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Depuis plus d’une trentaine d’années, le champ du management international a connu de grands développements. Un de ses principaux axes de recherche s’est centré sur le rôle que jouent les facteurs culturels dans la gestion des entreprises aux prises avec des réalités locales, régionales et nationales différentes du pays d’origine (Hofstede, 1980, 2005; d’Iribarne, 1989; 2014; Davel et al. 2008; Urban et Mayrhofer, 2011; Lemaire, 2012; Lemaire et al., 2012; Barmeyer et Franklin, 2016).

La culture a souvent été étudiée à partir du concept de distance culturelle et d’aucuns ont cherché à la mesurer à partir d’échelles psychométriques (Hofstede, 1980). Cette approche est aujourd’hui questionnée (Shenkar, 2001; Davel et al., 2008; Harzing et Pudelko, 2016; Chanlat et Pierre, 2018). Dans la perspective de renouveler le regard que l’on peut porter sur le sujet, nous avons choisi d’aborder le facteur culturel sous l’angle de la proximité perçue, un sujet encore peu traité dans le champ.

Cette question a émergé d’une étude plus large que nous avons réalisée auprès de dirigeants de PME européennes oeuvrant en Amérique latine, notamment au Brésil (Pinot de Villechenon et al., 2015-2016), et d’une forme d’opportunisme méthodique, en découvrant l’importance que semblait avoir la perception d’une proximité culturelle auprès de ces dirigeants (Girin, 2016; Dumez, 2016). En s’intéressant à cette question dans le contexte de PME, nous avons également cherché à sortir des études interculturelles qui se sont surtout centrées jusqu’ici sur les firmes multinationales et à nous intéresser à d’autres acteurs socioéconomiques tels que les PME (Gertsen, 2012; Jean-Amans et Abdellatif, 2013).

En effet, les PME disposant de moins de ressources que les grandes entreprises, cela peut limiter leur accès à l’information et rendre plus difficile leur ajustement à de nouveaux environnements, notamment étrangers (Pargana Ilheu, 2007). Ensuite, le dirigeant de PME est, la plupart du temps, la seule personne en charge de l’exploration et de l’exploitation des marchés étrangers (Westhead et al., 2001, Vachani, 2005), et conjugue souvent l’expérience de son marché local et celle de ses marchés étrangers. Ce sont ces singularités de la PME qui nous ont donc conduits à mener cette étude pour mieux cerner les perceptions et l’expérience de dirigeants de PME internationales en présence d’un contexte culturel précis.

Notre choix s’est porté sur le Brésil. Ce grand pays « émergent » d’Amérique latine, de par sa taille, son histoire, et sa population métissée présente des spécificités culturelles qui suscitent l’intérêt des chercheurs en management, en particulier une tendance à adopter les pratiques, jugées systématiquement supérieures, des entreprises étrangères présentes sur son territoire (Bartel-Radic, 2013), une façon particulière de résoudre les problèmes bureaucratiques (Lee Park et al., 2018), et une propension à s’appuyer sur les réseaux informels (Salvador et al., 2014).

Malgré les difficultés qu’il a connues ces dernières années, ce géant reste la neuvième économie mondiale (Gupta et al., 2014; McCoy, 2009; Luraschi, 2012), et est le onzième partenaire commercial de l’UE (2017); quant à l’Union européenne, elle constitue son deuxième partenaire commercial et son premier investisseur étranger (Commission européenne[1]). Enfin, il faut rappeler que, parmi les dix premiers investisseurs étrangers au Brésil, on retrouve trois pays de l’Europe du Sud, dont certaines de leurs PME font partie de cette étude : l’Espagne étant en 3e position, la France en 5e et l’Italie en 9e (Banco Central do Brasil, 2018).

Cette recherche s’appuie par ailleurs sur un certain nombre d’autres travaux préalables, portant sur le développement d’entreprises européennes, notamment françaises, en Amérique latine dans le cadre de CERALE (Pinot de Villechenon et al., 2008; 2012; 2015; 2016; 2020). Qu’il s’agisse de l’Argentine, du Mexique, du Brésil, de la Colombie ou du sous-continent dans son ensemble, nous avons en effet été amenés à constater, au cours de ces études, que la plupart des dirigeants européens euro-latins que nous interrogions, évoquaient souvent spontanément dans leur discours l’existence d’une « proximité culturelle » avec cette région du monde, et la percevaient comme un élément pouvant faciliter leur succès en matière d’intégration commerciale. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu explorer cette idée à partir d’une étude empirique menée auprès d’entreprises euro-latines dans un pays dit « proche culturellement », en l’occurrence ici, le Brésil.

Cette question nous est apparue intéressante, car, comme l’ont relevé Evans et Mavondo (2002) avec leur notion de « paradoxe de la distance psychique », certains managers peuvent parfois avoir une perception inadéquate de la distance les séparant de ces pays dits relativement proches; ce qui peut les conduire à faire face à des difficultés auxquelles ils n’avaient pas pensé au départ et engendrer de grands malentendus culturels, les individus n’étant plus sur leurs gardes. C’est ce qu’ont pu, par exemple, constater Dupuis et Dugré (2008) dans leur étude portant sur la perception de dirigeants de PME québécoises par rapport aux Etats-Unis et à la France. C’est ce qu’ont pu aussi mettre en évidence d’autres recherches portant sur l’illusion de proximité provoquée par l’utilisation d’une même langue, en oubliant que celle-ci charrie souvent des éléments propres à la culture de chacun des interlocuteurs (Geoffroy, 2002; Tréguer-Felten, 2018; Chanlat et Pierre, 2018). Enfin, cette étude qui vise des dirigeants de PME provenant de quatre pays du Sud de l’Europe - France, Espagne, Portugal et Italie - opérant au Brésil, nous permet de mettre l’accent sur deux régions « quasi absentes » de la recherche en management interculturel, à savoir l’Europe du Sud et l’Amérique latine (Livian, 2013).

Notre question de recherche est donc la suivante : dans quelle mesure la perception de proximité culturelle s’ajuste-elle au contact avec le marché cible ? Pour y répondre, nous avons procédé à une enquête qui allie à la fois des données quantitatives et qualitatives, et qui s’appuie sur certains éléments de la littérature existante.

Revue de littérature

La « distance » dans les champs du management international et interculturel

Dans les théories existantes en management international, le concept de distance est généralement associé à la notion de difficulté, voire de barrière (Shenkar, 2001). Parmi les distances les plus fréquemment étudiées, on retrouve la distance géographique, la distance culturelle, la distance linguistique et la distance institutionnelle.

La « distance géographique » est un facteur qui intervient tout naturellement dans les stratégies d’internationalisation (Roy et Simpson, 1981; Ghemawat, 2001; Mejri et Umemoto, 2010). La populaire théorie de Ghemawat (2001), revisitée par Lemaire et Milliot (2014), en fait d’ailleurs une des quatre dimensions de son modèle CAGE, C pour la distance culturelle, A pour la distance administrative et politique, G pour la distance géographique et E, pour la distance économique, toutes susceptibles d’affecter la performance de l’entreprise à l’international. Il faut ajouter que la distance administrative qui comprend les démarches administratives requises dans le pays cible pour s’inscrire auprès de l’administration des impôts, enregistrer l’entreprise, etc.., est par ailleurs assez proche de la distance institutionnelle, laquelle mesure la similitude ou la différence qui peut exister entre les cadres réglementaires et cognitifs des institutions des pays concernés (Kostova, 1996).

La « distance culturelle » est un autre élément très présent dans la littérature en management international; elle renvoie dans le processus d’internationalisation d’une entreprise aux difficultés que celle-ci peut rencontrer. Selon Dow et Larimo (2008), on peut faire remonter une des premières définitions de cette notion à Beckerman (1956). Par la suite, O’Grady et Lane (1996, p.330) l’ont définie comme « le degré d’incertitude qu’éprouve l’entreprise face à un marché étranger et qui résulte des différences culturelles et autres difficultés liées aux affaires qui empêchent l’appréhension de ce marché ». Quant à Shenkar (2001), il porte un regard critique sur la notion de distance culturelle en en soulignant les hypothèses cachées et en remettant en cause ses propriétés théoriques et méthodologiques. C’est ainsi qu’il rappelle que les « propriétés conceptuelles » produisent cinq types « d’illusions » qui sont au coeur de la notion de distance culturelle : l’illusion de symétrie, l’illusion de stabilité, l’illusion de linéarité, l’illusion de causalité et l’illusion de discordance. Parmi celles-ci, nous avons retenu tout particulièrement l’illusion de stabilité telle qu’elle est définie par l’auteur : « Mesurée à un certain moment, la distance culturelle est implicitement considérée comme stable. Cependant, les cultures changent avec le temps. La culture mesurée au moment de l’entrée sur le marché peut avoir changé au moment où la performance est par la suite mesurée. » (Notre traduction, Shenkar, 2001, p.523). En effet, notre recherche porte sur l’évolution de la perception du dirigeant dans le temps en relation avec son degré d’exposition dans le pays ciblé, en l’occurrence ici, le Brésil.

De leur côté, Evans et Mavondo (2002) se sont efforcés d’établir une mesure plus précise de cette distance culturelle en se basant sur les différences entre le pays d’origine des individus et le pays étranger où ils opèrent. Quant à Dow (2009), il signale le grand nombre d’études portant sur la distance culturelle tout en soulignant les difficultés qu’ont souvent les chercheurs à en isoler les facteurs déterminants. Pour Dow et Larimo (2008), la relation entre la distance culturelle et le mode d’implantation à l’étranger, relevée par Shenkar (2001), ne débouche pas sur des résultats concluants. En effet, leur étude portant sur les firmes nordiques s’achève sur un appel à la prudence et rappelle les limites de l’index de Kogut et Singh (1988) qui se fonde sur les catégories de Hofstede. Cette dernière approche, très populaire en management international, a fait d’ailleurs l’objet de critiques de la part de nombreux auteurs (d’Iribarne, 1989, 2014; Shenkar, 2001; Davel et al., 2008; Segal, 2009; Chevrier, 2012; Livian, 2013; Chanlat et Pierre, 2018; Romani et al., 2018). Enfin, Angué et Mayrhofer (2010), faisant appel au concept de distance psychique du modèle d’Uppsala, rappellent qu’il s’agit d’une notion très proche de la notion de distance culturelle.

Notre recherche s’inscrit donc dans l’esprit d’un certain nombre de critiques émises par Prime et al. (2009) et par Shenkar (2001) sur la notion de distance culturelle, et souscrit à leur plaidoyer pour une nouvelle approche concernant cette notion. Prime et al (2009) ont en effet proposé de faire une distinction entre distance objective et distance subjective, en s’appuyant sur l’analyse d’un échantillon d’entreprises françaises exportatrices. Ces auteurs soutiennent l’idée que ce concept devrait être basé sur la perception des décideurs, et donc, sur la notion de « distancepsychique perçue ». Plusieurs chercheurs semblent d’ailleurs converger sur la nécessité de traiter le concept de distance en analysant les perceptions des décideurs et appellent à faire des études qualitatives sur le sujet pour mieux en saisir la complexité (Evans et Mavondo, 2002; Harzing, 2003; Dow, 2009; Nebus et Chai, 2014; Jean-Amans et Abdellatif, 2013). C’est la raison pour laquelle nous nous sommes intéressés à l’évolution de la perception de cette distance et de cette proximité dans le temps (Jean-Amans et Abdellatif, 2013).

Si, comme nous venons de le voir, la littérature en management international s’est intéressée à cette notion de distance culturelle, la littérature en management interculturel, un sous-champ du management international, actuellement en pleine croissance, en a fait un de ses grands thèmes depuis les années quatre-vingt. Influencée par les travaux d’inspiration anthropologique, cette littérature a en effet mis l’accent sur les facteurs culturels de cette internationalisation, et mis en évidence la distance anthropologique qui peut séparer deux univers culturels distincts selon deux approches, une approche quantitative fondée sur des échelles psychométriques (Hofstede, 1980, 2005) et une approche qualitative basée sur des enquêtes de terrain (d’Iribarne, 1993, 2014; Chanlat et Barmeyer, 2004; Davel et al., 2008; Chevrier, 2012; Chanlat et Pierre, 2018). Très souvent évoqué comme un des principaux obstacles à surmonter par les managers impliqués dans l’internationalisation d’une entreprise (Mayrhofer, 2017), il faut rappeler que le concept a surgi au cours d’une période marquée par le développement international - en partie vers les pays du Sud - des grandes entreprises nord-américaines et européennes (Livian, 2012).

La distance culturelle fait donc partie des dimensions ayant une influence sur la conduite des affaires internationales (Shoham et albaum, 1995); mais le concept s’avère glissant et difficile à apprivoiser (Prime et al., 2009). Dans le domaine de la recherche en management interculturel, les variations observées viennent souvent de la diversité des postures théoriques, des méthodes utilisées et des niveaux étudiés (Davel et al., 2008; Chevrier, 2012; d’Iribarne, 2006 et 2014; Barmeyer et Franklin, 2016; Mayrhofer, 2017; Romani et al., 2018; Chanlat et Pierre, 2018).

Au sein des études sur la distance culturelle, on observe que la place conférée à la distance linguistique dans les analyses anglo-saxonnes est variable selon les recherches. De nombreux chercheurs en rappellent l’importance : tels Piekkari et al. (2014) ou encore Hutchinson (2005), lequel souligne que la « distance linguistique » constitue une « barrière non négligeable » dans le commerce international en montrant, tout comme d’autres (Tietze, 2008; Harzing et Pudelko, 2013; Piekkari et al., 2014; Beeler et al., 2017), combien la culture influence, via la langue utilisée, les pratiques de gestion. Dans l’univers francophone, c’est une dimension qui a été mise en évidence depuis longtemps par de nombreux auteurs, en montrant comment la langue véhicule les catégories culturelles propres à un groupe linguistique, pensée et langue étant étroitement reliées (Geoffroy, 2002; Usunier, 2011; Chanlat, 2014; Barmeyer et Davoine, 2013; Cornuel et Lecomte, 2012 et Tréguer-Felten, 2018). Enfin, il faut souligner qu’au cours des dernières années, cette dimension linguistique a suscité l’intérêt croissant des chercheurs en management international en raison du caractère de plus en plus multilingue des entreprises multinationales (Church-Morel et Bartel-Radic, 2016; Piekkari et al., 2014).

Comme nous venons de le voir, les approches dominantes se structurent, la plupart du temps, autour de la notion de distance. Face à cela, nous proposons d’adopter une autre approche qui, découlant des propos des dirigeants interviewés et d’un certain nombre de constats de la littérature, se fonde sur la notion de « proximité » perçue. Ces deux notions étant bien sûr reliées entre elles.

La proximité dans les champs du management et du management international

D’après le Dictionnaire Larousse, la proximité est la « situation de quelqu’un, de quelque chose qui se trouve à peu de distance de quelqu’un, de quelque chose d’autre, d’un lieu ». Si cette notion renvoie d’abord à une proximité géographique, nous allons l’utiliser avant tout ici pour parler d’une autre forme de proximité : la proximité culturelle.

La proximité géographique est une notion très présente dans le champ de la recherche en économie depuis longtemps (Bouba-Olga, 2006); en gestion, elle a été récemment mobilisée autour des questions de transport, d’emploi, de développement durable, d’aménagement du territoire, de politique de la ville (Bouba-Olga et Grosseti, 2008; Gomez et al., 2011), ou encore des comportements d’innovation lors de l’apparition de grappes industrielles (« clusters ») (Loilier, 2010; Torre, 2014). En gestion internationale proprement dite, cette notion de « proximité » est déjà contenue dans le modèle d’Uppsala présentée par Johanson et Vahlne (1977).

En effet, ce dernier modèle qui s’intéresse de près au processus d’internationalisation des entreprises, souligne que ce processus commence toujours par viser des pays qui sont perçus comme ayant une faible « distance psychique » par rapport au pays d’origine. Cette distance est définie par l’ensemble des facteurs qui risquent d’entraver la relation entre l’entreprise de départ et le pays d’accueil; elle renvoie aux différences linguistiques et culturelles, et aux différences en matière de formation et de niveau de développement. Leurs travaux, même si les PME ne constituent pas leur objet d’étude privilégié, montrent que les PME parfois étudiées sont en quête de marchés à l’étranger en fonction de deux critères de proximité, géographique et culturelle, établis à partir de leur évaluation de la distance perçue avec le pays ciblé (Johanson et Valhne, 1977).

L’univers des PME est en effet une réalité particulière et multiforme. Elles constituent par leur nombre la grande majorité du tissu socioéconomique d’un pays. Etant de petites structures, dont l’activité est fortement associée au projet entrepreneurial de son dirigeant, le tropisme culturel de ce dernier peut alors exercer une influence considérable sur le choix des marchés étrangers (Marchesnay, 2015; Moalla, 2011). Si la proximité géographique est un des facteurs sur lequel repose le modèle d’Uppsala (Johanson et Vahlne, 1977; Andersen, 1993) qui permet aux entreprises d’apprivoiser progressivement les difficultés propres à la conquête de marchés extérieurs, ce modèle a fait l’objet d’une révision récente de la part de ses auteurs, lesquels y ont intégré le rôle croissant joué par les réseaux dans les affaires internationales (Johanson et Vahlne, 2009).

La notion de proximité culturelle, quant à elle, vient de travaux d’inspiration anthropologique et de la recherche qui en a découlé sur les écarts qui peuvent exister entre les cultures (Lévi-Strauss, 2013; Chanlat et Pierre, 2018). Elle désigne la capacité qu’une personne a à comprendre le comportement et le fonctionnement de l’Autre à l’échelle d’un pays, d’une société, d’une entreprise ou d’un individu en raison de sa supposée parenté culturelle. Cette capacité renvoie à un ensemble de facteurs partagés par un ensemble social plus large. C’est ainsi que certains chercheurs pourront affirmer qu’il existe une proximité entre les peuples scandinaves, germaniques, anglo-saxons, entre certaines cultures asiatiques, africaines, amérindiennes ou océaniennes (Hofstede, 1980, 2005; Ronen et Shenkar, 2013). Que certains de ces constats puissent avoir une part de vérité, il n’en reste pas moins que des différences peuvent aussi exister entre des univers apparemment semblables. Ces variations s’expliquant par de nombreux facteurs géographiques, historiques, démographiques, religieux et culturels (Todd, 1984; 1990; Davel et al., 2008; Chanlat et Pierre, 2018; d’Iribarne et al, 2020).

En management international, la notion de proximité dite latine a été mise de l’avant une première fois par Ronen et Shenkar (1985) lors de leur tentative de fournir une cartographie des cultures de travail à l’échelle mondiale. Sous ce vocable latin, ces derniers regroupaient à la fois des pays latino-américains (Argentine, Venezuela, Chili, Mexique, Pérou, Colombie) et des pays latino-européens (France, Belgique, Italie, Portugal, Espagne). A noter que le Brésil, au même titre que le Japon, Israël et l’Inde, restait situé en marge des grands groupes identifiés par ces deux auteurs (Proche-Orient, pays arabes, Extrême-Orient, pays nordiques, pays germaniques, pays anglo-saxons et pays latins), en raison de sa spécificité au sein de l’espace latino-américain. Le Brésil est en effet le seul pays lusophone et présentant une population ayant d’importantes racines africaines (Buarque de Holanda, 1998; Lapouge, 2011). Ces deux auteurs (Ronen et Shenkar, 2013) ont récemment procédé à une actualisation de cette première cartographie, dont les regroupements s’appuient toujours sur trois principales dimensions : la géographie, la langue et la religion, sans toutefois remettre en cause leur travail initial.

La proximité culturelle dite « latine » : le cas de l’Amérique latine et du Brésil

D’un point de vue historique, il est facile de constater que l’Europe et l’Amérique latine partagent certains éléments communs, marqués par plus de 400 ans d’histoire, tout d’abord, dans le cadre de relations coloniales, puis, à partir du XIXe, dans le cadre d’échanges entre Etats indépendants, le Brésil en étant un bel exemple (Buarque de Holanda, 1998). C’est à partir de ce constat qu’Alain Rouquié (1987), dans un ouvrage qui a fait date, a défini l’Amérique latine comme un Extrême Occident, au sein duquel les gènes occidentaux se sont acclimatés à un terreau autre qu’européen. Ce qui entraine une question : Cette proximité culturelle, régulièrement rappelée par de nombreux acteurs (dirigeants, hommes politiques, intellectuels et artistes) des deux côtés de l’Atlantique (Chanlat et al., 2013; Alcadipani et al., 2015; Chanlat, 2015; Pinot de Villechenon, 2003), est-elle un facteur de rapprochement et de convergence, voire un avantage, ou encore peut-elle devenir un piège dans le domaine de la gestion internationale ?

En effet, comme nous l’avons déjà souligné, nous cherchons à comprendre à partir d’une perception qui vient d’une catégorie de pensée, celle d’une proximité latine perçue, comment des dirigeants de PME latino-européennes vivent leur expérience brésilienne et s’adaptent à celle-ci. Cet angle d’attaque nous a amenés à privilégier une approche de type interprétative selon la classification récente établie en management culturel par Romani et al. (2018).

La perception de la proximité culturelle dite latine : une évolution dans le temps ?

Dans le processus d’expatriation, la relation au temps a bien été mise de l’avant depuis qu’on s’y intéresse. Black et al. (1991) ont proposé de l’aborder selon un processus d’ajustement qu’ils déclinent en cinq dimensions, en distinguant un avant et un après dans l’exposition au pays cible : (1) La formation avant de partir, (2) Les expériences internationales antérieures, (3) les mécanismes de sélection au sein de l’organisation, (4) les qualités personnelles, et (5) les facteurs extraprofessionnels.

Ce concept a par la suite été repris et développé par Takeuchi et al. (2005). Ces derniers ont mis notamment en valeur l’expérience étrangère préalable, l’expérience propre à une culture différente de la sienne, et les effets modérateurs que ces expériences peuvent avoir sur l’adaptation interculturelle des personnes expatriées. Dans le même ordre d’idées, nous pouvons rappeler le concept d’« apprentissage congénital », proposé récemment par Pellegrino et McNaughton (2017), lequel renvoie à un apprentissage acquis par les managers au fil de leurs expériences internationales successives, ou encore, celui qualifié de « multidimensionnel » et proposé par Bartel-Radic (2014) dans le cas de l’acquisition de compétences interculturelles.

En partant d’une perception de proximité, le manager-décideur fait l’hypothèse qu’il ou elle éprouvera moins de difficultés à comprendre son nouvel environnement cible. Ce qui sera susceptible de guider alors son choix géographique et de l’orienter vers des destinations où le risque de dépaysement culturel lui apparait moindre (Lee D-J., 1998; Lado et al., 2004; Jean-Amans et Abdellatif, 2013). Tel est le cas, par exemple, des entreprises australiennes qui visent plutôt le marché britannique que leurs voisins asiatiques, pourtant plus proches géographiquement (Fenwick et al., 2003).

Une fois ce processus d’expatriation entamé, l’exposition au contexte local va venir peu à peu moduler la perception du manager-décideur. Dans le cas du dirigeant de PME qui, très souvent, prend lui-même en main l’internationalisation de son activité, il est fréquent qu’il soit amené à effectuer des séjours plus ou moins prolongés dans le pays cible, voire qu’il décide de s’y installer pour lancer son unité locale. Son degré de préparation préalable et son expérience internationale (Shenkar, 2001; Bartel-Radic, 2014), voire sa mentalité internationale, son « global mindset » au sens de Nummela et al. (2004), vont alors avoir un effet sur la façon dont il percevra la proximité une fois sur place.

A partir de cette perception de proximité culturelle initiale, un processus cognitif va se mettre en marche (Nebus et Chai, 2014) et faire évoluer, au contact du marché cible, la perception du manager-décideur. Cette « proximité perçue » peut en effet entrainer un manque de préparation chez ce dernier et l’amener à être désarmé par rapport à ce qui lui arrive. Peu préparé à des différences qu’il n’a pas anticipées, son ressenti peut s’avérer alors en décalage avec ses premières perceptions en matière de proximité (Fenwick et al., 2003). Dupuis et Dugré (2008) ont ainsi évoqué « l’illusion d’une similarité ou d’une grande compatibilité » chez des dirigeants québécois, laquelle leur a rendu plus difficile la compréhension des obstacles culturels propres aux marchés étatsunien et français où ils voulaient se développer.

Méthodologie

Les études interculturelles menées jusqu’à nos jours ont été largement dominées par des recherches quantitatives (Davel et al., 2008; Livian, 2013; Prime et al., 2009) d’inspiration positiviste (Romani et al., 2018) dans la foulée, notamment, des travaux de Hofstede et de ses disciples. La complexité du concept de « culture » nous a conduit à nous inscrire dans un paradigme différent, le paradigme interprétatif, et à adopter une méthodologie mixte qui, en combinant méthodes quantitative et qualitative à l’échelle de quatre pays, permet de poser un double regard (Dietrich et al., 2012).

Cette combinaison de méthodes est de plus en plus populaire en sciences de gestion (Hurmerinta-Peltomäki et Nummela, 2006). Comme le soulignent Lemercier et al. (2013), c’est en sortant ces deux démarches méthodologiques de leur cantonnement et en les rapprochant, qu’elles peuvent venir enrichir l’observation et l’analyse de phénomènes complexes. C’est ce que nous avons fait. Nous avons tout d’abord administré un questionnaire pour mesurer la perception des barrières et des distances, cette méthode étant considérée comme adéquate pour mesurer les perceptions (Arend, 2006). Ces données ont ensuite été complétées par des commentaires qualitatifs recueillis auprès des dirigeants au moment de l’enquête par questionnaire.

L’Echantillon

L’étude porte sur des PME de quatre pays de l’Europe latine présentes sur le marché brésilien. Notre échantillon comprend 197 PME qui se distribuent de la manière suivante : 58 PME françaises, 62 PME espagnoles, 49 portugaises et 28 italiennes. (Voir l’annexe concernant la taille et le chiffre d’affaire de ces entreprises). Ces PME présentes à l’international réalisent au Brésil une part de leur chiffre d’affaires à l’international qui va de 43 % en moyenne pour les françaises et les italiennes, à 21 % pour les espagnoles et à 20 % pour les portugaises, leur principale motivation pour aller sur ce marché étant la recherche de relais de croissance et l’élargissement de leurs marchés[2].

Figure 1

Distribution de l’échantillon

Distribution de l’échantillon

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La composition de notre échantillon s’est appuyée sur des données qui nous ont été fournies par des institutions et des organismes qui accompagnent ces entreprises à l’international (Ahmed et al., 2006). En France, les Conseillers du Commerce extérieur de la France - Section Amérique latine Caraïbe, Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris Ile de-France et les autres institutions régionales chargées de l’accompagnement des entreprises à l’international; en Espagne, Cámara Oficial de Comercio de España en Brasil; au Portugal, Agência para o Investimento e Comércio Externo de Portugal, et en Italie, Regione Lombardia. Il s’agit d’un échantillon non probabiliste (Battaglia, 2011; Ritchie et Lewis, 2003) et de convenance (Etikan et al., 2016), ce type d’échantillon étant de plus en plus fréquemment utilisé dans les études sur l’entrepreneuriat et les PME (Neergaard, 2007). Les deux grands secteurs d’activité, biens et services, sont présents dans l’échantillon de nos quatre pays, l’échantillon français faisant toutefois une plus grande place aux entreprises de services. Parmi les secteurs présents dans notre échantillon, on retrouve l’aéronautique, la gastronomie haut de gamme, les énergies renouvelables, les technologies de l’information, les services aux entreprises tels que le commerce électronique, la communication numérique, entre autres.

La collecte des données

Le recueil des données a été effectué par une équipe composée de chercheurs sud-européens localisés dans les quatre pays concernés : Rosario García Cruz (Universidad de Sevilla), Nora Lado (Universidad Carlos III), Humberto López Rizzo (Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne), Florence Pinot de Villechenon (ESCP Business School), Ricardo Reis (Universidade Católica de Lisboa), Elisa Salvador (École Polytechnique) et Ignacio Torres (Universidad de Sevilla). Dans un souci d’homogénéité (Myers, 2013), un protocole de recherche précis a été envoyé aux membres de l’équipe de recherche. Il comprenait :

  1. Un guide d’entretien comportant six chapitres embrassant l’expérience des PME (informations générales sur le dirigeant, informations générales sur l’entreprise, processus d’internationalisation, perceptions du marché brésilien, perceptions des barrières à l’international, et facteurs de succès et d’échec au Brésil).

  2. Des questions de type dichotomiques (oui / non), à choix multiples et ouvertes.

  3. Des instructions pour coder les réponses numériques et transcrire les réponses qualitatives destinées à saisir les perceptions des interviewés.

Le guide d’entretien, rédigé en anglais dans un souci d’harmonisation, a été développé au sein de l’équipe et testé par les auteurs à deux reprises. Tous les membres de l’équipe de recherche maîtrisaient au minimum trois langues. Les entretiens ont été conduits dans les langues des dirigeants étudiés : italien, espagnol, français et portugais.

En ce qui concerne la population des personnes interviewées, il s’agit de cadres dirigeants engagés dans le processus d’internationalisation de leur entreprise : fondateurs, actionnaires, directeurs export ou responsables du développement international. Les 197 entretiens semi-directifs effectifs ont été réalisés entre juillet 2012 et août 2013 et, pour la grande majorité d’entre eux, par téléconférence et par Skype, des moyens considérés aujourd’hui comme pertinents et valides pour le recueil d’informations qualitatives (Novick, 2008; Hanna, 2012; Sullivan, 2012). La durée moyenne des entretiens avec les dirigeants étudiés a été de 60 minutes, le plus court étant de 45 minutes et le plus long de 75 minutes. Ils ont fait l’objet d’un enregistrement consenti (McGonagle et al., 2015) et d’une transcription afin de nous assurer de la qualité des données. Quant aux informations quantitatives recueillies, elles ont été traitées par le logiciel SPSS.

Le questionnaire proprement dit comprenait douze catégories d’items assimilées à autant de barrières, concernant la corruption, la sécurité, les normes et les standards, la bureaucratie... Pour cet article, en raison de l’objet que nous avons privilégié, nous n’en avons retenues que trois, qui correspondent à celles présentées par Ghemawat (2001) dans son modèle « CAGE », à savoir : 1) la « distance culturelle », qui s’imposait compte tenu du sujet d’étude; 2) les « difficultés linguistiques », qui pouvaient contribuer fortement à la sensation de dépaysement et d’inconfort, et 3) la « distance géographique ». Tôt considérée, comme nous l’avons souligné plus haut par l’Ecole de Uppsala, cette dernière distance a été prise en compte car celle-ci apparaissait être compensée aux yeux des dirigeants étudiés par la proximité culturelle latine perçue.

Chaque dirigeant a eu à remplir le questionnaire et à se prononcer sur chaque variable, en le complétant par la suite par des commentaires qualitatifs concernant son expérience brésilienne. Interrogés sur leur perception des distances, ils ou elles ont tous spontanément évoqué à chaque fois cette notion de proximité latine.

Le profil des dirigeants interviewés

Avant d’aborder les principaux résultats de notre étude, il nous faut enfin présenter le profil des dirigeants interviewés. Comme nous pouvons le voir dans le tableau 1, près de 9 dirigeants sur 10 sont diplômés de l’enseignement supérieur, les Français étant les plus diplômés.

En ce qui concerne la langue, elle a fait l’objet d’une mesure distincte d’autant plus pertinente à notre sens que le portugais, à la différence de l’espagnol, n’est pas une langue couramment enseignée dans les pays européens. Il semblait donc pertinent de mesurer jusqu’à quel point ce facteur pouvait perturber les dirigeants sud-européens non lusophones.

Comme le montre le tableau 2, presque tous les répondants maitrisent l’anglais, une bonne partie, l’espagnol, et pour ce qui est du portugais, on retrouve par ordre déclinant, bien sûr, les dirigeants portugais (100 %), les dirigeants français (70, 7 %), les dirigeants espagnols (37 %) et les dirigeants italiens (35, 7 %). Certains d’entre eux parlent également le français, l’allemand, l’italien et l’arabe. Nous sommes donc en face de dirigeants au minimum bilingues, voire trilingues ou quadrilingues

Tableau 1

Niveau de formation des dirigeants interviewés

Niveau de formation des dirigeants interviewés

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Tableau 2

Aptitudes linguistiques des dirigeants interviewés

Aptitudes linguistiques des dirigeants interviewés

Autres langues parlées : norvégien, japonais, grec, ukrainien, russe et chinois.

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En ce qui concerne l’expérience internationale, une bonne partie des répondants (7/10) a, comme le montre le tableau 3, non seulement une expérience internationale préalable (séjour académique et/ou expérience professionnelle prolongés), mais aussi une expérience brésilienne antérieure (4/10), leur ayant permis d’appréhender la culture de ce pays soit par des séjours académiques, soit par des V.I.E. (séjours professionnels pour jeunes diplômés), soit encore par un mariage. Si nous sommes donc en face d’une population qui a une expérience internationale significative, il faut toutefois noter que ce sont les dirigeants portugais qui en ont le moins (59, 2 %) comparés aux Italiens (82, 1 %), aux Français (75 %) et aux Espagnols (69, 4 %), y compris par rapport au Brésil (26, 5 %) quand on la compare respectivement aux Italiens, 35, 7 %, aux Français, 39, 8 %, et aux Espagnols, 51, 6 %.

Résultats

La perception de la proximité chez les dirigeants étudiés

La littérature s’accorde à rapprocher généralement distance avec difficulté. Dans un premier temps, nos répondants ont en effet confirmé cette difficulté d’accès, le Brésil étant considéré en ce qui concerne l’environnement des affaires comme un des plus difficiles parmi les pays émergents, notamment en raison de sa lourdeur bureaucratique (OECD, 2013). Ce type de barrière appréhendée par la littérature existante sous la rubrique distance administrative ou institutionnelle n’a pas été pris en compte ici (Urban et Mayrhofer, 2011; Lemaire, 2012). Ces mêmes dirigeants ont évoqué en même temps, notamment les Portugais, une proximité de départ et ont déclaré avoir moins de difficultés à approcher le marché brésilien. Cela est corrélé au temps nécessaire pour pénétrer le marché, selon nos répondants, 15 mois en moyenne pour les entreprises françaises et italiennes, 12 mois pour les espagnoles et 11 mois pour les portugaises. Ce temps plus réduit s’explique par les liens historiques avec l’ancienne colonie, liens qui se retrouvent renforcés, notamment dans les secteurs d’activités étudiés : certaines PME portugaises de notre échantillon opérant dans la gastronomie, le « marché de la nostalgie » (EBC, 2013; Vieira, 2014), et dans le commerce du vin et des produits alimentaires portugais. Comme le souligne un des dirigeants portugais interviewés, « Au Brésil, il y a la facilité de la langue pour nous Portugais, à laquelle s’ajoute le fait d’avoir des traditions et des coutumes similaires ce qui rehausse l’intérêt manifesté envers les produits portugais ». Toujours au sujet de cette proximité perçue, voilà ce qu’un autre dirigeant, italien, nous a confiés : « Au Brésil, nous disposons d’un marché dynamique, de possibilités de financement dans notre secteur et, surtout, nous partageons la même culture latine ». Il faut rappeler que les Italiens ont également des liens historiques au Brésil, notamment avec la région Sud à la faveur d’importantes vagues migratoires qui ont débuté au milieu du XIXe siècle.

Tableau 3

Expérience à l’international des dirigeants[3]

Expérience à l’international des dirigeants3

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Ce rappel fait quant à la distance administrative nous conduit à aborder maintenant les perceptions de ces dirigeants à partir des dimensions que nous avons privilégiées : la « distance géographique », la « distance culturelle » et les « difficultés linguistiques ». Ces dernières dimensions nous donnent en effet, en creux, des indications sur le degré de proximité que ces dirigeants européens établissent entre la culture brésilienne et les cultures latines. Les résultats se retrouvent dans la figure 2.

Figure 2

Distances perçues par les dirigeants des PME (par pays d’origine)

Distances perçues par les dirigeants des PME (par pays d’origine)

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Les valeurs relativement faibles attribuées par les dirigeants interrogés suggèrent bel et bien que les distances perçues ne sont pas considérées comme très importantes. Les commentaires qualitatifs qui ont accompagné leurs réponses au questionnaire soumis viennent d’ailleurs corroborer leurs notations. La perception d’une distance réduite ou très réduite se manifeste dans la plupart des commentaires qualitatifs et confirme, par la même, une proximité perçue. On relève toutefois quelques résultats d’apparence discordante. Les dirigeants portugais, tel que le montre la figure 2, ne sont pas aussi à l’aise qu’on aurait pu l’espérer et / ou comme certains peuvent le souligner au départ. Ce qui rejoint les résultats obtenus et évoqués plus haut concernant les dirigeants québécois par rapport aux Etats-Unis et à la France (Dupuis et Dugré, 2008).

La perception de la distance géographique

Pour ce qui est du Brésil, si l’éloignement géographique est un élément constitutif de la relation Europe–Amérique latine, un océan les séparant, cette réalité semble compensée, au dire des managers européens d’origine latine par une proximité culturelle certaine qui rendrait les échanges avec cette partie du monde somme toute plus faciles qu’avec d’autres pays, plus proches géographiquement mais plus éloignés culturellement. Nous retrouvons ainsi une attitude similaire à celle des Australiens qui préfèrent s’installer en Grande-Bretagne plutôt qu’en Asie (Fenwick et al., 2003).

Contre toute attente, la distance géographique semble peser davantage sur les entreprises portugaises qui sont, pourtant, plus proches des côtes brésiliennes (Lisbonne-Rio 7.710 km, Madrid-Rio, 8.134 km, Paris-Rio 9.162 km, Rome-Rio 9.192 km) que les autres. Il faut souligner que ces dirigeants portugais semblent, si on les compare aux autres dirigeants, moins bien préparés, comme nous l’avons vu dans les tableaux précédents, en termes de formation, de maîtrise des langues étrangères et d’expérience internationale. Ce résultat est cohérent avec de nombreux autres obtenus par d’autres études sur le même sujet (Shenkar, 2001; Takeuchi et al., 2005).

Parler la langue ou se référer à une culture commune ne semblent donc pas suffisants pour compenser le manque constaté chez les dirigeants portugais interrogés en matière d’expérience internationale et de formation. Ce que l’on pourrait supposer au départ comme un facteur favorisant ce type d’expérience. Nous sommes ici dans le cas qu’évoquait Jean-Pierre Dupuis (2005) dans son étude classique des Français au Québec où les Français, piégés par l’apparente proximité linguistique, avaient du mal à comprendre le ressenti historique des Québécois francophones à l’égard des Français. Nous retrouvons des situations similaires entre Anglophones (Halliday, 2003; Goddard, 2012) ou entre Espagnols et Latino-Américains (Felices et al., 2004; López Garcia, 2010).

La perception de la distance culturelle

En ce qui concerne la perception de la distance culturelle, un résultat est surprenant. Alors que la perception des dirigeants portugais est extrêmement proche de celle des dirigeants français et italiens, ce sont en fait les dirigeants espagnols et non les dirigeants portugais qui se déclarent les plus proches des Brésiliens. Cette proximité est peut-être attribuable à une pratique plus développée de l’internationalisation des entreprises espagnoles en Amérique du Sud, et à une plus grande expérience préalable du Brésil par rapport aux autres dirigeants, comme semble l’indiquer le tableau 3. On retrouve des facteurs, là encore, soulevés dans la littérature qui s’intéresse au développement international des entreprises (Urban et Mayrhofer, 2011; Lemaire, 2012).

La perception de la distance linguistique

Enfin, en ce qui concerne les difficultés linguistiques, si les perceptions françaises (2,3/5), espagnoles (2,3/5) et italiennes (2,2/5) se rapprochent, elles laissent les perceptions portugaises à un niveau très proche de 2/5, alors que l’on aurait pu s’attendre à une valeur inférieure à 2, sachant qu’il s’agit du seul pays lusophone de l’échantillon.

Les dirigeants portugais seraient donc, là encore, face à des « difficultés inattendues » en la matière (Fenwick et al, 2003). Ce que nos données semblent confirmer. En effet, presque la moitié (49 %) d’entre eux reconnaissent « faire des efforts » pour adopter l’accent local quand ils/elles sont au Brésil : 15 % le font toujours et 34 % de temps en temps. Ce sont des difficultés que rencontrent, là encore, d’autres groupes partageant le même système linguistique (Dupuis, 2005; Davel et al., 2008; Piekkari et al., 2014).

Une perception de la proximité culturelle revue à la lumière de l’expérience brésilienne

Les différents résultats que nous avons obtenus montrent que les dirigeants interviewés, bien qu’ils ou elles considèrent au départ le Brésil comme un pays proche, sont donc nombreux à réajuster leur perception de proximité après avoir été en contact avec le terrain, et à nous en signaler les dangers. Tel ce dirigeant portugais déclarant : « La proximité entre culture brésilienne et culture portugaise est induite par l’illusion d’une proximité linguistique »; ou encore cet autre : « Un des principaux facteurs d’échec est de penser que l’on est dans la même culture ».

Ces propos nous renvoient à la notion d’ajustement et montrent que certains « semblent avoir baissé la garde » en s’intéressant à ce pays qui apparaissait si « proche ».

Les témoignages recueillis illustrent tous l’importance, pour ces dirigeants, de réajuster leurs perceptions chemin faisant, comme le rappelle à nouveau un dirigeant portugais : « Une des principales causes d’échec au Brésil réside dans l’ignorance des différences culturelles et des dimensions du marché; il faut en prendre conscience. ». Ou encore un autre : « Se laisser emporter par les sentiments et par tout ce qui lie les deux cultures et ne pas ouvrir les yeux à temps peut conduire à l’échec ». « On a à faire à des Latins. En Asie, on se prépare plus au gap culturel. Ici on pense que c’est facile parce que l’accueil est chaleureux. Mais les Brésiliens sont redoutables en affaires. Le piège c’est de croire que c’est facile ». « Le pays donne une fausse impression de proximité. Tout est basé sur les relations personnelles plus que sur le factuel. Tout est plus flou. On croit avoir tout compris et il n’en est rien ». En d’autres termes, comme l’ont déclaré spontanément trois dirigeants français : « Il ne faut surtout pas débarquer au Brésil la fleur au fusil. »

Comme on peut le voir, nous sommes de nouveau très proches de l’expérience vécue par les Français au Québec (Dupuis, 2005; Davel et al., 2008), ou encore de situations observées, par exemple, entre des interlocuteurs anglophones appartenant à trois univers différents : anglais, australien et américain (Goddard, 2012), ou enfin, de ce que Evans et Mavondo (2002) qualifient de « paradoxe de la distance psychique ».

Par ailleurs, le Brésil peut surprendre ceux qui ont déjà eu une expérience latino-américaine préalable. Comme le souligne cette dirigeante française expatriée et directrice générale d’une filiale française au Brésil :

« Le Brésil est compliqué, il n’est pas dans la logique latino-américaine, la langue et la colonisation diffèrent. La distance culturelle est grande, rien à voir avec l’Argentine qui est plus près et où je me sens chez moi. »

Cette dirigeante disposait pourtant d’une expérience non négligeable à l’étranger (quatorze ans), notamment au sein du monde hispanique. Pour elle, l’adaptation à l’environnement brésilien et son apprivoisement se sont avérés bien plus compliqués que l’adaptation au monde hispanique voisin, dont elle se disait plus familière. L’expérience antérieure et le plus grand sentiment de proximité avec d’autres cultures (l’Argentine étant considérée généralement comme le pays le plus européen d’Amérique latine) peuvent expliquer ces différences entre les pays concernés. La mesure de l’écart est donc chez un individu fonction de sa perception comparée qui est à la fois associé à sa propre histoire et à celle des pays concernés, le sien et le pays d’accueil (Davel et al., 2008; Chanlat et Pierre, 2018).

Discussion

Les principaux résultats que nous venons de présenter apportent quelques éléments nouveaux aux champs du management international et du management interculturel. Le premier concerne le type d’entreprise et le terrain de recherche; le deuxième, la notion de distance culturelle; le troisième, la notion de proximité et l’évolution de sa perception par rapport au temps passé dans le pays; et le quatrième, la notion de « paradoxe de la distance psychique ».

Des données originales sur les PME euro-latines au Brésil

Comme nous l’avons déjà rappelé, si la littérature existante sur le sujet s’est beaucoup intéressée aux notions de distance et de proximité, elle l’a encore peu fait dans le cadre de PME, et encore moins dans le cas de PME implantées au Brésil (Ronen et Shenkar, 2013). Notre recherche apporte donc des données originales sur des PME européennes d’origine latine (françaises, portugaises, espagnoles et italiennes) opérant au Brésil qui ont été jusqu’ici peu ou pas étudiées à cet égard.

De nouvelles données sur la distance culturelle

La notion de distance est souvent associée aux difficultés que rencontre une entreprise quand elle cherche à s’installer à l’étranger. Cette distance que certains ont qualifié de « distance psychique », prend plusieurs formes : géographique, culturelle, administrative, linguistique et économique (Ghemawat, 2001; Lemaire et Milliot, 2014). Dans notre recherche, tout en rappelant la distance administrative, notée déjà par de nombreux travaux sur le Brésil (OECD, 2013), nous avons mis en évidence la distance géographique et une certaine distance culturelle et linguistique qui pouvaient exister entre des dirigeants de l’Europe latine et la réalité brésilienne.

En ce qui concerne la distance géographique, si nous avons vu que le Brésil ne semblait pas, malgré son éloignement, constituer une difficulté aux yeux des dirigeants européens interrogés, ce sont paradoxalement les Portugais qui sont pourtant les plus proches géographiquement qui semblaient l’éprouver. Cette perception portugaise différenciée semble s’expliquer par le profil des dirigeants interrogés qui semblaient en effet moins bien préparés en termes de formation, de maîtrise des langues étrangères et d’expérience internationale que les dirigeants français, espagnols et italiens. Ce qui est cohérent avec de nombreux autres résultats similaires, obtenus dans le domaine de l’expatriation (Shenkar, 2001; Takeuchi et al., 2005).

En ce qui concerne la distance culturelle, nous avons emprunté le chemin que certains chercheurs avaient suggéré (Shenkar, 2001; Prime et al., 2009) : une approche nouvelle en la matière, notamment en distinguant la distance objective de la distance subjective, et en nous intéressant à la distance psychique perçue (Evans et Mavondo, 2002; Prime et al, 2009; Jean- Amans et Abdellatif, 2013). Nous avons vu que la distance objective, souvent perçue comme faible au départ par nos dirigeants, était subjectivement perçue comme plus forte en situation. Ces résultats confirment de nouveau l’importance de confronter les idées reçues au terrain par des recherches qui font également appel à des données qualitatives; ce que certains travaux en management interculturel ont bien mis en évidence depuis de nombreuses années (Davel et al., 2008; Barmeyer et Franklin, 2016; Romani et al, 2018; Chanlat et Pierre, 2018).

Un élément qui est également ressorti concerne la distance linguistique. Cette distance est, dans le domaine de la gestion internationale, une barrière non négligeable (Hutchinson, 2005; Piekkari et al., 2014; Beeler et al, 2017). Dans le cas de nos dirigeants de PME euro-latines, si tous maitrisaient en général le portugais, il reste que certains, notamment les Portugais, devaient s’adapter au portugais brésilien. Si cette adaptation à l’intérieur du même système linguistique rappelle des adaptations équivalents auxquelles on assiste dans d’autres systèmes linguistiques (Halliday, 2003; Louhiala-Salminen et Mirjaliisa, 2006; Goddard, 2012), nos données qualitatives ne nous ont toutefois pas permis d’aller plus loin dans l’exploration de l’influence qu’exerce les catégories de la culture d’origine dans l’usage du portugais parlé par nos dirigeants euro-latins en contexte brésilien (Geoffroy, 2002; Usunier, 2011; Barmeyer et Davoine, 2013; Cornuel et Lecompte, 2012; Trèguer-Felten, 2018), ni dans celle d’un possible multilinguisme en situation de travail (Church-Morel et Bartel-Radic, 2016; Piekkari et al., 2014).

La mise en évidence d’une évolution de la perception de la proximité culturelle

Les approches dominantes étant structurées, la plupart du temps, autour de cette notion de distance, nous sommes partis, quant à nous, d’une approche quelque peu différente. Découlant de nos données disponibles et d’un certain nombre de constats de la littérature existante, nous nous sommes fondés sur la notion de « proximité » perçue. Déjà contenue dans le modèle d’Uppsala (Johanson et Vahlne, 1977), cette notion, liée à celle de distance, renvoie à ce qu’on appelle dans ce cadre, une faible « distance psychique ». Elle s’inspire également de travaux d’origine anthropologique (Chanlat et Pierre, 2018). Dans le domaine de la recherche en management international, cette notion a été très largement popularisée, entre autres, à partir d’échelles psychométriques, en premier lieu par Hofstede (1980) et ensuite par Ronen et Shenkar (1985; 2013) dans leur projet d’établir une cartographie des cultures du monde.

L’apport de notre travail à cet égard est d’avoir mis l’accent sur des PME euro-latines opérant au Brésil et d’avoir cherché à cerner la perception de leurs dirigeants par rapport à leur expérience brésilienne. Nous avons vu que, s’ils étaient nombreux à partager cette idée de proximité culturelle perçue avant leur départ, leur perception évoluait une fois arrivés au Brésil. En d’autres termes, comme l’avaient déjà suggéré certains chercheurs, il faut s’intéresser non seulement à l’arrivée mais aussi à l’évolution que connait l’entreprise par la suite (Shenkar, 2001). Ce qui peut modifier les perceptions de départ comme nos données le montrent.

Une illustration supplémentaire du paradoxe de la distance psychique

Enfin, nos données, comme l’avaient déjà mis en évidence Evans et Mavondo (2002), illustrent à nouveau ce qu’ils ont appelé le « paradoxe de la distance psychique ». En effet, elles montrent combien les dirigeants euro-latins que nous avons interrogés avaient une perception souvent inadéquate de la distance les séparant du Brésil avant de s’y installer; ce qui les a conduits à découvrir certaines difficultés insoupçonnées au départ. Si cela vient conforter l’idée d’analyser ce phénomène dans le temps, comme Shenkar (2001) le suggérait, en revanche, les données que nous avons recueillies ne nous ont pas permis de voir comment l’évolution de la culture brésilienne jouait un rôle dans ce décalage de perception de nos dirigeants de PME euro-latines dans le temps.

Conclusion

La recherche en management international s’est peu intéressée jusqu’ici aux perceptions de dirigeants de PME et au phénomène de la proximité perçue. Pour combler un peu cette lacune, nous sommes partis d’une recherche menée au Brésil auprès de dirigeants de PME venant de quatre pays latino-européens (Portugal, Espagne, France, Italie), en nous posant la question suivante : dans quelle mesure la perception de proximité culturelle s’ajuste-t-elle au contact avec le marché cible, sachant que ces dirigeants ont d’emblée évoqué une proximité culturelle ?

Dans le cas du Brésil, si les dirigeants européens viennent tout d’abord au Brésil pour tirer profit d’un grand marché en croissance qu’ils perçoivent comme plus familier et que la taille du marché apparaît comme le principal déterminant de leur décision, la proximité culturelle est très vite signalée comme un lubrifiant susceptible d’accélérer la marche des affaires dans ce pays. Cette appartenance latine est un élément omniprésent à la fois dans le discours tenu, dans les motivations exprimées et dans l’intérêt porté à l’égard de ce pays. Mais, comme nous l’avons également souligné à plusieurs reprises, considérer le Brésil comme un pays « proche » peut conduire certains dirigeants à « baisser la garde ». C’est ainsi que ceux qui sont les moins bien préparés (exposition internationale insuffisante, compétences linguistiques limitées et excès de confiance) perçoivent des différences inattendues au fil de leur expérience brésilienne.

Les expériences internationales antérieures sont alors des éléments qui peuvent contribuer à affiner la perception de ceux et celles qui osent s’aventurer sur de nouveaux marchés. Si les perceptions de départ, quelles qu’elles soient, n’échapperont sans doute pas à des ajustements en situation, même quand on pense avoir à faire à des marchés « culturellement proches », il reste que plus la conscience des spécificités culturelles est forte chez les dirigeants, meilleure est leur préparation, et moins brusques les ajustements à faire. Ce que nous avons observé dans notre étude à partir des données que nous avons recueillies.

Alors qu’une perception de proximité culturelle engendre un sentiment de familiarité qui, tel un levier, inviterait à choisir une destination plutôt qu’une autre, à l’instar de ce dirigeant qui nous a déclarés : « l’Asie offre de grandes opportunités, mais au Brésil je me sens latin », cette recherche montre que, dans le cas des PME latino-européennes opérant au Brésil, l’expérience de la réalité locale amène souvent à une révision des perceptions et des croyances de départ, et à découvrir que cette apparente proximité perçue peut être parfois problématique. Cela provoque souvent un excès de confiance qui conduit à une sorte de « désarmement intellectuel », lequel conjugue dans le cas étudié une préparation insuffisante et une sous-estimation des difficultés culturelles potentielles, comme le montre notamment l’exemple des dirigeants portugais.

Notre recherche a permis d’étudier les perceptions de dirigeants de PME, populations moins présentes dans le champ des études en management international et en management interculturel. Elle l’a fait dans un contexte particulier, l’espace latin des deux côtés de l’Atlantique, également moins étudié par les chercheurs. Elle a pu ainsi montrer comment l’expérience façonne ces perceptions de proximité chez les dirigeants latino-européens interviewés, des perceptions qui s’ajustent au fil de leur expérience internationale sur place, et les amènent à réviser leur perception de proximité culturelle.

La principale limite de notre étude réside dans le fait d’avoir conduit les entretiens dans une phase que l’on peut considérer de post-ajustement, lorsque les PME étaient déjà bien implantées sur le marché brésilien. Poursuivre la démarche exigerait de suivre un même groupe d’entreprises en procédant par étapes, et en distinguant les perceptions avant et après l’entrée sur le marché cible. Parmi les futurs développements possibles, il nous semble intéressant de questionner de nouveau ces notions de perception de proximité et de distance culturelle dans des pays marqués par d’autres processus de colonisation ou par d’autres flux migratoires. Ce qui permettrait également de nourrir l’approche critique et post-moderne de l’interculturalité qui se développe en management international et en management interculturel depuis quelque temps.