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A l’échelle internationale, les trois dernières décennies sont marquées par un « renouveau coopératif » (Girard, 2010). Celui-ci est notamment porté par le développement, dans de nombreux pays, de formes d’entreprises sociales multisociétaires (Borzaga et Spear, 2004), les coopératives multisociétaires (CMS) dont le but est d’ouvrir la coopérative à plusieurs catégories de membres, d’être plus ancrées dans leur territoire et de mobiliser une diversité plus grande de ressources, dépassant le caractère d’intérêt mutuel des coopératives. En France, ce mouvement s’est traduit en 2001 par la création d’un statut coopératif basé sur le multisociétariat, la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Notre article s’intéresse aux organisations relevant de ce statut.

Les SCIC françaises sont définies comme des sociétés commerciales à lucrativité limitée ayant pour objet la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif présentant un caractère d’utilité sociale. Si les règles légales d’encadrement du multisociétariat peuvent être très différentes d’un pays à l’autre[1], concernant les CMS françaises, la loi exige la présence simultanée d’au moins trois types d’associés : des salariés, des utilisateurs — qualifiés de « bénéficiaires » dans les termes de la loi — des produits ou services de la CMS, et d’une catégorie tierce d’associés (pouvant inclure par exemple des bénévoles, des collectivités publiques, des fournisseurs).

Une originalité du cas français est que la loi offre aux membres des CMS la possibilité, non seulement d’instituer des collèges de vote en fonction de types d’associés lors des votes en assemblée générale (AG), mais aussi de pondérer les voix de ces collèges. Dès lors, si le principe coopératif « une personne = une voix » est bien respecté au sein des collèges, il ne l’est pas forcément à l’échelle de la coopérative. La pondération des voix des collèges peut être instaurée pour équilibrer les pouvoirs entre collèges aux effectifs très différents, mais on peut aussi lire ce système sous un angle contradictoire avec le principe d’égalité des sociétaires. En effet, pondérer différemment les votes des collèges, conduit à déroger au principe « une personne = une voix » à l’échelle de la coopérative, ce qui « peut contribuer au déséquilibre de la répartition des droits politiques au profit d’une catégorie d’associés » (Emin et Guibert, 2009, p. 79).

La recherche d’équilibre entre des associés aux attentes diverses selon leur catégorie est une question centrale traversant les CMS. Si l’objet du multisociétariat est de faire coopérer autour d’un objectif commun non exclusivement économique des groupes d’individus aux profils et intérêts souvent très différents, la mobilisation d’acteurs de catégories diverses peut en même temps s’avérer être le « talon d’Achille » des CMS (Margado, 2005). Ainsi, selon les termes de Münkner (2004, p. 57), « l’un des problèmes centraux des coopératives multisociétaires est de concentrer les intérêts de leurs différents membres sur l’objectif commun de l’organisation et d’éviter que l’une des catégories de membres ne domine celle-ci ».

Cette question est justement au coeur de cet article dont l’objectif est d’analyser dans quelle mesure les CMS parviennent à réguler autour d’un projet commun les comportements d’une pluralité d’acteurs aux intérêts propres. Comment les actions des membres des CMS peuvent-elles contribuer au projet commun ? Quels dispositifs sont mis en place pour coordonner ces actions ? Le cadre théorique de Barnard (1938)[2] dédié à l’étude de la coopération intra-organisationnelle constitue, nous semble-t-il, un cadre pertinent pour éclairer les questions précédentes appliquées à ces organisations particulières que sont les CMS. Centrée sur le concept de common purpose, que l’on peut associer au projet commun autour duquel se rassemblent les membres des CMS, la grille théorique barnadienne permet de donner sens à la coopération au sein de ces organisations.

Pour éclairer la problématique précédente, nous nous appuierons sur l’étude de quatre CMS françaises. Aux côtés du cadre légal dont les grandes lignes ont été présentées précédemment, la grille de Barnard éclaire le fait que, si les règles de gouvernance des CMS sont fondamentales pour comprendre comment les membres de ces organisations agissent dans le sens du common purpose organisationnel, d’autres catégories de règles formelles doivent être prises en compte, en lien avec les dispositifs de coordination renvoyant à ce que Barnard nomme l’organisation informelle. Nous avancerons que trois grands ensembles de règles ou dispositifs sont fondamentaux pour comprendre comment faire vivre le common purpose des CMS : les règles statutaires et les règles non statutaires relevant toutes deux de l’organisation formelle au sens de Barnard, et les dispositifs informels associés à ce que l’auteur appelle l’organisation informelle.

L’article procédera en quatre temps. La première partie, de nature théorique, sera consacrée à l’identification, dans la littérature sur le multisociétariat, de deux grands ensembles de travaux, travaux que l’approche de Barnard nous semble pouvoir mettre en articulation. La deuxième partie exposera la méthodologie adoptée pour analyser notre terrain d’étude empirique composé de quatre SCIC. La troisième partie exposera les résultats de notre analyse, résultats qui seront discutés dans une quatrième partie avant de conclure.

Des analyses du multisociétariat au cadre intégrateur de Barnard

Deux grandes voies d’éclairage de la coopération appliquées à l’étude du multisociétariat

La coopération est un thème d’étude central en management. On le trouve tout particulièrement appliqué à l’analyse des relations inter-organisationnelles (Cropper et al., 2008) tout comme intra-organisationnelles souvent focalisées dans ce cas sur les travailleurs d’une même entité (West et al., 2003). Nous aborderons ici ce thème sous un angle spécifique pouvant être appréhendé comme étant au croisement des deux perspectives précédentes en l’appliquant au cas des organisations multisociétaires. En effet, une des particularités du multisociétariat est de faire coopérer autour d’un objetif commun des acteurs aux statuts très différents, questionnant alors la distinction entre ce qui relève de la coopération inter-organisationnelle et de la coopération intra-organisationnelle (Audebrand et al., 2017).

Dans la littérature sur le multisociétariat, deux grands ensembles de travaux s’intéressant à la coopération peuvent être répérés. Le premier renvoie aux analyses qui se focalisent sur les spécificités des modes de gouvernance saisis à travers la manière dont les droits de propriété sont alloués entre différentes parties prenantes et aux différents rôles du conseil d’administration. Plusieurs auteurs mobilisent l’école des droits de propriété pour montrer en quoi l’allocation de ces droits peut avoir un effet sur la coopération du fait qu’elle modifie le comportement des membres de l’organisation (Grossman et Hart, 1986; Hansmann, 1996).

En intégrant la voix de certaines parties prenantes grâce à leur implication et leur coopération au projet comme associés, il devient possible, à partir de cette approche, de s’interroger sur l’intérêt et les limites d’ouvrir la propriété d’une organisation à différentes catégories d’acteurs. Ainsi, en participant au sociétariat, les utilisateurs, parties prenantes souvent les moins informées, deviennent à même d’exercer un contrôle sur l’organisation (Ben-Ner et Van Hoomissen, 1991). Le multisociétariat peut aussi apparaître comme un moyen de mieux prendre en compte les externalités collectives produites, au bénéfice par exemple des habitants d’un quartier ou de collectivités locales. Aussi, impliquer des financeurs publics ou des donateurs dans la propriété permet à ces catégories de contrôler l’usage des fonds, de même que faire des travailleurs des associés est vu comme un moyen de les inciter à agir dans l’intérêt de l’organisation (Borzaga et Mittone, 1997). Néanmoins, l’engagement dans le sociétariat, s’il encourage la coopération entre les sociétaires autour du projet commun, complexifie la gouvernance à cause de l’hétérogénéité des intérêts en présence (Glaeser, 2003). L’enjeu est alors d’arriver à prendre des décisions collectives sans que cela n’engendre trop de coûts (Hansmann, 1996).

Toujours dans cette première voie, mais dans une perspective beaucoup plus large d’un point de vue théorique que celle associée à l’approche en termes de droits de propriété, les travaux de Cornforth (2004) méritent d’être soulignés. Cet auteur s’est penché sur la composition et le rôle des CA des coopératives et associations pour éclairer les enjeux liés au fonctionnement de leur gouvernance. Sa perspective a d’ailleurs été appliquée récemment aux CMS françaises (Béji-Bécheur et al, 2016). Sans entrer dans le détail de son cadre d’analyse, Cornforth (2004) montre la nécessité de distinguer différents modèles-types de gouvernance pour comprendre les rôles multiples de la gouvernance des coopératives.

Un deuxième grand ensemble de travaux rend également compte de la coopération dans les organisations multisociétaires, mais de manière différente de l’approche précédente. Ici, si les questions de gouvernance ne sont pas totalement absentes, elles apparaissent moins centrales. L’accent est plutôt mis sur le fonctionnement courant et les modalités de gestion des CMS tout particulièrement dans la manière dont est élaboré et conduit leur projet collectif. Dans cette voie, plusieurs travaux questionnent le caractère plus ou moins démocratique de ces organisations. Certaines études examinent en quoi la participation de leurs membres est très liée aux processus incrémentaux mis en place en interne. Ainsi, le travail de Bonnemaizon et al. (2019) montre que la démocratie au sein des CMS est largement indéterminée, ressortant « avant tout comme un processus d’essais-erreurs, un ensemble de tentatives de mise en oeuvre de différents régimes démocratiques, jamais figés » (p 63). Cela rejoint les travaux de Bonnemaizon et Béji-Bécheur (2018) ou encore de Lanciano et Saleilles (2020) soulignant comment se déploie au sein des CMS une culture démocratique qui n’est jamais gagnée une fois pour toutes mais qui se construit dans l’action.

Dans cette seconde voie, d’autres travaux mettent en valeur les tensions qui existent au coeur des CMS et qui peuvent miner la coopération. Ainsi, en est-il des travaux du collectif Picri Pap Sic (2016) qui souligne les difficultés de gestion quotidienne que peuvent rencontrer les CMS, tiraillées entre des moments très démocratiques et d’autres où la prise de décision peut demeurer unilatérale et liée à la personnalité du dirigeant. Pour certains, les tiraillements repérés dans les CMS peuvent être lus comme résultant des conflits entre ordre marchand, ordre managérial et ordre politique (Dubrion, 2021). Dans une approche insistant sur le caractère hybride des CMS, Maignan et al. (2018) montrent à quel point les organisations multisociétaires sont traversées par des tensions qui leur sont propres, liées au fait que les CMS ont des objectifs économiques et sociaux.

Si les deux grandes voies précédentes d’analyse du multisociétariat apparaissent complémentaires pour rendre compte de la complexité des CMS, leur articulation pose question d’un point de vue théorique. Là où la première a comme objet d’étude principal la question de la gouvernance des CMS réduite à la composition de leur sociétariat et au rôle du conseil d’administration, la seconde déplace son regard sur la manière dont est mené concrètement le projet rassemblant les membres de ces organisations, sans toutefois que l’une et l’autre soient véritablement articulées conceptuellement. Le cadre théorique de Barnard nous semble pouvoir justement être mobilisé pour étudier les CMS dans une perspective intégratrice des deux voies précédentes à travers le concept central de common purpose.

Le cadre théorique de Barnard appliqué à l’étude des CMS

Nombreux sont les analystes des CMS à souligner qu’une des problématiques majeures qui traversent ces organisations est celle des difficultés qu’elles rencontrent à faire converger concrètement vers un objectif commun les comportements de leurs membres statutairement considérés comme distincts et aux attentes différentes. Münkner (2004) souligne à ce titre que « la poursuite d’intérêts communs » (p. 56) est la caractéristique essentielle des CMS. Or la coopération d’une pluralité d’individus autour d’un projet commun est la question centrale traitée par Barnard dans The Functions of the Executive. Dans son ouvrage de référence, Barnard définit une organisation comme un « système consciemment coordonné d’activités ou de forces de deux personnes ou plus » (1968, p. 73), système prenant justement corps autour de ce qu’il appelle le common purpose organisationnel. Ce concept barnardien prend un sens aigu dans le cas des CMS et fait écho au projet commun ou, pour reprendre la terminologie légale française, à l’« intérêt collectif » au service duquel ces organisations sont censées agir.

Le common purpose est pour Barnard l’« objectif de la coopération » (1968, p. 86). Il désigne la finalité à partir de laquelle prend sens l’ensemble des actions des membres de l’organisation. Et pour l’auteur, la question essentielle qui traverse toute organisation est celle de la manière dont des individus aux motifs spécifiques et personnels de participation à une organisation vont être amenés à plus ou moins bien agir dans le sens du common purpose, étant supposé que la concordance entre les attentes de l’organisation et celles des individus ne se réalise qu’exceptionnellement (Barnard, 1968, p. 88-89). Cela explique pourquoi selon lui les organisations sont fondamentalement marquées par l’instabilité voire l’échec comme il le souligne dès les premières pages de son ouvrage. Dans l’optique de l’auteur, le common purpose n’est jamais aisé à définir pour les membres de l’organisation car il est difficilement identifiable de manière précise et complète. Pour reprendre ses termes, le common purpose « est peu souvent formulé en mots et parfois ne peut l’être » (1968, p. 86). Aussi n’est-il jamais figé une fois pour toutes et chaque membre de l’organisation peut en avoir une représentation personnelle. Comme nous allons le voir, il ne peut se saisir sans lien avec ce que Barnard nomme l’organisation formelle et l’organisation informelle.

Dans l’approche de l’auteur, la coordination des actions des participants à une organisation repose sur le rôle capital des managers, tout particulièrement dans les décisions qu’ils prennent de façon délibérée. Mais pour Barnard, l’organisation ne doit pas être réduite à sa seule dimension formelle renvoyant aux actions conscientes des individus. Deux dimensions constitutives des organisations sont repérées par l’auteur comme essentielles à la compréhension de la manière dont la coordination des comportements individuels opère au sein des organisations : les dimensions formelle et informelle. En lien avec la notion de common purpose, cette distinction barnardienne est importante pour nous car c’est à partir d’elle que prend sens notre grille d’analyse des CMS.

Pour Barnard, l’organisation formelle qualifie la forme de coopération qui est « consciente, délibérée et finalisée » (1968, p. 4). Elle renvoie concrètement aux éléments qui sont formalisés et qui font l’objet d’une explicitation que l’on retrouve par exemple dans l’élaboration de formes de divisions du travail à travers l’établissement d’une ligne hiérarchique, la définition de rôles attribués aux individus, l’attribution de droits en interne, etc. Certains lecteurs de Barnard associent l’organisation formelle chez cet auteur à ce qui relève de la structure organisationnelle (Bourguignon et Novicevic, 2012). En opposition à l’organisation formelle, l’organisation informelle renvoie aux contacts ou interactions entre individus qui « apparaissent et sont répétés sans objectif commun spécifique conscient » (1968, p. 114). L’auteur utilise notamment les termes d’« idéaux », de « coutumes » ou de « normes sociales » (p. 116) pour en rendre compte. Un point important ressort de la distinction barnardienne entre organisation formelle et organisation informelle : pour Barnard, ces deux dimensions constituent deux faces complémentaires et en interaction de l’organisation. Plus précisément, l’organisation informelle précède pour lui l’organisation formelle au sens où elle crée les conditions permettant à celle-ci de prendre corps. Mais en même temps, l’organisation formelle rétroagit sur l’organisation informelle de telle sorte qu’au final, « l’une ne peut exister sans l’autre » (p. 120). Des ajustements s’opèrent donc entre les deux.

Si la distinction de Barnard entre les modalités formelles et informelles constitue la base de notre grille d’analyse des CMS étudiées, elle mérite toutefois d’être affinée et, dirons-nous, adaptée au cas spécifique des CMS. C’est ce que nous faisons ici en identifiant au sein de l’organisation formelle deux sous-catégories de règles. Cela nous semble nécessaire pour faire ressortir des angles d’analyse différents souvent repérés dans la littérature sur les organisations de l’ESS dont font partie les CMS (Boissin et al., 2015; Ferraton et al., 2019).

Le premier ensemble de règles formelles relève de la gouvernance statutaire spécifique à ces organisations — nous parlerons de règles statutaires. Il renvoie aux règles qui sont explicitées dans les statuts des CMS et qui précisent quelles sont les catégories de sociétaires retenues, l’existence ou non de collèges, leur composition et la pondération des voix affectées. On retrouve ici l’objet d’étude principal du premier ensemble de travaux sur le multisociétariat vu précédemment. L’analyse de ces règles est capitale car elle permet d’éclairer quelles catégories de sociétaires peuvent avoir plus d’influence que d’autres en matière de prise de décision stratégique.

Le deuxième ensemble de règles formelles identifié dans notre grille d’analyse renvoie aux règles dites non statutaires. Ce sont celles qui sont mises en place par les membres de l’organisation, mais qui ne les concernent pas forcément en tant qu’associés. On trouvera par exemple ici les règles internes d’encadrement de la relation de travail, les réunions périodiquement programmées pour traiter des problèmes rencontrés, ou encore, les codes de conduite que l’organisation se donne pour objet de respecter. Ces dispositifs sont produits ou adoptés par les acteurs eux-mêmes sans nécessiter la convocation de l’assemblée générale ou du CA, contrairement aux règles statutaires. Selon nous, on a affaire ici plutôt au niveau d’analyse sur lequel insiste le deuxième ensemble de travaux sur le multisociétariat abordé dans notre synthèse de la littérature.

Enfin, en suivant la grille de Barnard, une dernière entrée mérite d’être identifiée : celle des coutumes ou des idéaux associées à l’organisation informelle. Il s’agit de prendre en compte ici les dispositifs n’ayant pas fait l’objet d’explicitation ou de formalisation précises, mais qui structurent les comportements des membres des CMS sans même que ceux-ci s’en rendent forcément compte. Ces éléments se saisissent en articulation avec les règles statutaires et non statutaires. En cela et en suivant Barnard, les dispositifs informels peuvent être perçus comme une forme de « gouvernement invisible » (1968, p. 121).

Dans le cadre barnardien, les dimensions formelle et informelle de l’organisation constituent toutes deux les voies par lesquelles les membres de l’organisation sont amenés à coopérer plus ou moins bien dans le sens du commun purpose organisationnel. Elles régulent la « relation duale » (Barnard, 1968, p. 17) existant entre individus et organisation. L’approche de Barnard, que nous adaptons ici en différenciant les règles statutaires des règles non statutaires pour rendre compte des CMS, peut être résumée à partir de la figure 1, basée sur la centralité accordée au concept de common purpose en lien avec les trois grands ensembles définis précédemment de règles ou dispositifs de coordination relevant de l’organisation formelle et informelle en interaction.

Méthodologie, recueil et analyse des données

Les quatre CMS analysées dans cet article font partie d’un ensemble de douze sociétés coopératives — non limitées aux SCIC — qui ont fait l’objet d’enquêtes en 2017 et 2018 dans le cadre d’une recherche financée par l’Agence Nationale de la Recherche française. L’objectif du projet était de saisir en même temps les relations à l’intérieur des coopératives étudiées et leurs relations vis-à-vis de leurs partenaires extérieurs. Nous étions une dizaine de chercheurs mobilisés sur cette étude des pratiques de coopération. Nous avons retenu une définition de la coopération en tant qu’action collective entre des acteurs visant un objectif commun, définition fortement influencée par l’approche de Barnard.

Figure 1

Application du cadre barnardien à l’étude des CMS

Application du cadre barnardien à l’étude des CMS

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Les quatre CMS retenues (cf. encadré 1 pour une description de leur activité) sont les quatre SCIC de notre échantillon de douze coopératives.

Le tableau 1 ci-dessous permet de comparer certaines caractéristiques essentielles des quatre SCIC.

Tableau 1

Caractéristiques des quatre CMS étudiées

Caractéristiques des quatre CMS étudiées

* Le nombre de salariés est donné en Equivalent Temps Plein (ETP), excepté pour CMS-alim.

-> See the list of tables

Cette recherche est fondée prioritairement sur des observations de terrain, dans le cadre d’une approche abductive, croisant études de cas et analyses théoriques. Les connaissances ainsi élaborées ont consisté en des raffinements progressifs de notions théoriques mobilisées. Conformément aux recommandations de la grounded theory (Glaser et Strauss, 1967), nous avons fait alterner des séances d’analyse des données collectées sur le terrain et des séances de discussion en vue de l’adoption d’un cadre d’analyse pertinent.

La majeure partie des données issues des études de cas résulte d’entretiens semi-directifs menés avec des membres des différentes catégories d’associés des CMS analysées ainsi que des partenaires externes. Notre guide d’entretien était bâti en trois parties : la gouvernance de l’entreprise; le management et la GRH; les relations avec les partenaires externes. Nous avons interrogé nos interlocuteurs sur les domaines d’action dans lesquels la coopération était mise en oeuvre, sur les ressources mobilisées au service de la coopération et sur des expériences concrètes de mise en oeuvre de la coopération. Tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. Au total, pour les SCIC faisant partie de la recherche ANR — les quatre cas analysés ici —, 39 entretiens ont été menés, ce qui représente près de 34 heures d’enregistrement (durée des entretiens variable entre 20 minutes et un peu plus de 2 heures), retranscrits en 621 pages de verbatim. Dans une perspective d’enrichissement des données, nous avons consulté les bilans et comptes de résultat des entreprises, leurs statuts, des comptes-rendus d’AG, des articles de presse et les sites internet des SCIC étudiées.

L’analyse des données a été faite à partir de la grille de lecture élaborée pour les besoins de cette recherche et présentée au point précédent. Notons d’emblée ici, et nous y reviendrons ultérieurement, que l’analyse de l’organisation informelle sous sa dimension de repérage des phénomènes coutumiers est en quelque sorte limitée dans notre travail. Cela s’explique largement par notre démarche méthodologique qui a consisté à recueillir des données sur une seule et même période. Le fait que notre approche ne soit dès lors pas longitudinale (Forgues et Vandangeon-Derumez, 1999) rend non aisée l’identification d’éléments coutumiers dont la spécifité est généralement de prendre corps sur plusieurs périodes. Nous verrons toutefois que dans certains des cas étudiés, les données récoltées ont pu parfois éclairer l’existence de ces éléments.

Chaque cas a fait l’objet d’analyses par deux d’entre nous afin de bien établir des principes de codage homogènes. Notre démarche de recherche est qualitative et le type d’approche nous permettant de traiter nos données est manuel. Les données que nous avons traitées sont, par essence, complexes et ouvertes (Paillé et Mucchielli, 2003). Leur signification est sujette à interprétation et c’est la raison pour laquelle nous avons procédé par double codage sur chaque série d’entretiens correspondant à nos quatre études de cas. L’approche qualitative est adaptée à l’objectif de notre article, qui est de comprendre l’effet des règles structurant les comportements et décisions des membres des CMS. Nous cherchons à faire émerger du sens à partir de matériaux bruts (Strauss et Corbin, 1990). Au final, du point de vue méthodologique, l’étude exposée ici repose sur un travail de construction de sens et de connaissances élaboré collectivement.

Résultats de la recherche

Nous présenterons nos résultats autour du concept de common purpose. En suivant l’hypothèse de Barnard selon laquelle l’organisation informelle précède l’organisation formelle, nous partirons d’abord de l’analyse des valeurs et idéaux — appréhendés comme dispositifs informels — qui sont à l’origine de chaque CMS, y compris lorsqu’elles étaient des associations. Nous nous focaliserons ensuite sur l’étude des règles statutaires puis des règles non statutaires pour souligner, pour finir, en quoi faire vivre le common purpose suppose des ajustements récurrents de l’organisation saisie sous l’angle de ses dimensions formelles comme informelles. Ces ajustements permettent de lever des freins à l’accomplissement du common purpose.

A l’origine de la création des CMS : valeurs et idéaux fondateurs au coeur du common purpose

Avant que les acteurs de l’organisation fassent des efforts de formalisation et d’explicitation des modalités permettant la coopération « consciente, délibérée et finalisée » (Barnard, 1968, p. 4), notre étude fait ressortir la présence d’éléments qui restent, à ce stade, informels, mais n’en régulent pas moins les comportements des membres des CMS. Les quatre CMS étudiées dans cet article étaient à l’origine des associations portant des valeurs et idéaux que l’on peut qualifier de fondateurs des CMS qu’elles sont devenues. Ces éléments sont essentiels en matière de mobilisation des individus autour du common purpose. Cette idée se retrouve pleinement dans les propos d’un membre de CMS-alim : « Si on [ne] les [les valeurs] partage plus, y’a plus de coopérative… Donc, le sentiment d’appartenance, il vient connecter aux valeurs aussi. Si les valeurs sont plus assez fortes, y’a plus de sentiment d’appartenance. Je pense qu’on peut accepter des tas de choses si on est totalement en phase avec les valeurs » (salarié, CMS-alim).

Nos entretiens avec les membres des SCIC font ressortir des valeurs et idéaux caractéristiques pour chacune d’elles. Ainsi pour CMS-alim, la nourriture saine et produite en respectant l’environnement, associée à la solidarité entre les acteurs de la filière de production et de distribution de cette nourriture, sont fondamentales : « Je regarde pas ce que ça me coûte [d’être membre de la SCIC] car, pour moi encore une fois, je me dis que c’est une participation à… une démarche citoyenne… à la défense de l’environnement » (entrepreneur associé, CMS-alim). Pour CMS-bio la solidarité est également présente, couplée avec la volonté de produire et consommer bio et local; un financeur privé de la CMS déclare : « Le fait que ce soit en coopérative est encore un point complémentaire par rapport à tout c’qu’on a dit : bio, local et solidaire ». L’histoire de CMS-culture est fondée sur l’inclusion par la culture et le développement local : « Ce que j’ai envie de défendre ici, c’est ce qui a été à l’origine de ce [projet], à savoir que c’étaient des laboratoires, que c’était l’oeuvre en train de se faire, le travail de l’art dans la cité, la notion de territoire élargi » (bénéficiaire, CMS-culture). Le cas de CMS-art est illustratif d’une association fondée sur une passion partagée par les membres et le souci de transmettre les pratiques artistiques aux enfants, avec une dimension familiale forte : « Moi je suis là depuis 2005 et en fait, avant d’être salariée, quand j’étais jeune j’étais élève [ici] en fait. Donc j’ai toujours vécu ici, […] depuis quasiment la création de l’école » (salariée, CMS-art). Ainsi, des valeurs et des idéaux fondateurs sont présents dans les quatre cas étudiés, influençant l’expression du common purpose.

Au-delà des propos des personnes interrogées, le common purpose peut être saisi à partir de l’analyse des statuts des coopératives étudiées, même s’il ne peut jamais être complétement formalisé selon Barnard. Dans le cas des CMS françaises, les préambules des statuts décrivent très souvent des éléments au fondement du common purpose et rendant compte de ce qui rassemble les sociétaires au-delà-même des activités constitutives de leur objet social. Ainsi, pour conduire son « Projet culturel pour un projet urbain », CMS-culture fait notamment référence dans ses statuts à « la reconnaissance de la dignité du travail » et à la « transmission solidaire ». CMS-art évoque quant à elle l’éducation populaire et mentionne les valeurs et principes de l’Alliance Coopérative Internationale (ACI). CMS-alim reprend également ces éléments, précisant notamment chercher à participer au développement d’activités économiques « socialement justes » et qui favorisent « l’accès du plus grand nombre à des produits alimentaires biologiques, locaux et de qualité à un prix juste ». CMS-bio ne précise rien dans ses statuts quant aux idéaux et valeurs qu’elle porte, mais ces éléments sont mis en exergue dans une rubrique spécifiquement dédiée à ce point sur son site web. Il est notamment souligné qu’elle rassemble des individus croyant en la solidarité dans l’accès à une alimentation de qualité et au travail comme vecteur d’autonomie et d’expression.

Les règles statutaires : les collèges et leur composition, de fortes disparités

Dans la fonction qu’elles assurent en termes de construction du common purpose, les règles statutaires sont essentielles pour définir les catégories de parties prenantes associées et leurs relations dans le cadre de ce qu’imposent les règles légales. De ce point de vue, l’analyse des quatre CMS révèle une grande diversité des membres et de leur répartition en différents collèges (cf. tableau 1). Si la création de collèges n’est pas une obligation légale, toutes les organisations étudiées ici ont choisi d’en constituer selon des modalités très variées. Deux résultats importants ressortent.

D’une part, dans trois des quatre coopératives étudiées — CMS-alim, CMS-bio et CMS-art — on trouve au moins un collège de salariés et un collège de bénéficiaires. Le cas de CMS-culture se distingue des autres par le fait qu’il n’existe pas de collège réservé aux salariés — ni aux bénéficiaires d’ailleurs. Ainsi, les salariés peuvent être membres soit du collège « proximité » (regroupant les associés ayant un lien de proximité spatial avec l’organisation), soit du collège « gestion et développement » (incluant les activités économiques et/ou artistiques menées dans la SCIC). Il est notable qu’au moment de notre étude, un seul salarié était associé de CMS-culture, membre du collège « proximité », ce qui peut être surprenant et révélateur d’une faible importance attribuée par le passé à la prise en compte de cette catégorie d’associés dans cette organisation. Comme le souligne un sociétaire : « On voit bien que le personnel a très peu de place alors que dans l’idée que tout l’monde a des sociétés de coopératives, c’est les personnels qui ont leur place donc là, c’est un peu différent » (sociétaire habitante, CMS-culture).

D’autre part, dans nos quatre cas, le rôle des collectivités publiques en tant qu’associé est très variable. Si aujourd’hui, plus d’un tiers des SCIC ont au moins une collectivité publique dans leur capital (Revue Participer, 2020), dans les cas étudiés ici, deux coopératives — CMS-bio et CMS-alim — n’ont pas d’acteurs publics comme associés, par volonté de leurs membres. La justification de ce choix est de ne pas dépendre, du point de vue stratégique, d’acteurs publics. Les deux autres CMS ont, au contraire, au moins une collectivité publique dans leur sociétariat, dans des collèges spécifiques. Le fait qu’elles soient toutes deux dans le secteur culturel est largement explicatif de cette situation, ce secteur fonctionnant en France en lien fort avec les autorités publiques.

Cette diversité dans le multisociétariat et l’organisation des collèges conditionne l’exercice démocratique lorsqu’il s’agit de prendre des décisions en AG puisque dans toutes les SCIC étudiées, par le système de pondération des voix des collèges retenu, certaines catégories de membres ont, de fait, statutairement plus de pouvoir que d’autres. Cela ressort fortement chez CMS-bio pour qui le collège des salariés, composé uniquement des deux co-dirigeants, est affecté d’une pondération s’élevant à 50 %, le maximum autorisé légalement. Ce poids donne alors un rôle capital à ces deux co-dirigeants en matière de gouvernance statutaire. Le cas de CMS-bio contraste sur ce point avec celui de CMS-art (les deux autres cas pouvant être considérés comme intermédiaires) qui a cherché à équilibrer les rapports entre salariés et bénéficiaires dans deux collèges à la même pondération (37,5 %). La justification de ce choix est explicitée dans le préambule de ses statuts mettant en avant la nécessité de mieux reconnaître les salariés dont la voix n’était pas suffisamment prise en compte quand la structure fonctionnait auparavant sous forme associative. Relativement aux associations, le statut SCIC peut certes être vu comme un moyen d’atténuer le problème de l’intégration de l’avis des travailleurs, mais comme nous le discuterons plus loin, la question de la prise en compte des travailleurs nécessite d’être abordée en articulation avec d’autres règles que les seules règles statutaires.

Les règles non statutaires : dispositifs de fabrication du collectif

Dans notre lecture barnardienne, les règles non statutaires contribuent à faire vivre le common purpose en tant que règles formelles complémentaires aux règles statutaires. Elles participent à la fabrication du consensus et à la gestion des conflits entre des catégories de membres aux objectifs potentiellement contradictoires. Si l’existence de collèges apparaît comme un signal important de la reconnaissance de la diversité des intérêts présents dans les CMS, dans les faits, les pratiques peuvent être très différentes d’une entreprise à l’autre quant à l’importance donnée au rôle de ces collèges.

Parmi les quatre organisations étudiées, deux modes de fonctionnement-type opposés sont identifiables dans la manière dont les règles non statutaires s’articulent avec les collèges. Dans le premier, les SCIC ont instauré des instances réunissant régulièrement les membres d’un même collège indépendamment de la tenue d’un CA ou d’une AG, là où dans le second, au contraire, on refuse de le faire, par crainte d’accentuer les oppositions d’intérêts et conflits entre catégories de parties prenantes.

Le cas de CMS-culture renvoie à la première option pour laquelle des réunions appelées « comités de pilotage » ont été instituées, ces comités n’étant pas ouverts à tous mais réservés aux membres du ou des collèges concernés. Selon un membre de cette CMS : « porter […] seul la prise de décisions sans se concerter avec les autres membres de la SCIC relatifs à ce collège [ne] nous semblait pas un fonctionnement normal » (résidente, CMS-culture). Les collèges jouent ici un rôle qui déborde alors des instances de gouvernance statutaire. Ce type de fonctionnement contraste avec le cas de CMS-alim au sein de laquelle les collèges sont vus comme secondaires voire parfois non pertinents car constituant des freins à toute construction véritablement collective de réponses aux problèmes stratégiques. Le raisonnement par collège y est considéré comme une limite aux modalités de construction collective du projet par le fait qu’il inciterait ses membres à se centrer sur leur intérêt en tant que catégorie de parties prenantes. Comme l’avance l’un des co-directeurs : « Si on réunit les gens par collège, du coup ils vont construire un point de vue sur une position qui va être un point de vue catégoriel et du coup, ils vont ensuite venir jouer un rapport de force, on n’a pas du tout envie de ça. Donc l’idée c’est bien de dire les gens arrivent et ils sont tous mélangés et du coup c’est l’intérêt collectif au centre » (dirigeant, CMS-alim). C’est pourquoi il n’y pas de réunions propres aux collèges.

La question se pose dès lors de savoir comment prendre en compte et juguler les oppositions d’intérêts entre groupes pouvant donner lieu à des tensions. Comment arriver à un compromis en cas de désaccord sur la conduite du projet collectif ? Bien sûr, voter lors des AG se révèle constituer une solution. Il reste que, pour les SCIC, la possibilité offerte par les règles légales d’instituer des collèges à pondération différente des voix peut être vue comme perturbatrice du caractère démocratique de la prise des décisions comme nous l’avons déjà souligné. Si les instances statutaires constituent des espaces de décisions politiques où se confrontent des points de vue différents que le processus de vote permet d’arbitrer, les divergences ou les conflits potentiels peuvent être traités en amont, sans attendre que les membres de ces instances se réunissent effectivement. Les règles non statutaires assurent alors ici un rôle important. En instituant des réunions préparatoires aux AG, des séminaires de travail ou des comités ad hoc, en programmant des événements de rencontre avec des non-membres pour alimenter le projet de la SCIC, elles constituent des dispositifs formels que nous avons repérés dans notre étude et qui sont interprétables à la lumière de Barnard comme des moyens d’entretenir la construction collective jamais terminée du projet porté par les CMS.

Par exemple, CMS-alim a institué des « séminaires » ayant lieu deux fois par an, hors les murs de l’entreprise, et réunissant tous les membres et des non membres dans l’objectif de faire émerger collectivement des solutions face aux problématiques que rencontre la CMS. CMS-bio organise régulièrement des « rencontres » mobilisant des membres de la SCIC et des personnes externes pour alimenter le projet qu’elle porte. CMS-culture organise également des séminaires de travail sur des thématiques centrales pour le projet, thématiques proposées par l’équipe opérationnelle, mais aussi par les membres des collèges, auxquels sont conviés tous les membres du CA et l’équipe salariée. CMS-art s’est également interrogée sur la manière d’animer le sociétariat autour du projet collectif. Dans son rapport d’activité de 2017 par exemple, il est proposé que les collèges de sociétaires soient consultés en amont des CA en fonction de l’ordre du jour et qu’un membre du CA par collège soit nommé pour un an afin d’animer cette consultation. Il est notable que les dispositifs non statutaires mis en place pour favoriser une convergence des points de vue et construire du collectif ne sont jamais pleinement indépendants des valeurs qui traversent les organisations. Ainsi, certaines valeurs défendues par les CMS irriguent les règles non statutaires, contribuant à renforcer par exemple les solidarités entre membres. A titre d’illustration, CMS-alim a mis en place une procédure sophistiquée de calcul de la contribution des activités qu’elle accompagne, basée sur le principe de progressivité. L’idée étant de rendre solidaires les activités les unes des autres. Des réflexions identiques étaient également en cours au moment de notre étude à CMS-culture concernant la participation financière des « résidents » de la SCIC.

L’ajustement des règles formelles et informelles au service du common purpose

Les valeurs de solidarité, l’engagement volontaire, mais aussi l’existence d’une dynamique collective portée par la croyance en certains idéaux repérés plus haut doit beaucoup au fait que les SCIC étudiées ont toutes des origines associatives. Ces valeurs et idéaux participent à la construction du common purpose. Néanmoins, là où certaines parties prenantes les considèrent comme un moyen d’action pour l’intérêt collectif, elles peuvent parfois être vues par d’autres, en fonction du contexte ou du moment, comme un frein au développement de l’organisation. La trajectoire passée des CMS compte pour comprendre les problématiques qu’elles rencontrent et l’ajustement des règles formelles et informelles au common purpose est essentiel à la poursuite de l’activité des CMS.

La problématique de l’ajustement de l’organisation formelle et informelle apparaît dans notre échantillon de façon prégnante pour le cas de CMS-art qui est la SCIC la plus jeune de notre échantillon et donc celle pour laquelle les dispositifs formels de coordination ont été le plus récemment mis en oeuvre — concernant tout particulièrement les règles statutaires — voire étaient en cours de mise en oeuvre au moment de notre étude — concernant les règles non statutaires. L’entreprise est marquée par une culture très familiale relevant de l’organisation informelle. Le dirigeant actuel est le fils du fondateur de l’association de départ et certains salariés de la CMS sont d’anciens élèves de l’ex-association. Ainsi, un membre indique « moi CMS-art, je connais très bien, enfin c’est vraiment ma famille quoi » (salarié, CMS-art) ». La prégnance des valeurs familiales contribue au maintien de pratiques de solidarité prenant appui sur des relations interpersonnelles de proximité routinisées et non hiérarchiques, dans la continuité du fonctionnement de l’organisation avant sa transformation récente en SCIC. Le dirigeant est très accessible à tous les membres de la SCIC, comme l’était son père à la tête de l’ex-association. On a affaire ici à un fonctionnement organisationnel encore relativement coutumier, sans rupture forte avec le passé de la structure. En revanche, cette absence de rupture peut être vue par certains comme un frein à la conduite du projet collectif sous sa dimension économique, ainsi que le questionne un acteur public interrogé. Il y a en tout cas ici au moins une forme d’ambivalence révélée par la transformation de l’association en SCIC. Pour reprendre les propos d’un salarié : « l’esprit [est] très familial au final. C’est à la fois une force et un handicap parce que tout le monde est toujours solidaire du projet et à la fois, y’a ces espèces de conflits » (salarié, CMS-art), conflits pouvant constituer une forme de résistance au développement économique de l’entreprise.

L’existence d’une organisation informelle, bien qu’articulée à l’organisation formelle et contribuant à construire des solidarités entre les membres, ne constitue pas en elle-même une garantie que chaque membre se comporte effectivement dans le sens de l’intérêt collectif, sans aucun conflit. Par exemple concernant CMS-culture dont l’histoire est marquée dès les origines de la SCIC par la volonté de donner accès à la culture au plus grand nombre et de faire de son lieu d’implantation un espace de « permanence artistique » dans des « cadres qui n’enferment pas » — selon les termes de son site internet —, un de ses dirigeants note que des dissensions existent entre ses membres et toute la difficulté est alors de « savoir arbitrer entre les intérêts particuliers et les intérêts collectifs. Ce rapport-là n’est pas toujours simple » (dirigeant, CMS-culture). Modifier les règles non statutaires et les adapter aux problèmes rencontrés lors de la conduite du projet collectif est nécessaire, mais les ajustements exigés par les évolutions de l’environnement conduisent parfois à faire évoluer également les règles statutaires. C’est justement ce qui a été fait à CMS-bio et CMS-alim. La première a ainsi récemment modifié son objet social pour élargir le spectre des missions qu’elle se donne en matière d’insertion professionnelle. La seconde, a quant à elle, fait évoluer ses règles statutaires pour déconcentrer les pouvoirs de la gérance, cela se traduisant par l’institutionnalisation d’un conseil d’administration qui n’existait pas auparavant.

Il apparaît en définitive que l’ajustement de l’organisation formelle et informelle au common purpose, lui-même jamais totalement figé, est une condition essentielle au maintien dans le temps de l’organisation. En cela et pour reprendre les termes de Barnard, le common purpose est « le pont entre le passé et le présent » (1968, p. 209). Si l’enjeu cardinal des CMS est de mobiliser des groupes d’individus aux intérêts propres et non forcément convergents autour du common purpose, notre travail montre finalement que cet enjeu n’est jamais gagné d’avance ni atteint une fois pour toutes, les relations réciproques entre organisation formelle et organisation informelle étant à cet égard déterminantes.

Discussion

Les résultats de notre travail alimentent à nos yeux deux points de discussion. Le premier, de nature empirique, interroge la question de la place des salariés dans les CMS. Le second, plus théorique, fait écho à la manière dont notre grille de lecture éclaire la coopération organisationnelle relativement à la littérature existante appliquée aux CMS.

La question de la place des salariés dans les CMS

Notre analyse questionne la manière dont différentes catégories de parties prenantes sont mises en action autour du common purpose organisationnel. Ainsi que nous l’avons vu au début de notre article, la théorie des droits de propriété met justement en évidence les potentialités d’une coopération organisationnelle entre des catégories d’associés aux intérêts différents. Elle montre qu’en faisant de certaines parties prenantes des associées, on peut s’attendre à une modification de leurs comportements. Dans plusieurs pays, les catégories d’associés utilisateurs (ou « bénéficiaires » pour reprendre la terminologie légale française) et travailleurs sont centrales pour comprendre la logique des CMS (Girard, 2010; Pezzini et Zandonai, 2010). Notre travail fait à cet égard ressortir un élément intriguant quant à la catégorie des travailleurs : leur place au sein des SCIC étudiées paraît souvent minorée.

En effet, dans trois des quatre SCIC analysées à la lumière du cadre de Barnard, au moment de notre étude, la place des travailleurs reste modeste. Chez CMS-culture, il n’y a pas de collège de salariés en tant que tel et un seul salarié était associé au moment de notre étude. Chez CMS-bio, il y a bien un collège des salariés et statutairement, son poids est très important — le maximum autorisé par la loi — mais les membres de ce collège sont uniquement les deux fondateurs et codirigeants de la SCIC, ce qui relativise la prise en compte de l’importance de l’avis des autres travailleurs. Enfin, le cas de CMS-art est intéressant car dans cette CMS, deux collèges associés aux catégories utilisateurs et travailleurs ont été instaurés avec la même pondération, mais par son histoire encore récente, cette organisation opère encore largement sur un mode familial très informel, centré autour de la figure de son dirigeant. Les salariés qui, pour certains d’entre eux, connaissent la structure depuis longtemps suivent en toute confiance les décisions prises par le dirigeant. Comment éclairer un tel résultat concernant la place des travailleurs ?

D’abord, le fait que les CMS françaises ont souvent au départ une origine associative — c’est le cas des quatre SCIC étudiées ici — est probablement un facteur de contingence à prendre en compte. Puisque l’objet d’une association est d’abord de répondre aux attentes de ses membres et non de ceux qu’elle emploie (Lipietz, 1999, p. 82), on peut comprendre que la transformation d’une association en SCIC puisse ne pas toujours conduire à intégrer spontanément l’avis des travailleurs. L’âge et l’histoire de chaque SCIC est nécessairement un élément important à prendre en compte. Une autre hypothèse qui peut être avancée fait écho à la nature même des CMS qui, parce qu’elles visent à satisfaire des besoins dépassant ceux de leurs membres, peuvent être amenées à prioriser les attentes de certaines catégories sur d’autres. La prise en compte des attentes des salariés n’apparaîtrait pas prioritaire car elle n’est pas l’objet même de la CMS, en contraste sur ce point avec les coopératives de travailleurs. Cet élément nous semble être à surveiller dans les études futures, au moins dans le cas des CMS françaises ayant souvent comme source le modèle associatif.

Enrichir le cadre d’analyse de la coopération appliquée aux organisations multisociétaires

Relativement à la littérature existante, il nous semble que notre étude permet de souligner tout l’intérêt qui existe à chercher à articuler des voies d’analyse de la coopération différentes dans un cadre théorique plus large pour rendre compte de la complexité des coopératives. Comme nous l’avons vu, la perspective de Barnard paraît suffisamment robuste pour mettre en articulation deux approches repérables aujourd’hui dans la littérature et rendant compte chacune à leur manière des questions de coopération : d’une part celle étudiant les organisations sous leur dimension de gouvernance statutaire renvoyant d’un point de vue théorique à la question de l’allocation des droits de propriété; d’autre part celle mettant davantage l’accent, dans une perspective constructiviste, sur le fonctionnement courant et les modalités concrètes de construction de la coopération et des tensions qu’elle peut susciter entre parties prenantes.

Si lorsqu’il spécifie ce qu’il entend par organisation formelle, Barnard n’opère pas explicitement de différence entre ce qui relève du statutaire et du non statutaire, sa grille n’est toutefois pas incompatible avec la possibilité de repérer au sein de l’organisation formelle ces deux sous-ensembles de règles[3]. C’est justement ce que nous avons cherché à faire, ce qui nous a permis de saisir l’idée — souvent présente dans la littérature sur les organisations de l’ESS — que si les règles statutaires sont fondamentales pour expliquer le fonctionnement de ces organisations, elles ne peuvent à elles-seules rendre compte des comportements de leurs membres. Cela fait écho à l’adage répandu au sein des coopératives selon lequel « statut n’est pas vertu » (Combes-Joret et Lethielleux, 2016). Les règles statutaires doivent alors être appréhendées en lien avec d’autres règles formelles — les règles non statutaires dans notre grille — et avec l’organisation informelle. Dès lors et au regard des deux points précédents, il nous semble que le cadre analytique que nous avons élaboré pour analyser comment les membres des quatre CMS françaises étudiées se rassemblent autour d’une objectif commun s’avère nourrir à un double niveau la littérature actuelle sur la coopération multisociétaire : elle articule des perspectives différentes, mais complémentaires améliorant alors la compréhension de la coopération organisationnelle en même temps qu’elle enrichit le cadre initial barnardien.

Soulignons toutefois que notre grille de lecture nécessiterait d’être affinée car le fait d’appréhender les règles statutaires et non statutaires comme appartenant toutes deux au même ensemble plus large qu’est l’organisation formelle en vient à gommer les relations réciproques qu’elles peuvent entretenir entre elles. A ce point à approfondir s’ajoute celui de leur articulation respective avec l’organisation informelle dont les phénomènes coutumiers, ainsi que nous l’avons souligné, ne sont pas forcément aisés à identifier dans la perspective méthodologique adoptée ici. Ces éléments méritent d’être creusés pour mieux saisir la question complexe de la coopération au sein des CMS.

Conclusion

Parce qu’il est centré sur l’étude de la coopération, le cadre barnardien s’avère intéressant pour rendre compte de la manière dont des catégories de parties prenantes sont mobilisées autour d’un projet commun. La centralité accordée par Barnard au concept de common purpose et son articulation à l’organisation formelle et informelle permettent selon nous de donner sens au fonctionnement des CMS dans un cadre intégrateur de différentes perspectives existantes aujourd’hui dans les travaux dédiés à l’étude de CMS.

L’importance que nous avons donnée à la différenciation entre règles statutaires, règles non statutaires et dispositifs informels autour du common purpose a permis de mettre en valeur toute la complexité qui existe à comprendre comment des groupes d’individus aux objectifs propres peuvent agir en même temps qu’être mus par la conduite d’un projet collectif. Dans cette conduite, l’organisation formelle et informelle ainsi que la trajectoire passée de chaque CMS constituent des éléments essentiels à prendre en compte conjointement pour témoigner du fait que faire vivre le common purpose ne se décrète pas, mais se construit au fil du temps.

Si le travail mené ici permet de questionner la place des salariés dans les CMS françaises et pose les bases d’un cadre d’analyse de la coopération original relativement à la littérature existante sur ce thème, il n’est toutefois pas dénué de certaines limites. D’une part, notre échantillon de SCIC n’est pas représentatif de toutes les SCIC françaises. Les structures que nous avons étudiées sont plutôt jeunes, appartiennent à des secteurs particuliers, ont toutes des sources associatives et chacune leur histoire propre. D’autre part, saisir le fonctionnement des organisations sous leur dimension informelle n’est pas forcément évident. Les dispositifs informels de coordination repérés dans nos quatre terrains sont issus de l’étude de documents et de propos recueillis à un moment donné de l’histoire de chaque SCIC. Or comme signalé plus haut, les SCIC évoluent et se (re)construisent en permanence. Une démarche ethnologique et longitudinale, plus participative que celle menée ici, pourrait constituer un prolongement de notre travail. Une telle approche reposant sur une méthodologie différente de celle que nous avons adoptée permettrait non seulement de saisir autrement la dimension informelle du fonctionnement des CMS étudiées tout particulièrement sous l’angle coutumier, mais également de comprendre plus amplement la dynamique sous-jacente à l’évolution dans le temps du common purpose.

En ouverture, il est notable de souligner que depuis maintenant plusieurs années, des réflexions se déploient autour des voies existantes pour « refonder l’entreprise » (Ségrestin et Hatchuel, 2012). Celles-ci prennent tout particulièrement sens dans l’objectif de faire émerger des formes nouvelles de responsabilité sociale des entreprises se traduisant notamment par l’apparition des benefit corporations aux Etats-Unis ou encore des « entreprises à mission » récemment en France. Relativement à ces types d’entreprises, les CMS sont marquées par une spécificité forte en ce que les règles qui les organisent imposent d’emblée la présence d’une pluralité de catégories d’associés pour créer du commun dans le projet mené. Les CMS illustrent également la nécessité d’adopter des règles non statutaires ainsi que des dispositifs informels pour faire vivre le common purpose qui modifient en profondeur le fonctionnement de la coopérative. Parce qu’elles interpellent quant à leur originalité, mais aussi leur complexité, les CMS apparaissent comme un objet d’étude fécond pour ceux qui s’interrogent sur les relations entre entreprises et société.