elle-même et l’intégrer dans une représentation plus large dans laquelle la culture est considérée comme intimement articulée à différentes problématiques de développement. La culture gagnerait à être perçue comme un langage qui façonne les processus de développement, ainsi que ses objectifs. La question est de savoir comment la culture façonne les institutions en prenant en compte dans chaque société les conceptions locales légitimes de l’autorité, la prise de décision, la gestion des inégalités, etc. C’est ainsi que la culture affecte le processus de construction d’organisations viables sur le long terme.

Deuxièmement, le défi aussi bien pour les décideurs dans les pays du Sud que pour les managers est de savoir comment gérer la rencontre entre les pratiques et les institutions imposées par les bailleurs de fonds ou internalisées comme supérieures d’une part, et la diversité des contextes culturels de l’autre. La tâche proposée se complique davantage du fait des dynamiques de résistance/domination imposées par l’hégémonie du modèle universel souvent américain. Analyser les conceptions locales qui structurent différemment les attentes d’un bon gouvernement des hommes et façonnent différemment les dynamiques de domination/résistance permet de mieux appréhender l’articulation précise entre ce qui est réalisable et ce qui correspond aux attentes locales de chaque société.

Si cela ne doit pas nous conduire à un relativisme culturel absolu, cela doit contribuer à placer les enseignements de certaines théories culturelles dans un cadre sociologique plus ancré et réaliste. Ce n’est qu’en acceptant l’existence de différentes conceptions culturelles d’un « bon gouvernement des hommes » qu’on pourra commencer à déchiffrer ce que les individus croient et font de sacré, et ensuite rejeter ou s’approprier efficacement les recettes importées aux contextes locaux. À l'heure de l'urgence climatique, une approche moins ciblée sur la supériorité d’un modèle particulier et plus consciente de la spécificité du contexte dans la mise en place de réformes souhaitables est donc nécessaire. Travailler, par exemple, sur comment des innovations institutionnelles ou organisationnelles sont promues ou retenues, et comment des normes universelles peuvent être adaptées aux contextes locaux peut offrir une piste de recherche prometteuse. Une telle approche peut aider à ouvrir une nouvelle façon plus réaliste et plus efficace — car respectable de ce qui est sacré pour les sociétés — et à appréhender les défis en matière de développement durable et d’amélioration des pratiques organisationnelles dans les pays du Sud.