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L’entrepreneuriat est souvent présenté sous l’angle de l’existence d’un lien entre l’entrepreneur et l’opportunité entrepreneuriale (Shane et Venkataraman, 2000). Une littérature abondante dans le champ de l’entrepreneuriat est d’ailleurs consacrée à l’étude des opportunités entrepreneuriales (Sarason et Conger, 2018), permettant de souligner la nature sociale et institutionnelle des opportunités (Alvarez, et al., 2013; Venkataraman, et al., 2012). La littérature sur ce lien distingue deux approches. La perspective positiviste (approche de la découverte) considère les opportunités comme des phénomènes objectifs qui existent indépendamment de l’action individuelle tandis que la perspective constructiviste (approche de la création) soutient que les opportunités sont subjectives et créées à travers l’action de l’entrepreneur. Cette opposition découle de recherches qui adoptent des ontologies fondamentalement différentes (Alvarez et al., 2010).

Les progrès scientifiques ont clairement montré qu’il était possible d’intégrer simultanément la structure et l’agence dans la conceptualisation de ce lien (Sarason et al., 2006; 2010). En ce sens, certains auteurs (Bouchikhi, 1993; Jack et Andersson, 2002; Chiasson et Saunders, 2005; Sarason et al., 2006, 2010) mobilisent la théorie de la structuration (Giddens, 1984) en tant que méta-théorie pour analyser ce lien. En effet, certains chercheurs (Sarason et al, 2006, 2010) considèrent l’interaction entre l’entrepreneur et l’opportunité comme une dualité (Giddens, 1984), perspective selon laquelle l’entrepreneur et l’opportunité n’existent pas indépendamment (approche de la création) l’un de l’autre.

Cependant, la théorie de la structuration a fait l’objet de plusieurs critiques dans la littérature, en particulier son caractère philosophique et abstrait (Gregson, 1987; Bauman, 1989). En ce sens, certains auteurs (Mole et Mole, 2010) soulignent que le concept de la dualité n’est pas le plus adapté pour conceptualiser le lien entre l’individu et l’opportunité et suggèrent la notion du dualisme (Archer, 1995) afin de souligner la séparabilité ontologique de l’entrepreneur et l’opportunité.

Les développements de la théorie de la structuration introduits par Barley et Tolbert (1997) à travers la notion de scripts et Stones (2005) à travers les structures externes et internes préconisent ainsi de s’éloigner des concepts relativement abstraits, qui caractérisent les travaux de Giddens (1984), pour adopter des concepts plus concrets donnant des orientations méthodologiques et analytiques aux chercheurs. Cependant, aucune étude n’a été menée afin de mettre cette théorie à l’épreuve de la réalité du lien entre l’entrepreneur et l’opportunité. Notre recherche a donc pour ambition de mettre à l’épreuve les développements de la théorie de la structuration (Barley et Tolbert, 1997; Stones, 2005) qui constitue un corpus théorique pertinent pour comprendre et analyser le lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale. Comment l’entrepreneur mobilise-t-il différents scripts et structures sociales afin d’imaginer une opportunité entrepreneuriale ? C’est la question que nous abordons dans cette recherche, ce qui permettra de comprendre si le lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale peut être conceptualisé comme une dualité (approche de la création) ou un dualisme (approche de la découverte).

Au niveau méthodologique, notre recherche s’appuie sur l’étude de trois récits de vie, recueillis auprès de trois entrepreneurs interviewés entre 2016 et 2017. Cette période nous a permis de suivre l’évolution du processus de création d’entreprises. En interrogeant la nature de ce lien, notre étude vient compléter les travaux de recherche antérieurs (Chiasson et Saunders, 2005; Venkataraman, et al., 2012; Garud et Giuliani, 2013; Davidsson, 2015; Ramoglou et Tsang, 2015; Casanova et al., 2019; Ghamgui et Soparnot, 2020), travaux qui posaient les fondations d’une réconciliation entre les approches de la découverte et de la création.

La terminologie « imagination » mobilisée dans cet article fait référence aux travaux récents qui s’inscrivent dans les deux approches. Ce terme a en effet été initialement utilisé par les partisans de l’approche de la création. Par exemple, Gartner et al., (2003) soulignent que l’opportunité existe dans l’esprit des entrepreneurs. La création d’opportunités se fait, selon Venkataraman et Sarasvathy (2001), à travers la capacité de « l’imagination humaine » des entrepreneurs. Cependant, récemment, certains partisans de l’approche de la découverte ont commencé à utiliser le terme « imagination ». En effet, Tang et al., (2012) soulignent que Kirzner a pris en considération « l’imagination » et l’action imaginative dans le développement du concept de la vigilance entrepreneuriale (Tang et al., 2012) qui permet à certains individus de découvrir une opportunité. En ce sens, Oyson et Whittaker (2015) souligne que « l’imagination » entrepreneuriale est une source cognitive importante de la découverte d’opportunités.

Nos résultats montrent que l’opposition entre ces deux approches peut être dépassée au niveau de l’ontologie in-situ. En mobilisant les travaux de Stones (2005) et Barley et Tolbert (1997), nous avons développé un modèle intégrateur du lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale.

La suite de l’article est organisée en cinq parties. La première présente les approches dominantes de la recherche sur le lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale. Dans la deuxième partie, nous présentons notre cadre théorique. Celui-ci est fondé sur la théorie de la structuration (Giddens, 1984) et ses récents développements (Barley et Tolbert, 1997; Stones, 2005, 2015, 2016). La troisième partie expose de façon détaillée une méthodologie qualitative fondée sur l’étude de trois récits de vie. La quatrième partie présente les résultats de la recherche. Nous discutons dans une dernière partie les contributions théoriques en mettant en évidence la nécessaire réconciliation des approches de la découverte et de la création. En conclusion, nous présentons les limites de l’étude ainsi que les voies de recherche futures.

Revue de la littérature

La littérature permet de distinguer deux courants de pensée sur la nature de l’opportunité entrepreneuriale, à savoir l’approche de la découverte et celle de la création.

L’approche de la découverte est généralement considérée comme l’approche dominante dans la recherche sur la nature des opportunités entrepreneuriales (Suddaby et al., 2015; Sarason et Conger, 2018). Selon cette approche, l’opportunité entrepreneuriale est considérée comme un phénomène objectif (Shane et Venkataraman, 2000) résultant d’un déséquilibre social et économique.

L’approche de la création fournit une analyse alternative non téléologique de l’émergence de l’opportunité, en particulier au niveau individuel (Sarasvathy, 2009). L’argument central de cette approche est que les opportunités entrepreneuriales ne sont pas toujours formées par des « chocs exogènes ». Elles sont créées de manière endogène par les croyances et les actions subjectives des individus (Alvarez et Barney, 2007, 2014; Alvarez et al., 2010). Cette perspective suggère que les opportunités peuvent ne pas exister du tout jusqu’à ce que les entrepreneurs agissent pour les créer (Alvarez et Barney, 2007).

Ce faisant, l’approche de la découverte s’inscrit dans une conception de l’influence de la structure sociale sur l’agence humaine. L’opportunité stimule des comportements plus ou moins prévisibles chez l’entrepreneur, mais l’impact de ces comportements sur le développement futur de l’opportunité est en quelque sorte une boîte noire (Wood et McKinley, 2018). En revanche, l’approche de la création considère les opportunités comme des constructions sociales mises en oeuvre via l’agence entrepreneuriale (Alvarez et al., 2013).

Partant de cette analyse, le débat entre les deux approches réside dans les relations entre la structure et l’agence. Donc, nous avançons la nécessité d’inclure à la fois la structure et l’agence dans l’analyse du lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale. Cette idée permet de dépasser les réflexions théoriques des deux approches selon lesquelles la structure et l’agence doivent être étudiées séparément.

En ce sens, certains chercheurs (Chiasson et Saunders, 2005; Sarason et al., 2006, 2010; Ghamgui et Soparnot, 2020, 2021) proposent une autre voie pour développer la connaissance du lien entre l’individu et l’opportunité, suggérant que la recherche intègre la structure sociale et l’agence humaine simultanément. Ces auteurs proposent la théorie de la structuration (Giddens, 1984), méta-théorie qui tient compte à la fois de la structure et de l’agence pour fournir une alternative ontologique aux deux approches concurrentes. Cependant, alors que ces auteurs ne s’appuient sur aucune étude empirique pour avancer leurs arguments et dépasser les limites de la théorie de la structuration, nous le faisons en nous appuyant sur la théorie de la structuration (Giddens, 1984) au niveau de l’ontologie générale et en mobilisant certains développements (Barley et Tolbert, 1997; Stones, 2005) au niveau de l’ontologie in-situ.

Cadre théorique 

Par ontologie générale, nous faisons référence à la nature de l’action humaine en lien avec les structures (Berger and Luckmann, 1967; Giddens, 1984). Cela renvoie aux postulats qui concernent l’essence même du phénomène étudié (Burrell et Morgan, 1979). L’ontologie générale de la théorie de la structuration (Giddens, 1984) est positionnée à un niveau abstrait. Par conséquent, en mobilisant la théorie de la structuration, il est nécessaire de passer de la théorisation philosophique à un niveau ontique permettant l’analyse des pratiques, des dispositions et des structures spécifiques des acteurs individuels (Jack et Kholief, 2007b). Un changement de niveau ontologique est donc nécessaire pour passer d’une ontologie générale à une ontologie in-situ (Stones, 2005).

Nous présentons, dans un premier temps, les concepts principaux de la théorie de la structuration au niveau de l’ontologie générale. Puis, nous faisons le pont entre l’ontologie générale et l’ontologie in-situ à travers ses récents développements : le cycle de structuration de Stones (2005) et le processus séquentiel de structuration de Barley et Tolbert (1997).

La théorie de la structuration au niveau de l’ontologie générale

L’objectif de la théorie de la structuration (Giddens, 1984) est de comprendre l’interaction entre les actions des différents acteurs et la reproduction des structures sociales. Le « structurel » est conçu comme un ensemble de règles (des éléments normatifs et des codes de signification) et de ressources (des ressources d’autorité, qui dérivent de la coordination de l’activité des acteurs humains et des ressources d’allocation, qui proviennent une application empirique ou d’aspects du monde matériel) engagées de façon récursive dans la reproduction des structures sociales. Trois dimensions des structures, en tant que règles et ressources, sont identifiées : la signification (règles en tant que schéma d’interprétation), la légitimation (normes sanctionnant les pratiques) et la domination (ressources d’allocation et d’autorité facilitant l’exercice du pouvoir). Ce structurel n’existe que lors de son actualisation dans les pratiques qui constituent des systèmes. Selon Giddens (1984), la constitution des acteurs et celle des structures ne sont pas deux phénomènes indépendants. Il s’agit plutôt d’une dualité qui consiste en l’inséparabilité entre l’agence humaine et la structure sociale. La dualité indique que les structures sociales sont à la fois constituées par l’action humaine et le medium de cette action.

Depuis la publication des articles mobilisant la théorie de la structuration (Chiasson et Saunders, 2005; Sarason et al., 2006, 2010) pour étudier le lien entre l’individu et l’opportunité, l’influence de cette théorie a été modeste mais réelle dans la recherche sur ce lien. La théorie de la structuration a été mobilisée comme un dispositif de sensibilisation (Ghamgui et Soparnot, 2020), guidant la recherche empirique vers la séparation des trois dimensions de la structure : domination, signification et légitimation. Cependant, plusieurs chercheurs affirment que la théorie de la structuration est une méta-théorie difficilement applicable pour conduire des recherches empiriques (Gregson, 1987; Bauman, 1989).

Construire un pont : de l’ontologie générale à l’ontologie in situ

Compte tenu de la contribution de la théorie de la structuration à la recherche sur le lien entre l’individu et l’opportunité, tout développement substantiel de cette théorie mérite d’être examiné (Ghamgui et Soparnot, 2020). Un tel développement a été proposé par Barley et Tolbert (1997) et Stones (2005), qui préconisent une stratégie de recherche qui s’éloigne des concepts ontologiques abstraits, pour comprendre des phénomènes spécifiques à une période et à un lieu donnés. Dans cette partie, nous présentons le cycle de structuration de Stones (2005), puis, le processus séquentiel de structuration de Barley et Tolbert (1997) afin d’expliquer le passage d’une ontologie générale à une ontologie in-situ.

La nécessité d’introduire un niveau d’analyse méso : la Strong Structuration Theory

Stones (2005) invente l’expression « Strong Structuration » pour construire un pont (Stones et Jack, 2016) entre le niveau philosophique et le niveau analytique de la théorie de la structuration. La proposition de Stones (2005) consiste à prendre en considération l’ontologie générale de Giddens comme une base ontologique pour orienter la recherche empirique vers une ontologie in-situ via un niveau d’analyse méso. Afin de conceptualiser le lien entre les structures et l’agence au niveau méso, Stones (2005) adopte le concept de « positions-pratiques ». Ce concept ontologique encourage les chercheurs à examiner les réseaux et les relations entre des groupes d’acteurs au sein d’un système social spécifique.

Au niveau méthodologique, afin de comprendre les relations « positions-pratiques », Stones (2005) souligne que la première étape consiste à identifier l’acteur. Cet acteur, appelé « acteur in-focus », est intégré aux réseaux d’autres acteurs dans son contexte « acteurs in-contexte ». Autrement dit, les « acteurs in-contexte » sont des acteurs dans le contexte de « l’acteur in-focus » sur lesquels l’analyse n’est pas focalisée mais ils informent le comportement de « l’acteur in-focus » de la même manière que toute autre structure externe (Stones, 2005).

Pour Stones (2005), le moment de la structuration commence lorsque les « acteurs-in-focus » s’engagent dans une action intentionnelle et s’appuient consciemment ou inconsciemment sur leurs connaissances des schémas interprétatifs, des capacités de pouvoir et des attentes normatives des « acteurs-in-context » dans un contexte particulier. Tout « acteur-in-focus » doit utiliser sa connaissance des trois dimensions de la structure sociale et de la manière dont elles sont comprises et utilisées par les « acteurs-in-context ». Pour approfondir cette interaction, Stones (2005) distingue analytiquement quatre aspects de la dualité de structurel, distincts mais interdépendants. Ce cycle de structuration comprend : les structures externes, les structures internes, l’agence active et les résultats.

Les structures externes ont une existence autonome par rapport à « l’acteur-in-focus » et forment le contexte structurel de l’action. Elles sont à la fois habilitantes et contraignantes. Ceci nous amène à considérer l’importance du second élément du cycle de structuration de Stones, à savoir, les structures internes, divisées analytiquement en dispositions générales (habitus), et en structures conjoncturellement spécifiques, qui impliquent que l’acteur a une connaissance du contexte spécifique de l’action. Dans le premier cas, les structures externes sont interprétées dans le contexte des dispositions générales de l’acteur notamment, des schémas culturels, des recettes types d’action et des habitudes de paroles et de gestes. Mais c’est l’élaboration conceptuelle des structures internes conjoncturellement spécifiques qui distingue la Strong Structuration Theory de Stones (2005).

L’agence active révèle la manière dont les acteurs s’appuient sur leurs structures internes et appliquent leurs connaissances à des situations spécifiques. Stones (2005) présente deux niveaux d’analyse, à savoir, « l’analyse de la conduite stratégique » de l’acteur qui se focalise sur l’analyse des dimensions internes de l’acteur et « l’analyse stratégique contextuelle » centrée sur les dimensions externes de l’acteur. Le rôle du chercheur est donc de comprendre l’analyse contextuelle des acteurs concernés et leur compréhension de la conduite et du contexte des autres acteurs (Stones, 2015, 2016; Stones et Jack, 2016; Coad et al., 2016; Elbasha et Wright, 2017).

Les résultats de tels processus sont le fruit de l’agence active. L’acteur peut être contraint ou habilité, lorsque les conséquences sont intentionnelles ou pas. Ainsi, les structures externes et internes peuvent être préservées ou, au contraire, modifiées au cours du processus de structuration, et servir de base à une action ultérieure. Le résultat de l’action peut s’analyser en termes de reproduction ou de modification des structures de signification, domination et légitimation. La figure 1 illustre la relation entre « l’acteur-in-focus », la nature quadripartite de structuration et les relations position-pratique.

Si le cycle de structuration de Stones (2005) apporte une contribution majeure à la conceptualisation du lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale (Ghamgui et Soparnot, 2020, 2021), il fournit peu d’indications pour expliquer comment les éléments du modèle quadripartite de structuration interagissent, notamment les processus de production, reproduction et modification des structures sociales (Coad et Herbert, 2009). Aussi, et dans le prolongement de Coad et Herbert (2009), nous soulignons qu’une conceptualisation plus convaincante des processus de reproduction et de modification des structures nécessite un « tissu conjonctif » plus robuste entre les différents éléments du modèle quadripartite de structuration. Les travaux de Barley et Tolbert (1997) sont pionniers à cet égard.

Figure 1

L’acteur-in-focus dans le champ des relations position-pratique

L’acteur-in-focus dans le champ des relations position-pratique
Stones, 2005 : 85

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Les scripts : un tissu conjonctif

Adoptant le même positionnement ontologique de Giddens, Barley et Tolbert (1997) propose un modèle séquentiel de structuration. Les structures se manifestent dans les interactions quotidiennes par les actions des acteurs sous la forme de scripts, définis par ces auteurs comme « les activités récurrentes observables et les modes d’interactions caractéristiques d’un contexte particulier ». Le concept de scripts correspond à la notion de routines dans la théorie évolutionniste du changement économique. En effet, Winter (1986) souligne que, sous le concept générique de routine, nous pouvons considérer les « techniques, management pratique, stratégie, système d’information, programmes et scripts » (p. 165). L’analyse des scripts, dans le temps et dans leurs dimensions de légitimation, de signification et de domination permet de comprendre la relation entre les structures et l’agence.

La notion de scripts telle qu’appliquée par Barley et Tolbert (1997) reflète davantage les modèles d’interaction et les cadres cognitifs qui opèrent aux niveaux individuel ou collectif. Les scripts relient utilement les structures externes concurrentes ou alternatives (Bévort et Suddaby, 2016), en tant que construction macro-phénoménologique, à des niveaux inférieurs d’analyse (Thornton et Ocasio, 2008).

Le modèle de Barley et Tolbert (1997) décrit un processus en quatre étapes par lequel les structures sociales au niveau macro (externes) sont interprétées et mises en oeuvre à des niveaux d’analyse inférieurs. Ils qualifient ces étapes de « moments de structuration ». Dans un premier temps, les structures macro-sociales (externes) sont « encodées » dans des scripts individualisés. A un second moment, les acteurs mettent en acte ces scripts par le biais d’interactions relativement habituelles ou routinières. Le troisième moment implique une décision de « modifier » ou de « reproduire » les mêmes scripts. La modification est généralement adoptée lorsqu’il existe une influence exogène à travers laquelle l’acteur comprend que l’interaction n’est plus une application routinière ou habituelle de scripts. Enfin, le script modifié sera « objectivé » et « externalisé » ou entièrement institutionnalisé par la répétition continue du script modifié au fil du temps.

Malgré ses apports, le modèle de Barley et Tolbert (1997) laisse un dilemme théorique non résolu, notamment comment et pourquoi les acteurs prennent réellement la décision de modifier ou de renforcer les structures existantes (Seo et Creed, 2002). Afin de dépasser ces lacunes théoriques, notre cadre théorique s’appuie sur la complémentarité entre les travaux de Stones (2005) et de Barley et Tolbert (1997).

La méthodologie de la recherche

Dans ce qui suit, nous exposons les histoires et les récits de vie des trois cas étudiés. Puis, nous détaillons le processus de recueil et de retranscription des données ainsi que notre stratégie de codage et d’analyse.

Choix des cas étudiés

Nous nous sommes appuyés sur un échantillonnage théorique (Glaser et Strauss, 2017) afin de sélectionner trois cas d’entrepreneurs. Cet échantillonnage a permis de disposer d’un matériel empirique riche afin d’analyser le lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale. Nous avons choisi l’étude de cas multiples pour mener cette étude. En effet, cette méthode permet la compréhension et la modélisation du processus dynamique d’un phénomène étudié (Yin, 2016). De surcroit, la méthode des études de cas est couramment utilisée pour répondre aux questions du « comment » et constitue un moyen approprié pour améliorer la théorie lorsque les recherches existantes sont sous-développées (Graebner et Eisenhardt, 2004). Les données ont été recueillies auprès de trois entrepreneurs interviewés entre 2016 et 2017, ce qui nous a permis de suivre de près l’évolution du processus de création. Ces entretiens ont permis de savoir comment les entrepreneurs vivent leurs expériences et ainsi d’accéder à leurs ressentis et leur histoire.

Le recueil et la retranscription des données

Pour le recueil des récits de vie, nous avons effectué trois à quatre entretiens semi-directifs avec chaque entrepreneur (Cf. tableau 2), totalisant entre trois et quatre heures d’entretiens par individu.

Les entretiens ont débuté par des questions fermées sur l’âge, l’expérience, la formation académique, la situation familiale et l’activité de l’entreprise de chaque entrepreneur. Par la suite, nous avons posé des questions ouvertes. Nous avons notamment demandé aux personnes interrogées de parler de leurs environnements externes, réseaux, dispositions générales, cultures, valeurs et compétences, actions et les résultats de leurs actions. Notre guide d’entretien est présenté en annexe 1. Tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. Ces retranscriptions ont fait l’objet de relectures successives, de notre part et de celle des entrepreneurs.

Le codage et l’analyse de données

Tout d’abord, nous avons lu les retranscriptions d’entretiens de chaque entrepreneur afin de s’assurer de sa cohérence et de sa compréhension. Ensuite, nous avons fait un codage libre des textes afin d’identifier les différentes composantes du cycle de structuration. Un auteur a codé les données avec Nvivo 10, tandis que l’autre a codé manuellement sur les sources de données imprimées. Le codage a ensuite été comparé et discuté.

Afin de mener ce processus, nous avons mobilisé le modèle de Corley et Gioia (2004) qui se compose de trois niveaux d’analyse principaux : les concepts de premier ordre, les concepts de deuxième ordre et les dimensions agrégées. Le premier niveau d’analyse ne demande pas une compréhension théorique profonde du phénomène étudié. Cette étape a permis de poser la question suivante : que se passe-t-il au niveau théorique ? L’analyse de deuxième ordre se réfère à un niveau d’élaboration de nouvelles relations permettant une compréhension et une interprétation théorique plus poussée. Nous avons ensuite élaboré des synthèses historiques des évènements pour mieux comprendre l’imagination de l’opportunité. À la fin de cette étape, nous avons disposé de codes secondaires concernant les évolutions et les contradictions structurelles qui contraignent ou habilitent l’imagination de l’opportunité, les compétences, les expériences, les réseaux et les positions sociales des entrepreneurs ainsi que les différents scripts mobilisés à travers les actions des entrepreneurs.

Tableau 1

Synthèse des trois récits de vie

Synthèse des trois récits de vie

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Tableau 2

Présentation des cas étudiés

Présentation des cas étudiés

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La dernière étape consiste à passer aux dimensions agrégées (Corley et Gioia, 2004). Cette démarche représente une étape clé de la recherche empirique à travers l’élaboration d’une structure de données. En nous appuyant sur ces concepts, nous avons configuré visuellement nos données et élaboré une représentation graphique de la conduite des analyses à partir des données brutes. À la fin de cette étape, nous avons généré des dimensions agrégées résumant les structures externes et internes, l’agence active des entrepreneurs et les résultats de leurs actions. Afin d’approfondir notre analyse de données, nous avons relié les trois niveaux d’analyse entre eux. Cela donne une dynamique à la structure de données, ce qui la transforme d’une représentation statique des concepts étudiés à une présentation dynamique. La figure ci-dessous illustre le développement de nos catégories de codage, avec quelques passages de verbatim démonstratifs.

Figure 2

Structure de données

Structure de données

Figure 2 (continuation)

Structure de données

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Les résultats

Les investigations empiriques mettent tout d’abord en lumière la pertinence des évolutions et des contradictions structurelles. Elles révèlent ensuite le rôle des structures internes et de l’agence active. Puis, elles dévoilent les résultats du processus d’imagination d’une opportunité. Nous exposons à la fin de cette partie un modèle intégrateur du lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale.

La pertinence des évolutions et des contradictions structurelles

Les structures externes (Stone, 2005) existent indépendamment de l’action de l’entrepreneur. Il donc est important d’identifier ces structures afin d’analyser clairement le contexte général dans lequel l’entrepreneur agit et réagit. Pour les trois récits de vie étudiés, plusieurs structures externes ont été identifiées sous formes d’évolutions et de contradictions structurelles.

Dans le cas de DECO, l’entrepreneur a identifié une contradiction structurelle dans son contexte. « On a tous envie d’avoir un bel intérieur chez nous, mais la décoration intérieure coute très cher… ». Le deuxième entrepreneur AFRI a perçu une évolution structurelle. « Avec l’internationalisation, les entreprises de tailles moyennes et intermédiaires en France dans différents secteurs ont un besoin de se faire accompagner vers l’Afrique subsaharienne ». Dans le troisième cas, FEUV a constaté qu’il y avait une évolution structurelle aux niveaux politique et social. « Plusieurs études montrent que les habitants ont envie de voir plus de nature dans leur environnement ainsi que l’organisation de plusieurs conférences sur les changements climatiques financées par l’Etat ».

Le rôle des structures internes dans l’imagination de l’opportunité

Il apparaît que les structures internes des entrepreneurs jouent un rôle primordial pour répondre aux évolutions et aux contradictions structurelles en recombinant les ressources et les informations nécessaires et en mobilisant leurs positions sociales. Dans les cas étudiés, les entrepreneurs se sont appuyés sur leurs structures internes, qui traduisent leur compréhension et interprétation des structures externes, encodée à travers des scripts de signification, en tant que base pour imaginer une opportunité. Dans ce qui suit, nous présentons le rôle des dispositions générales, puis le rôle des structures conjoncturellement spécifiques.

Le rôle des dispositions générales (habitus)

DECO a développé un fort engagement dispositionnel à travers son diplôme (école de commerce). De surcroit, son expérience en tant que directrice de projets dans différentes entreprises a stimulé ce cadre dispositionnel. Ces éléments lui ont permis d’interpréter les contradictions structurelles entre le coût élevé de la décoration intérieure et le besoin d’avoir un bel intérieur chez soi comme une opportunité pour créer un site internet qui permet aux professionnels de la décoration de vendre leurs services en ligne sous forme de package très facile à comprendre et qui ne coûte pas cher. « J’étais toujours très attachée à la création, je me suis toujours dit que je voulais créer mon entreprise c’est aussi pour ça que j’ai choisi de faire une école de commerce et pas une école d’ingénieur… J’étais chez Boston Consulting Group pendant 3 ans… ensuite chez Phillips dans la direction stratégique des projets… ». AFRI a développé un fort engagement dispositionnel à travers sa formation académique en droit des affaires. Cela est stimulé par sa position sociale en tant qu’immigré en France et originaire de l’Afrique subsaharienne ainsi que par les prérogatives et les obligations attachées à cette position. Les études académiques et les schémas culturels d’AFRI lui ont permis de profiter de cette double culture et d’interpréter l’évolution du développement des entreprises françaises dans l’Afrique subsaharienne comme une opportunité pour créer une entreprise qui assure l’accompagnement des pôles de compétitivité vers l’Afrique. « J’ai commencé par faire des études de droit économique et social jusqu’au niveau maitrise en république démocratique du Congo. Après en France, j’ai préparé ce qu’on appelait à l’époque un certificat de compétences en droit des affaires. J’ai démarré une partie de ma carrière au Congo. Je connais bien les pratiques, les usages commerciaux… ». FEUV a fait des études dans les domaines de la biodiversité et la végétalisation. Ses études lui ont permis d’interpréter l’évolution socio-politique au sujet de la végétalisation des bâtiments comme une opportunité pour créer une méthode de diagnostic des potentialités de végétalisation dans le parc immobilier en zone urbaine dense. « J’étais prise à la Sorbonne en gestion de la biodiversité dans les grands projets de l’infrastructure… c’est un master qui s’appelle Bio-Terre qui fait partie de l’EIFFAGE qui est un groupe de construction et de concessions français… ».

Le rôle des structures conjoncturellement spécifiques

Les structures conjoncturellement spécifiques sont liées à la façon dont les entrepreneurs en tant qu’« acteurs-in-focus » perçoivent leur rôle spécifique dans un contexte particulier. Les résultats montrent que les structures conjoncturellement spécifiques jouent un rôle important dans le processus d’imagination d’une opportunité.

Le principal élément que tous les entrepreneurs ont jugé important lors de l’imagination de l’opportunité est le lien social. Dans le cas de DECO, son ami a joué un rôle important en lui expliquant qu’elle a les compétences nécessaires pour créer une entreprise. « J’ai commencé à sortir avec un garçon qui a créé une boite dans le secteur de l’entreprenariat culturel, il m’a dit que j’ai exactement le profil qu’il faut pour monter une boite. Il ne m’a pas mis la pression, il m’a juste montré que c’était facile, que ce n’est pas infaisable ». Dans le cas d’AFRI, c’est une rencontre humaine imprévue avec un homme d’affaire qui a stimulé la position sociale de l’entrepreneur. « L’idée est venue suite à une rencontre humaine, c’est grâce à l’aide d’une personne (un entrepreneur européen)… Cette personne m’a parlé de mes compétences et comment je pourrai les mobiliser dans le secteur de l’accompagnement… ». Comme les deux autres entrepreneurs, les structures conjoncturellement spécifiques de FEUV ont joué un rôle important dans l’imagination de l’opportunité, en particulier son tuteur de master. « Je ne m’attendais pas du tout à cette situation mais ça a dérapé quand mon directeur de master et une personne de la mairie de Paris où je faisais mon stage m’ont dit que je dois essayer de monter ce projet et de créer une boite ».

Le rôle de l’agence active

L’agence active est l’accomplissement d’un acte dans l’intention d’avoir un effet. Les résultats issus des cas étudiés montrent que l’agence active des entrepreneurs se manifeste dans la mobilisation de leurs structures internes afin d’encoder des scripts de signification, de mettre en acte des scripts de légitimation et de modifier des scripts de domination pour imaginer une opportunité.

Encodage de scripts de signification

Les études de cas soulignent que le point de départ renvoie à l’encodage des scripts de signification. En effet, ces scripts permettent aux entrepreneurs de devenir attentifs aux nouvelles informations et à leur contexte externe. Les entrepreneurs mobilisent des scripts de signification pour observer l’environnement, communiquer avec les autres et imaginer leurs processus d’interprétation.

Dans le cas de DECO, en lisant un livre sur des méthodes de self-coaching pour faire sa propre décoration intérieure (script de signification), l’entrepreneur est devenu conscient que la décoration intérieure est un investissement lourd. « En lisant un livre sur des méthodes de self-coaching pour faire sa propre décoration… j’ai trouvé que la démarche est vraiment très intéressante et n’est pas coûteuse… ». Suite à l’évaluation du développement des entreprises françaises dans l’Afrique subsaharienne (script de signification), l’entrepreneur AFRI a perçu que ces entreprises ont besoin de se faire accompagner. L’entrepreneur a interprété cette information comme une évolution socio-économique intéressante. « Aujourd’hui, je pense que l’évaluation faite du développement des entreprises françaises dans le contexte de l’Afrique subsaharienne indique des statistiques très intéressantes ». En faisant des recherches, FEUV a constaté qu’il y a de plus en plus d’études qui montrent que les habitants et surtout les européens ont envie de voir un peu plus de nature dans leur environnement (script de signification). « Il y a de plus en plus d’études qui montrent que les habitants et surtout les européens ont envie de voir un peu plus de nature dans leurs villes… ».

L’encodage de scripts de signification implique une internalisation individuelle des structures externes sous forme d’évolutions et de contradictions structurelles. Leur interprétation comme opportunité entrepreneuriale est intériorisée par les entrepreneurs. A ce stade, les entrepreneurs cherchent à trouver des preuves supplémentaires pour légitimer leurs idées initiales.

Mise en acte de scripts de légitimation

Les résultats montrent qu’en s’appuyant sur leurs structures internes, les entrepreneurs mettent en acte des scripts de légitimation pour réduire les incertitudes et démontrer que leurs idées permettent de créer de la valeur. Plusieurs scripts de légitimation ont été identifiés dans cette étude. Par exemple, DECO a choisi de passer par la chambre de commerce et son incubateur afin d’acquérir une certaine légitimité. « J’ai contacté le responsable pédagogique de l’incubateur parce que j’ai senti que ça va m’aider, ça va me dynamiser, ça va me permettre de m’orienter et acquérir une certaine légitimité… ». AFRI a contacté des connaissances à l’ambassade pour présenter son projet et dépasser ces moments d’incertitudes. « J’ai contacté quelques connaissances à l’ambassade… Ils m’ont aidé avec de l’appui documentaire et l’accès à l’information… ». FEUV s’est appuyée sur l’avis de ses amis proches pour légitimer son idée de départ. « J’ai commencé à parler de mon projet… mes amis à chaque fois que je leur parle de mon projet, ils sont convaincus et contents pour moi et c’est plutôt encourageant, ils me soutiennent ».

Pour que l’opportunité puisse être imaginée, elle doit être légitime. Les entrepreneurs ont répondu aux scripts de signification encodés en recombinant les avis d’« acteurs-in-context » à travers la mise en acte des scripts de légitimation. En ce sens, les cas étudiés montrent que les scripts de légitimation permettent aux entrepreneurs d’extérioriser les opportunités. Cependant, nos résultats montrent aussi que les entrepreneurs sont généralement confrontés à des problèmes liés au manque de pouvoir vis-à-vis des parties prenantes, traduisant des scripts habituels.

Modification des scripts de domination

Les cas étudiés soulignent que les entrepreneurs mobilisent leurs structures internes pour utiliser des scripts de domination afin d’acquérir et regrouper les ressources nécessaires dans le but de concrétiser leurs idées. Généralement, les entrepreneurs sont conscients que les ressources sont détenues par d’autres « acteurs-in-context » plus puissants. Ces acteurs peuvent ne pas apporter un soutien à une nouvelle opportunité entrepreneuriale. Par conséquent, les entrepreneurs mobilisent des scripts de domination afin d’acquérir les ressources nécessaires et le soutien des « acteurs-in-context ».

AFRI a contacté des fonds d’investissements participatifs pour financer son projet. « L’activité en elle-même demande au démarrage beaucoup d’argent pour commencer, le financement participatif présente une solution très importante pour moi ». Par le biais de scripts de domination, FEUV a présenté son projet à la mairie afin de trouver un financement. « Après quand j’ai présenté l’idée à la Mairie, ils étaient très intéressés, ils voulaient avoir des informations supplémentaires afin de me proposer une subvention ». Les entrepreneurs ont davantage recours aux scripts de domination pour acquérir d’autres ressources, tels que le capital humain et les connaissances spécifiquement liées à la production de nouveaux produits et services. DECO a contacté un spécialiste en informatique pour l’aider au développement de l’aspect technique du projet et la création du site web. « J’ai contacté un ami dans le domaine de l’informatique pour m’aider au développement de l’aspect technique du projet ».

Les scripts de domination ont guidé l’acquisition et le regroupement des ressources. Les actions des entrepreneurs, en s’appuyant sur leurs structures internes et en mobilisant des scripts de domination, conduisent à des résultats ambitieux (trouver un financement, recruter du personnel, demander des subventions…). Ces résultats traduisent la réussite des entrepreneurs à modifier les scripts habituels et résister aux contraintes imposées par les « acteurs-in-context ».

Résultats du cycle de structuration

Les résultats résument l’effet des actions des entrepreneurs, à travers la modification des scripts habituels, sur les structures externes et internes. Les résultats structurels sont clairement mis en évidence dans les cas étudiés. Ce moment se traduit pour les cas étudiés, par l’existence d’une nouvelle entreprise au sein du marché. Les résultats de la structuration sont démontrés par de nombreux exemples de modification des structures internes et externes. Ces résultats s’appuient sur la mobilisation des trois dimensions de la structure.

Par exemple, les résultats se traduisent pour DECO par l’utilisation par des clients des services fournis et la signature de partenariat (signification). « Aujourd’hui, la plateforme a été mise en ligne… ça fonctionne plutôt bien et ça commence à prendre de l’effet… J’ai entre 10 et 20 visiteurs tous les jours… Des agences d’immobilier m’ont contacté afin de signer des partenariats et proposer la box à leurs clients ». Dans le cas d’AFRI, les résultats se traduisent par la reconnaissance de l’entreprise par des hommes politiques et des fonds d’investissement (légitimation). « J’ai rencontré le chef de cabinet du ministre du Commerce de la république démocratique du Congo qui m’a félicité et m’a mis en contact avec des investisseurs africains ». Dans le cas de FEUV, les résultats se traduisent par l’obtention d’une subvention et d’un premier marché (domination). « Un architecte qui a été intéressé par mon projet, m’a proposé un projet pour végétaliser le toit d’une école dans la région parisienne ».

Les résultats se traduisent au niveau des structures internes des entrepreneurs par l’évolution de leurs réseaux et leurs positions sociales, ce qui leur permet de passer du statut d’« individu-in-focus » à celui d’« entrepreneur-in-focus » avec toutes les prérogatives et les obligations attachées à cette nouvelle position. Cela signifie que les résultats constituent des structures internes et externes d’autres « entrepreneurs-in-focus » encastrés dans d’autres cycle de structuration. C’est ainsi que nous apprenons pourquoi les structures évoluent et comment l’évolution de ces structures est impliquée dans le comportement des entrepreneurs.

À partir de ces résultats, nous avons construit un modèle intégrateur du lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale (figure 3).

Figure 3

Le lien entre l’individu et l’opportunité : un modèle intégrateur

Le lien entre l’individu et l’opportunité : un modèle intégrateur

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Discussion : contributions théoriques et managériales

Nous discutons, dans un premier temps des contributions théoriques de notre recherche. Puis, nous en exposons les implications managériales.

Les contributions théoriques

Nous exposons, tout d’abord, la portée de notre modèle intégrateur du lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale. Ensuite, nous exposons les implications pratiques de la complémentarité entre dualité et dualisme. Enfin, nous mettons en lumière notre positionnement afin de dépasser la guerre d’opportunités.

Le lien entre l’individu et l’opportunité : un modèle intégrateur

Nous avons adopté le cycle de structuration de Stones (2005) comme point de départ de notre analyse, en gardant à l’esprit qu’il serait potentiellement contesté et révisé à la suite du processus de recherche. À ce stade, nous devons souligner que notre position de départ n’était pas nécessairement celle de la défense du travail de Stones (2005). Mais, sur la base de nos résultats, nous avons pu étendre le travail de Stones (2005) en le replaçant clairement dans le processus séquentiel de structuration (Barley et Tolbert, 1997) (Cf. figure 3).

La complémentarité entre les deux modèles souligne que le rôle des contradictions et des évolutions structurelles est fondamental pour comprendre le lien entre l’individu et l’opportunité, car elles font apparaître les incohérences et les tensions au sein et entre les différentes structures externes. Les structures internes expliquent quand et pourquoi les entrepreneurs pourraient remettre en question les structures externes existantes, mais c’est l’encodage, la mise en acte et la modification de scripts qui fournissent le mécanisme de médiation entre les structures externes, les structures internes et l’agence active. La mobilisation de différents scripts explique comment l’entrepreneur mobilise ses structures internes en exerçant un pouvoir d’agence.

Notre modèle suggère que l’opportunité entrepreneuriale ne peut pas être considéré comme une découverte pure (objective) comme le prétend l’approche de la découverte, ni comme le résultat d’un processus purement cognitif comme le soutient l’approche de la création. A l’instar de l’approche de la découverte, nos résultats reconnaissent que les conditions objectives des actions des entrepreneurs (les structures externes) sont une partie importante de la conceptualisation de ce lien. Nous confirmons qu’un changement contextuel externe, sous forme d’évolutions ou de contradictions structurelles, est essentiel. Sans ce changement, les entrepreneurs ne pourraient pas imaginer une opportunité. Cependant, à la différence de l’approche de la découverte, ces évolutions et contradictions structurelles objectives ne doivent pas être considérées comme le seul élément déterminant de l’imagination de l’opportunité.

Nos résultats sont également conformes aux concepts clés de l’approche de la création, en soulignant que les croyances subjectives des individus sont l’un des éléments clés du lien entre l’individu et l’opportunité. Notre étude synthétise ces arguments en spécifiant le rôle des structures internes dans l’encodage, la mise en acte et la modification de scripts. Nos résultats montrent également que l’entrepreneur s’appuie sur ses structures internes pour interpréter les évolutions et les contradictions structurelles comme une opportunité avant de passer à l’action. Donc, l’imagination de l’opportunité commence par l’évaluation des structures externes et non par les actions des entrepreneurs comme le prétend l’approche de la création. Notre étude montre que l’entrepreneur n’agit que lorsqu’il est convaincu que ce qu’il a interprété est une opportunité entrepreneuriale. Ainsi, l’opposition entre l’approche de la découverte et celle de la création peut être dépassée, à travers notre modèle, au niveau de l’ontologie in-situ.

Par conséquent, conformément à nos résultats, l’opportunité peut être à la fois découverte et créée, ou ni purement découverte ni purement créée. Ce qui rejoint, Tang et al., (2012) qui proposent une échelle en plusieurs phases permettant de mesurer la vigilance entrepreneuriale comme un aspect central de la découverte d’une opportunité (Levasseur et Léger-Jarniou, 2015). En soulignant que les phases d’évaluation et de jugement d’opportunités montrent que l’individu et l’opportunité sont inter-reliés, ils révèlent que les variations du processus de la vigilance entrepreneuriale peuvent conduire à plusieurs types d’émergence d’opportunités (création et découverte) (Tang et al., 2012).

Complémentarité entre dualité et dualisme en pratique

Prenant appui sur le modèle de Stones (2005), nos résultats montrent qu’en se concentrant sur la relation entre les structures internes des entrepreneurs et leurs conduites, nous pouvons distinguer deux types de dualité (Kholeif et Jack, 2019). Le premier concerne la dualité acquise, dualité par laquelle les entrepreneurs ne cherchent pas activement le changement et reproduisent les mêmes ordres sociaux dominants. Cette dualité acquise se traduit par la reproduction des scripts habituels et par conséquent, l’échec de l’imagination de l’opportunité. Le deuxième porte sur la dualité critique qui se traduit dans les cas étudiés par le fait que les entrepreneurs ont montré un certain degré de distance critique par rapport aux structures internes pour les questionner. Les entrepreneurs appartenant à cette catégorie peuvent potentiellement initier ou soutenir un changement de scripts afin d’imaginer une opportunité entrepreneuriale. Cela a été observé dans l’étude des trois entrepreneurs par l’encodage, la mise en acte et la révision de différents scripts.

En outre, conformément à l’analyse de Stones (2005), nous identifions deux types de dualisme (Kholeif et Jack, 2019). Le premier concerne un dualisme intransigeant, où les structures externes sont relativement figées malgré les actions des « entrepreneurs-in-focus ». Ces contraintes agissent comme des conditions qui limitent la mobilisation de différents scripts afin d’imaginer une opportunité. Dans ce cas-là, les entrepreneurs sont incapables de modifier et dépasser les structures externes. Le deuxième porte sur le dualisme modifiable et fait référence aux structures sociales que les « entrepreneurs-in-focus » peuvent affecter de manière significative à travers la modification des scripts habituels. Selon ce type de dualisme, les entrepreneurs ont la capacité d’absorber activement les solutions structurelles d’un contexte particulier.

Tableau 3

Le lien entre l’individu et l’opportunité au niveau de l’ontologie in-situ

Le lien entre l’individu et l’opportunité au niveau de l’ontologie in-situ

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Notre contribution est de montrer que les concepts de la dualité et du dualisme sont deux positions ontologiques complémentaires pour analyser le lien entre l’individu et l’opportunité. Dans le quadrant (A) du tableau ci-dessus, les possibilités des entrepreneurs de modifier les scripts habituels sont limitées. L’encodage des scripts de signification par les entrepreneurs est principalement limité par leurs structures internes (dualité acquise) et il y a peu d’évolutions ou de contradictions structurelles offertes par leurs structures externes (dualisme intransigeant). Les entrepreneurs ne pourront pas initier le processus d’imagination d’une opportunité. La possibilité d’imaginer une opportunité est plus modérée lorsqu’un seul des deux types de structures (externes ou internes) est habilitant. En effet, lorsque les entrepreneurs ont une distance critique avec leurs structures internes, ils peuvent encoder des scripts de signification afin de remettre en question leurs structures externes. Mais quand ils sont encastrés dans un dualisme intransigeant, les structures externes sont contraignantes (le quadrant C), les entrepreneurs peuvent développer intentionnellement des stratégies visant à essayer de mettre en acte des scripts de légitimation et modifier les scripts de domination.

Dans le quadrant (B), les entrepreneurs n’ont pas de distance critique avec leurs structures internes (dualité acquise) et ces dernières sont principalement contraignantes. Ces configurations ne permettent pas aux entrepreneurs d’encoder des scripts de signification afin d’interpréter les évolutions et les contradictions structurelles comme une opportunité même si les structures externes sont principalement habilitantes. Cependant, les entrepreneurs pourraient s’écarter involontairement des structures sociales existantes pour encoder des scripts de signification, mais ils n’auront pas les capacités (dans le cadre d’une dualité acquise) de mettre en acte et de modifier les scripts habituels.

Enfin, la possibilité que l’entrepreneur imagine une opportunité est extensive (le quadrant D), quand il a une distance critique avec ses structures internes permettant l’encodage des structures externes qui, à leur tour, offrent de nombreuses évolutions et contradictions structurelles à l’entrepreneur. Dans ces conditions, l’entrepreneur initie activement l’encodage des scripts de signification, la mise en acte des scripts de légitimation et la modification des scripts de domination afin d’imaginer une opportunité.

Pour passer d’une dualité considérée comme acquise à une dualité critique sur la dimension verticale du tableau ci-dessus, d’une part, l’entrepreneur devrait être en mesure de prendre une distance critique suffisante par rapport à ses conditions d’action afin d’adopter une position stratégique par rapport à des évolutions ou contradictions structurelles particulières. D’autre part, pour passer d’un dualisme intransigeant à un dualisme modifiable sur la dimension horizontale du tableau ci-dessus, l’entrepreneur devrait avoir une connaissance adéquate des structures externes pertinentes, y compris les voies alternatives possibles, ainsi qu’une capacité adéquate pour modifier les scripts existants ou sa position par rapport à ces structures externes.

In fine, si l’opposition entre les approches de la découverte et de la création nous a permis de discuter des hypothèses ontologiques et épistémologiques sous-jacentes dans la recherche en entrepreneuriat, et a généré de riches discussions (Alvarez et Barney, 2007, 2010; Alvarez et al., 2014; Ramoglou, 2013; Suddaby et al., 2015), nos résultats suggèrent qu’une clarification analytique de la complémentarité entre dualité et dualisme peut offrir des perspectives alternatives pour re-conceptualiser le lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale.

Faire face à la « guerre d’opportunités »

Bien que le débat sur les approches de la découverte et de la création ait produit de nombreuses discussions, il a récemment ouvert un nouveau front, appelé la « guerre d’opportunités » (Crawford et al., 2016; Wood et McKinley, 2018), qui discute de l’abondance ou du maintien du concept de l’opportunité dans le domaine de l’entrepreneuriat et qui est particulièrement visible dans les échanges entre Davidsson (2015, 2017) et Wood et ses collègues (Wood, 2017, Wood et McKinley, 2018).

Afin de dépasser l’opposition entre les approches de la découverte et de la création, plusieurs chercheurs (Klein, 2008; Foss et Klein, 2012; Davidsson, 2015, 2017 a; Ramoglou et Tsang, 2016, 2017) suggèrent qu’en réponse aux défis intellectuels entourant la nature des opportunités entrepreneuriales, ce champ de recherche gagnerait à abandonner le concept de l’opportunité (Wood et McKinley, 2018). A contrario et conformément à d’autres chercheurs (Dimov, 2018; Wood et McKinley, 2018; Clausen, 2019), nos résultats mettent en exergue que l’idée d’abandonner le concept de l’opportunité est une approche intenable car cette notion peut nuire au progrès des recherches dans le champ de l’entrepreneuriat. La complémentarité entre la dualité et le dualisme démontre que les concepts de l’opportunité et de l’entrepreneur sont constitutifs l’un de l’autre. Il est ainsi impossible de comprendre les perceptions, comportements et actions de l’entrepreneur sans prendre en considération son interaction avec l’opportunité. L’entrepreneur et l’opportunité ne sont pas des phénomènes singuliers mais ils co-évoluent dans le cadre de cette complémentarité.

Implications managériales

Notre étude suggère que comprendre le lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale peut être une clef pour mieux appréhender la décision d’entreprendre. Les contributions managériales de cette recherche concernent plusieurs domaines et acteurs. Parmi les plus importants, nous citons les dispositifs d’accompagnement et les établissements d’enseignement supérieur. En effet, les organismes d’accompagnement et d’appui à la création d’entreprise peuvent bénéficier des méthodes de recueil et d’analyse des biographies et des récits de vie des entrepreneurs afin de mieux comprendre leurs motivations, leurs compétences et la façon dont ils réagissent avec leurs entourages. Il est plus facile d’accompagner des entrepreneurs avec une meilleure connaissance du processus qui les a conduit à la création d’entreprise. En s’appuyant sur l’analyse des parcours de vie des entrepreneurs, les organismes d’accompagnement peuvent identifier des idées d’amélioration de la relation entre l’accompagnateur et l’entrepreneur ainsi que la relation entre l’entrepreneur et les différentes parties prenantes. Cette démarche peut améliorer les compétences relationnelles des entrepreneurs et les pédagogies d’accompagnement afin de proposer une posture d’accompagnement plus efficace.

De surcroit, mettre en lumière les structures mobilisées et les actions entreprises par les entrepreneurs pourra servir la mise en place d’outils pour l’enseignement de l’entrepreneuriat. Cela pourra servir à adapter l’enseignement des pratiques entrepreneuriales et managériales des petites et moyennes entreprises. Les récits de vie présentés et discutés dans ce travail peuvent être mobilisés dans un cadre pédagogique où la dimension humaine des petites et moyennes entreprises est mise en évidence.

Nos résultats montrent que les structures internes conjoncturellement spécifiques des entrepreneurs étudiés jouent un rôle important durant le processus d’imagination d’une opportunité. Le réseau de l’entrepreneur est un élément majeur de ces structures. Ainsi, l’apport du capital social de l’entrepreneur est un facteur crucial pour la réussite d’une aventure entrepreneuriale. Nous suggérons la mise en place de politiques pédagogiques et d’accompagnement visant à développer le capital social des futurs entrepreneurs. Cette idée renvoie selon nos résultats à la mobilisation des « acteurs-in-context ». Ces événements permettraient aux entrepreneurs de constituer un réseau et mobiliser différentes compétences sociales jouant un rôle déterminant dans le processus d’imagination d’une opportunité.

Dans notre recherche, les trois entrepreneurs étudiés ont dû faire face à des moments critiques pour mettre en acte et modifier les scripts habituels imposés par des acteurs plus puissants. Pour mieux anticiper ces moments critiques, les structures d’accompagnement et les établissements d’enseignement supérieur pourraient bénéficier de la matrice (voir tableau 4) afin de positionner les entrepreneurs selon leur degré de distance critique avec leurs structures externes et internes. Autrement dit, afin de mieux accompagner les entrepreneurs, les structures d’accompagnement pourraient mobiliser une approche individualisée et psychologique afin de les accompagner à densifier leurs ressources personnelles. Cela peut concerner les entrepreneurs qui se situent dans les quadrants (A), (B) et (C). Ces entrepreneurs ont une possibilité limitée ou modérée pour imaginer une opportunité. En ce sens, les structures d’accompagnement pourraient adapter une posture du mentorat et du coaching personnalisé afin d’aider ces entrepreneurs à développer des compétences leur permettant de mettre en question leurs structures externes et internes afin d’accroître leur capacité à imaginer une opportunité.

Conclusion 

À partir de l’analyse de trois récits de vie, nous avons conduit une étude qualitative sur le lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale. Notre recherche s’est intéressée à une question principale : les opportunités sont-elles découvertes ou créées ?

Nous avons mis en évidence les principales oppositions entre les approches de la découverte et de la création. L’une des oppositions fondamentales est la perspective ontologique des structures sociales. Cette différence clé a conduit à d’autres problèmes connexes qui ont été illustrés par l’étude de trois parcours de vie, tels que la séparation analytique et ontologique de la structure et l’agence. Malgré ces différences, nous avons développé un modèle intégrateur du lien entre l’individu et l’opportunité en nous appuyant sur la théorie de la structuration (Giddens, 1984) et ses récents développements (Barley et Tolbert, 1997; Stones, 2005).

Nous avons montré que la complémentarité entre les travaux de Barley et Tolbert (1997) et de Stones (2005) au niveau de l’ontologie in-situ permet de produire un cadre conceptuel robuste pour comprendre le lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale. Grâce à ce cadre conceptuel, nous avons démontré que les approches de la découverte et de la création peuvent se compléter et être conciliées. Nous avons incorporé la dualité et le dualisme dans notre modèle afin de dépasser l’opposition entre les approches de la découverte et de la création. Nous rejetons l’idée selon laquelle les deux approches sont incompatibles et mutuellement exclusives.

Cependant, cette étude n’est pas exempte de certaines limites, celles-ci appelant de futures investigations. La première limite concerne le nombre de cas étudiés. Nous avons étudié trois récits de vie. Ce choix méthodologique rend difficile la généralisation des résultats à une population plus large d’entrepreneurs ou d’individus. Il serait donc intéressant de pouvoir traiter un plus grand nombre de récits. Nous invitons d’autres chercheurs à poursuivre les tests empiriques de notre modèle afin d’améliorer notre connaissance du lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale. La seconde limite concerne le contexte des entrepreneurs interrogés. En effet, le processus d’imagination d’une opportunité des entrepreneurs étudiés évolue dans un écosystème entrepreneurial français. Il serait donc intéressant d’étudier des récits de vie évoluant dans d’autres contextes qui n’ont pas la même culture entrepreneuriale et institutionnelle qu’en France. La troisième limite concerne la méthode de recueil des données. Si les entretiens ont permis l’émergence de résultats pertinents, il serait intéressant de coupler les entretiens et des observations. Une telle méthode a l’avantage de permettre une triangulation des données et ainsi d’accroître la robustesse des résultats.