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Les stratégies BoP (Bottom of the Pyramid), démocratisées en 2004 dans l’ouvrage majeur de Prahalad, consistent à penser que l’activité managériale et les choix stratégiques des entreprises à l’international peuvent affecter positivement les populations défavorisées situées au bas de la pyramide économique (quatre milliards d’individus). Un rapide balayage de la littérature met en évidence un maillage d’études et de sujets très étendu : apprentissage (Pestre, 2010; Schuster et Höltbruge, 2013), légitimité (Simanis et Hart, 2008), utilisation des technologies (Gollakota et Doshi, 2011; Dey et al., 2013), partenariats privé-ONG (Organisation Non Gouvernementale), orientation sociale (Martinet et Payaud, 2007) ou encore alliances stratégiques (Nielsen et Samia, 2008; Vachani et Smith, 2008; Rashid et Rahman, 2009), le tout dans un contexte international où les modèles traditionnels ne peuvent être simplement adaptés (London et Hart, 2004). La liste est longue, tant les projets de recherche se sont démultipliés, engendrant une arborescence à la fois disciplinaire mais également thématique, théorique et méthodologique.

La construction scientifique du champ suit une logique résumée ici en trois temps forts; (1) multiplication des observations qualitatives, principalement via des études de cas (voir par exemple Payaud, 2014), (2) constat que les stratégies BoP s’avèrent très difficiles à mettre en place et que l’obtention de gains financiers est un réel défi (Garrette et al., 2015) qui demande aux entreprises de repenser drastiquement leurs connaissances (Olsen et Boxenbaum, 2009), (3) besoin de synthèse et de validation empirique, nécessité de construire des modèles intégrateurs (Martinet et Payaud, 2010) pour répondre à ce double objectif de performance économique et sociale. Dès lors, le front de recherche s’oriente vers de nouveaux travaux, des propositions de modèles intégrateurs émergent (Reiner et al., 2015 et Cheillan et al., 2016). Cet effet de validation et de confirmation scientifique se ressent aussi avec l’apparition de plus en plus présente et récente de méthodologies quantitatives (Bates et Buckles, 2018; Olthaar et al., 2019) ou de modèles plus larges (Zhu et al., 2019).

Fort de ces différents constats, le postulat de cette recherche est le suivant : les stratégies BoP présentent une vraie richesse scientifique et méritent une attention particulière, notamment de la part de la recherche en management international. Des questionnements de fond restent en suspens, comme par exemple la place du BoP dans les modèles classiques d’internationalisation ou encore son apport à ces mêmes modèles. Le lien entre les performances économique, sociale, et plus récemment environnementale concernant ce marché de 4 milliards d’individus attend lui aussi d’être validé. Enfin, qu’il s’agisse des pratiques managériales inclusives sur le terrain BoP, des conséquences économiques et sociales pour les populations BoP, des innovations multiples ou des connaissances importantes capitalisées par les entreprises, le BoP est encore un champ de niche peu ou mal connu de la recherche en Sciences de Gestion, du management international et plus largement, de notre société. Aussi, entre débats et multiplicité d’approches théoriques et méthodologiques, il semble nécessaire, au bout de 20 ans de cumul de connaissances, de faire un bilan pour envisager un futur fait de promesses que le BoP permet de concrétiser. Cet article propose donc la question de recherche suivante : « Quelles sont les perspectives de recherche pour le management international après deux décennies de structuration scientifique du champ des stratégies au bas de la pyramide ? »

Répondre à cette question passe d’une part par l’analyse de la structure du champ (axes fondamentaux qui structurent la pensée intellectuelle en courants de recherche), d’autre part par l’étude des tendances actuelles du front de recherche. Une étude bibliométrique semble ainsi indiquée pour répondre à ce double objectif. En effet, les analyses bibliométriques permettent une représentation statistique indépendante du chercheur tout en ayant une forte représentativité grâce à la mobilisation de nombreux articles intégrant eux-mêmes de nombreuses références biographiques. Or, à l’heure actuelle, il n’existe pas d’étude bibliométrique du champ BoP couplant étude de la structuration du champ et du front de recherche. Cet article se propose donc d’analyser en détail et par le biais de méthodes bibliométriques le champ BoP pour faire un bilan après vingt ans de recherche et proposer des pistes de recherche pour le management international.

Méthodologie

L’analyse bibliométrique se distingue des autres méthodes traditionnelles d’étude de la littérature (approche qualitative et méta-analyse) en mobilisant une approche quantitative basée sur des méthodes bibliométriques (Zupic et Cater, 2015). Ces méthodes permettent d’introduire « un procédé systématique, transparent et reproductible » (ibid, p. 430) qui améliore la qualité de la revue de la littérature et diminue sa subjectivité (Ferreira et al., 2014; Nerur et al., 2008; Ramos-Rodriguez et Ruiz-Navarro, 2004; Shafique, 2013). De nombreux autres avantages, résumés ici en trois points, la caractérisent. Elle permet tout d’abord d’étudier en profondeur la structure d’un champ disciplinaire et d’identifier ainsi les revues qui s’intéressent au concept étudié, les références les plus citées, ou encore les auteurs les plus prolifiques (Ferreira et al., 2014; Nerur et al., 2008). Elle permet ensuite de retracer les liens entre les auteurs et donc de mieux comprendre leurs réflexions et le développement scientifique du champ. Cette représentation spatiale (Calero-Medina et van Leeuwen, 2012), ce « mapping », permet de repérer les courants de recherche qui régissent le champ (Ramos-Rodriguez et Ruiz-Navarro, 2004; Rehn et Kronman, 2006). Enfin, ce type d’analyse est régulièrement appliqué à des concepts - l’entrepreneuriat (Landström et al., 2012) ou l’innovation (Fagerberg et al., 2012) par exemple - pour construire les réflexions futures du champ et faire avancer la « ligne » de recherche. C’est en suivant ces différents objectifs que cet article propose une analyse bibliométrique du concept BoP.

Le travail réalisé suit le processus en cinq étapes proposé par l’article de référence de Zupic et Cater (2015) et s’appuie notamment sur les logiciels Bibexcel (Persson et al., 2009), Gephi et SPSS.

Étape 1 - Design, question de recherche et méthodes retenues

L’objectif de l’article est d’identifier les perspectives de recherche, pour le management international, au sein du champ des stratégies au bas de la pyramide. La position adoptée dans ce travail se veut complète et porteuse de sens pour la recherche en management international; il était donc nécessaire de mobiliser différents outils bibliométriques pour décrypter au mieux le concept BoP et répondre à la question de recherche (voir encadré 1 pour le détail des outils).

Le tableau 1 synthétise les différentes méthodes mobilisées tout en mettant en avant les avantages et inconvénients de chacune ainsi que leur complémentarité.

Étape 2 - Compilation des données bibliométriques

L’encadré 2 ci-après explicite la façon dont les données bibliométriques ont été compilées dans ce travail.

Tableau 1

Synthèse des différentes méthodes mobilisées

Synthèse des différentes méthodes mobilisées
Source : élaboration personnelle

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Un aperçu de la structure de notre échantillon est fourni ci-dessous, à travers les 20 revues publiant le plus d’articles de l’échantillon (tableau 2) et la répartition des 364 publications dans le temps (figure 1).

Plusieurs constats peuvent être formulés. Tout d’abord, les principales revues dont sont issus les 364 articles comptent parmi les très bonnes revues en management, même si très peu d’entre elles sont classées 1 par le CNRS. Les domaines sont variés, tout comme la répartition de notre échantillon (tableau 2). L’évolution des publications dans le temps (figure 1) présente quant à elle une tendance à la hausse, significative, surtout à partir de l’année 2010; cette tendance illustre bien l’intérêt grandissant pour le BoP.

Figure 1

Évolution des articles publiés sur le BoP : 2000-2019

Évolution des articles publiés sur le BoP : 2000-2019
Source : élaboration personnelle

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Étape 3 – structuration du champ (3.1) et front de recherche (3.2)

L’analyse commence toujours par un nettoyage des données; les noms d’auteurs, revues et ouvrages ont ainsi été uniformisés. Les analyses de citations faites dans cet article et présentées ci-après se basent in fine sur 15 292 références (tirées des 364 articles).

Étape 3.1 - Analyse des co-citations

L’analyse des co-citations est une combinaison de procédés de classification et de visualisation (Boyack et Klavans, 2014). Le but ici est de créer une représentation du champ de recherche en rassemblant les contributions en différents groupes. La visualisation est ensuite utilisée pour créer une représentation graphique, « visuelle », de cette classification. L’encadré 3 présente les différentes techniques d’identification des groupes et le choix fait dans ce travail.

Tableau 2

Les 20 revues publiant le plus d’articles de l’échantillon

Les 20 revues publiant le plus d’articles de l’échantillon
Source : élaboration personnelle

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Étape 3.2 - Couplage bibliographique

Étudier le front de recherche permet de discuter les recherches actuelles (Zupic et Cater, 2015). Hormis une différence relative à l’échantillon (méthode appliquée sur les articles citants et non sur les articles cités comme dans l’analyse des co-citations), le principe est le même, faire émerger la structure du front de recherche en rassemblant les contributions en différents groupes puis proposer une représentation graphique de ce front.

N’étant pas en mesure de normaliser les données (le logiciel utilisé ne le permet pas pour le couplage bibliographique), nous avons retenu l’analyse de réseaux pour cette partie du travail. Comme évoqué dans l’encadré 3, ce traitement des données est très robuste.

Étape 4 - Visualisation graphique

La visualisation graphique des co-citations et du front de recherche a été réalisée avec le logiciel open source Gephi selon des méthodes permettant d’observer les noeuds et ponts entre les références. L’encadré 4 rappelle le principe d’interprétation de ces représentations graphiques.

Après plusieurs essais (Zupic et Cater, 2015), pour l’analyse des co-citations, le choix de visualisation s’est porté sur les 48 références citées plus de 20 fois par l’échantillon. Pour le couplage bibliographique, la représentation graphique concerne tous les articles citants du front de recherche, à savoir 203 articles sur les 364 articles citants. La détermination du front de recherche dépend de deux critères (Jarvening 2005, 2007), (1) le choix d’un intervalle de temps représentatif, dans notre cas les cinq années les plus récentes et les plus prolifiques de notre échantillon (2015-2019) (cf. figure 1); (2) chaque article sélectionné doit avoir au moins une référence en commun avec un autre article.

Étape 5 - Interprétation

L’interprétation et la discussion constituent la dernière étape d’une analyse bibliométrique. Elles permettent d’expliquer le champ de recherche, de dresser un bilan et d’observer les perspectives pour les années à venir, dans notre cas pour le management international. Cette étape d’interprétation doit être faite sans chercher à faire coïncider les résultats avec des connaissances acquises en amont; il faut plutôt utiliser ce savoir pour renforcer l’analyse des résultats (Zupic et Cater, 2015).

Résultats

Cette section présente les différents résultats obtenus lors des traitements bibliométriques et propose ainsi trois analyses, (1) une analyse des citations, (2) une analyse des co-citations et (3) une analyse du front de recherche.

Analyse des citations

Filtrer les résultats par des seuils de citation est nécessaire pour deux raisons : « (a) limiter l’ensemble analysé à une taille gérable et (b) veiller à ce que seules les publications citées contenant suffisamment de citations pour l’analyse soient conservées » (Zupic et Cater, 2015, p. 441)[1]. Pour ces raisons, nous choisissons de discuter les 20 références les plus citées (tableau 3), ces références étant représentatives du champ. Nous présentons également les 20 revues les plus significatives (tableau 4).

Tableau 3

Les références les plus citées dans le champ

Les références les plus citées dans le champ
Source : élaboration personnelle

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Tableau 4

Les revues les plus mobilisées dans le champ

Les revues les plus mobilisées dans le champ
Source : élaboration personnelle

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Le tableau 3 met en évidence la base de connaissance qui alimente les travaux sur le BoP et donne ainsi des premières indications sur la structure du champ. En effet, les travaux les plus souvent cités peuvent être considérés comme les plus impactants dans un champ donné (Ferreira, 2011; Ferreira et al., 2014). Dans notre travail, la référence la plus citée (223 fois) est Prahalad (2004), l’ouvrage intitulé The Fortune at the BOP : Eradicating Poverty through Profits. Les autres références - Prahalad et Hart (2002), Prahalad et Hammond (2002), London et Hart (2004) et Karnani (2007), publiées dans des revues de management, consolident et critiquent les premiers travaux fondateurs de Prahalad. Les autres travaux du tableau 3 sont dans la continuité des articles les plus cités, ils présentent les potentialités des marchés BoP (Sen, 1999; Hammond et al., 2007); les méthodes qualitatives mobilisées (Eisenhardt, 1984; Yin, 2009) et les moyens pour développer des stratégies BoP (Seelos et Mair, 2007; Webb et al., 2010). L’article de Kolk et al. (2014) présente une revue de la littérature sur les dix premières années de recherche sur le BoP (2000-2010) ce qui explique sa place dans le classement des articles les plus cités.

Les revues les plus citées sont présentées dans le tableau 4. C’est la Harvard Business Review, citée 456 fois, qui apparaît en tête. Ce résultat est d’autant plus intéressant que cette revue, lue par les professionnels comme les chercheurs, fournit un effort de vulgarisation scientifique en adéquation avec l’objet BoP. Les autres revues les plus citées font partie des meilleures revues en management (cf. classements CNRS et impact factor rappelés dans le tableau 4). Leurs champs d’investigation (cf. domaines CNRS et domaines Web of Science rappelés dans le tableau 4) sont toutefois variés : généraliste, marketing, management international, GRH ou innovation; ce qui montre l’éclectisme des recherches sur le BoP.

Analyse des co-citations

Appliquée par définition aux documents/références cités, l’analyse des co-citations est intéressante pour identifier la base de connaissance d’un champ et sa structure intellectuelle (Zupic et Cater, 2015; Persson, 1994). En effet, elle met en avant les documents/références les plus cités par les chercheurs (actuels et passés) et permet d’étudier, entre autres, la composition disciplinaire du champ, les sujets de recherche majeurs et leurs relations (Shafique, 2013).

Les résultats ci-après présentent la classification obtenue par la méthode de Ward (classification ascendante hiérarchique), appliquée aux 48 références citées au moins 20 fois[2]. Six groupes ont émergé du traitement statistique (données disponibles sur demande), chaque groupe représentant un courant de recherche, identifié et caractérisé sur la base des références qu’il contient (voir encadrés 5 à 10 pour le descriptif des groupes et la figure 2 pour la représentation graphique).

Notons que même si chaque groupe présente des spécificités explicitées dans les encadrés, la figure 2 met en évidence un nombre de ponts, de liens, très importants entre les références et entre les groupes. Il existe donc une forte complémentarité entre les courants structurant le champ BoP. Cette complémentarité est d’ailleurs exploitée par les travaux actuels qui croisent ces courants afin de développer leurs recherches (voir la section discussion qui analyse en profondeur ces liens).

L’analyse des co-citations a mis en évidence la structure du champ BoP. Cette structuration, résumée dans le tableau 5, est un premier repère pour qui s’intéresse au BoP ou étudie déjà ce phénomène car elle apporte un éclairage sur la réalité intellectuelle du champ BoP et ses courants de recherche. Qu’il s’agisse, pour un chercheur, de positionner ses propres travaux ou, pour un professionnel, d’identifier des réalités concrètes, ces courants sont des repères structurants qui rassemblent les références fondamentales sur lesquelles les travaux actuels se reposent.

Ces premiers résultats sont intéressants et indispensables pour dresser un bilan après 20 ans de recherche. Ils sont toutefois insuffisants pour répondre à la question de recherche posée dans cet article car ils présentent une structuration du champ actuelle, basée sur le passé. Or l’ambition est de discuter des perspectives pour le management international, il faut donc approfondir la réflexion en étudiant le front de recherche du champ BoP; c’est l’objet de la prochaine sous-section.

Figure 2

Réseau de co-citations des 48 références les plus citées

Réseau de co-citations des 48 références les plus citées
Source : élaboration personnelle

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Tableau 5

Synthèse des courants de recherche qui structurent le champ BoP

Synthèse des courants de recherche qui structurent le champ BoP
Source : élaboration personnelle

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Couplage bibliographique

Appliqué par définition aux articles citants et non plus aux articles cités, le couplage bibliographique est pertinent pour identifier les tendances du front de recherche (Jarvening 2005, 2007). Ce traitement statistique, complémentaire à l’analyse des co-citations, permet de passer des courants de recherche aux tendances du front de recherche (Voggel et Guttel, 2013). Chaque groupe obtenu est constitué d’articles présentant une forte proximité en matière de références, d’unités de couplage. Appliqué au front de recherche, le couplage bibliographique met en évidence des groupes qui sont autant de tendances de recherche actuelles.

Les résultats ci-après présentent la classification obtenue par la méthode de l’analyse des réseaux, appliquée aux 203 articles citants constitutifs du front de recherche. Cinq groupes ont émergé du traitement statistique, chaque groupe représentant une tendance du front de recherche, identifié et caractérisé sur la base des références qu’il contient[3] (voir encadrés 11 à 15 pour le descriptif des groupes et la figure 3 pour la représentation graphique).

Figure 3

Réseau du front de recherche BoP

Réseau du front de recherche BoP
Source : élaboration personnelle

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Le couplage bibliographique a permis de mettre en évidence cinq grandes tendances actuelles du front de recherche relatives au champ BoP, résumées dans le tableau 6 ci-après. Il offre ainsi des repères pour envisager des croisements et des approfondissements de sujets de recherche, tant d’un point de vue académique que professionnel.

Ces tendances restent toutefois globales et ne représentent pas la totalité des arborescences et sous segments de recherches (qui deviendront peut être de futurs courants de recherche).

Tableau 6

Synthèse des tendances du front de recherche BoP

Synthèse des tendances du front de recherche BoP
Source : élaboration personnelle

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Discussion

Comme évoqué en introduction, l’intérêt de ce travail est double, premièrement il n’existe pas d’étude bibliométrique consacrée à l’étude des courants et des tendances du champ BoP et deuxièmement, après 20 ans de recherche, il est nécessaire de décrypter ce champ encore de niche malgré son importance et ses potentialités. Le but final étant de proposer des perspectives de recherche pour le management international. Pour atteindre ce but, l’article a mobilisé plusieurs techniques bibliométriques aux objectifs différents mais complémentaires afin de rendre compte de la diversité et de la richesse des recherches passées et présentes dans le champ BoP. Cette temporalité amène désormais à une discussion des liens entre les fondements du champ BoP (le passé) et les tendances actuelles (le présent) pour, ensuite, proposer des perspectives pour le management international (le futur).

Comprendre les tendances actuelles par les courants de recherche

Cette partie du travail s’intéresse à la façon dont les fondations de la recherche BoP (les six courants de recherche) se diffusent dans les recherches plus récentes. La discussion proposée se positionne ainsi comme une lecture structurelle du champ explicitant les liens entre les courants fondateurs et les tendances actuelles. La figure 4 positionnée en fin de section résume les liens structuraux du champ passé et actuel du BoP (parties gauche et centrale de la figure) discutés ici.

Le courant originel pose les bases du BoP; un marché à l’international, une stratégie d’accès à des zones du monde peu ou pas ciblées par les modèles classiques, une articulation entre performance pour la firme et impact social et économique pour le marché BoP ciblé. Ce courant se retrouve dans toutes les tendances actuelles du front de recherche. Ainsi, la tendance 1 (soutenabilité logistique des stratégies BoP) s’appuie sur cette articulation entre les différentes performances tout en ajoutant la dimension environnementale à la proposition initiale (intégration des trois dimensions du développement durable). La tendance 2 (logiques bottom-up et top-down) discute la responsabilité sociale des entreprises comme option stratégique à l’international pour l’accès aux marchés BoP; la tendance 3 (micro-finance et technologie pour le BoP) mesure la performance sociale dans l’accès à des ressources financières comme le micro-crédit; la tendance 4 (marketing BoP en Afrique du Sud) s’appuie sur le courant originel pour décrypter le marché BoP sud-africain. Enfin, la tendance 5 intègre la dimension sociale comme facteur clé dans le développement et l’accès aux marchés émergents.

Le deuxième courant identifié, celui des approches alternatives (méthodes quantitatives et diffusion de l’innovation), se retrouve également dans plusieurs tendances du front de recherche. Les méthodes quantitatives sont en effet mobilisées par les travaux de la tendance 2 qui étudient le consommateur, elles le sont encore plus par ceux de la tendance 3 qui développent des mesures financières. Elles sont également utilisées dans les études BoP de l’Afrique du Sud (tendance 4) et dans les mesures d’accès aux marchés émergents (tendance 5). L’innovation est quant à elle latente dans toutes les tendances actuelles, en particulier dans les travaux de la tendance 5. Le BoP est un objet international, mais également un objet innovant, ce qui explique ce lien avec le courant alternatif.

Le troisième courant structurant le champ est basé sur l’individu, le consommateur BoP; le lien se fait principalement avec la tendance 2 où sont présentes les études liées au comportement du consommateur et à la compréhension de l’individu BoP. Cependant, une certaine continuité existe avec les questions de financement (tendance 3) et l’étude du consommateur sud-africain (tendance 4).

Le courant de recherche macroéconomique propose une vision globalisante du BoP. Ce niveau d’analyse a servi au développement de trois tendances du front de recherche. La première est la vision « marché international » (tendance 2). C’est également le niveau d’analyse du front étudiant le marché BoP de l’Afrique du Sud (tendance 4) et celui des marchés émergents (tendance 5).

Le cinquième courant de recherche est associé au niveau d’analyse méso économique, intermédiaire entre le niveau individuel et le niveau marché. Ce niveau est principalement celui des études de cas terrain (tendance 1).

Enfin, le sixième courant de recherche qui a émergé de l’analyse des co-citations met en exergue les approches institutionnelles et les conditions de marché, identifiables avec les questions de légitimité et d’innovation, que l’on retrouve directement dans la cinquième tendance.

Cette première discussion permet de se rendre compte des relations entre les courants de recherche et les tendances actuelles. Les thématiques identifiées permettent d’appréhender l’objet BoP de manière complète tout en laissant entr’apercevoir d’autres croisements potentiels. Ces croisements sont au coeur de la réflexion suivante, ils sont discutés ci-après et représentés dans la figure 4 (parties centrale et droite de la figure). Les quatre perspectives de recherche qui en découlent ne sauraient proposer des sujets de recherche précis, il est davantage question d’un programme plus large articulé pour le management international.

Programme de recherche BoP, quatre perspectives pour le management international

Après avoir appliqué plusieurs méthodes bibliométriques au champ du BoP; après avoir expliqué les résultats de l’analyse des co-citations et du couplage bibliographique; après avoir observé les liens entre ces résultats; voici quatre propositions de perspectives pour le management international. Deux perspectives concernent le fond de la recherche BoP, une perspective est managériale et la dernière concerne le rôle que peuvent jouer les chercheurs en management international.

Perspective 1 - Vers un modèle de mesure des performances BoP

La question de la performance est omniprésente dans la recherche en Sciences de Gestion (Wood, 2010; Peloza, 2009; Orlitzky et al., 2003) mais elle est d’autant plus forte dans le champ du BoP qu’elle impose de fait le dialogue entre performance sociale, performance économique (Prahalad, 2004) et performance environnementale. Il n’existe pas encore d’étude globale, intégratrice, permettant de mesurer et de comprendre ces performances ainsi que leurs liens. Les questions qui restent en suspens sont : « quels sont les déterminants des performances BoP économique, sociale, environnementale et quels liens les unissent ? ». Certains articles développent des approches globales mais ne mesurent pas toutes les performances (Zhu et al., 2019). La question d’une performance BoP « globale » reste donc en suspens et représente la première perspective de recherche pour les années à venir. Elle concerne directement la recherche en management international car il s’agit bien d’une performance « internationale », de la performance d’entreprises internationalisées, un des thèmes centraux du champ (Griffith et al., 2008; Rialp et al., 2019).

Perspective 2 - Vers une théorie internationale BoP

Si la recherche dans le champ du BoP est très riche, multi-niveaux, multi-méthodes, multi-disciplines, elle manque d’un liant pour transformer cet objet multifacettes en une théorie. La conceptualisation du BoP au rang de théorie nécessiterait de valider la perspective précédente avec une théorie capable d’affirmer que les entreprises visant des marchés écartés du monde marchand arriveront à générer des bénéfices tout en luttant contre la pauvreté (performances économique et sociale) dans le respect de l’environnement, si elles suivent un certain nombre de pratiques. Cette lecture théorique nécessite de dessiner un modèle intégrateur composé de pratiques managériales à suivre pour y parvenir. Pour envisager un tel modèle, d’autres croisements sont encore nécessaires, entre les courants de recherche et les tendances actuelles. En effet, des modèles de plus en plus intégrateurs sont apparus (Zhu et al., 2019) et la recherche tend vers cette compréhension générique en faisant dialoguer des hypothèses issues de disciplines différentes. Cependant, une théorie BoP ne saurait être complète sans l’apport des connaissances classiques du management international (choix d’un pays cible, choix et performance d’un mode d’entrée, utilisation de son réseau - social et/ou numérique, impact de la distance psychique, vitesse d’internationalisation, etc.). Il semble nécessaire d’intégrer, dans les modèles classiques d’internationalisation, les paramètres BoP en matière de marchés ciblés, d’objectifs et de pratiques pour atteindre une théorie internationale générique capable d’intégrer les marchés développés, les marchés en développement, les marchés émergents et les marchés BoP. Ces éléments du management international permettraient d’identifier des pratiques rendant atteignables les performances BoP recherchées. Cette préconisation semble d’autant plus pertinente que, comme le rappellent Rialp et al. (2019), les sujets les plus étudiés en management international sont l’adaptation de la stratégie de marketing international aux marchés étrangers, les processus d’apprentissage, et le développement institutionnel dans les économies en développement.

Perspective 3 - Du bas de la pyramide au haut de la pyramide

Les stratégies BoP sont en premier lieu un appel aux grandes entreprises issues des pays développés à s’intéresser aux marchés BoP et donc à y envisager un développement international. Mais le monde évolue sans cesse, les marchés développés stagnent, d’autres émergent (avènement des BRICSAM), et les grands équilibres continueront très probablement de changer et nécessiteront de nouvelles réflexions. À cela s’ajoutent les risques mondiaux, pandémies, crises, etc. Cette vision un peu sombre du monde conduit vers la troisième perspective pour le management international, à savoir, inverser la logique première des stratégies BoP. En effet, à l’instar des stratégies des firmes issues des pays émergents qui progressent des pays émergents vers les pays développés (Aulakh, 2007), il serait intéressant de profiter des nouvelles connaissances des multinationales, obtenues dans les marchés BoP, pour comprendre comment les adapter dans les pays développés. Les connaissances et les compétences BoP permettent un management international en contexte très difficile, il est donc pertinent d’envisager des situations économique, sociale, environnementale plus complexes à l’avenir dans les pays développés et de mettre en place des stratégies au haut de la pyramide issues du bas de la pyramide. Cette logique de retour d’expérience pourrait également être incluse dans la théorie BoP de la perspective précédente.

Perspective 4 - Le rôle des chercheurs en management international

Le BoP est un champ unique qui mérite une attention toute particulière car il répond aux attentes d’un capitalisme plus inclusif, plus humain, qui tient compte de l’environnement et d’une pluralité de parties prenantes. L’angle choisi dans cette discussion est le management international car le BoP est un objet international comme l’internationalisation est une stratégie. Les contours disciplinaires sont perméables et cette ouverture est également une philosophie que le BoP met en avant. Il existe un « gap » identifiable en management international; alors que les principaux mots-clés des travaux sont, ces dernières années, « marchés émergents », « culture » et « innovation » (Rialp et al., 2019) - des mots-clés cohérents avec le BoP, il n’est pas réellement question des stratégies au bas de la pyramide et du développement international dans ces marchés. Pour autant, même si le BoP n’est pas encore une tendance main stream en management international, tout laisse à penser qu’il peut le devenir. Inclure ces nouvelles réflexions BoP répondrait qui plus est aux appels pour enrichir les connaissances du champ en intégrant de nouveaux développements (Rialp et al., 2019) et ferait écho aux perspectives identifiées plus tôt par Buckley (2002), Werner (2002) ou encore Griffith et al. (2008).

La quatrième et dernière perspective proposée dans ce programme de recherche BoP, pour le management international, nécessite des leviers actionnables pour diffuser le plus largement possible le BoP. Un des leviers est la communauté scientifique qui possède un pouvoir de diffusion à la fois dans ses choix d’objets de recherche (stratégie de publication), à la fois dans ses choix d’enseignements, dans ses choix d’études terrain et plus largement dans ses diffusions au sein de réseaux académiques et professionnels. Le BoP peut être intégré au management international en matière de fond (perspectives 1 et 2) mais il est également important, comme l’expose Ghoshal (2005), de diffuser ces nouvelles pratiques auprès de ceux qui dirigeront les entreprises de demain, les étudiants. Ainsi, il serait intéressant d’ajouter le BoP comme module de formation dans les diplômes universitaires ou d’écoles de commerce, dans les cursus « affaires internationales » en premier lieu mais aussi dans les cursus « marketing » ou « entrepreneuriat », etc. Il serait question d’exposer les pratiques, les théories, les avantages, les performances, les possibilités empiriques du plus grand marché au monde. La promotion du BoP pourrait intéresser les étudiants en quête de sens; les professionnels qui cherchent à s’internationaliser, à se diversifier ou à développer leurs pratiques RSE.

Figure 4

Synthèse de la structure du champ, du front de recherche et des perspectives qui en découlent

Synthèse de la structure du champ, du front de recherche et des perspectives qui en découlent
Source : élaboration personnelle

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Conclusion

Ce travail propose une analyse quantitative de la littérature sur le BoP, qui vient compléter de précédents travaux bibliométriques, notamment sur la responsabilité sociale des entreprises (De Bakker et al., 2005). Afin d’avoir une vue d’ensemble du champ, nous avons identifié les travaux les plus cités, sans doute ceux les plus influents, et la façon dont ils sont intellectuellement connectés. Nos résultats fournissent ainsi à la fois un état de la recherche formalisé et structuré, à la fois des perspectives pour de futures recherches en management international.

Plusieurs limites sont toutefois notables. Une première concerne le choix des mots clés ayant permis de construire la base d’articles citants. En ne souhaitant traiter que du BoP en tant que tel et donc des « stratégies BoP », des articles traitant d’initiatives connexes ou similaires, mais qui seraient nommées différemment sont de fait écartés. Une perspective serait donc de conduire une nouvelle analyse bibliométrique en élargissant la base de mots clés. Un tel travail permettrait de comprendre et identifier les fondements encore plus « transversaux » du champ BoP. Une seconde limite concerne le choix de la plateforme Web of Science; même si la plateforme est la plus utilisée pour mener des études bibliométriques en management (Zupic et Cater, 2015), elle ne contient que les revues ayant un impact factor officiel (revues répertoriées dans le Journal Citation Report). Créer sa propre base de données permettrait d’élargir la sélection à d’autres revues, comme la Revue Française de Gestion, Management International ou Greener Management International, qui traitent du BoP mais qui ne sont pas référencées dans la plateforme. Enfin, en mobilisant différentes méthodes bibliométriques, ce travail comble une lacune récurrente des travaux en management (Zupic et Cater, 2015) et fournit un cadre commun manquant à la recherche sur le BoP débouchant sur quatre perspectives de recherche, académique et managériale : (1) valider une performance internationale totale (économique, sociale et environnementale), (2) concevoir une théorie BoP intégratrice, (3) développer les modèles BoP dans les pays développés et (4) diffuser le BoP dans les courants du management international ainsi qu’auprès des étudiants, chercheurs et professionnels. Ces perspectives représentent un programme de recherche complet et sont une invitation à agir collectivement, adressée aux experts du BoP, aux novices sur le sujet, aux chercheurs et aux professionnels.