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Malgré le foisonnement des recherches sur l’entreprise familiale (EF), le processus de fabrique de la stratégie reste peu exploré (Astrachan, 2010; Habbershon et al., 2003; Miller et al., 2011). Les travaux de recherche existants abordent cette problématique à l’aune des différences présentes entre les entreprises familiales et les entreprises non familiales, ainsi qu’au travers des ressources familiales idiosyncratiques qui influencent la fabrique de la stratégie (Aronoff et Ward, 1995). Certes, de nombreux travaux ont montré que les entreprises familiales développent des stratégies différentes des entreprises non familiales (Barrédy et Batac, 2013), mais il n’existe pas encore dans la littérature de cadre conceptuel à même de capturer la dynamique de construction de la stratégie dans ce type d’entreprises (Nordqvist et Melin, 2008).

Les entreprises familiales possèdent en commun un attachement réciproque de la famille à l’entreprise et présentent des comportements stratégiques, organisationnels et financiers différents. Cela tient à la poursuite d’objectifs non économiques centrés sur l’attachement de la famille à l’entreprise et sur la continuité familiale qui se projette sur les générations futures (Berrone et al., 2012). Ces valeurs socio-émotionnelles sont aussi déterminantes que la valeur financière pour les familles. En outre, le caractère spécifique de l’entreprise familiale tient à l’influence exercée par la famille sur la stratégie. La littérature a montré que les entreprises familiales se distinguent des entreprises non familiales par des pratiques stratégiques spécifiques, comme une vision de long terme et une faible appétence pour le risque (Jaskiewicz, 2014) ou encore les valeurs influençant la fabrique de la stratégie (Miller et Le Breton-Miller, 2005). La prise en compte du caractère familial permet de comprendre la manière dont la stratégie est directement influencée par la famille propriétaire (Nordqvist et Melin, 2008).

L’approche socio-culturelle semble propice pour apporter des éléments de réponse à cette problématique. Il s’agit d’explorer les antécédents organisationnels propres aux entreprises familiales qui déclenchent leur aptitude à amorcer des stratégies régénérées dans le temps. Pour ce faire, nous appréhendons la stratégie en tant que phénomène qui émerge des pratiques sociales et économiques des acteurs (Whittington, 1996, 2006; Jarzabkowski, 2004; Golsorkhi, 2006; Golsorkhi et al., 2010) dans lesquelles la construction du discours occupe une place centrale (Laine & Vaara, 2007). En outre, la famille, en tant qu’entité légitime, est bien placée pour produire des narratives et discours avec davantage d’autorité dans le groupe social de l’entreprise. Nordqvist et Melin (2008) proposent un modèle conceptuel qui établit un parcours par étapes de la fabrique de la stratégie dans l’entreprise familiale, en y introduisant le concept de défamilisation. En outre, la recherche dédiée aux entreprises familiales a souvent souligné le rôle fondamental de la dimension émotionnelle et socio-culturelle dans la fabrique de la stratégie au sein des entreprises familiales. Cette dimension nécessite une réflexion pour apporter des réponses à la spécificité du comportement stratégique de ces entreprises (Chrisman, Chua, & Sharma, 2005). Dans cette recherche, nous proposons d’examiner le processus de construction de la stratégie dans les entreprises familiales. Plus précisément, il s’agit d’étudier l’hétérogénéité de la place de la famille dans le processus de fabrique de la stratégie dans le contexte particulier des entreprises familiales marocaines. La présente recherche a pour objectif d’explorer l’hétérogénéité de la place de la famille dans la fabrique de la stratégie dans les entreprises familiales. Elle vise à comprendre le rôle du caractère familial dans la mobilisation du groupe social dans le processus de fabrique de la stratégie. Il s’agit de se faire une représentation conceptuelle sur la logique qui fait que certaines entreprises familiales se développent sur le plan stratégique plus que d’autres. Il s’agit, aussi, de comprendre pourquoi des entreprises familiales, avec relativement le même âge, ont des logiques et des cadences de développement stratégique hétérogènes.

Cet article présente la notion de l’objectivation sociale (Berger & Luckmann, 1991). Nous mobiliserons cette notion pour explorer la capacité de l’entreprise familiale à animer le groupe social dans le processus de fabrique de la stratégie de façon participative. Nous allons dans premier temps proposer une revue de la littérature et développer notre conception de la recherche. Nous essaierons ensuite de situer l’entreprise familiale par rapport à cette théorie du rapport social. Nous intégrerons également la notion de production de discours et son rôle dans l’objectivation des stratégies. Enfin, nous terminerons par l’exploration empirique de notre projet de recherche. Les discours de trois entreprises familiales seront analysés pour établir un lien entre la nature du discours et la capacité de l’entreprise familiale à objectiver ses stratégies.

Cadrage théorique 

L’objectivation sociale

Le concept de l’objectivation sociale a été développé dans le courant du constructionnisme social (Berger et Luckmann, 1967; Kuhn, 1970; Weick, 1979). Dans cette approche, la réalité sociale n’est pas transcendantale mais résulte de l’activité humaine (Berger, 1991). Il s’agit d’une appréhension phénoménologique du fait social. Le courant s’inspire d’ailleurs de la phénoménologie de Husserl qui met « l’intentionnalité[1] » au centre de la compréhension des phénomènes humains (Alvesson, 2009). En d’autres termes, ce que le groupe social considère comme une réalité objective, est en fait le produit socialement construit par l’intention d’une caste dominante et privilégiée ou par le groupe doté des ressources nécessaires pour développer un discours persuasif. De plus, l’objectivation transforme l’intentionnalité initiale et subjective en une réalité objective et indépendante (Berger & Luckmann, 1991). Les auteurs de ce courant attestent que les institutions sociales comme la famille, le système juridique, le sport, le système éducatif, sont initialement créées par des hommes et commencent progressivement à être perçues comme objectives et externes à la volonté des individus. L’objectivation fait que les individus dans leur champ social se comportent comme s’ils sont étrangers à leurs propres praxis et pratiques. Elle sépare les individus de la subjectivité initiale (historique) et la transforme en une institution transcendantale et externe. L’objectivation sociale sert à perdurer et propager la praxis sociale au-delà des mécanismes de contrôle et de supervision. Lorsque l’acteur social internalise les narratives ou le discours qui comportent la charge idéologique (ou la subjectivité de la caste dominante), il produit des pratiques qui donnent une réalité sociale objective au groupe. Selon l’auteur, la manifestation la plus substantielle de l’objectivation est la signification ou la production des signes (sémiotique). L’art de produire des signes pour persuader n’est autre que de la rhétorique. Qu’ils soient des signes vocaux, non verbaux, émotionnels, comportementaux ou autres, les signes sont produits pour persuader. Dans le langage du constructionnisme social, l’objectivation traduit la persuasion. L’acteur dirigeant gère par la production de signes dans l’intention de donner un monde objectif à son collaborateur. Celui-ci est plus collaboratif lorsqu’il perçoit la stratégie du dirigeant comme objective et loin d’être un simple « caprice de patron ».

Alvesson & Karreman (2000) affirment que le discours (verbal et non verbal) comporte les fonctions essentielles à travers lesquelles l’objectivation sociale se propage. La production du discours ou des narratives est centrale dans notre approche. Nous adoptons l’idée selon laquelle, la production de discours est la pratique capitale de la stratégie en entreprise (Fenton & Langley, 2008). Cette idée est particulièrement pertinente dans le sens où notre objet de recherche est l’entreprise familiale. L’intérêt de l’approche narrative dans la recherche en entreprise familiale n’est plus à prouver (Hamilton, Discua Cruz, & Jack, 2017). C’est une approche qui permet de saisir les attributs idiosyncratiques de ces entreprises tels que l’émotion, la tradition, le conservatisme ou encore l’imaginaire symbolique du clan familial.

L’agir stratégique en entreprise familiale

L’émergence du concept « strategizing » constitue sans doute un tournant majeur dans la recherche en management stratégique (Johnson, Melin, et Whittington, 2003; Golsorkhi et al., 2010, 2015; Vaara et Whittington, 2012; Chia, 2013). La notion « d’agir stratégique » semble être la meilleure traduction du concept anglais « strategizing » (Desreumaux, 2007). Ce concept a été développé dans le cadre de l’approche de la stratégie comme pratique (Jarzabkowski, 2005; Jarzabkowski, Balogun, et Seidl, 2007; Johnson et al., 2007; Rasche et Chia, 2009; Seidl et Whittington, 2014; Golsorkhi, 2015). Cette dernière appelle à considérer la stratégie comme quelque chose que l’organisation « fait » et non pas quelque chose que l’organisation « a » (Johnson et al., 2003; Gomez et Bouty, 2011). Dans cette conception, la stratégie est considérée comme un ensemble d’activités et d’interactions entre les individus au sein de l’organisation (Johnson, Whittington, Langley, & Melin, 2007). C’est un ensemble d’actions socialement enracinées (Whittington, 1996; Jarzabkowski, 2004). Ainsi, le focus doit être mis sur le comportement des praticiens de la stratégie et leurs interactions avec le processus de l’agir stratégique (Vaara & Whittington, 2012; Golsorkhi et al., 2010; 2015). L’approche de la stratégie comme pratique prend sa légitimité dans l’insuffisance des approches conventionnelles de la recherche en management stratégique (Vaara et Whittington, 2012; Paroutis, Franco et Papadopoulos, 2015). Jarzabkowski et Spee (2009) notent une absence quasi-totale du facteur humain dans la réflexion sur la construction de la stratégie même dans les théories qui proposent d’étudier la dynamique interne des entreprises. Cette question est particulièrement intéressante dans la recherche sur l’EF où la place de la dimension humaine, voire émotionnelle, est importante. Les travaux de recherche considérant que seule la vision des dirigeants est significative dans la construction de la stratégie sont, alors, réducteurs de la réalité (Balogun, Huff, & Johnson, 2003).

Le courant de la stratégie comme pratique se présente comme une vision qui tente de redonner aux acteurs humains leur place dans la recherche en management stratégique. Cette posture semble être particulièrement pertinente aux entreprises familiales qui adoptent des actions stratégiques obéissant davantage à la subjectivité des membres de la famille qu’à la simple réalité objective dans beaucoup de cas (Nordqvist & Melin, 2010). Pour plusieurs chercheurs de ce courant, c’est un passage vers une vision plus socioconstructiviste dans la recherche en management stratégique (Wright, 2004). Dans cette recherche, l’utilisation de l’approche de la pratique a une portée explicative certaine.

L’approche par la pratique met au centre de la réflexion, la notion de l’activité humaine, souvent nommée « praxis » (Reckwitz, 2002). Pour Bourdieu, la pratique est le moyen approprié pour expliquer comment le monde objectif et l’acteur subjectif se rejoignent dans l’action sociale[2] (Emirbayer & Johnson, 2008). Giddens est aussi un précurseur dans la compréhension des phénomènes sociaux comme l’output des pratiques sociales structurantes (Elbasha & Wright, 2017). L’individu, pour Giddens, est un acteur ancré dans son contexte social avec des possibilités plus ou moins prédéfinies, mais avec une marge de manoeuvre relativement large. Dans notre travail, nous utilisons cette vision pour explorer la dualité entre le subjectif et l’objectif, entre la famille et le champ social de l’entreprise. Les auteurs de la théorie de la pratique soulèvent que les pratiques routinières des acteurs sont la substructure des événements visibles. C’est le contexte « macro institutionnel » qui donne aux pratiques leur persistance dans le temps et dans l’espace et forment ce qu’appelle Bourdieu des (champs) ou des (systèmes) pour Giddens. Ces champs sociaux ne sont pas forcément de nature déterministe mais obéissent aux consensus faits par les acteurs à l’issue de négociations permanentes sur les pratiques. Le courant de la stratégie comme pratique insiste sur le lien étroit entre la stratégie et un type particulier de pratiques, mais substantielles : les pratiques narratives. Cette pratique est à elle seule responsable de l’essentiel de la production du sens dans l’entreprise (Fenton & Langley, 2008; Arnaud et al., 2016). Il est clair que l’essentiel des activités de fabrique de la stratégie se résume dans des discours, des textes, des rapports, des réunions, des échanges spontanés, etc. L’objectif étant ainsi de comprendre comment les pratiques narratives constituent, ce que certains auteurs considèrent, le « pont » entre le micro niveau et le macro niveau de l’organisation (Fenton & Langley, 2008). En d’autres termes, le rapport entre les micros pratiques des acteurs et la stratégie institutionnalisée de l’organisation.

Pratiques narratives en entreprise familiale

Les entreprises familiales sont des organisations où les valeurs, les objectifs, l’histoire et les relations font la grande partie du jeu stratégique (Nordqvist, Hall, & Melin, 2008). Les propriétaires dirigeants des entreprises familiales peuvent facilement raconter l’histoire de leurs entreprises grâce à l’attachement à leurs cultures de famille et celles de leurs entreprises. Ces aspects font du dirigeant de l’EF un storyteller et un producteur de discours (Brundin & Kjellander, 2010). Le storytelling en EF est particulièrement riche et utilisé pour construire et renforcer le contrôle familial à travers l’histoire. La performance de l’entreprise est la preuve vivante de la réussite du dirigeant, de sa famille et celle de ses ancêtres. Selon Miller et Breton-Miller (2006), une entreprise familiale vit autant dans le futur que dans le passé. Dans le futur à travers sa stratégie, et dans le passé à travers le storytelling des propriétaires. Par ailleurs, l’influence de la famille sur les narratives est particulièrement forte car la famille est probablement la seule entité qui accompagne l’entreprise au cours de l’histoire et à travers les générations. Par conséquent, en contrôlant les narratives sur l’histoire de la firme, la famille contrôle également les croyances et les valeurs. Elle particularise ce qui est légitime de ce qui ne l’est pas (Denison, Lief & Ward, 2004). Nombreux sont les travaux de recherche qui considèrent les narratives au centre de la spécificité des entreprises familiales par rapport à leurs homologues non familiales (Astrachan, 2003; Dyer, 2003; Habbershon, Williams et MacMillan, 2003; Rogoff and Heck, 2003; Zahra, 2003). De plus, Brundin et Kjellander (2010) soulignent que les pratiques narratives montrent l’évolution de la stratégie de l’entreprise car le narrateur tire son histoire de la structure et le contexte des événements qu’il raconte. Le passé n’existe alors qu’à travers la pratique ou la praxis narrative du praticien qui est lui-même membre du clan familial. Les propriétaires contribuent à la fabrique de la stratégie en racontant certains événements de l’histoire de l’entreprise et de la famille. A titre d’exemple, le propriétaire peut évoquer des incidents du passé qui font aujourd’hui partie de sa structure de pensée et peut, en corrélation, prendre des décisions stratégiques sur la base de ses expériences personnelles ou familiales. Ainsi, l’interprétation subjective des événements historiques de l’entreprise, par l’acteur stratégique[3] en EF, est en soit un acte de fabrique de la stratégie.

La dimension narrative insiste sur le rôle du langage comme étant la pratique la plus répandue dans une organisation. C’est aussi le mode de construction de sens par excellence (Weick, Sutcliffe & Obstfeld, 2005; Bowman, 2016). L’approche étudie la création du discours par les parties prenantes de l’entreprise, ce qui permet de comprendre leurs interactions. Selon Bubna-Litic (1995), la stratégie est par définition un discours fictif. C’est un état de fait qui n’existe pas, mais qui sert à persuader et avancer vers le futur voulu. Du point de vue de la perspective narrative, la bonne réalisation de la stratégie ne dépend pas forcément des outils de gestion conventionnels (planification, contrôle, etc.) mais plutôt de l’acceptation du récit futur de cette stratégie et son approbation par les acteurs concernés (Barry & Elmes, 1997). En d’autres termes, une bonne stratégie est celle qui est acceptée par les acteurs. En définitive, si les processus organisationnels sont assujettis aux acteurs, ces derniers sont à leur tour assujettis aux pratiques. La pratique, comme l’entend la théorie de la stratégie comme pratique, est l’unité d’analyse et l’outil de pilotage central dans une entreprise. En ce qui concerne l’entreprise familiale, la pratique reste l’élément central, sauf que le discours familial et les narratives familiales forment le noyau dur de ces pratiques organisationnelles. Selon la théorie, la pratique n’est que le reflet institutionnalisé de la praxis. Les pratiques organisationnelles en EF sont alors indirectement pilotées par les narratives de la famille.

Figure 1

Pratiques stratégiques en entreprise familiale

Pratiques stratégiques en entreprise familiale

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La figure représente notre proposition principale. Le clan familial est l’entité privilégiée capable de produire le discours stratégique dominant dans l’entreprise. En contrôlant la fonction de production de discours, la famille contrôle également les pratiques stratégiques de l’entreprise. Cette proposition rejoint l’idée de l’objectivation sociale développée. L’entité qui contrôle la fonction de production du discours est aussi celle qui est la mieux placée pour persuader et convaincre le groupe social du caractère objectif de la vision. En d’autres termes, la famille est l’entité qui est prétendue détenir la capacité d’objectiver car son discours est considéré comme vrai et légitime par le champ social de l’entreprise. Afin de développer encore plus cette idée de l’objectivation sociale de la stratégie par la famille, nous traitons dans le point suivant, le concept de l’agir stratégique inductif. Ce concept est de nature à enrichir notre cadre conceptuel.

Agir stratégique inductif en entreprise familiale

Il est évident que l’EF est l’une des formes d’entreprises les plus complexes. La présence de plusieurs sous-systèmes à l’intérieur de l’EF fait que la prévision de l’évolution future du système général est difficile. C’est une forme de système chaotique difficile à anticiper à travers une conception linéaire ou causale. L’ambiguïté est ainsi un attribut fondamental de l’EF. La compréhension de cette ambiguïté est essentielle pour cerner le fonctionnement de ces organisations. C’est dans ce sens que Brown et Starkey (2000), pensent que l’organisation performante est celle susceptible de construire un système social autour d’un sens. Celui-ci constitue un moyen puissant pour gérer l’ambiguïté et la complexité (Brown & Starkey, 2000). En outre, Wright (2004) opérationnalise cette idée à travers ce qu’il qualifie de pratiques du raisonnement en scénarios. Cette approche permet d’intégrer l’imprédictibilité inhérente aux études stratégiques. Les pratiques narratives de raisonnement en scénarios servent à tracer un cadre de travail général dans lequel les individus peuvent produire leurs propres idées et propositions de façon libre. En empruntant l’appellation de Van Heijden (1996), Wright assimile cette idée à un « Wind tunnel » (soufflerie). Ce sont les pratiques narratives de raisonnement en scénarios qui jouent le rôle du « Wind tunnel » dans l’organisation (Wright, 2004). Elles servent à canaliser les pratiques individuelles et les micro-stratégies dans un cadre général qui vise la stratégie future de l’entreprise.

Figure 2

Fabrique de stratégie inductive

Fabrique de stratégie inductive

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Dans cette vision, le praticien stratège produit un discours générique qui trace le cadre général que suivront les acteurs situés pour produire leur propre micro discours. Lorsque les pratiques narratives de raisonnement en scénario sont performantes, elles permettent au top management d’initier de nouvelles stratégies et de préparer l’organisation aux challenges imposés par l’environnement sans tomber dans la rigidité organisationnelle (Wright, 2004). De manière complémentaire, les pratiques narratives permettent de donner du sens au champ social de l’entreprise. La construction de sens est un acte socialement accompli qui résulte de l’interprétation que les individus donnent à leurs réalités. Le chaos du monde extérieur est réduit par l’agencement que l’individu ou le groupe opère dans la représentation qu’il se fait du monde. Le chaos dans le sens ou la perte de sens sont, ainsi, dangereux (Weick et al., 2005). La construction de sens se fait dans la pratique à travers la production systématique d’un discours hégémonique dans lequel se cristallise la vision de l’entité privilégiée de l’organisation. Cette idée est centrale dans cette recherche car elle montre comment l’entité privilégiée dans l’entreprise fédère l’ensemble des acteurs autour de sa propre conception subjective de la stratégie. Dans l’EF, à mesure que la famille bénéficie de la légitimité, ses pratiques narratives auront la force pour encadrer l’agir stratégique inductif. La légitimité de la famille lui permet de produire un discours capable d’anéantir les divergences en matière de visions dans le champ social. Plus généralement, c’est la vision des entités les plus privilégiées dans le champ social qui disposent du dernier mot dans l’arène des discours (Brown & Eisenhardt, 2010). Le management stratégique du point de vue de l’approche du strategizing est une combinaison entre le « sensmaking », l’ouverture des managers sur l’environnement et la production des narratives de raisonnement en scénarios. La famille dirigeante, ou l’entité privilégiée, a le rôle central de capturer l’information et de se faire une représentation plausible de l’environnement. Ensuite, elle doit traduire sa propre représentation de l’environnement en narratives qui servent à encadrer le sensemaking.

Méthodologie et présentation du terrain

Nous retenons à ce niveau que le discours familial filtre les pratiques qui méritent de subsister de ceux qui doivent se dissiper en pilotant l’agir stratégique inductif (Wright, 2004). Au niveau empirique, notre travail consiste en une analyse des pratiques narratives de trois entreprises familiales, où il s’agit de voir : 1) La relation entre les pratiques narratives avec l’output stratégique des cas étudiés. 2) La place et le rôle des pratiques narratives de la famille dans le paysage des narratives de l’entreprise. 3) Le discours et les narratives de la famille seraient-ils particuliers lorsque l’entreprise dispose de capacités de changements stratégiques ? Notre échantillon est composé de trois entreprises familiales ayant le même âge mais qui suivent des cadences de développement stratégique relativement diverses.

Echantillon et collecte de données

Le critère central du choix des cas est l’opportunité d’apprendre, comme cela a été affirmé par Stake (2010). Dans le choix des cas observés, nous avons adopté le principe de « l’échantillonnage ciblé » (purposeful sampling) (Maxwell, 1998). La logique centrale du choix des cas d’études est ainsi la possibilité de dégager des catégories de concepts relativement divergentes dans les différents cas (Corbin & Strauss, 1990). La logique de l’échantillonnage ciblé par la théorie est de recueillir les informations qui permettent de développer la théorie de façon pragmatique et ciblée. Glaser et Strauss (1967), insistent sur la réalisation de choix d’études de cas qui semblent non comparables dans le début ou qu’ils soient des cas extrêmes dans la population étudiée. Dans ce travail, il s’agit de choisir des cas d’entreprises familiales, qui présentent des caractéristiques organisationnelles et managériales hétérogènes. Cependant, les cas investigués sont homogènes du point de vue de l’âge, et ce afin de mieux comprendre la raison pour laquelle ces EF évoluent différemment sur une même durée.

Figure 3

Les études de cas d'entreprises familiales

Les études de cas d'entreprises familiales

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En référence à notre cadre théorique, il existerait une relation entre la force de persuasion de la famille dans l’entreprise en tant qu’entité privilégiée et la réussite de la fabrique effective de ces stratégies. Au niveau empirique, nous avons effectué une analyse sémantique latente des pratiques narratives dans chaque EF investiguée. La technique de l’analyse sémantique latente permet d’étudier en profondeur les pratiques narratives dans chaque entreprise. Nous nous attendons alors à une relation entre la fabrique des stratégies des EF de l’échantillon et la nature des narratives produites.

Analyse sémantique latente

Les pratiques discursives où le récit des praticiens stratégiques sont une unité d’analyse centrale dans notre recherche empirique. Les informations factuelles recueillies dans les entretiens et les documents internes sont porteuses d’informations, mais il s’agit essentiellement d’étudier les logiques sous-jacentes aux discours des acteurs. Dans ce sens, les réponses comprises au premier niveau de sens, ne porteront que très peu de connaissances. Sachant que le répondant ne peut avoir conscience de nos finalités de recherche, à cause de leur caractère abstrait, on ne peut pas analyser les réponses au premier degré de sens. Par conséquent, la technique que nous adopterons pour analyser les données collectées doit permettre d’analyser le discours et non le récit[4] (Mayaffre, 2011). Nous réaliserons une ontologie sémantique de chaque cas d’entreprise familiale observée à l’aide du logiciel Tropes. Les ontologies en ingénierie de l’information au sens large sont des classifications de termes et de concepts selon la spécification de leurs significations dans le contexte socioculturel en question. L’ontologie inclut des définitions et une indication de la façon dont les concepts sont reliés entre eux. Les liens imposent collectivement une structure et contraignent les interprétations possibles des termes (Uschold, 1998). L’ontologie sémantique se base sur les objets intentionnels, c’est-à-dire que le sens du terme est ce que l’acteur lui octroie à travers l’usage qu’il en fait[5]. Notre analyse sémantique ne prendra donc pas pour référence le sens commun des concepts, mais le sens voulu par les répondants selon les cas d’entreprises familiales étudiées dans cette recherche.

Figure 4

Le développement des trois cas

Le développement des trois cas

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Figure 5

Liste des entretiens effectués

Liste des entretiens effectués

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Selon Fallery et Rodhain, dans l’approche linguistique, que nous adoptons dans ce travail comme approche d’analyse de discours, les paroles ne se limitent pas à véhiculer des informations de nature factuelle. Les paroles, à travers leur caractère énonciatif sont plus ou moins performatives et doivent être analysées en tant qu’actes, évènements ou pratiques sociales à part entière (Fallery & Rodhain, 2013). Il ne s’agit pas, alors, d’analyser le corpus textuel en tant que tel (inspirations positivistes des analyses lexicales), mais il s’agit de le saisir en tant qu’intention (inspiration plutôt constructiviste). Cette approche d’analyse du discours, rejoint pour nous l’inclinaison pour l’approche de la pratique.

Résultats et interprétations

Le traitement des récits des EF a donné lieu à une ontologie sémantique générale pour notre recherche. Les récits des cas prennent référence dans cette ontologie sémantique mais avec des poids de thèmes variés d’un cas à un autre.

Le schéma comporte les différents thèmes de l’ontologie sémantique des récits des entreprises familiales de l’échantillon. Dans chaque branche de l’ontologie, nous avons cité quelques exemples de regroupement de termes. L’emplacement des termes peut changer selon son sens dans le cas, ce qui modifie le poids des thèmes en fonction des cas observés. Chaque thème de l’ontologie sémantique est soit positivement corrélé avec l’agir stratégique soit négativement selon la logique suivante :

  • Thèmes positivement corrélés avec l’agir stratégique : valeurs, capacités dynamiques (Regner, 2008) (c’est-à-dire des compétences organisationnelles non marchandes mais permettant le développement de l’organisation) et les pratiques.

  • Thèmes négativement corrélés avec l’agir stratégique : l’environnement de l’entreprise (marché, concurrence, Etat, etc), capacités substantives (Teece, Pisano, & Shuen, 1997) (compétences de l’entreprise qui sont directement marchandes comme la conception de produits ou la prestation de services accessoires) et l’hypertrophie de l’opérationnel (techniques opérationnelles dans le schéma) (le récit comporte des actions de mise en oeuvre de travail technique de façon excessive par rapport aux autres cas de l’échantillon). Le tableau suivant restitue l’intégralité des poids de chaque thème dans le récit de chaque cas.

Figure 6

Ontologie sémantique générale

Ontologie sémantique générale

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Figure 7

Poids des thèmes selon les cas d’EF

Poids des thèmes selon les cas d’EF

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La structure des récits

À travers l’analyse logométrique[6] assistée par ordinateur[7], nous constatons que la structure des récits des entreprises familiales étudiées change en fonction de la richesse de leurs stratégies. Nous remarquons (voir le graphe) que plus une entreprise familiale est performante en matière de mise en oeuvre de ses stratégies, plus elle produit un récit riche en thèmes positifs (thèmes corrélés positivement avec l’agir stratégique). Quand les thèmes corrélés négativement ont plus de poids, l’entreprise développe moins de stratégies de développement comme dans le cas 3.

Figure 8

Thèmes positifs et thèmes négatifs

Thèmes positifs et thèmes négatifs

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Place du thème « famille »

Le thème famille est positivement corrélé avec l’agir stratégique. Autrement dit, plus le cas développe des stratégies, plus il réserve une place prépondérante à la famille dans son récit. Toutefois, l’importance du poids de la famille dans le récit ne se réduit pas au poids du thème « famille », mais renvoie à sa centralité. Nous constatons que la centralité du thème famille dans le récit de l’entreprise est plus importante quand l’EF est performante. La notion de centralité dans un réseau correspond à l’autorité d’un noeud sur l’intégralité du réseau. Dans le cas d’un réseau sémantique comme dans cette recherche, la centralité d’une famille de concepts est le degré avec lequel le récit se structure autour de la notion centrale. La centralité d’un terme dans un discours est calculée dans un réseau par l’indice « betweenness centrality », développé par le sociologue Linton Freeman.

La densité du réseau sémantique

Nous constatons aussi que plus le cas est développé, plus son réseau sémantique est dense. La densité d’un réseau est exprimée par le taux de connectivité de chaque terme avec le reste du réseau. Cet indice fait référence à la cohérence générale du récit.

Figure 9

Densité des réseaux sémantiques

Densité des réseaux sémantiques

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Place de l’émotionnel, le rationnel et l’éthique dans le récit

Dans le cadre de l’analyse sémantique du discours que nous avons réalisée, les trois entreprises familiales donnent pratiquement la même importance au registre rationnel dans leur récit. Cela ne demeure pas vrai pour le registre émotionnel et éthique. Ce constat nous a interpellé et nous avons décidé de le prendre en compte dans l’analyse. Plus l’entreprise familiale investiguée est performante, plus elle accorde une place importante à l’émotionnel et à l’éthique dans ses pratiques narratives. Le logiciel a permis de dégager ce qui suit.

A ce niveau d’analyse et grâce à l’inter-corroboration des résultats, nous pensons qu’il est possible de dégager une relation positive entre la capacité des EF à s’engager dans des stratégies ambitieuses et : 1) La richesse et la structure du discours développé dans l’entreprise, 2) La centralité de la « famille » dans le récit produit. Les pratiques narratives dans les différentes EF prennent une forme différente d’un cas à l’autre. Plus un cas est stratégiquement proactif, plus il produit un récit structuré (dense), riche au niveau du registre émotionnel et éthique[8] avec une forte centralité de la famille. Dans ce qui suit, nous approfondissons nos résultats.

Figure 10

Place du rationnel, l’émotionnel et l’éthique dans le discours

Place du rationnel, l’émotionnel et l’éthique dans le discours

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Discussion des résultats : La famille active versus la famille passive

A la lumière de nos résultats empiriques et compte tenu du cadrage théorique mobilisé, nous introduisons la notion de « famille active ». Cette notion traduit l’effet positif de la famille sur la richesse de l’agir stratégique. Cette approche fait la distinction entre le cas de la famille active et celui de la « famille passive ». La première se manifeste lorsque l’attitude de la famille dans l’entreprise permet de propulser l’agir stratégique, la deuxième est quand la famille devient un frein à cause de son attitude générale qui inhibe la capacité de l’organisation à se régénérer.

La famille active

La famille est active quand elle utilise avec habileté sa position privilégiée pour produire des pratiques narratives de raisonnement en scénario (Wright, 2003). Nous avons constaté que la simple présence de la famille dans l’entreprise n’est pas synonyme de richesse de l’agir stratégique (Chrisman, Chua, & Sharma, 2003). Certes, la famille est a priori dotée d’une place privilégiée dans l’entreprise grâce au droit de propriété et à l’ancienneté, mais le fait qu’elle soit consciemment inscrite dans la production de pratiques narratives structurantes, donne à l’entreprise un avantage stratégique. Néanmoins, il conviendrait que la famille soit animée par l’intention consciente et volontaire de produire ces pratiques narratives. A cette étape de la recherche, nous avons de bonnes raisons de penser que les EF qui ont rapidement évolué dans notre échantillon, sont aussi celles où la famille est « active ».

Figure 11

La famille, productrice de discours structurant

La famille, productrice de discours structurant

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Cette figure résume et intègre à la fois la représentation que nous nous faisons de la dynamique de construction de la stratégie selon l’approche du strategizing et l’origine de l’effet familial sur l’entreprise. La stratégie est produite de façon inductive à travers le filtrage tacite des micro-stratégies produites par les acteurs. Ceux-ci produisent, en effet, des pratiques routinières dans leur contexte social immédiat. Ces mêmes pratiques sont les actes de construction de sens qui donnent à l’organisation la représentation partagée du monde.

La capacité d’objectivation sociale par la famille en tant qu’idiosyncrasie de l’EF

Au-delà des spécificités structurelles dans l’entreprise familiale, causées par la patrimonialisation, l’EF est dotée d’une idiosyncrasie encore plus quintessentielle grâce à la force du discours hégémonique de la famille et sa capacité d’objectivation sociale. L’entreprise familiale est particulièrement habile à piloter la dynamique sociale vers les objectifs stratégiques. Cela est possible grâce au discours hégémonique de la famille. Du moment où l’hégémonie d’un discours provient de sa force de persuasion, la famille en EF est une entité qui dispose d’un avantage potentiel. La famille est capable de produire un discours comportant à la fois des aspects rationnels, émotionnels et l’éthiques. Nous nous basons sur l’idée qu’un discours persuasif est aussi un discours capable de mobiliser ces trois registres. Si le rationnel est une dimension omniprésente dans toutes les formes d’entreprises, l’EF est mieux placée pour avoir une dimension émotionnelle et morale prononcée. Cette logique est néanmoins conditionnée par le fait que la famille soit active. Cette représentation correspond à l’intention et la volonté de la famille de faire usage de sa dimension socio-émotionnelle et morale. La famille, quand elle est active, devient une incarnation de l’émotion et des valeurs.

La recherche empirique que nous avons réalisée, montre qu’il y aurait une relation entre l’engagement de la famille et l’intensité de l’agir stratégique dans l’entreprise. Nous avons capturé cette image à travers ce que nous avons appelé « la famille active ». Plus la famille est agissante par ses narratives et son discours, plus l’entreprise est riche en pratiques organisationnelles structurantes. La simple présence de la famille ne signifie pas la richesse de l’agir stratégique. Le caractère stratégique de la présence de la famille est conditionné par l’engagement systématique de cette dernière dans la production d’un discours hégémonique articulant le rationnel, l’émotion et l’éthique. Dans le cas contraire, nous considérons que l’effet familial n’est pas activé. Cette idée fait référence à l’intentionnalité qui se trouve au centre du courant du constructionnisme social de la réalité. Cela constitue une condition nécessaire à l’objectivation. Quand la famille est dotée d’intentionnalité, elle finit par pratiquer l’objectivation et donc piloter le champ social de l’entreprise vers les objectifs stratégiques. Dans le cas contraire, il n’existe pas forcément une cohérence entre les aspirations de la famille et le champ social de l’entreprise. En outre, le déploiement de la stratégie peut ainsi faire défaut. L’entreprise dans ce cas n’est pas qualitativement une entreprise familiale accomplie malgré la présence de la famille car elle ne génère pas l’avantage stratégique que devrait induire la présence de la famille.

Figure 12

L’objectivation sociale de la stratégie par la famille en entreprise familiale

L’objectivation sociale de la stratégie par la famille en entreprise familiale

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La figure suivante synthétise les résultats de cette recherche. Elle montre la place centrale de la famille en matière du développement de la capacité d’objectivation sociale dans l’entreprise. Cette capacité a l’avantage de piloter l’agir stratégique spontané du champ social de l’entreprise vers l’orientation stratégique désirée. Cependant, pour que la famille soit capable de générer la capacité d’objectivation sociale, il faut qu’elle soit active.

En guise de synthèse, dans la conception où la stratégie est considérée comme un processus complexe et socialement construit, comme le précise la vision de l’agir stratégique, la famille joue un rôle décisif, qu’elle en soit ou non consciente. Dès lors que la stratégie prend naissance dans le champ social de l’entreprise et puisque la famille n’est autre qu’une quintessence socio-relationnelle, elle devient l’entité de l’entreprise la plus concernée par l’agir stratégique ou le strategizing. Notre raisonnement indique que l’essentiel de l’agir stratégique est le bon management des pratiques stratégiques et les praxis propres à l’entreprise. La famille a donc pour mission stratégique de produire des pratiques et d’instaurer des praxis ad hoc. Cette mission ne peut, vraisemblablement, être aussi aisément réalisée par un top management ne disposant pas de la légitimité et la constance de la famille dans l’entreprise familiale. En outre, notre étude empirique a montré que dans une entreprise familiale stratégiquement performante, la famille dépasse la simple présence professionnelle et intègre un rôle social. La famille séduit le corps social de l’entreprise et le persuade de se comporter de manière conforme à ses attentes. La famille qui réussit à construire son pouvoir de persuasion sur le champ social arrive à transformer l’organisation en un véritable instrument de réflexion stratégique communautaire. C’est ainsi que, face à la complexité de l’environnement, l’entreprise se transforme en entité tolérant la complexité et amène des réponses de façon collective. Nous avons traduit cette image par le concept « l’objectivation de l’entreprise par la famille ». L’objectivation par la famille est le fait que cette dernière parvient à transformer le champ social de l’entreprise en une instance de réflexion stratégique collective et permanente. Dans l’entreprise familiale et grâce à l’enracinement social de la famille, l’agir stratégique est accompagné de très près par la famille. Celle-ci enrichit les pratiques stratégiques et les praxis d’éléments socio-symboliques riches en sens. Il ne s’agit pas seulement de logique et de rationalité mais aussi de rhétorique et de symbolisme. Le terme « rhétorique » correspond à tout ce qui est alternatif au rationalisme strict. Si la logique fait référence à ce qui est ou ce qui devrait être, la rhétorique renvoie à ce qui peut être ou ce que nous voulons qu’il soit. Dans cette perspective, la rhétorique représente une conception constructiviste du monde. La famille quand elle renforce son discours hégémonique, elle le fait à la fois quantitativement et qualitativement. Quantitativement en produisant un discours hégémonique et des pratiques de façon fréquente. En plus des passerelles de communication formelles, la famille est socialement enracinée dans l’entreprise et pratique une fréquence de contacts relativement élevée. Qualitativement, il s’agit essentiellement de la structure du discours et des pratiques que la famille produit dans l’entreprise. Nous avons démontré la relation entre la richesse et la structure du discours dans l’entreprise avec la performance de la stratégie. Le discours dans une entreprise familiale disposant d’une grande capacité de changements stratégiques est composé des trois dimensions d’un discours persuasif (selon l’approche de la rhétorique) : le rationnel, l’émotionnel et l’éthique. En définitive, l’objectivation de l’entreprise par la famille se fait par l’intégration de ce triptyque.

Implications, limites et conclusion

Cette recherche a montré que la fabrique de la stratégie résulte d’une activité socialement construite dans le champ social de l’organisation. Elle n’est pas dictée par le top management mais trouve plutôt son origine dans la synthèse des réflexions et des comportements des acteurs de l’entreprise selon une logique inductive. Par conséquent, la stratégie émerge du champ social de l’entreprise grâce à l’implication socio-émotionnelle de la famille au sein de l’entreprise. Celle-ci, en plus du rôle managérial formel que peut pratiquer certains de ses membres, accomplit un rôle socio-relationnel avec les autres membres de l’entreprise. Nos résultats empiriques ont également relevé que dans une entreprise familiale performante en matière de l’agir stratégique, la famille dépasse la simple présence professionnelle et cumule d’autres rôles de type social. Ainsi, la famille qui parvient à construire un pouvoir de persuasion sur le champ social, arrive à susciter et à nourrir la réflexion stratégique.

Par ailleurs, nous avons soulevé que l’objectivation par la famille est une propriété idiosyncratique de l’entreprise familiale. En effet, la famille est dotée d’une position privilégiée, légitime et permanente qui n’existe pas dans l’entreprise non familiale. Cette position hégémonique de la famille et son caractère social, lui donnent une capacité à produire les pratiques et discours nécessaires à l’objectivation sociale de l’entreprise. Dans cette perspective, la réflexion stratégique ne peut être linéaire, rationnelle ou dictée par le top management mais devient plutôt participative, collective, dispersée et socialement accomplie. L’agir stratégique est ainsi accompagné par la famille grâce à son enracinement social. La famille enrichit, en effet, les pratiques stratégiques et les praxis d’éléments socio-symboliques riches en sens.

Contributions théoriques

Cette recherche a permis, tout d’abord, d’apporter une contribution à la compréhension de la fabrique de la stratégie et de l’agir stratégique ainsi que le rôle de la famille dans cette dynamique. Nos résultats montrent que la stratégie résulte d’une activité socialement pratiquée dans le champ social de l’organisation. Elle n’est pas dictée par le comité de direction mais trouve plutôt son origine dans la synthèse des réflexions et des comportements des acteurs de l’organisation selon une logique inductive. Nous avons également montré que la continuité de la propriété dont jouit la famille lui permet de s’enraciner dans le corps social de l’entreprise. Cet enracinement se fait à travers la praxis sociale que la famille induit grâce à la production de discours et pratiques persuasives. Grâce à ces mécanismes interprétatifs, la famille comme entité régulatrice peut gérer les parties les plus chaotiques et les plus complexes de l’organisation en vue d’agir vers l’atteinte des objectifs stratégiques. En outre, la richesse de l’agir stratégique ne se limite pas à une richesse quantitative mais également à la structure de l’agir stratégique. Le strategizing devrait être riche en pratiques stratégiques comportant des dimensions socio-symboliques et des artefacts culturels. Cette recherche a apporté une lecture plausible sur l’effet de la famille sur la fabrique de la stratégie. Les travaux de recherche existants sur les entreprises familiales soulignent que l’avantage stratégique de ces entreprises dépend, dans une large mesure, du rôle qu’exerce la famille sur le comportement organisationnel et stratégique de l’entreprise (Nordqvist et Melin, 2008). Dans cette perspective, la stratégie est vue comme un processus complexe et socialement construit dans lequel la famille joue un rôle décisif de manière consciente ou inconsciente. La stratégie émerge ainsi dans le champ social de l’entreprise où la famille présente la quintessence socio-relationnelle et le principal acteur de l’agir stratégique. La famille a donc pour mission stratégique de produire des pratiques et d’instaurer des praxis. En plus du rôle managérial formel exercé par certains de ses membres, la famille accomplit également un rôle socio-relationnel avec l’ensemble des membres de l’entreprise. Notre étude empirique a montré que les entreprises familiales performantes disposent d’un pouvoir de persuasion sur leur corps social qu’elles utilisent comme un outil puissant d’aide à l’alimentation de la pensée stratégique.

Par ailleurs, nous avons proposé l’idée de l’objectivation de l’entreprise par la famille pour traduire l’idée selon laquelle la famille parvient à transformer le champ social de l’entreprise en instance de réflexion stratégique collective et permanente. La famille bénéficie d’une force de persuasion et de séduction remarquable sur le corps social de l’entreprise qui lui permettent d’enrichir les pratiques stratégiques et les praxis d’éléments socio-symboliques porteurs de sens. Nous avons ainsi montré que la fabrique de la stratégie en entreprise familiale est guidée non pas seulement par une logique de rationalité mais également par la rhétorique et le symbolisme propulsés par la famille grâce à son enracinement social. En raison de son intentionnalité et de sa position hégémonique dans l’entreprise, la famille est bien placée pour produire et émettre des pratiques et des narratives ayant une téléologie précise. L’objectivation est donc une identification du corps social dans les objectifs stratégiques aspirés par la famille. Lorsque l’entreprise est objectivée par la famille, la vision de cette dernière devient une sorte d’idéologie qui donne du sens et oriente l’entreprise dans ses projections futures. A ce niveau, la logique de raisonnement collectif en scénario devient possible. En outre, nous avons proposé l’expression « famille active » pour caractériser la situation où la famille mobilise avec habileté sa position privilégiée pour produire des pratiques narratives de raisonnement en scénario (Wright 2003). Plus la famille est active par ses narratives et son discours, plus l’entreprise est riche en pratiques organisationnelles structurantes. Cependant, la simple présence de la famille n’implique pas forcément la richesse de l’agir stratégique.

Contributions managériales

Les résultats de notre recherche montrent que la spécificité organisationnelle de l’EF vient de l’enracinement de la famille d’une part et l’objectivation sociale qu’elle pratique sur l’entreprise d’autre part. En effet, l’objectivation sociale, de point de vue managérial et instrumental, pourrait constituer un puissant instrument de pilotage. Elle sert, en effet, à transformer la stratégie de l’entreprise en un véritable ordre social établi au sein de l’entreprise. Le corps social de l’entreprise se positionne dans une posture élaborée dans l’optique d’atteindre le futur désiré. Notre recherche met en évidence le rôle de l’objectivation sociale dans l’entreprise en vue de transformer la stratégie, caractérisée par la subjectivité du top management, en une réalité objective perçue par le corps social d’une entreprise. Celui-ci est à l’origine de la fabrique de la stratégie qu’il perçoit par la suite comme une réalité objective. Ainsi, l’objectivation sociale en entreprise sert à instrumentaliser les mécanismes de la dynamique sociale des groupes pour formuler la stratégie de l’entreprise. Elle sert également à saisir la partie primitive de l’avantage stratégique qui se trouve dans le champ social de l’entreprise. En outre, l’efficience des pratiques de l’objectivation sociale serait à l’origine de la supériorité et la spécificité organisationnelle des entreprises familiales. Notre recherche met également en évidence que la consolidation de la force de persuasion du discours familial permet de pratiquer l’objectivation sociale de façon plus efficace. Ainsi, l’essence de l’avantage stratégique de l’entreprise familiale réside dans le fait que le discours de la famille est proche de la structure R.E.D (rationnel, émotionnel et déontologique). L’entité familiale devrait entretenir son ancrage social dans l’entreprise notamment au niveau tacite qui sort du cadre formel des pratiques managériales.

Ce travail de recherche comporte certaines limites qu’il conviendrait de souligner. Tout d’abord, la généralisation des résultats obtenus est une limite fréquemment soulignée dans la méthodologie fondée sur les études de cas (Punch, 2005). Néanmoins, l’analyse de données visait une généralisation analytique plutôt que statistique tirée de recherches quantitatives (Zellweger et Sieger, 2012). En outre, la généralisation des résultats issus de cette recherche à d’autres contextes culturels pourrait être limitée compte tenu de la culture spécifique des entreprises familiales marocaines sur lesquelles porte cette recherche. Enfin, l’hétérogénéité des entreprises familiales mérite d’être développée davantage dans le cadre des recherches futures portant sur la fabrique de la stratégie au sein de cette catégorie d’entreprise.