Article body

Depuis plus d’un siècle, la communauté musulmane réunionnaise est restée unie tout en s’intégrant dans la vie économique, sociale et politique de l’île (Mourrégot, 2008). Cette situation contraste avec les crispations souvent relevées ces dernières décennies au sein d’autres pays occidentaux, notamment en France métropolitaine (Crettier, 2016; Tiberj, 2008). Les responsables de la communauté musulmane réunionnaise sont régulièrement consultés par les autorités françaises afin de mieux comprendre les mécanismes de cette réussite et d’identifier les pratiques susceptibles d’être transposées en France métropolitaine de façon à obtenir une harmonie similaire. Les responsables de cette communauté mettent généralement en avant les spécificité de l’islam gujarati, la tolérance de la population réunionnaise, ainsi qu’une culture valorisant les religions[1]. Notre recherche prolonge ces réflexions des acteurs suivant une approche scientifique avec pour objectif de mieux comprendre le rôle des gestionnaires au sein de ces associations.

Suivant la littérature produite ces dernières années par les sciences de gestion sur la gouvernance des associations (Eynaud & De Franca Filho, 2019; Valéau et al., 2019), nous focalisons tout d’abord notre attention sur la composition de l’assemblée générale (AG) et du conseil d’administration (CA). En effet, comme le montrent Boncler et Valéau (2010), l’absence de propriété fait que les associations appartiennent à leurs membres, il reste ainsi à définir qui peut devenir membre et qui peut devenir dirigeant. Nous abordons également les questions de dépendance et d’indépendance vis-à-vis de financeurs extérieurs, les recherches antérieures ayant montré que ceux-ci pouvaient intervenir pour imposer leurs propres normes de gestion (Pache & Santos, 2010; Verbruggen, Christiaens & Milis, 2011). Nous nous focalisons enfin sur le projet sur lequel se fonde la vision stratégique de ces associations, en considérant notamment l’importance respectivement accordée aux performances économiques, sociales et politiques (Valéau, 2003).

Pour chacun de ces aspects, nous questionnons le degré de discrétion managériale développée par les gestionnaires (Baluch & Ridder, 2020; Valéau, 2015). Nous prenons comme repère l’organisation missionnaire (Mintzberg, 1983), aujourd’hui encore identifiée comme la forme typique des organisations religieuses (De Vaujany, 2007), dans le cadre de laquelle les pratiques de gestion et de gouvernance sont directement liées aux systèmes de pensée religieux[2]. Nous analysons le cas des associations en charge des mosquées à La Réunion en tentant de faire la part des choses entre trois facteurs entremêlés que sont les caractéristiques des mouvements religieux, l’environnement réunionnais et les choix délibérément effectués par les responsables de ces structures en matière de gouvernance. Nous commençons par poser notre cadre théorique. Nous présentons ensuite notre méthodologie, puis nos résultats fondés sur les extraits d’entretiens et les fragments documentaires les plus significatifs. Nous discutons les mécanismes ainsi identifiés et les possibilités de les transposer à d’autres contextes.

Cadre théorique

Nous commençons par un repérage de la littérature associant gestion et religion. Les statuts des organisations en charge des mosquées étant généralement régis par la loi de 1901 (Basdevant-Godemet, 1998), nous identifions ensuite un certain nombre de concepts en lien avec les formes de gouvernance et les performances possibles dans le cadre associatif. Nous terminons cette revue par un focus sur la configuration missionnaire (Mintzberg, 1983) identifiée par De Vaujany (2007) comme « typique », au sens wébérien du terme, des organisations religieuses.

Les recherches sur les organisations religieuses

La gouvernance des associations en charge des mosquées se situe à la croisée du management et de la religion. Nous ne définirons pas ici la religion, mais nous bornerons, à l’instar de De Vaujany (2007) et Robertson (2003), à considérer des systèmes de croyances et de pratiques religieuses partagées par les membres d’un groupe d’individus socialement constitué, cette approche sociologique nous évitant d’aborder les contenus théologiques. Nous établissons ici une distinction entre les recherches majoritaires sur le fait religieux en entreprise et les études plus rares s’intéressant expressément à la gouvernance des organisations religieuses.

Les écrits francophones associant religion et gestion sont de plus en plus nombreux (Honoré, 2014 et 2016; De Vaujany, 2007; Gomez, 2012). Beaucoup se focalisent sur le management de la diversité et la GRH des personnes issues de cultures et de religions différentes au sein d’organisations non religieuses, notamment dans les entreprises (Honoré, 2014). Certaines recherches portent sur l’inspiration spirituelle qui guide certains entrepreneurs et certains dirigeants (Wirtz & Laurent, 2014; Castro, 2002) et de façon plus large modifient le fonctionnement de ces organisations (Galindo & Zannad, 2014). Certains écrits anglophones étudient de façon spécifique les organisations religieuses intervenant dans le champ de l’action sociale, avec souvent un focus sur les liens entre les motivations des membres et leur engagement religieux (ex. Cnaan, 1993). Aujourd’hui encore les recherches sur les organisations religieuses restent principalement focalisées sur leur engagement au sein des communautés dans lesquelles elles se situent (Gökman, 2013).

Concernant la religion musulmane, comme l’indiquent Tammam et Haenni (2007), il existe un engouement, notamment pour le marketing (Pras & Voudour-Lagrace, 2007) et la finance (Martin, 2012). Pras et al. (2007) visaient à observer les comportements et valeurs des populations musulmanes, ainsi que le fonctionnement des organisations qu’elles développent afin d’identifier le type de management qui en découle. S’inspirant des approches développées par Weber (1905), D’Iribarne (2007) et Yousfi (2007) montrent également que les valeurs musulmanes impactent la GRH et les rapports hiérarchiques. Tammam et Haenni (2007) montrent un renouveau du lien entre religion musulmane et management à travers une réinterprétation des réussites économiques individuelles comme moyen de réaliser le dessein religieux. Même si les valeurs sont différentes, cette analyse rejoint par certains aspects des liens similaires à ceux établis par Weber (1905) entre éthique religieuse et certains comportements entrepreneuriaux. Noland (2007) montrait également que l’éthique musulmane en matière d’investissement était particulièrement adaptée à l’esprit du capitalisme et favorisait la croissance des entreprises.

Finalement, selon De Vaujany (2007) et Oosthuizen et Lategan (2015), un nombre limité de recherches abordent la gestion et la gouvernance des communautés religieuses en tant qu’organisations. En francophonie, De Vaujany (2007) adopte une approche historique pour montrer le rôle des organisations religieuses dans l’émergence et l’institutionnalisation de la gestion. Concernant les associations en charge des associations musulmanes, le livre de Jouanneau (2013) se focalise sur la gestion des imams entre salariat et bénévolat en montrant que le contrôle est plus marqué dans le cadre du salariat. Concernant les écrits anglophones, l’étude Barbera (1992) évoque l’introduction d’activités entrepreneuriales dans les lieux de culte, en donnant l’exemple d’une boutique d’articles religieux au sein d’une synagogue. Le texte Perkins et Field (2010) aborde les effets de la diversité des équipes dirigeantes dans les églises chrétiennes sur la performance mesurée à travers les fréquentations des offices religieux. Oosthuizen et Lategan (2015) examinent les besoins des églises catholiques en matière de management, relèvent les manques de la littérature et proposent d’étudier la pérennité économique et spirituelle de ces groupes.

La nature organisationnelle et le statut associatif des structures en charge des lieux de culte sont établis dans le cadre de travaux situés dans le champ de droit. Le statut associatif, qu’il s’agisse de la loi 1905 ou de la loi 1901, confère à ces organisations un caractère privé conforme au principe de laïcité et de séparation de l’Etat et des religions (Basdevant-Godemet, 1998). Les associations en charge de la gestion des lieux de culte sont habituellement régies par la loi 1905 avec certaines activités, par exemple des actions humanitaires, gérées dans le cadre d’associations sous la loi 1901. Dans le cadre des associations en charge de la gestion des mosquées, Basdevant-Godemet (1998) indique que les communautés musulmanes de France s’organisent traditionnellement dans le cadre juridique de la loi de 1901 : le développement d’une école coranique confère à l’association une activité principale de nature culturelle, la gestion de la mosquée étant ensuite assurée par cette même structure. Suivant cette approche juridique, les associations religieuses appliquent des règles de fonctionnement qui induisent un certain fonctionnement : liberté d’adhésion (relative), non-lucrativité et absence de parts sociales; ces mécanismes juridico-économiques posent un cadre, un périmètre de décisions et d’actions possibles. Ce statut nous situe de fait dans une littérature sur la gestion des associations dont l’un des principaux concepts reste la « gouvernance ».

Différentes manières de gouverner les associations

L’un des principaux concepts utilisés pour comprendre la gestion des associations est celui de gouvernance (Eynaud & De Franca Filho, 2019; Valéau, 2015). Charreaux (1997) définit la gouvernance comme un ensemble de mécanismes visant à encadrer les décisions prises par les dirigeants. Hoarau et Laville (2008, p. 259) appliquent la gouvernance aux associations en considérant de façon plus spécifique « l’ensemble des mécanismes permettant la mise en cohérence du fonctionnement de l’organisation avec le projet ». Suivant une littérature plus récente, nous examinons le caractère plus moins délibéré des arbitrages ainsi effectués à travers un projet planifiant tout autant des objectifs de performances que l’organisation mise en oeuvre pour y parvenir (Valéau, 2003; 2015; Baluch & Ridder, 2020).

Tableau 1

Différents registres de performance des associations

Différents registres de performance des associations

-> See the list of tables

La première dimension de la gouvernance investiguée par la littérature sur les associations porte sur la composition des organes dirigeants. Pour Charreaux (1997) comme pour Mintzberg (1983), la gouvernance a notamment trait à la régulation des pouvoirs et contre-pouvoirs dans les organisations, la question étant de savoir qui a le droit et le pouvoir de décider. Une spécificité des associations est qu’elles n’ont pas de propriétaires au sens retenu par Charreaux (1997). Cette caractéristique écarte d’emblée la possibilité de transposer les approches actionnariales et fonde le caractère démocratique de leur gouvernance. La théorie des biens communs (Ostrom, 1990) est de plus en plus utilisée pour tenter d’adapter la notion de propriété aux organisations à but non lucratif : en l’absence de propriété individuelle ou collective, l’association appartient virtuellement à tous les acteurs directement ou indirectement concernés par ses activités (Boncler & Valéau, 2010; Laville, Young & Eynaud, 2015; Valéau et al., 2019). Cette caractéristique situe naturellement les associations dans le modèle partenarial. Ainsi, la plupart des approches de la gouvernance des associations convergent sur l’élection des membres du conseil d’administration (CA) par les membres de l’assemblée générale (AG) et, ce faisant, sur le contrôle de l’exécutif par un collectif impliquant directement ou indirectement un large ensemble de parties prenantes (Hoarau & Laville, 2008; Valéau et al., 2019).

Une deuxième spécificité de la gouvernance des associations réside dans des capacités d’autofinancement incomplètes et la dépendance vis-à-vis de ressources externes. Depuis deux décennies, les courants de l’entrepreneuriat social (Dees, 1998) et de l’entreprise sociale (Dees, 1998; Defourny & Nyssens, 2010) ont mis en avant l’importance accrue du critère d’efficience. Suivant cette perspective, la mission du président et de son équipe consiste à mettre en place des stratégies de changement d’organisation, de professionnalisation et d’accroissement de la productivité afin d’assurer la maximisation de la finalité sociale. Cependant, la plupart des auteurs objectent que sans références aux valeurs, l’association risque de perdre le sens de sa mission. Ce double enjeu économique et social, notamment posé par Kanter et Summers (1987) et par Boncler et Valéau (2010), se retrouve désormais dans la plupart des écrits sur le fonctionnement des associations.

Le troisième aspect de la gouvernance associative est l’importance du projet, l’une des principales fonctions de l’AG et du CA consistant à établir ce dernier. Une grande partie des spécificités de la gouvernance des associations résulte, en effet, d’une certaine vacuité de leur but « non lucratif » (Young, 2013) et de la nécessité d’établir un projet (Valéau, 2003; Valéau et al., 2019). Ce projet peut, suivant les cas, être le produit d’une gouvernance idéalement démocratique ou de la vision plus personnelle des gestionnaires (Eynaud & De Franca Filho, 2019; Valéau et al., 2019).

Eynaud et De Franca Filho (2019) et Valéau (2003) considèrent finalement différentes manières de gérer les associations compte tenu des rationalités sur lesquelles ces organisations se fondent pour prendre leurs décisions. Le premier cadre retenu pour évoquer les diversités des gestions associatives porte sur les registres de performance retenus. Suivant la typologie de Valéau (2003), ces registres peuvent combiner des critères de trois ordres, définis dans le tableau 1 : des critères technico-économiques en lien avec la productivité de ces organisations; des critères sociaux ciblant la dimension collective de leurs actions; ainsi que des critères politiques portant sur la stabilisation et la légitimation des modes d’organisation des pouvoirs effectivement mis en place. Valéau (2003) relie gestion et gouvernance en reprenant ainsi les travaux de Simon (1983) reliant la gestion à la décision, le projet associatif s’apparentant ainsi à une « planification de fond » ouvrant la possibilité d’une stratégie délibérée.

Selon Eynaud et De Franca Filho (2019), Hoarau et Laville (2008) et Valéau (2003), la prise en compte simultanée de tous les critères défendus par l’ensemble des parties prenantes aboutit à des contradictions et des dilemmes. Partant de là, les nouvelles approches de la gouvernance associative mettent en avant les notions d’arbitrages et de décisions délibérées (Valéau, 2015; Baluch & Ridder, 2020). Ce concept de stratégie délibérée, par opposition à celui de stratégie émergente, a été notamment développé par Mintzberg et Waters (1985) (tableau 3). L’idée sous-jacente est que les configurations de la gouvernance et les choix stratégiques effectués ne résultent pas uniquement d’une série d’adaptations, compte tenu des événements internes et externes auxquels l’organisation est confrontée, mais qu’ils suivent un tant soit peu une voie initialement définie. La définition puis la réalisation de ce projet par les gestionnaires constituent ainsi une stratégie délibérée (Valéau, 2003, 2015; Baluch & Ridder, 2020). Entre les deux, il convient de prendre en considération, comme le font les théories de la contingence, notamment Chandler (1977), le rôle des managers ici qualifiés de gestionnaires. Dans le contexte associatif, ce rôle apparaît au moins aussi déterminant que dans les entreprises.

Tableau 2

Gouvernance et pouvoir dans les associations

Gouvernance et pouvoir dans les associations

-> See the list of tables

Tableau 3

Stratégie émergente versus stratégie délibérée

Stratégie émergente versus stratégie délibérée

-> See the list of tables

Les organisations religieuses : des associations de type « missionnaire » ?

De façon tout à fait singulière, comme le souligne De Vaujany (2007), parmi les rares auteurs ayant écrit sur les organisations religieuses se trouve Mintzberg (1983). Son ouvrage intitulé « Le pouvoir dans les organisations » commence par une théorisation de la gouvernance des organisations à travers une série de configurations typiques, au sens wébérien du terme. Parmi celles-ci se trouve l’organisation missionnaire qui correspond, selon Mintzberg (1983), à une configuration typique de certaines associations, en particulier des organisations religieuses. Valéau (2015), s’appuyant notamment sur les travaux de Rothschild et Stephenson (2009), montre que la configuration missionnaire apparaît de façon quasi systématique durant les premiers stades du développement des associations, mais qu’elle est ensuite susceptible d’évoluer vers des formes privilégiant une gestion plus professionnalisée. Selon De Vaujany (2007), les travaux de Mintzberg (1983) restent à ce jour la contribution théorique la plus aboutie concernant la gestion des organisations religieuses. La contribution de Mintzberg (1983) dresse ainsi un portrait précis de ce type d’organisation que nous intégrerons comme repère pour analyser le cas étudié.

La spécificité des organisations missionnaires est qu’elles sont intégralement dominées et régies par ce que Mintzberg appelle « l’idéologie ». Mintzberg parle ainsi d’une coalition interne dominée par l’idéologie et de leaders charismatiques incarnant cette dernière. Selon Mintzberg (1983), ces organisations influencent leur environnement plutôt que l’inverse. Cette configuration missionnaire correspond typiquement, selon Mintzberg (1983), aux associations militantes et aux associations religieuses. « Le pouvoir dans les organisations » est l’un des ouvrages les plus cités en gestion, mais, de façon surprenante, ce chapitre consacré aux organisations missionnaires n’a que peu été utilisé dans le cadre des recherches sur les associations. Nous ne pouvons reprendre toute l’analyse de Mintzberg développée sur plusieurs dizaines de pages, nous présentons ici quatre extraits clés du chapitre que Mintzberg (1983) consacre à cette configuration missionnaire.

« L’indice le plus marquant est un sens intense de quelque chose d’unique. Les hommes se comportent comme s’ils connaissaient un merveilleux secret que personne en dehors des quelques privilégiés ne pourrait jamais comprendre. Parmi les autres caractéristiques de cette configuration du pouvoir est la présence passée et présente de leaders charismatiques. » (Mintzberg, 1983, p. 368). Pour Mintzberg (1983), la configuration missionnaire du pouvoir peut s’appliquer à un large éventail d’organisations. L’important, selon lui, ne porte pas sur les contenus de l’idéologie, mais sur le statut qui leur est accordé. Citant Clark (1970), il considère l’exclusivité et l’importance accordées à ces contenus qui différencient les membres de l’organisation : ceux qui ont compris, ceux qui croient, ceux qui savent par rapport aux autres. Cette idéologie est portée par un ou plusieurs leaders dont la légitimité est entièrement liée à ce système de pensée.

« Il ressort qu’on ne pratique guère les jeux politiques dans cette configuration. Tous les efforts visent à poursuivre le plus loin possible l’objectif de préserver, d’étendre et/ou de perfectionner la mission de l’organisation. » (Mintzberg, 1983, p. 369) La principale vertu de cette configuration est la stabilité : stabilité de l’organisation et, à travers elle, la stabilité de l’idéologie. Les phénomènes ainsi décrits ne sont pas sans rappeler la solidarité mécanique décrite par Durkheim (1893) à propos des sociétés traditionnelles.

« En vérité, plutôt que de subir l’influence de son environnement, le missionnaire s’efforce souvent d’inverser le sens de l’influence, en imposant sa mission à son environnement. » (Mintzberg, 1983, p. 370.) Partant de là, la mission de l’organisation missionnaire consiste à préserver et partager cette idéologie. Comparativement aux autres configurations examinées par Mintzberg (1983), ce principe de préservation déroge à ce qui constitue l’un des principes de base des théories de l’organisation : l’adaptation à des fins de survie. Cette inversion du sens de l’influence comprend non seulement une fermeture aux influences externes, mais aussi, selon Mintzberg (1983), une recherche d’extension de l’influence de cette idéologie « autour » de l’organisation, à travers notamment le recrutement et l’intégration de nouveaux membres. Ces formes d’expansion sont détaillées par De Vaujany (2007), elles passent par la duplication à l’identique de la structure de base de l’organisation religieuse, préservant ainsi la cohésion des groupes restreints. 

« L’idéologie forte sert à intégrer solidement la coalition interne autour des objectifs idéologiques. Cela permet aussi à ses membres de prendre des décisions, puisque chacun d’eux partage les traditions et les croyances. » (Mintzberg, 1983, p. 369) L’idéologie correspond dans le contexte des organisations religieuses à des systèmes de pensée religieux qui, du point de vue des acteurs relèvent de la foi et de l’attachement spirituel partagé. Ceux-ci sont ici abordés sous un angle sociologique et gestionnaire à travers leurs effets sur les pratiques et comportements. La socialisation ainsi analysée est telle que ces systèmes de pensée religieux structurent et orientent l’ensemble des décisions et rationalités d’action de chacun des membres de ces organisations.

Selon Mintzberg (1983), les éléments ci-dessus sont caractéristiques aussi bien des associations militantes sociétalement engagées que des associations religieuses. Sur le plan épistémologique, Mintzberg (1983) ne donne pas à cette configuration du pouvoir dans les organisations un statut « positif » au sens ontologique du terme, mais lui confère le statut de type idéal au sens wébérien du terme, il s’agit d’une structure logique ordonnant différents paramètres observés et analysés sous la forme d’une représentation cohérente. Nous prenons cette configuration comme repère théorique. Suivant une approche inspirée des théories de la contingence (Lawrence & Lorsch, 1967; Mintzberg, 1983; Chandler, 1977), ce repère nous permet d’identifier les écarts entre le cas examiné et ce modèle, et de les analyser suivant les définitions précédemment établies en termes de stratégies émergentes et de stratégies délibérées, afin, suivant notre question de recherche, de pouvoir mettre en lumière le rôle des gestionnaires. Sur le plan méthodologique, cette comparaison, par rapport à un repère théoriquement préalablement identifié, correspond aux recommandations de Yin (2009) dans le cadre d’une étude de cas.

Méthodologie

L’objectif de notre recherche est d’explorer le fonctionnement des associations en charge des mosquées à La Réunion. Cette exploration prend la forme d’une étude de cas unique, suivant les principes méthodologiques établis par Yin (2009). Dans le cadre de ce cas unique, nous intégrons le fait que ces associations, bien que situées dans différentes municipalités, relèvent des mêmes statuts, de la même population, dans le même contexte, celui de La Réunion. Les différents entretiens et les documents constituent ainsi autant de fragments venant se compléter pour établir une vue d’ensemble de la réalité étudiée. Nous structurons ces fragments suivant les axes identifiés dans le cadre de la partie théorique : performances technico-économiques, sociales et politiques, pouvoir du gestionnaire entre celui des coalitions internes et externes, et caractère émergent ou délibéré de la stratégie ainsi mise en place. Nous confrontons ensuite les résultats obtenus aux caractéristiques de l’organisation missionnaire de Mintzberg (1983), celle-ci ayant été identifiée par De Vaujany (2007) comme la configuration typique des organisations religieuses. Nous tentons, ce faisant, de faire la part des choses entre les adaptations à l’environnement (Yin, 2009) et, in fine, suivant notre question de recherche, les délibérations des gestionnaires.

Tableau 4

Liste des entretiens

Liste des entretiens

-> See the list of tables

Tableau 5

Liste des documents

Liste des documents

-> See the list of tables

Nous explorons le cas des associations en charge des mosquées à La Réunion à travers deux séries de données complémentaires : des entretiens semi-directifs (tableau 1) et des documents (tableau 2). Nous avons mené un total de quinze entretiens. A l’exception d’un imam salarié, tous concernaient des responsables bénévoles occupant ou ayant occupé différentes fonctions au sein de ces associations (tableau 1). Afin de pas influencer nos interlocuteurs, nos questions étaient volontairement larges : « Depuis combien de temps occupez-vous cette fonction ? », « Pourriez-vous décrire les fonctionnements de ces associations ? » Ces questions ouvertes permettaient, suivant un cheminement semi-directif (Denzin & Lincoln, 1994), d’aborder les différents thèmes listés dans le cadre de notre grille d’entretien : performance, rôle et pouvoir des différentes instances, caractère plus ou moins délibéré des fonctionnements décrits. Lorsque certains thèmes n’avaient pas été spontanément abordés au cours de l’entretien, nous les formulions sous la forme de questions plus explicites.

Les analyses documentaires listées dans le tableau 2 ont porté sur les statuts de ces associations, sur des discours officiels prononcés par les responsables, ainsi que sur le procès-verbal de l’assemblée générale ordinaire de 2017. Nous avons également pu obtenir une copie d’un courrier officiel de 1901 écrit par le responsable de la communauté au gouverneur demandant l’autorisation de construire une première mosquée. Le contenu de ce courrier ayant valeur de document historique nous a semblé parfaitement refléter le caractère délibéré des fonctionnements aujourd’hui encore en place.

Il importe de préciser que l’un des chercheurs impliqués dans le cadre de cette recherche est lui-même issu de cette communauté. Cette appartenance nous a permis d’obtenir plus facilement la confiance des responsables et a facilité les rencontres et l’accès aux documents. Elle introduit néanmoins des risques de biais dus à l’implication du chercheur sur le terrain de l’étude. La distance nécessaire a été assurée par le second chercheur, quant à lui totalement extérieur à cette communauté. Selon Denzin et Lincoln (1994), la confrontation, tout au long de la recherche, de la conception au codage jusqu’à la rédaction, des points de vue de différents chercheurs contribue à la fiabilité et la validité des recherches qualitatives.

L’analyse des données a été effectuée à partir des concepts définis dans le cadre de la partie théorique, ceux-ci ont été utilisés en tant que codes de premier et de second ordre. Nous complétons cette interprétation par des codes in vivo et des extraits d’entretiens et de documents que nous présentons sous la forme de tableaux. Là encore, les connaissances personnelles du chercheur issu de cette communauté ont facilité la compréhension des données, cette triangulation d’observation participante et observation extérieure contribuant, selon Denzin et Lincoln (1994), à la pertinence et la vraisemblance des interprétations. Les résultats de ces interprétations ont ensuite été situés par rapport aux caractéristiques des organisations missionnaires.

Présentation du cas

L’histoire de l’islam à La Réunion commence en 1860, à la fin de l’esclavage (1848), avec l’arrivée d’une diaspora indienne principalement en provenance de la région du Gujarat. À La Réunion, cette petite communauté a progressivement cherché à mieux pratiquer sa religion, notamment par la construction des lieux de culte et des écoles coraniques, sans s’imposer aux autres communautés. Un premier terrain a ainsi été acheté en 1892 dans ce qui allait devenir par la suite l’artère commerciale principale du chef-lieu de La Réunion. En 1897, la demande de construction fut faite auprès de la gouvernance de l’île et la première mosquée de France fut inaugurée le 29 novembre 1905. La même opération a été effectuée, parallèlement, dans l’autre grande ville de l’île, à Saint-Pierre, avec l’acquisition d’un terrain (1905) et la construction d’une grande mosquée en 1913 (Mourrégot, 2008).

A ce jour, la communauté musulmane sunnite représente environ 40 000 personnes soit 5 % de la population. La communauté s’est ainsi structurée autour des mosquées et médersas situées au coeur des principales villes, avec comme cadre juridique le statut associatif de type loi de 1901. Quatorze associations indépendantes et autonomes sont établies dans l’île. Ces structures sont regroupées au sein de l’UMSR (Union des mosquées sunnites de La Réunion) qui a pour objectif d’accompagner les comités de gestion et de mutualiser les moyens dans différents domaines. L’ensemble des mosquées fonctionne suivant un modèle associatif. Les biens sont inaliénables et sont gérés par une association employant des salariés comportant principalement des ministres du culte (imams) dirigeant à la fois la prière et enseignant à l’école coranique accolée à la mosquée. Dirigées par un président élu par les adhérents, ces structures sont autonomes financièrement grâce aux dons et aux loyers des immeubles. La plus grande des structures est l’AISD à Saint-Denis dont la création remonte à 1915. Elle dispose d’un budget de plus d’un million d’euros. Elle gère cinq mosquées et quatre médersas (à la fois en centre-ville et dans les écarts) ainsi qu’une école sous contrat avec l’État (la seule sur le territoire français), elle emploie environ trente-deux imams. Les autres associations, avec des moyens bien que plus modestes, fonctionnent sur le même principe (Mourrégot, 2008).

Résultats

Nous présentons nos données sous la forme de tableaux dans le cadre desquels les extraits d’entretiens et de documents les plus significatifs sont mis en lien avec les codes correspondant aux concepts définis dans la partie théorique d’une part, et avec un certain nombre de codes in vivo résumant le propos, d’autre part. Ces extraits numérotés sont ensuite référencés dans le texte. Le premier paragraphe de chaque sous-section synthétise les contenus des tableaux, le paragraphe suivant confronte les caractéristiques des associations en charge des mosquées aux caractéristiques des organisations missionnaires.

Des performances à visée principalement sociale

La performance sociale des associations en charge des mosquées à La Réunion rejoint la réalisation de leur mission principale qui consiste à maintenir le sens d’une communauté au sein des descendants des migrants venus du Gujarat au début du xxe siècle (tableau 6, extraits 1.1 à 1,4). Ce sens de la communauté se fonde sur le partage d’une même religion concrétisé par des pratiques communes au sein des mêmes lieux. Les écoles coraniques transmettent ces liens de génération en génération. Cette performance sociale se manifeste à travers un fort sentiment d’appartenance à cette communauté et par une grande fierté concernant la réussite de ses membres au sein de la société réunionnaise.

La performance économique apparaît suivant cette perspective comme un moyen efficace d’acquérir les ressources permettant de financer l’infrastructure et les personnels nécessaires au fonctionnement des mosquées et des écoles adossées (tableau 6, extraits 2.1 à 2,3). Comme le montrent les extraits d’entretiens en lien avec ce registre, les associations en charge des mosquées à La Réunion ont suivi une évolution inverse à la plupart des associations loi 1901 en commençant par un chiffre d’affaires issu d’activités économiques annexes, principalement des revenus locatifs, mais aussi la facturation des enseignements. Plus tardivement, ces associations ont fait appel au don en mobilisant leurs membres dont une partie est constituée d’entrepreneurs ayant particulièrement réussi. Ce business model étant équilibré, ces associations n’ont pas de dépendance vis-à-vis de l’extérieur.

La performance politique est moins visible, mais néanmoins importante, celle-ci prend la forme, comme nous allons le voir ci-après, d’une préservation des liens avec les parties prenantes externes et d’une absence de conflits en interne (tableau 6, extraits 3.1 à 3,3).

La gouvernance dominée par les gestionnaires

Au niveau de la coalition interne (tableau 7, extraits 4.1, 4.2 et 4.3), l’une des règles les plus inhabituelles que l’on peut observer dans le cadre de ces associations est un scrutin dans le cadre duquel la liste arrivée en tête dispose de l’ensemble des sièges du conseil d’administration. Les listes sont constituées sur la base de liens avec les différentes familles et des compétences nécessaires pour pouvoir assurer la gestion de la structure. L’influence de la coalition externe s’exprime principalement par les lois françaises en vigueur, dans la mesure où les performances économiques n’induisent aucune dépendance vis-à-vis de financeurs extérieurs (tableau 7, extraits 5.1, 5.2 et 5.3). Les coalitions internes et externes sont hermétiquement séparées dans la mesure où, si les non-Gujaratis peuvent devenir membres, ils ne peuvent être élus. Le gestionnaire assure la pérennité de ce système, les imams étant désignés et salariés sous leur subordination (tableau 7, extraits 6.1, 6.2 et 6.3).

Une stratégie essentiellement délibérée

Il convient tout d’abord de relever qu’une partie des performances précédemment identifiées « émerge » du contexte réunionnais (tableau 8, extraits 7.1 à 7,4). Comme indiqué dans la présentation de ce cas, l’histoire de La Réunion a abouti à la cohabitation de multiples religions. Les personnes de différentes communautés et confessions se côtoient à l’école puis dans la vie professionnelle. La Réunion, au demeurant fondamentalement laïque, est également culturellement caractérisée par une forte valorisation de la religion (Mourrégot, 2008). Les autres communautés fonctionnent à certains égards de façon similaire à la communauté gujaratie, avec une forte cohésion interne entre les membres et un grand respect des autres dans leurs différences. On observe ainsi une spécificité réunionnaise en matière de dialogue interreligieux dans le cadre duquel les associations en charge des mosquées s’inscrivent sans en être les instigatrices.

Il reste que les documents examinés ainsi que les éléments d’histoire repris par nos interlocuteurs lors des entretiens indiquent que les stratégies et règles de gestion présentées dans les sous-parties précédentes ont été en grande partie « délibérées » par les premiers arrivants, puis « délibérément » préservées par les gestionnaires qui se sont succédé à la tête de ces associations (tableau 8, extraits 8.1 à 8,7). Cette importance délibérément prise par les gestionnaires entre les coalitions internes et externes constitue l’une des principales caractéristiques des associations en charge des mosquées réunionnaises.

Tableau 6

Données concernant les performances[3][4]

Données concernant les performances34

-> See the list of tables

Tableau 7

Données concernant la gouvernance et le pouvoir

Données concernant la gouvernance et le pouvoir

-> See the list of tables

Tableau 8

Données concernant le caractère émergent et délibéré de la stratégie[5][6][7]

Données concernant le caractère émergent et délibéré de la stratégie567

-> See the list of tables

Discussion

Cet article explore les modes de gouvernance et les performances des associations en charge des mosquées à La Réunion. Nous avons ainsi découvert des organisations gestionnaires relativement différentes des organisations missionnaires décrites par Mintzberg (1983). Comparativement aux organisations missionnaires, les associations en charge des mosquées à La Réunion ne mettent pas en avant la religion, mais la possibilité pour les membres d’une communauté de pratiquer ensemble cette dernière. L’accent est mis sur les performances sociales en matière d’animation de la communauté gujaratie. Les performances économiques et politiques sont évoquées de façon secondaire par nos interlocuteurs, mais jouent en réalité un rôle majeur dans la mesure où elles permettent aux gestionnaires de garantir cette performance sociale de façon pérenne. Ces mécanismes résultent d’une stratégie délibérée au sens défini par Mintzberg et Waters (1985), autrement dit d’une rationalisation a priori définie puis systématiquement mise en oeuvre dans laquelle nous reconnaissons une main visible du gestionnaire.

Le gestionnaire assure tout d’abord l’interface avec les coalitions externes. Alors que les associations musulmanes revendiquent la perpétuation de certaines traditions, la génération de ressources financières autonomes les situe au coeur des approches les plus modernes de l’entrepreneuriat social (Dees, 1998). La séparation de l’activité religieuse et l’organisation de l’acquisition de moyens utiles ou nécessaires à la pratique de cette dernière permettent de préserver l’approche établie par les fondateurs. Cette démarche entrepreneuriale garantit l’indépendance financière et, ce faisant, idéologique et théologique des associations musulmanes réunionnaises vis-à-vis des coalitions externes (Mintzberg, 1983; Charreaux, 1997). Partant de cette indépendance, ces associations posent une série de paradoxes en matière d’entrepreneuriat institutionnel. Elles participent à de multiples réseaux formels et informels (Annette et al., 2018). Cependant, leur objectif n’est pas de contribuer à la transformation du territoire, mais à la conservation d’une harmonie qui constitue à la fois un dessein collectif réunionnais, mais aussi un intérêt particulier de la communauté musulmane.

Cependant, la fonction gestionnaire de ces associations ne se limite pas à l’acquisition de ressources, elle intègre une fonction de gouvernance visant à réguler le comportement des différentes coalitions internes avec pour objectif la prévention des tensions et conflits (Valéau, 2003) afin d’éviter de devenir ce que Mintzberg (1983) appelle une « arène politique ». Le premier mécanisme de gouvernance intentionnel interne, au sens de Charreaux (1997), développé à cette fin est la sélection des membres possédant un droit de vote au sein de l’assemblée générale. Les associations étudiées ont opéré en la matière un choix assez marqué en restreignant ce droit aux personnes d’origine ou d’ascendance gujaratie. Certains questionneront ce qui leur apparaîtra comme une forme de discrimination. Cependant, l’examen du droit montre que des sélections de cet ordre peuvent être précisées dans les statuts. Par exemple, le fait d’avoir fréquenté une école donnée, le fait d’avoir plus d’un certain âge, ou encore le fait de posséder une nationalité donnée, dès lors que ces critères sont en rapport avec l’objet social de l’association. Cette clause, tacitement acceptée par les autorités, permet effectivement de prévenir la prise de contrôle de ces associations par des coalitions externes (Pache & Santos, 2010; Mintzberg, 1983). Le second mécanisme interne intentionnel en lien avec la gouvernance et la régulation des pouvoirs des coalitions est, en lien avec les théories de l’agence (Charreaux, 1997), le recrutement et le salariat des imams par les gestionnaires de l’association. Cette configuration n’est pas sans rappeler les organisations professionnelles. L’imam apparaît comme un expert chargé de contribuer à la réalisation de la mission. Le troisième mécanisme interne intentionnel est la gouvernance par des membres issus de la même liste. Le vainqueur des élections obtient la totalité des sièges. L’objectif de cette mesure reste, là encore, la prévention des tensions, voire des conflits, entre des coalitions internes qui risqueraient de s’opposer régulièrement sur les décisions stratégiques. Cette solution constitue une réponse possible aux contradictions relevées par Valéau et al. (2019) entre idéal du projet et idéal démocratique. Il s’agit ici d’un idéal de paix sociale.

Le dénominateur commun de ces différents mécanismes ainsi mis au jour reste, en référence aux travaux de Chandler (1977), la main visible du gestionnaire à travers le projet. Cet ascendant s’exerce sur l’ensemble de l’organisation, y compris sur le religieux. Les travaux de Valéau (2003) et Valéau et al. (2019) montrent que, dans les associations, le rôle du gestionnaire oscille entre idéal du projet et idéal démocratique. Dans le cadre des associations en charge des mosquées à La Réunion, le gestionnaire est le gardien d’un fonctionnement définissant les espaces dans le cadre duquel la religion s’exprime. L’expansion vers l’extérieur reste par ailleurs limitée à l’accueil des autres populations musulmanes de l’île au sein des lieux de culte, cependant sans droit de vote. Nous retenons ainsi une gouvernance fondée sur une double interface entre l’interne et l’externe et entre le religieux et le fonctionnement quotidien, avec, en interface, le gestionnaire. Cette stratégie est essentiellement délibérée. Les principes fondamentaux ont été en partie établis par les premiers arrivants dans le cadre de la demande auprès du gouverneur de l’époque, en date du 25 novembre 1897. Depuis, les gestionnaires se succèdent, conservant ces principes, ils ne cherchent pas à promouvoir une vision, mais contrôlent l’absence de jeux politiques et préviennent les tensions. La performance ainsi visée est aussi politique au sens de Valéau (2003). Cette configuration apparaît profondément différente de la configuration des organisations missionnaires de Mintzberg (1983). Ainsi ce n’est pas la religion qui fonde la gestion, mais la gestion qui organise la religion.

Cette gouvernance fondée sur l’acquisition entrepreneuriale des ressources, sur le contrôle des membres, sur l’établissement d’une majorité absolue, sur le salariat des imams et sur une participation active au développement économique, social et politique du territoire semble a priori transposable au contexte métropolitain, d’autant que, comme l’indique Basdevant-Gaudemet (1998), les musulmans de France sont également organisés sous forme associative. La situation métropolitaine semble cependant, à certains égards, très différente de la situation réunionnaise : les communautés musulmanes sont issues d’autres pays, l’histoire de leur intégration n’est pas la même et les crispations observées au cours des dernières années, sans être irréversibles, limitent les marges de manoeuvre. La laïcité y est formellement la même, mais la valorisation des religions n’est pas aussi forte en métropole qu’à La Réunion. Comme le rappelait Christophe Castaner[8], la laïcité ne vise pas à « restreindre les pratiques religieuses en empêchant leur exercice ou leur organisation », elle doit permettre aux citoyens de « vivre paisiblement leur foi ». Il ne s’agit pas seulement de donner accès à de nouvelles ressources afin de réduire les influences extérieures, il faut aussi, suivant les résultats de notre étude, légitimer les gestionnaires de ces structures afin de leur donner les moyens de délibérer et mettre en oeuvre des stratégies dans ce sens. Des actions dans ce sens ont été déjà été entreprises par les différents gouvernements qui se sont succédé au cours de ces dernières années, avec notamment les mesures envisagées par le gouvernement actuel visant à renforcer le rôle du Conseil National des Musulmans de France, à aider à la formation des imams et à permettre un meilleur accès au financement pour construire les lieux de culte.

Le cas des associations en charge des mosquées appelle de nouvelles recherches qui, par comparaison avec d’autres pays, permettraient de mieux prendre la mesure des spécificités des phénomènes ici observés. Gökman (2013) évoque la diversité des relations entre ces organisations religieuses et la société civile entre la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suède. Aux États-Unis, Scheitle et al. (2016) montrent que les organisations religieuses, privilégient, comme les organisations musulmanes en France, un statut associatif de droit commun plutôt que le statut propre aux organisations religieuses. De façon plus spécifique, le cas des associations en charge des mosquées nous situe d’emblée dans une forme d’interculturalité très particulière à travers la rencontre entre la diaspora gujaratie et les communautés qui peuplent l’île de La Réunion. Cependant, les diasporas musulmanes sont présentes dans tous les pays dits occidentaux. L’ouvrage de Khan et Siddiqui (2017) donne une vision d’ensemble des associations musulmanes aux États-Unis. L’ouvrage montre que le maintien des identités des pays dont sont issues ces différentes diasporas musulmanes se perpétue à travers les écoles coraniques et les actions humanitaires. L’ouvrage montre également que cette identité se définit par rapport à la culture d’accueil, les États-Unis valorisant, à l’instar de La Réunion et à la différence de la France métropolitaine, l’expression des religions dans l’espace public.

Conclusion

La question posée dans le cadre de cette étude sur les associations en charge des mosquées est de savoir dans quelle mesure les configurations de la gouvernance et les performances observées sont le fruit d’une stratégie délibérée (Valéau, 2015; Baluch & Ridder, 2020). Nos résultats montrent une gouvernance performante suivant les différents registres établis par Valéau (2003). Le modèle économique équilibré, accordant une large part à l’entrepreneuriat immobilier, permet à ces associations de ne pas dépendre de financeurs extérieurs. La sélection des membres dirigeants au sein des descendants gujaratis, la constitution d’une majorité absolue et le salariat des imams préviennent les glissements de la coalition interne vers ce que Mintzberg (1983) appelle « l’arène politique ». Le projet mettant en avant l’intégration au sein de son environnement, en privilégiant le dialogue avec les autorités et la participation active à la vie de la cité, facilite l’acceptation de la communauté musulmane en même temps que la reconnaissance d’une certaine spécificité identitaire.

L’originalité de ces différents points apparaît par contraste avec la configuration missionnaire (Mintzberg, 1983) habituellement considérée comme la forme typique des organisations religieuses (De Vaujany, 2007). Alors que ces dernières sont spontanément régulées par la pensée commune, qu’elle soit idéologique ou religieuse, dans les associations en charge des mosquées, la fonction gestionnaire apparaît à la fois dominante et délibérante. Les principes gestionnaires ici observés ont été délibérément institués par les premiers migrants. Ils ont depuis été délibérément conservés par les gestionnaires actuels. Ainsi, nous expliquons les performances observées par le caractère délibéré, au sens de Valéau (2003, 2015) et Baluch et Ridder (2000), de la gouvernance, ainsi que par l’importance accordée à la gestion et finalement par son ascendant sur le religieux. En partie liées à une société réunionnaise valorisant les faits religieux, ces performances sont aussi le fait d’une force d’adaptation parfaitement organisée, ce faisant, transposable à d’autres contextes.