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La recherche en entrepreneuriat des femmes (désormais EF) a connu plusieurs inflexions épistémologiques et théoriques (Henry et al., 2015; Yadav et Unni, 2016). Depuis les années quatre-vingt-dix, différents courants féministes analysent les mécanismes de production et de reproduction des inégalités sexuées dans un ancrage sociologique et politique (Bender et Roche, 2016; Marlow et McAdam, 2012). Ces dernières se situent au croisement des sphères institutionnelle, professionnelle et privée imbriquées de telle manière qu’elles se renforcent dialectiquement. Elles font écho à la démultiplication des niveaux d’inégalité ancrés dans des champs pluriels comme l’éducation, l’emploi, la famille, la politique, l’économie ou encore le droit (Bereni et al., 2020; Maruani, 2018). Ces inégalités sexuées traduisent une forme de « valence différentielle des sexes » (Héritier, 1996) ou de « dévaluation sociale des femmes » (Renaut et al., 2016) observable à l’échelle planétaire dont le point d’orgue est la violence subie par ces dernières dans leur vie privée et sociale.

L’étude des inégalités est un thème consubstantiel à la recherche en EF (Abraham, 2020; Braches et Elliott, 2017). En étudiant leur construction dans les jeux interactionnels situés (Doing Gender Perspective — Kroska, 2014), nous chercherons à en proposer une grille d’analyse théorique qui combine une approche catégorielle et relationnelle du genre[1] telle qu’établie en anthropologie sociale (Ales et Barraud, 2001; Théry et Bonnemère, 2008; Théry, 2007, 2010, 2011) Cette théorisation bifocale analyse les inégalités comme la conséquence d’une pensée catégorielle enracinée dans la distinction des sexes et intervenant dans la construction identitaire (approche catégorielle) et/ou d’un déni de reconnaissance dans les schémas interactionnels entre les entrepreneures et leurs parties prenantes (approche relationnelle). Moments articulés de la construction intersubjective de soi, ces deux niveaux de lecture sont, tout à la fois, complémentaires et irréductibles. En effet, la lutte pour la reconnaissance apparaît toujours contrainte par la persistance de la bicatégorisation sexuée, les cadres cognitifs qui surplombent nécessairement les jeux transactionnels et les hiérarchies afférentes qui ne la déterminent pas pour autant (Walzer, 2013). En ce sens, l’approche relationnelle permet d’éviter ce que Duru-Bellat, (2017) appelle « la tyrannie du genre » à travers une prise compte de la singularité du sujet pour qui les conséquences des assignations genrées ne sauraient ni être étendues à toutes les situations de la vie sociale et de l’expérience humaine, ni vécues de manière homogène. Notre grille d’analyse n’épuise pas, loin s’en faut, les débats autour de la théorisation des inégalités dans le champ de l’EF (Abraham, 2020; Tonoyan et al., 2020). Elle vise à contribuer à la caractérisation des inégalités et injustices dans le champ de l’EF en proposant une réflexion conceptuelle et théorique articulée autour du genre qui s’appuie sur un certain nombre de recherches empiriques.

La première partie de l’article vise à cerner les contours de la notion d’inégalité appliquée à l’entrepreneuriat. La deuxième présente les deux conceptions catégorielle et relationnelle du genre. La troisième analyse les inégalités comme une conséquence sociale d’une appartenance catégorielle associée aux traits sexués des entrepreneures. La quatrième les appréhende dans une approche relationnelle normative qui pose la question de la reconnaissance et de la considération vécues dans leurs relations intersubjectives. Nous conclurons en présentant une grille de lecture bidimensionnelle destinée à analyser les inégalités dans le champ de l’EF.

A la recherche de la notion d’inégalité

Notre travail nécessite de s’accorder sur les contours de la notion d’inégalité. Hydre polycéphale plongeant ses ramifications dans le temps long de l’histoire des sociétés humaines et des idées, sa complexité rend illusoire toute tentative de l’enfermer dans les limites strictes d’une définition univoque délimitant sa valeur opératoire. Cette difficulté explique pourquoi certains chercheurs en entrepreneuriat évitent prudemment d’en proposer une définition (ex. Abraham, 2020). Située au croisement des sphères politique, sociale, économique, éducative, sexuée et domestique, ce concept semble, dès que l’on dépasse le niveau des généralités, difficile à saisir et ce, pour au moins trois raisons.

Tout d’abord, concernant des groupes et individus multiples à travers des critères de différenciation sociale pluriels, le champ des inégalités apparaît infini (Fayat, 2022) et touche potentiellement toutes les sphères de la vie sociale. A ce titre, seuls les contenus et les domaines d’application diffèrent. Les inégalités peuvent ainsi être sociales, scolaires, urbaines, professionnelles, patrimoniales, générationnelles, économiques, culturelles, sexuées, ethnoraciales, etc. Ces différents types d’inégalité entretiennent entre eux des relations complexes et tendent à se renforcer mutuellement dans les expériences quotidiennes de la vie en société. Les controverses sur la nature et l’extension de cette notion rendent difficile la fixation d’une définition générique susceptible d’appréhender la pluralité des expériences d’inégalité vécues à l’aide des mêmes outils conceptuel, théorique et méthodologique. Sur ce point, l’idée d’une généralisation d’un référentiel normatif « universaliste » susceptible de couvrir l’ensemble des situations d’inégalité dans des sociétés hétérogènes a peu de sens (Renaut et al., 2016). En effet, la signification sociale des biens sociaux, les critères d’évaluation des procédures distributives ou encore les principes de justice sont pluralistes et contingents. Ces constructions sociales dépendent fortement des normes en vigueur, de la position de l’individu dans le système social, de la perception que les sujets ont d’eux-mêmes au sein des sociétés, des manières de réaliser l’égalité ou encore du degré d’acceptation réelle des inégalités (pouvant être rejetées idéalement) dans le corps social. L’échelle d’appréciation des inégalités est donc un produit sensible aux particularismes sociétaux, institutionnels, historiques, culturels voire religieux qui organisent l’existence des individus et façonnent leurs aspirations égalitaires. La situation des entrepreneures évoluant dans des sociétés démocratiques libérales et individualistes caractérisées par une égalité sexuée formelle peut difficilement être rapprochée de celles encastrées dans des contextes sociétaux et culturels non occidentaux caractérisés par un patriarcat marqué.

Ensuite, au-delà de la diversité des producteurs de sens intervenant dans le débat savant, social ou politique, l’analyse des inégalités nourrit une multitude de réflexions et travaux dans toutes les disciplines des sciences sociales et humaines. Celles-ci les abordent dans le cadre de leur propre histoire théorique, méthodologique et épistémologique. Cette pluralité offre des gammes d’intelligibilité partielles qui, sans pour autant être étrangères les unes aux autres, ne se laissent totaliser dans aucune théorie générale.

Enfin, fondement de la légitimité morale moderne érigé au panthéon des idéaux politiques dans les démocraties occidentales construites autour de l’affirmation de l’individu (Guénard, 2022), l’égalité dilue les frontières entre le savant et le politique. Elle apparaît indissociable de cadres normatifs, voire moraux, qui entérinent des modèles pluriels de justice sous-jacents à la perception et la justification des inégalités (Walzer, 2013) tout en questionnant l’ordre social et la place que chacun doit y occuper (Guénard, 2022). Ne pouvant se réduire à une approche formaliste et positiviste aveugle aux valeurs et normes qui traversent le corps social, toute représentation des inégalités questionne la mise en relation complexe des trois dimensions que sont la différence, l’inégalité et l’injustice[2] (Renaut et al., 2016). N’étant pas toutes de nature sociale, leur appréhension pose la délicate question de la démarcation entre les inégalités justes et injustes indissociables, des représentations du justifiable et de l’injustifiable qui restent construites en référence à des critères d’évaluation normatifs contingents (Renaut et al., 2016) : « toutes les différences ne se transforment pas en inégalités, toutes les inégalités ne se transforment pas en injustice, et la perception de l’injustice peut être variable d’un individu à l’autre, même s’ils subissent les mêmes inégalités et les mêmes injustices » (Octobre et Sirota, 2021, p. 11). L’association de l’égal et de l’inégal ne s’inscrit donc pas seulement dans une logique distributive mesurable, mais aussi dans une dimension subjective (échelle de valeurs propre à chacun, etc.) susceptible de faire naître un vécu ou un sentiment légitime (ou non) d’injustice[3].

En entrepreneuriat, nous pourrions définir ce terme comme des différences entre les femmes et les hommes, perçues comme illégitimes, dans l’accès à des ressources et/ou des biens considérés comme désirables, nécessaires et/ou valorisés dans l’accomplissement d’un projet ou processus entrepreneurial. Ces inégalités sont de nature sociale, c’est-à-dire qu’elles sont produites par de multiples processus inscrits dans différents champs sociaux (configurations conjugales asymétriques, socialisation différenciée, ségrégations genrées verticales et horizontales, division sexuelle du travail, etc.), des mécanismes de perception sociale (catégorisation sociale, stéréotypes, préjugés sexistes et/ou de genre, etc.) et des traitements inégaux subis par les femmes en raison de leur appartenance groupale (pratiques et comportements discriminatoires) encastrés dans de multiples facteurs de différenciation sociale (sexe, classe sociale, appartenance ethnoraciale, âge, etc.) qui peuvent, dans une approche croisée ou intersectionnelle, se combiner et s’influencer mutuellement. Cette (longue) définition appelle plusieurs commentaires.

Penser les inégalités sociales requiert de diviser l’espace social et le catégoriser. L’existence des inégalités de genre dans l’EF se construit ainsi en référence à une différenciation biologique sexuée. En appréhendant les sociétés humaines en termes de groupes sociaux identifiés selon des critères de différenciation sociale multiples, cette perspective influe nettement sur l’appréhension des inégalités, voire des discriminations dont elles sont la manifestation (Guénard, 2022; Octobre et Sirota, 2021). Sur ce point, il convient certainement de relativiser la disjonction systématique entre le genre et le sexe qui peut conduire à occulter l’incidence centrale de la corporalité sur la genèse et la reproduction des inégalités vécues par les femmes dans le monde social et professionnel (Buscatto, 2009; Carof, 2019; Cassell et Le Doaré, 2000; Schütz, 2018).

Ensuite, en suivant Larry S. Temkin (1993), les inégalités doivent être appréhendées non seulement à une échelle de lecture holiste (relations entre les groupes et les catégories sociales qui se conjuguent au pluriel), mais également individualiste. Cette seconde focale est nécessaire pour éviter d’enfermer les entrepreneures dans des représentations essentialisées et prototypiques construites en référence à une supposée appartenance groupale. En effet, cette indifférenciation totalisante risque d’occulter la singularité des trajectoires biographiques et caractéristiques sociodémographiques qui surplombent leur expérience sociale des inégalités. Ainsi, une entrepreneure de type caucasien dotée d’un capital scolaire fortement valorisé, porteuse d’un capital social lui permettant de démultiplier des liens faibles dans le champ économique, évoluant dans des écosystèmes porteurs de ressources multiples et/ou ayant hérité « d’habitus entrepreneuriaux » au cours de son processus de socialisation ne vit pas a priori une expérience sociale et entrepreneuriale analogue à celle d’une porteuse de projet issue de l’immigration africaine, appartenant à une classe sociale populaire et ne disposant pas de capitaux (social, scolaire, culturel, etc.) valorisés dans le champ économique de l’entrepreneuriat. L’architecture complexe des frontières symboliques entre les groupes sociaux, créant tant des entre-soi que des exclusions, questionne à la fois les effets de plusieurs catégorisations négatives que les hiérarchies sociales et culturels et des inégalités qui en découlent.

Enfin, l’étude des inégalités dans le champ de l’EF doit combinée une lecture distributive (distribution inégalitaire des ressources entre les personnes et les groupes sociaux) et comparative (la façon dont les individus se situent les uns par rapport aux autres dans des segments de leur vie professionnelle). Sans qu’il soit possible, dans la limite de ces pages, de présenter la philosophie politique de l’égalité de Ronald Dworkin, notre approche s’inscrit en résonance avec sa théorie libérale du droit individuel à l’égalité (Dworkin, 1995). Dans cette dernière, l’égalité procède d’un droit fondamental, pour tous, d’être traités comme des égaux, c’est-à-dire d’un droit pour chacun à la même attention et au même respect que toute autre personne. Dans cet idéal de l’individualisme éthique qui trouve un écho dans la conception relationnelle du genre (cf. infra), la réduction des inégalités passe alors par un droit légitime des entrepreneures à être reconnues et traitées comme les entrepreneurs (être jugées en tant qu’individu et non en fonction de leur appartenance groupale) dans l’ensemble des relations qu’elles entretiennent avec leurs parties prenantes internes et externes.

Conceptions identitaire et relationnelle du genre et la question des inégalités

En suivant Irène Théry (2007, 2010, 2011), le débat conceptuel autour du genre s’organise autour de deux grandes définitions. Il peut être théorisé soit comme un attribut identitaire lié à une appartenance groupale, soit comme un statut personnel conquis dans et par les relations sociales, c’est-à-dire une manière d’agir attendue de quelqu’un dans le contexte d’une relation particulière. Nous allons revenir sur les deux termes de cette équation.

Dans les sciences sociales, la lecture identitaire du genre apparaît largement dominante. Elle met l’accent sur l’existence d’attributs féminins et masculins structurant les attentes de rôles et représentatifs de l’image qu’une société se forme des comportements propres à chaque sexe. Ces traits sont perçus comme des propriétés substantielles, voire essentialisées (Haslam et al., 2000), de l’identité, encastrées dans une matrice culturelle porteuse de normes, réaffirmées en permanence à travers un processus de socialisation différenciée. Le genre est alors considéré comme un attribut socialement construit et historiquement situé de la personne, un registre d’identifications individuelles (masculines/féminines) qui lui assignent une identité, un code de conduite mixte de devoirs et de droits, produits d’un rapport social.

La lecture relationnelle du genre s’est développée en anthropologie sociale à partir de la distinction des sexes et l’analyse des systèmes de parenté. Ces travaux visent notamment à repérer les types de relations sociales qui interviennent dans les relations entre les catégories de parents et saisir leur place dans un ensemble plus large de facteurs de différenciation sociale[4] (Alès et Barraud, 2001). Marilyn Strathern (1988) occupe une place centrale dans cette conceptualisation du genre (Théry, 2003, 2011). Dans les sociétés où les personnes sont considérées comme des êtres constitués de relations, elle montre que le genre est irréductible à une bicatégorisation sexuée. Les hommes et les femmes n’existent pas séparément les uns des autres pour entrer en relation. Ils sont des « individus-relation » (Rosanvallon, 2011) qui n’existent que relativement les uns aux autres. Le genre se construit alors autour d’une distinction des sexes analysée dans différentes catégories de relations et de modes d’actions à l’intérieur des situations sociales situées (Ales et Barraud, 2001; Théry, 2007, 2010; Théry et Bonnemère, 2008). Dans ces différents registres relationnels, une femme (ou un homme) n’agit pas nécessairement comme une femme (ou un homme) ou en tant que femme (ou qu’homme), mais peut aussi agir « indépendamment de toute référence aux distinctions de sexe » (Théry et Bonnemère, 2008, p. 10). « Ce qui a un genre », nous dit Irène Théry (2010, p. 104), « ce ne sont pas les personnes elles-mêmes, mais les actions et les relations que ces personnes mettent en oeuvre ». En d’autres termes, la totalité des relations sociales ne sont pas nécessairement fondées sur la distinction de sexes ou l’opposition masculin/féminin (Théry, 2007, 2010, 2011). Dans certains registres relationnels, l’opposition sexuée ne permet pas de définir les attentes normatives structurant les rôles attendus et ne s’avère pas pertinente pour cerner la nature d’une relation donnée (Théry, 2007). Rejoignant les thèses de certains sociologues (Duru-Bellat, 2017; Singly, 2005), cette position fait écho aux lectures socioconstructivistes de l’EF (Bruni et al., 2005; Byrne et al., 2019) reposant sur une approche « gender as doing » (West et Zimmerman, 1987) qui appréhende le genre comme un « concept relationnel » nécessitant « d’étudier les points de vue subjectifs des individus en relation avec leur environnement » (Constantinidis, 2014, p. 296).

Revenons rapidement sur les liens entre ces deux conceptions du genre et la problématique des inégalités dans une approche interactionniste. Dans une lecture catégorielle, les inégalités procèdent de l’activation de stéréotypes[5] et/ou de préjugés[6] de genre construits en référence à une catégorie descriptive sexuée, un marqueur d’appartenance à un groupe social (ici les femmes). La lecture relationnelle les associe, quant à elle, à un déni de reconnaissance (Guéguen et Malochet, 2012) et/ou de considération (Haroche et Vatin, 1998) dans les relations intersubjectives se déployant dans les sphères professionnelle et/ou privée.

Les inégalités comme conséquence d’une appartenance catégorielle associée aux traits sexués des entrepreneures

Selon Mabel Abraham (2020), la plupart des recherches relatives à l’étude des inégalités en entrepreneuriat pointe l’influence centrale de l’activation de stéréotypes et préjugés de genre dans la production et le maintien du traitement différencié des entrepreneures (ex. Zhao et Yang, 2021). Ainsi, les pratiques discriminatoires (Orhan, 2001; Rosti et Chelli, 2005; Williams, 2012), les biais de genre (Abraham, 2020; Galiano et Vinturella, 1995), l’empreinte du genre (Micelotta et al., 2018) ou encore l’impact des stéréotypes de genre (Balachandra et al., 2019; Bekbergenova et al., 2021; Fuentes-Fuentes et al., 2017; Gupta et al., 2009, 2013; Malmström et al., 2017; Welter et al., 2017, 2019) sont souvent analysés comme des facteurs explicatifs pour donner une intelligibilité aux obstacles rencontrés par les entrepreneures dans la construction et la mise en oeuvre de leur projet économique (Gupta et al., 2009, 2013; Marlow et Patton, 2005; Shinnar et al., 2012). Ces biais cognitifs et affectifs des relations intergroupes fournissent un cadre d’interprétation orienté qui affecte la gestion des relations avec certaines parties prenantes externes, et notamment avec les partenaires financiers ou les investisseurs (Balachandra et al., 2019; Eddleston et al., 2016; Marlow et Patton, 2005; Marlow et Swail, 2014; Saparito et al., 2013). Ils altèrent ainsi la perception et le jugement social de ces parties prenantes sur les qualités entrepreneuriales et la performance des femmes. Les postulats épistémologiques de cette vaste littérature privilégient une analyse des relations intergroupes construites autour d’une différenciation sexuée qui, sans forcément en être la cause, nourrit et favorise leur développement. Cette posture fait écho à la multitude de travaux en psychologie sociale qui soulignent le rôle des stéréotypes et préjugés de genre comme des facteurs de légitimation des inégalités et du maintien des hiérarchies sociales existantes (Yzerbyt et Demoulin, 2019). Cette lecture sociocognitive des relations intergroupes s’attache à étudier l’impact des mécanismes de catégorisation sociale, des stéréotypes, des préjugés sur la perception sociale, les attitudes ou encore les comportements (discriminatoires)[7] (Yzerbyt et Demoulin, 2019). Les théories de la psychologie sociale de la cognition (Dubois, 2005; Sales-Wuillemin, 2006), de la cognition sociale (Fiske et Taylor, 2011; Ric et Muller, 2017), de la stéréotypisation (Oakes et al., 1994; Spears et al., 1996) ou encore de la psychologie sociale du genre (Chrisler et McCreary, 2010; Faniko et Dardenne, 2021; Rudman et Glick, 2008) ont une longue et solide tradition de recherche sur ces thématiques. Le sexe est alors vu comme un critère de différenciation qui marque l’appartenance à une catégorie sociale, celle des entrepreneures, identifiée comme particulière et considérée dans sa différence au sein du genre humain.

La littérature en EF n’échappe pas à cette conception catégorielle construite autour des traits sexués inscrits dans une matérialité des corps. Au-delà de la rhétorique discursive d’un constructivisme radical aspirant à diluer la frontière épistémologique entre le sexe et le genre (Touraille, 2011, 2016), les caractères sexués permettent d’identifier la catégorie sociale des « entrepreneures », vue comme une population d’étude spécifique construite à partir d’une différenciation biologique. D’ailleurs, l’activation des stéréotypes et préjugés de genre est indissociable de la corporalité des femmes. Cette forme de catégorisation sociale se retrouve clairement dans l’effervescence d’études empiriques axées sur les comparaisons entre les systèmes catégoriels bipolaires sexués (Henry et al., 2016).

De la catégorisation sociale à l’intersectionnalité

Pour autant, un être humain n’est jamais défini selon sa seule place dans un ordre sexué, ethnoracial, générationnel ou autre. Son identité sociale se construit autour de multiples facteurs de différenciation sociale visibles (couleur de peau, sexe, etc.) ou invisibles (religion, orientation sexuelle, etc.) qui questionnent la supposée homogénéité des groupes sociaux. Les psychologues sociaux évoquent ainsi l’existence de catégorisations sociales multiples (Crisp et Hewstone, 2006), croisées (Urban et Miller, 1998) ou intersectionnelles (Boussahba et al., 2021; Nicolas et al., 2017). Cette catégorisation plurielle n’est pas neutre. D’une part, elle conduit à relativiser les effets d’un découpage unidimensionnel des groupes sociaux pouvant induire des biais d’homogénéisation intra-catégorielle (Yzerbyt et Demoulin, 2019). Ensuite, elle amène à nuancer la tendance parfois dominante à voir a priori toutes les femmes comme des victimes de l’activation de stéréotypes de sexe et de genre (Tostain, 2016). Enfin, elle influe sur la compréhension et l’atténuation des biais dans les relations intergroupes (Hall et Crisp, 2005; Crisp et Hewstone, 2007), tant le croisement de certains facteurs de différenciation sociale peut amplifier les expériences d’inégalité.

Dans les études féministes, cette nécessité de combiner et d’articuler ces différentes dimensions, à la fois sur le plan des individus (vécus, expériences subjectives) et sur le plan structurel (contraintes des structures et processus sociaux), est au coeur de l’approche intersectionnelle (Buscatto, 2016; Collins et Bilge, 2020; Jaunait et Chauvin, 2012, 2013). Au-delà de la pluralité de ses usages (Collins et Bilge, 2020), l’intersectionnalité vise à croiser et articuler différents axes de différenciation sociale ou/et de rapports de domination afin de mieux comprendre et de révéler la spécificité des modes de production et de reproduction des inégalités sociales vécues par les membres de certains groupes sociaux.

Cette approche est aujourd’hui largement présente dans le champ de l’EF (Dy et al., 2017; Harper-Anderson, 2019; Heizmann et Liu, 2022; Martinez Dy et Jayawarna, 2020). En refusant de gommer la complexité ou la variabilité des éléments contenus dans une catégorie, ces travaux montrent que les entrepreneures peuvent vivre des formes d’inégalités intra-catégorielles (entre femmes appartenant à la même catégorie sexuée) et inter-catégorielles (entre les femmes et les hommes au sein du groupe professionnel des entrepreneurs) fortement différenciées selon leur singularité socio-démographique. Les inégalités inter-catégorielles sont les plus étudiées dans la littérature qui explore l’influence des stéréotypes et des préjugés de genre, les pratiques discriminatoires et autres formes d’obstacles rencontrés par les entrepreneures.

Les inégalités intra-catégorielles conduisent à pointer la diversité des entrepreneures en fonction des axes de différenciation multiples (âge, appartenance ethnoraciale réelle ou assignée, classe et origine sociales, religion, etc.). Les problématiques spécifiques des mompreneurs (Duberley et Carrigan, 2013; Landour, 2019; Richomme-Huet et d’Andria, 2013), des entrepreneures âgées (Meliou et al., 2019), de celles issues de l’immigration (Chreim et al., 2018; Essers et al., 2010; Haseki et al., 2020; Ozasir Kacar et Essers, 2019; Webster et Haandrikman, 2020) ou encore de confession musulmane (Essers et Benschop, 2007; Karimi, 2020) montrent l’intérêt d’une échelle d’observation fondée sur l’imbrication de différents facteurs de différenciation sociale pour penser la singularité des inégalités vécues par les entrepreneures en fonction de leurs caractéristiques sociodémographiques (Dy et al., 2017; Harvey, 2005; Knight, 2016).

Les approches intersectionnelles montrent que les femmes positionnées au croisement de différents critères de hiérarchie sociale sont confrontées à des difficultés plus marquées dans la mise en oeuvre de leur projet entrepreneurial. En refusant d’essentialiser une certaine forme d’unité catégorielle sexuée, le genre n’est pas appréhendé dans une indifférenciation totalisante essentialisée qui occulterait la singularité des jeux d’acteurs dans les circonstances réelles des situations sociales. Ces approches plaident pour une échelle d’observation individualiste (Welter et al., 2017) et rappelle l’intérêt de la prise en compte du contexte comme élément clé de compréhension de la problématique entrepreneuriale (Welter et al., 2019).

Au-delà des facteurs de différenciation sociale, l’intersection des rapports sociaux, au coeur de l’espace privé et professionnel, apparaît également pertinente pour complexifier l’analyse des inégalités vécues par les entrepreneures. Si la relation travail/famille peut être envisagée comme un enrichissement mutuel (Ngek Neneh, 2018), la question de l’interface vie professionnelle/vie familiale et privée, ou encore celle de la relation au conjoint, demeure un facteur explicatif pertinent pour comprendre la construction sociale des inégalités subies par les entrepreneures (Chasserio et al., 2014; Eddleston et Powell, 2012; Gherardi, 2015; Jennings et Mc Dougald, 2007). En ce sens, les effets du genre dans la sphère professionnelle et privée peuvent se conjuguer et se renforcer mutuellement dans la construction de l’identité hybride des entrepreneures (« être femme », « être mère », « être chef d’entreprise », etc. – Meliou et Edwards, 2018) et des pratiques sociales porteuses d’inégalités intra- et inter-catégorielles.

En résumé, l’hétérogénéité des entrepreneures doit conduire à prendre en considération les risques de biais d’homogénéisation intra-catégorielle ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, une focalisation excessive sur la classification sexuée risque de donner une image figée des relations femmes/hommes qui restent inséparables de logiques d’action contextualisées dans lesquelles se déploient les interactions sociales vécues par les acteurs (Duru-Bellat, 2017; Tostain, 2016). Ensuite, envisager les stéréotypes comme une pensée subie par les individus[8] occulte que les jugements sociaux résultent d’une élaboration cognitive sensible à des effets de contexte (Haye, 1998). Elle requiert de prendre en considération l’interaction entre l’individu et les caractéristiques de la situation dans laquelle il se trouve (Fraisse, 2014; Sabatier et al., 2010), mais aussi le degré de contrôle variable des sujets dans l’activation de leurs stéréotypes (Fiske et Taylor, 2011; Gilbert et Hixon, 1991) : « Une personne peut être identifiée comme membre d’une catégorie sans que le stéréotype de cette catégorie soit activé », nous rappelle Anne-Marie de la Haye (1998, 106). Seule une analyse contextuelle de type ethnographique permet de comprendre la production sociale des inégalités des différentes catégories d’entrepreneures. Sur ce point, une lecture relationnelle du genre ouvre des perspectives fécondes pour analyser les expériences de reconnaissance sociale au coeur des inégalités sexuées dans le champ de l’entrepreneuriat et relativiser l’importance sociale de la catégorisation sexuée.

Les inégalités comme déni de reconnaissance dans les relations sociales instituées marquées par une intersubjectivité sexuée

L’idéal contemporain de reconnaissance apparaît aujourd’hui comme une source de la morale moderne et égalitaire (Honneth, 2020) qui structure tacitement l’expérience de la justice sociale (Fraser, 2004, 2005), rend compte des attentes normatives qui traversent les interactions (Renault, 2017b) et modifie la forme du régime d’égalité (Guénard, 2022). Dans l’approche relationnelle du genre, le concept de reconnaissance peut être utilisé comme un outil heuristique pour décrire les attentes qui surplombent les jeux transactionnels réguliers des entrepreneures et dont l’insatisfaction peut, dans certaines conditions, donner lieu à un sentiment d’injustice (Renault, 2017b). Dans cette perspective, les inégalités qu’elles vivent sont inséparables d’expériences sociales négatives en termes de reconnaissance et de considération dans leur contexte d’action. De nombreuses recherches montrent que les inégalités entrepreneuriales genrées s’expriment dans des schémas interactionnels ancrés dans des contextes d’action singuliers (Dy et al., 2017; Godwin et al., 2006; Jones et Clifton, 2018). Par exemple, Christina Constantinidis (2010a) identifie des difficultés variables rencontrées par les entrepreneures dans leur participation à des réseaux d’affaires. Dans des secteurs traditionnellement et majoritairement masculins, les logiques « d’assimilation », de « dédoublement » et de « subordination »[9] pointent le poids contingent de la distinction de sexes dans les jeux relationnels avec les hommes. Ainsi, certaines entrepreneures ne ressentent pas de difficultés spécifiques liées au genre (logique « d’assimilation »), alors que d’autres (logique de « subordination ») éprouvent de véritables difficultés à s’y imposer « en tant que femme » (p.136). Dans la même veine, Godwin et ses collègues (2006) soulignent le poids des stéréotypes de genre et de l’essentialisation des qualités sexuées sur la trajectoire des entrepreneures évoluant au sein d’une industrie ou d’une culture dominée par les hommes. Dans ce cas, « l’ethos professionnel masculin », qui définit les compétences attendues pour répondre aux normes caractéristiques de certaines professions, fonctionne comme un système de clôture des espaces professionnels porteur d’un ordre symbolique dans lequel s’ancrent les identités professionnelles et individuelles (Boussard, 2016). Pour autant, d’autres recherches montrent que cette hiérarchie sexuée n’est pas une fatalité dès lors que hommes développent une « conscience du genre » pouvant « s’accompagner d’une conscience égalitaire » (Bereni et Jacquemart, 2018; Marry et al., 2015) facilitant l’acceptation professionnelle des femmes dans les secteurs masculins (Buscatto, 2009; Fouad et al., 2016; Marry, 2001; Ravet, 2016).

Le processus de féminisation de secteurs masculins questionne les difficultés associées à « l’inversion du genre » déjà analysée dans le champ du salariat (Guichard-Claudic et al., 2008; Lemarchant, 2017; Zolesio, 2012). La mobilité du genre se heurte ici à l’inertie des cadres normatifs et des modalités de relations instituées qui découlent de rapports sociaux de sexe inégalitaires. En fixant des attentes de rôles, les stéréotypes de genre affectent les jugements sociaux portés sur les entrepreneures. Les prescriptions normatives les maintiennent alors dans une position subordonnée tout en justifiant un ordre social institué (Delacollette et al., 2010; Prentice et Carranza, 2002). Elles affectent également la construction de leur légitimité et ce, tant dans leur activité professionnelle que dans leur vie privée (Glick et Fiske, 2001; Constantinidis, 2010; Chasserio et al., 2016). Dans la même veine, sur la base d’une étude ethnographique, Marlow et McAdam (2012) montrent que les femmes exerçant dans des secteurs à haute technologie peuvent être victimes de discrimination indirecte et éprouver des difficultés d’intégration ou d’inclusion dans leur communauté professionnelle. Elles se heurtent ainsi à des circonstances ambiguës et contradictoires relatives à la construction de leur identité entrepreneuriale qui ne conduisent pas nécessairement à une remise en cause de la naturalisation des savoir-faire sexués (Bruni et al., 2005; Gherardi et Poggio, 2001). La plasticité des identifications et des perceptions catégorielles bute sur une hostilité, voire une résistance masculine à l’entrée, qui limite la substituabilité des places et des assignations genrées. En analysant la construction identitaire des entrepreneures espagnoles, Diaz Garcia et Welter (2011) illustrent les champs de tension entre les logiques de genre et entrepreneuriales qui se jouent dans les jeux transactionnels inscrits dans le cadre d’influences structurales plus larges. Les auteures montrent que les entrepreneures construisent leur identité soit en s’appuyant sur une dissonance perçue (au niveau personnel ou de l’entreprise) entre la féminité et l’entrepreneuriat, soit en la réfutant. Dans la même veine, Stead (2017) analyse la diversité des stratégies déployées par les entrepreneures pour construire leur légitimité et leur identité par lesquelles elles construisent et « négocient » leur appartenance (belonging) à travers des ajustements progressifs et évolutifs avec leurs proches (sphère privée) et/ou leurs parties prenantes (sphère professionnelle).

Ces différentes recherches pointent les obstacles cognitifs, relationnels et sociaux à la diffusion d’une forme d’indifférenciation des sexes dans le champ de l’entrepreneuriat. Les entrepreneures peuvent faire l’objet d’une « reconnaissance dépréciative » (Renault, 2017a) en référence à des attentes normatives dans un contexte relationnel institué dans lequel le sens de la référence au sexe reste a priori fortement structurant. Leurs interlocuteurs considèrent alors qu’elles ne remplissent pas les critères requis pour être considérées comme des partenaires d’action légitimes. Les règles de l’interaction (qui supposent une qualification de l’agent, de l’action et du contexte) ont alors une influence directe sur les relations de reconnaissance tant elles conditionnent la manière dont les acteurs se comportent les uns avec les autres (Renault, 2017b).

Les champs de tension vécus par les femmes dans certains milieux professionnels pour déjouer les « pièges de la féminité » (ambiguïté paradoxale de la séduction), ou encore construire leur réputation et leurs réseaux professionnels, illustrent cette forme de déni de reconnaissance qui n’est pas déconnectée de l’imaginaire féminin qu’elles évoquent dans les regards d’autrui (Buscatto, 2009; Cassell et Le Doaré, 2000). Ce déni de reconnaissance spécifique au sexe féminin pointe les difficultés de voir émerger une relation de sexe dans l’univers professionnel qualifiée par Irène Théry (2010, 2011) « d’indifférenciée ». Cette qualification théorique ne signifie pas, bien évidemment, que les entrepreneures seraient démunies de sexe. Elle traduit simplement l’importance relative que l’information sur le sexe peut prendre dans la définition d’une relation mutuelle et dans les attentes normatives qui structurent l’expérience sociale (Ales et Barraud, 2001). Les jeux transactionnels deviennent alors indifférents « à la distinction de manières d’agir cette relation “fémininement” ou “masculinement” » (Théry, 2011, 34) en vue de se défaire de « la tyrannie du genre » (Duru-Bellat, 2017). Dans cette perspective, le sexe des personnes devient secondaire par rapport à la nature des relations qu’elles entretiennent dans une situation donnée. Celle-ci ne serait pas déterminée une fois pour toute par leur seule appartenance sexuée. Cette proposition normative devient une option sociale significative qui sous-tend une certaine forme de neutralité du sexe dans la configuration de la relation, c’est-à-dire de son abstraction pour la définition de la légitimité et de la reconnaissance de la valeur professionnelle des entrepreneures. Ce faisant, cette forme d’indifférence au sexe contribue à lutter contre les inégalités sexuées. A l’inverse, le déni de reconnaissance intervient de manière privilégiée lorsque le critère de distinction de sexe reste un élément central (et pourtant illégitime) porteur d’une signification structurante qui façonne le type de relation entre les entrepreneures et leurs parties prenantes. La qualification par le sexe reste prise en compte pour caractériser et appréhender les jeux transactionnels profondément marqués par le genre au détriment d’autres traits ou facteurs de différenciation sociale (compétence, formation, etc.).

Selon Fabienne Brugère (2014, p. 136), le genre se prête bien à l’analyse selon la reconnaissance : « Il est l’une de ces différenciations puissantes qui relève de l’évaluation culturelle et on peut bien déplorer un sexisme culturel, une dévalorisation généralisée de tout ce qui est défini comme “féminin”. Les injustices de genre relèvent de l’injustice de reconnaissance et désavantagent les femmes ». Dans cette veine, Nancy Fraser (2004, 2005, 2010, 2012) propose un cadre de réflexion bidimensionnel du sexisme qui permet de condamner la hiérarchisation sociale des sexes « moralement indéfendable » (Fraser, 2010) de deux manières différentes. Cette approche bifocale établit une distinction normative et analytique entre les injustices de distribution de type socio-économique et celles de reconnaissance de type culturel ou symbolique. Fortement imbriquées et se renforçant dialectiquement, chacune de ces dimensions de l’organisation sociale met en avant des aspects à la fois différents, relativement indépendants l’un de l’autre, complémentaires et irréductibles de la subordination des femmes[10]. Sur la dimension de la reconnaissance qui nous intéresse ici, l’injustice sexiste procède d’une dévalorisation symbolique et socio-culturelle du statut des femmes, d’un refus intersubjectif de les considérer en « tant que partenaires à part entière dans l’interaction sociale » (Fraser, 2012). Selon la philosophe américaine, la lutte pour la reconnaissance ne s’inscrit donc pas dans une lecture identitaire de valorisation de la féminité, mais aspire à désinstitutionnaliser les modèles androcentriques d’appréciation culturelle qui font obstacle à l’égalité entre les sexes dans les différents espaces sociaux. Selon elle, cette forme d’inégalité ou d’infériorité de statut sexuée dénie aux femmes un respect identique et « un accès égal à l’estime sociale », ou encore leur interdit la possibilité de participer à la vie sociale et d’interagir sur un pied d’égalité avec les hommes (Fraser, 2010). Dans une lecture dworkinienne, cette injustice de reconnaissance sexiste et ce rapport social de subordination statutaire ont pour conséquence de leur refuser le droit fondamental d’être traitée comme une égale (Dworkin, 1995). Pour approfondir ce thème du déni de reconnaissance, Emmanuel Renault (2017a) considère qu’il peut prendre trois formes qualifiées de reconnaissance dépréciative, décalée ou insatisfaisante « qui correspondent à trois expériences différentes de la reconnaissance dépréciative : l’expérience de la dévalorisation, de la disqualification et de la stigmatisation » (Renault, 2017a, p. 161). Les expériences de dévalorisation et de disqualification ont un écho singulier dans les recherches en EF. La reconnaissance dévalorisante est indissociable d’un postulat de valeur inférieure y compris dans des interactions non hiérarchisées. Elle peut se rapporter aux qualités « intrinsèques » des entrepreneures (reconnaissance dépréciative de leur légitimité à être chef d’entreprise dans les sphères sociales, professionnelles et/ou privées) ou encore à l’évaluation de la valeur sociale de leur action (non-reconnaissance de leurs qualités professionnelles, de leurs compétences, des performances de leur entreprise, de la valeur sociale ou économique de leur activité, etc.). L’expérience de disqualification conduit à admettre qu’une entrepreneure ne remplit pas les critères requis pour être un partenaire d’action légitime dans les jeux transactionnels (Chasserio et al., 2016). Au-delà de l’influence structurante des images stylisées de l’appartenance catégorielle sexuée, le traitement inégalitaire entre les femmes et les hommes peut donc se construire en référence à une « subordination statuaire » (Fraser, 2012) des entrepreneures à l’intérieur du groupe professionnel des entrepreneurs qui devient une source d’inégalités. Dès lors, la problématique de la reconnaissance se construit moins en référence à la distinction catégorielle normative masculin/féminin que sur des attentes et des effets de reconnaissance produits par les logiques des interactions sociales, elles-mêmes structurées par des cadres normatifs institués (Renault, 2017a).

Les dimensions situationnelles et relationnelles de l’expérience d’injustice amènent à questionner la façon dont les femmes se sentent incluses (ou non) dans le groupe professionnel des entrepreneurs, c’est-à-dire la façon dont leur identité est valorisée et leur légitimité reconnue et ce, tant dans leur sphère professionnelle que privée. Cette reconnaissance, cette acceptation, cette inclusion des entrepreneures dans le groupe professionnel des entrepreneurs, majoritairement dominé par les normes masculines (Marlow et McAdam, 2012), est cruciale pour les recherches menées sur les entrepreneures (Stead, 2017). Il s’agit pour elles de développer un sentiment d’appartenance qui renvoie au sentiment d’inclusion dans leur environnement (Stead, 2017). Sur ce point, une approche relationnelle du genre (centrée sur la reconnaissance symbolique de la valeur sociale et de la légitimité des entrepreneures) est complémentaire d’une lecture catégorielle (qui peut conforter la réification des identités individuelles et collectives et l’essentialisation des différences) en permettant de penser la question de l’égalité sexuée à l’aune de perspectives nouvelles pour finalement questionner la diversité entrepreneuriale.

Discussion et conclusion

Selon Bernard Lahire, (2013, 59), « le social gagne à être saisi autant à l’échelle des individus qu’à celle des catégories et des groupes ». Fort de ce principe, l’expérience sociale d’inégalité vécue par les entrepreneures peut combiner deux échelles d’observation pouvant être qualifiées de catégorielle et relationnelle. La première permet d’appréhender la question des inégalités en termes d’assignation catégorielle stéréotypée pouvant être variable selon les sous-catégories d’entrepreneures. La seconde vise à cerner les logiques de dévalorisation culturelle et le déni de reconnaissance dont elles sont la cible dans les relations encastrées dans leurs champs professionnel et privé. Tout à fois irréductible et complémentaire l’un à l’autre, ces deux niveaux de lecture peuvent être mobilisés de manière disjointe ou être conjugués pour appréhender la complexité des situations d’inégalités professionnelles et sociales vécues par les entrepreneures (schéma 1.0).

Dans une lecture catégorielle, le genre est appréhendé à travers un processus de différenciation catégorielle au coeur des inégalités dans les relations intergroupes. Cet angle d’analyse est important. En effet, la désirabilité sociale, conduisant à masquer l’expression publique des biais de genre, peut amener à sous-estimer les effets de ces derniers sur les inégalités, les asymétries sociales des sexes ou la position des femmes dans l’espace social (Ndodo, 2010). Pour autant, cette orientation théorique n’est pas neutre. Comme le note Christina Constantinidis, (2014, p. 295), « le positionnement des individus dans des catégories sexuées conduit à reproduire dans la recherche l’inégalité des sexes et la subordination des femmes dans la société ». Donnant un cadre formel aux jeux relationnels, cette focale peut être aveugle à la façon dont se combinent les distinctions de sexe, d’âge et d’appartenance ethnoraciale qui coproduisent les différentes sous-catégories d’entrepreneures dans les circonstances réelles en essentialisant les catégories sexuées. L’analyse catégorielle néglige ainsi de contextualiser et d’expliciter les formes et les mécanismes d’assignation catégorielle socialement signifiants dans les relations interpersonnelles et les interactions sociales. Sur ce point, les recherches en EF ont certainement besoin de contextualiser les processus de différenciation sociale pour analyser la manière dont se construisent les inégalités à l’échelle de l’individu selon les sous-catégories d’entrepreneures en vue appréhender, notamment, la contingence intracatégorielle des expériences sociales en lien avec les conditions d’activation des stéréotypes et préjugés de genre.

Dans la littérature, certains échantillonnages et choix méthodologiques conduisent à faire disparaître les entrepreneures en tant qu’être socialement singulier ou encore leur diversité au profit d’une assignation catégorielle essentialisée qui nourrit des interprétations fondées sur des raisonnements binaires. Or, l’analyse des rapports sociaux en acte permet de révéler les différentes sous-catégories d’entrepreneures sur lesquelles les biais de genre n’ont pas le même impact. Ces relations sociales intersubjectives sont les marqueurs qui donnent accès aux inégalités genrées qu’elles contribuent à entretenir. Une analyse ethnographique située et contextualisée des processus de catégorisation repérés dans les jeux transactionnels devient alors un enjeu théorique et méthodologique central pour s’émanciper de l’évidence de la catégorie des entrepreneures. Il est alors possible d’appréhender la tension entre le contexte surdéterminant la production des catégories et leur actualisation socialement située (Dunezat et Picot, 2017) qui façonne l’expérience sociale des inégalités vécue par les entrepreneures et altère leur reconnaissance et leur droit à être traitée comme un égal. Il s’agit alors de voir comment la pensée catégorielle affecte les jeux transactionnels, la satisfaction (ou pas) des attentes de reconnaissance, la construction de la légitimité et de l’identité des entrepreneures. Cette seconde échelle d’observation se focalise sur les conséquences relationnelles des assignations catégorielles.

schéma 1

Cadre d’analyse bidimensionnel pour penser les inégalités dans l’entrepreneuriat des femmes

Cadre d’analyse bidimensionnel pour penser les inégalités dans l’entrepreneuriat des femmes

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Les questions de la construction de la légitimité et des attentes de reconnaissance qui irriguent les interactions sociales se situent sur le pôle transactionnel (série d’arrangements, de négociations ordinaires, d’ajustements non formalisés, diffus et continus dans les jeux relationnels) et interactionniste (elle se construit dans une relation contingente et socialement située qui se déroule à l’intérieur de circonstances réelles). Cette position théorique amène à se centrer sur la configuration du contexte immédiat de l’interaction dans la perception des personnes. Elle insiste non sur une prétendue identité substantielle de masculinité ou de féminité censée se trouver en chacun de nous, mais sur les formes concrètes d’agir « au masculin » et « au féminin » qui restent variables selon les situations sociales et la nature des échanges sociaux. En sous-tendant une certaine discontinuité psychologique dans les relations entre individus et les relations entre groupes, l’inclusion traduit ainsi une véritable forme d’égalité dans la différence (la dimension sexuée de la vie professionnelle) dès lors que l’influence des facteurs de différenciation catégorielle socio-anthropologique est relativisée dans la définition collective des situations sociales et la construction des relations sociales.

Chacun de ces deux axes met en avant des aspects différents de la subordination des femmes. Ils se chevauchent et ont des effets l’un sur l’autre. Toutefois, pris séparément, aucun ne suffit pour appréhender l’injustice sexuée dans toute son ampleur. La combinaison d’une lecture catégorielle (unitaire, croisée et/ou intersectionnelle) et relationnelle permet de cerner la singularité des parcours personnalisés structurés par des cadres normatifs institués, par des jeux d’acteurs inscrits dans les circonstances réelles de la vie sociale ainsi que par le sens des logiques sociales complexes qui sont à l’oeuvre. La variation des échelles d’observation peut modifier les effets d’intelligibilité et de connaissance sur le monde social. Ainsi, dans une recherche évoquée plus haut sur la construction et l’intégration des entrepreneures dans les réseaux d’affaires, Christina Constantinidis, (2010) montre le caractère secondaire des stéréotypes et représentations sexuées (approche catégorielle du genre) par rapport à l’influence du type de relation qu’elles développent et entretiennent avec leurs collègues masculins, en relativisant ainsi fortement l’influence du sexe des personnes concernées (approche relationnelle du genre). Cette centralité du relationnel s’exprime également, par exemple, dans le processus différencié de construction de la reconnaissance et de la légitimité des filles d’entrepreneurs auprès des parties prenantes internes et externes lors de la succession dans les entreprises familiales (Constantinidis, 2010b). Ces formes de contextualisation relationnelle des effets de genre pointent l’importance centrale de « théoriser sur matériau » (Lahire, 2018) à partir d’une échelle d’observation (relationnelle et/ou catégorielle). Cette dernière permette d’étudier les entrepreneures en lien avec leur environnement social en vue d’éviter de projeter sur elles une figure idéaltypique qui occulte le poids des différences contextuelles.