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L’ouvrage En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic est une imposante synthèse critique de Antonio Casilli sur la disruption numérique qui serait provoquée par la diffusion accélérée des progrès de l’intelligence artificielle (IA). L’auteur est sociologue, enseignant-chercheur à Télécom ParisTech et chercheur associé au laboratoire LACI-HAC de l’AHESS de Paris.

L’ouvrage, développé à partir de la thèse d’HDR de son auteur, a été publié en 2019 aux éditions du Seuil, avec une postface de Dominique Méda (Professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine). C’est un travail de grande ampleur par la diversité des thèmes qu’il apporte et sa volonté de complétude sur la question.

En ces temps où UBER fait l’objet non seulement de polémiques mais aussi de décisions judicaires contradictoires, voire engendre de nouveaux statuts entre salariat et travail à son compte (qu’on les appelle les « ubérisés », freelancers ou auto-entrepreneurs), comme le montrent les décisions récentes en Grande-Bretagne ou en Californie, les questions abordées par A. Casilli sont centrales pour les enjeux, dans un futur de plus en plus proche, des activités de travail et de production. Enjeux pour les pays dits développés à économie de marché (PDEM) comme pour les pays émergents : le thème de la disruption numérique, et plus généralement de la nouvelle économie, relève d’un enjeu proprement mondial – fortement lié, justement, aux dimensions numériques émergentes dans le travail et la production, comme le montre Casilli.

La thèse principale de Casilli, explicite dans son titre « jeu de mots » : En attendant les robots, enquête sur le travail du clic., peut être résumée par deux citations éclairantes :

« Si la seule fonction effective du digital labor réside (…) dans la tâcheronnisation du travail humain plutôt que dans la réalisation de systèmes intelligents véritablement autonomes, c’est que cette dernière est une impossibilité logique. (...) Car l’intelligence humaine dont on voudrait que les machines reproduisent les capacités n’est ni un processus immuable ni une entité univoque. Elle se transforme, s’adapte à de nouvelles pratiques, et sa réplique artificielle a donc besoin de mises à jour perpétuelles que, pour l’heure comme à l’avenir, seul des humains sont et seront à même d’opérer. » (p.301) « Tâcheronnisation et datafication occupent, dans le contexte de l’IA, la même place que le séquençage et le chronométrage des tâches pour le taylorisme : non pas des innovations techniques majeures, mais une sophistication de la division capitaliste du travail visant à contrôler une main-d’oeuvre constamment décrite comme oisive, insouciante et potentiellement récalcitrante. » (p.293)

L’ouvrage commence par une petite histoire, un exemple donné en introduction : celle d’un stagiaire qui entre dans une entreprise où il est affiché aux clients que c’est un algorithme d’IA qui travaille automatiquement et de manière autonome… Et le stagiaire découvre très vite qu’en fait ce sont surtout des personnes qui font le travail manuellement, à l’étranger, à Madagascar : les« petites mains de l’intelligence artificielle » comme le dit Casilli par une de ses expressions caractéristiques.

Cet exemple est, pour l’auteur, représentatif de l’illusion, voire même de la manipulation, de la digitalisation et de l’imposture que représente selon lui la croyance dans une révolution par l’Intelligence artificielle.

L’auteur s’attache à démontrer, et approfondir, ces propositions, par un examen approfondi, touffu, et au fond peu synthétique, des multiples facettes de la soi-disant disruption numérique, tout au long de 393 pages (320 notes non comprises : les notes de bas de page constituent en effet à elles seules plus de 60 pages).

Le plan global de l’ouvrage est solidement charpenté. Il analyse dans une première partie le sens et les manifestations de l’automation, par deux chapitres aux titres (jeux de mots) très évocateurs : « les humains vont-ils remplacer les robots », et « De quoi une plateforme numérique est-elle le nom ? ». Sa deuxième partie, un peu plus analytique et globalement plus structurée, aborde les trois types de « Digital labor » (l’auteur utilise cette expression et ne la traduit pas – travail digitalisé serait une proposition) : « Le digital labor à la demande » (la « zone grise » des usagers-prestataires, entre l›économie « collaborative », l›économie du partage, l’économie « circulaire » ou « des fonctionnalités »), « Le micro-travail » (les micro-tâches souvent délocalisées, et qui constituent la base d’une immense partie de l’économie dite numérique), et « Le travail social en réseau » (les « produsagers » proprement dits). Notons déjà ici que la distinction entre ce travail social en réseau et le digital labor à la demande, opérée par Casilli, est loin d’être nette – l’auteur insiste d’ailleurs souvent sur le flou des frontières dans les modèles d’affaires et les pratiques productives des entreprises et institutions de l’économie digitale. Dans une troisième partie plus prospective sur les « Horizons du digital Labor », l’auteur parcourt à nouveau la plupart des thèmes déjà abordés dans les précédents chapitres, dans une perceptive temporelle, à travers trois chapitres qui comportent de très nombreuses citations (assez disparates) de travaux théoriques fondamentaux (de Ivan Illich à Deleuze et Guattari, de Jethro Lieberman et Thorstein Veblen à Marx et Evans Fisher, le lecteur se perd dans les couche théoriques entremêlées) : « Travailler hors travail » (un retour sur le playbor, au fond à nouveau la question des produsagers) « De quel type de travail le digital labor relève-t-il ? » (un retour sur les modalités du travail et des conditions de travail des « tacherons du clic », essentiellement), et « Subjectivité au travail, mondialisation et automation » (où l’auteur navigue entre les questions de l’hétéronomie du travail et de l’exploitation et celles de la mondialisation productive, décuplée par le digital labor, et peut-être d’une nouvelle nature, par les « migrations non présentielles »).

Résumer l’ouvrage est délicat, car l’auteur n’est pas souvent synthétique. Si son plan global est solidement structuré, à l’intérieur des chapitres et surtout des nombreuses courtes sections (rarement plus de 3 ou quatre pages), les propositions, observations pratiques, données statistiques et résumés de nombreux rapports et propos (parfois très) théoriques s’entrecroisent de manière percutante : Casilli cherche à frapper le lecteur, par des raisonnements contre-intuitifs et de nombreuses formules-choc, mais il développe son propos avec un fil directeur souvent difficile à saisir pour le moins.

A l’intérieur des chapitres, sans sous-titres autres que ceux des courtes sections, les raisonnements sont loin d’être aisées à suivre. Si chaque paragraphe de quelques pages (introduit par un petit titre) se lit facilement, le lecteur a souvent l’impression de redites, ou bien que l’auteur revient plusieurs fois sur des thèmes proches, voire identiques, abordés de manière différente mais sans toujours voir si cela permet au fond des précisions ou apports significatifs. De plus, quand des paragraphes apportent des nouveaux éléments, cela est fait sans liens clairs avec des paragraphes précédents ayant déjà abordé le thème (parfois plusieurs dizaines de pages auparavant), ce qui rend le suivi du raisonnement global de l’auteur très délicat. Pour paraphraser une expression à la mode dans le monde de la nouvelle économie, A. Casilli a très souvent une « pensée circulaire », revenant plusieurs fois sur les mêmes thèmes, ou des thèmes très proches, sans maîtriser le raisonnement global à l’intérieur de chaque chapitre – du moins, sans guider le lecteur de manière suffisamment structurée pour qu’il ne se perde pas dans le dédale des descriptions, des exemples (très nombreux, qui relèvent d’une connaissance approfondie des phénomènes concrets décrits) et des références théoriques.

L’impressionnante érudition de l’auteur en la matière, qui fait de cet ouvrage une source importante de connaissances et de réflexions sur l’économie numérique, et l’un des ouvrages critiques de grande ampleur sur le sujet, est brouillée par ces mélanges touffus mal présentées –du moins, avec un manque de synthèse globale.

Il n’y a hélas pas de synthèse de chaque chapitre qui permettrait de suivre plus facilement le raisonnement de l’auteur - ni d’ailleurs aucun graphique. Cela est d’autant plus dommageable que Casilli mélange constamment les partis-pris des partisans en faveur de la nouvelle économie numérique, qu’il critique abondamment, avec des analyses critiques, empiriques comme théoriques, anciennes comme très récentes, qu’il critique aussi abondamment, parfois de manière tout aussi virulente.

De plus, toujours sur le plan formel, on regrette que les références bibliographiques soient indiquées seulement par les (très nombreuses) notes en bas de page, ce qui ne permet pas d’avoir une vue synthétique du corpus de références de l’auteur (d’autant plus que certaines références reviennent plusieurs fois dans les chapitres et les parties), ni de saisir par ce moyen son corpus théorique. De même, il est fort dommageable pour le lecteur de ne pas trouver un index des termes et des noms, surtout face à la profusion des thèmes qui s’enchevêtrent entre les chapitres.

Nous tentons cependant de donner un aperçu des points clés du contenu de l’ouvrage.

Dès l’introduction, plusieurs synthèses importantes sont proposé par Casilli, qu’il reprend et développe de différentes manières, sous différents angles (avec le manque de synthèse que nous avons indiqué) tout au long de l’ouvrage. Tout d’abord, concernant la « vraie transformation en cours », la digitalisation du travail, il est affirmatif : le travail digitalisé, le Digital labor, est un « travail tacheronnisé et datafié qui sert à entraîner les systèmes automatiques ». Il est permis par deux dynamiques, l’externalisation du travail et sa fragmentation.

L’économie numérique, est d’abord une « rhétorique de l’automation », en fait, et celle-ci « cache en fait l’essor des plateformes numériques, c’est-à-dire la généralisation de structures technologiques et d’une organisation économique originale, qui n’a pas de « coeur de métier » à proprement parler et dont le fonctionnement consiste en l’intermédiation informationnelle d’autres acteurs économiques. » C’est cette absence de coeur de métier qui engendre la difficulté de saisir l’objet de la digitalisation du travail et de la société. Plus encore qu’une difficulté à le définir (ce qui ne serait un problème que pour les analystes), ce flou ontologique des plateformes constitue une profonde et radicale déstabilisation de toutes la structure socioéconomique : « les plateformes numériques finissent par désorganiser les marchés traditionnels, notamment celui du travail ».

Casilli souligne le modèle d’affaire des plateformes numériques, et donc leurs modalités de production de trois types de valeurs –ou plutôt, de la captation de ces valeurs : en soi, les plateformes ne produisent pas de valeur : « Elles captent la valeur générée par leurs producteurs, fournisseurs et consommateurs. Le « travail des usagers » est alors nécessaire pour produire différents types de valeur : la valeur de qualifications (les usagers trient l’information en commentant et en notant des biens, des services et/ou les membres mêmes d’une plateforme) qui permet leur fonctionnement ordinaire; la valeur de monétisation (le prélèvement de commissions ou la revente de données fournies par des acteurs à d’autres acteurs) qui accroit leur liquidité à court terme; la valeur d’automation (l’utilisation des données et contenus des usagers pour entraîner des intelligences artificielles) qui inscrit leur croissance dans un plus long terme. »

Ensuite, Casilli indique sa thèse centrale, un renversement de perspective : l’automation ne peut se passer de l’activité humaine. Plus profondément, « ce ne sont pas les machines qui font le travail des hommes, mais des hommes qui sont poussés à réaliser un digital labor pour les machines, en les accompagnant, en les imitant, en les entrainant. Les activités humaines changent, se standardisent, se tâcheronnisent pour produire de l’information sous une forme normalisée. L’automation marque alors une altération du travail, non pas son hécatombe. » (p.24). Contre la « vision mécaniste » développée à partir de Turing (et de son test d’intelligence), il cite Wittgenstein : les machines « ne sont en réalité que des hommes qui calculent. » Les espoirs robotiques sont déçus : « Les gains de productivité qui mesurent les taux d’impact sur les travailleurs de l’introduction de processus automatiques n’ont pas atteint 1 % en moyenne dans le secteur non agricole et dans le secteur manufacturier » dit-il par exemple en citant les statistiques de 2017 du Bureau of Labor Statistics américain. Casilli cite bien d’autres statistiques : « Les chiffres vont à l’encontre de la thèse défendue par les tenant du Grand remplacement automatique ».

Ce qui se produit, en fait, est non seulement une remise en question des frontières mêmes des entreprises qui renoncent à leur fonction fondatrice (p.73), dans une « « double éclipse des marchés et des entreprises » (p.91), mais surtout de la nature même du travail. Le digital labor « désigne plutôt un continuum entre activités non rémunérées, activités sous-payées et activités rémunérées de manière flexible ». (p.50, Casilli souligne). Le digital labor et les plateformes brouillent la différence, la frontière entre temps de travail et temps de non travail, par rapport aux entreprises traditionnelles. C’est aussi le temps du « Fun obligatoire » (p. 230).

En fait, le digital labor représente la face réelle de l’automation : les solutions existantes d›intelligence artificielle orientées clients ne constituent pas une intelligence artificielle forte où l›action humaine serait remplacée par un super cerveau, mais une intelligence artificielle faible : un réel « spectacle de marionnettes » (p.52). Les « turcs mécaniques » (allusion à Mechanical Turk, cf. ci-dessous) utilisent des humains pour améliorer leurs intelligences artificielles, et non de réels algorithmes (p. 138). L’histoire (rapide) que Casilli retrace de l’émergence du terme de plate-forme aboutit à la conclusion : dans les architectures informatiques il y a un architecte. « Le fait d’utiliser des êtres humains afin de permettre le fonctionnement des intelligences artificielles constitue en soi un enjeu éthique et social du fait de la dévalorisation du travail, découpé en micro tâches et dont les finalités ultimes échappent largement aux usagers. » (p.138)

En effet, ceci s’accompagne, et c’est la caractéristique la plus essentielle de la digitalisation, par la concentration du pouvoir socioéconomique : « L›imposture théorique qui consiste à se concentrer sur la robotisation, sur l›algorithmisation, sur la smartification de la société, entretient alors ce bluff technologique. » Elle occulte que la valeur est concentrée de plus en plus dans les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’acteurs, et le mythe de l’automation distrait l’opinion publique de « menaces plus directes, tel l’accaparement d’actifs et de ressources rares par les entreprises « innovantes » afin de protéger leurs positions ». Casilli lie ici le développement d’oligopoles productifs mondialisés avec l’externalisation et la tacheronnisation. Notons qu’il revient sur cette tacheronnisation de nombreuses fois, de diverses manières, sans opérer la synthèse des différentes dynamiques de celle-ci –ce qui est, nous le répétons, une des faiblesses de ses démonstrations : accumulation d’exemples et de processus ne fait pas, ni preuve, ni surtout, conceptualisation globale.

Dans les chapitres sur les trois formes du digital labor, Casilli se livre à des analyses passionnantes, quoique peu ordonnées ni globalement structurées, de la manière dont les structures néo-entrepreneuriales qui le contrôlent, captent la valeur créée sous trois formes (valeur de qualifications, valeur de monétisation, valeur d’automation) par de multiples canaux, flous, entremêlés, et qui se renforcent les uns les autres. Par exemple, le site de Mechanical Turk, d’Amazon, très « gamifié », permet à Amazon d’estomper systématiquement son rôle d›intermédiaire, en se présentant comme un simple environnement. Mais de fait elle joue une fonction d›intermédiation qui constitue sa deuxième source de valeur, la monétisation, captée en employant trois outils : les commissions sur les microtâches, la revente des données personnelles et le service Amazon payment. Le lien entre Qualification et monétisation est complexe : « comment apprécier la valeur d’un like ? » (p.198) : de 0,0005 dollars… à 174 dollars !, montre Casilli à travers des données. Mais la valeur capée, ou créée, est aussi très floue pour la valeur d’automation (p. 203 sq.)– elle aussi, trop souvent surévaluée à travers la notion de Deep learning : Casilli, à travers des exemples, souligne que les machines n’apprennent qu’en multipliant considérablement les observations, alors que les humains sont capables d’apprendre à partir de très peu d’exemples.

D’où la question : Quelle est l’importance numérique du digital labor ? Au fil des pages (Casilli y revient plusieurs fois, à différents endroits), les estimations varient : de 40 à plusieurs centaines de millions dans le monde. Surtout, elle est très difficile à évaluer de par la multiplication des statuts (et des « non-statuts », pour les produsagers) –et les polémiques et exagérations potentielles à ce sujet. Et c’est cet éclatement des statuts, plus que l’importance numérique du digital labor en soi (ou d’une soi-disant économie numérique) qui est significatif. Par exemple, (p.142 sq. ) : Quelle est la part effective des gens qui travaillent en free-lance aux tâches qualifiées et complexes, et des micros tâcherons déqualifiés ? Casilli insiste sur le biais de calcul de beaucoup d’institutions, comme par exemple une étude de la Banque mondiale de 2015, pour qui le free-lance est plus important et va encore plus se développer, que li microtravail. Mais il y a très peu de données en fait, et tout ça est nébuleux. Surtout il est plus facile de faire faire en ligne du micro travail que du freelancing… et, apparent paradoxe, les micros tâcherons sont plutôt des jeunes peu qualifiés pour qui les micros tâches sont des revenus d’appoint et les free-lancers sont des gens plus âgés et plus qualifiés pour qui l’activité est le revenu principal. Mais, explique Casilli (dans « Réintermédiation et fragmentation : le micro travail au noir », p.146), le fonctionnement des plateformes qui se présentent comme des services de freelancing résout le paradoxe précédent : Dans beaucoup de ces plateformes il se produit en fait un travail de réintermédiation c’est-à-dire que les freelancers qualifiés sont en fait des opérateurs qui font un travail de réduction, standardisation et fragmentation de tâches complexes en micro tâches, confiées à myriades de micro tâcherons, qu’ils doivent par la suite réintégrer dans un « livrable final » pour la plate-forme elle-même. Et il y a un petit nombre de ces freelancer ré -intermédiaires qualifiés par rapport au micro tâcherons, très nombreux –et très mal rémunérés. Plus encore, donc, les plateformes mélangent à la fois du travail (plutôt) bien rémunéré de free-lancers, du travail gratuit et même volontaire, voire même enthousiaste, d’utilisateurs et des micro-tâches très mal rémunérées par des micros tâcherons souvent atomisés, délocalisés et parfois, si ce n’est souvent, sous contrainte (p.162).

C’est pourquoi Casilli se distingue à la fois des pessimistes et des optimistes face à la thèse de la disparition du travail par le développement de l’économie de l’information et la robotisation par IA. De fait, il conteste au fond la thèse même de la disparition du travail, ce que met en exergue la postface de D. Méda. Face aux pessimistes, il démontre que le développement de l’IA est loin de provoquer un remplacement général du travail par des machines, même « intelligentes », mais qu’au contraire, cela engendre de nouvelles formes de travail pléthoriques. Face aux optimistes, il conteste que l’entreprise se voit dotée d’une mission de transformation (positive) de nos sociétés comme postulé par certains (voir par exemple, Laurent Geneslay et Rasmus Michau dans « Les robots n’auront pas notre peau ! Ce qui va changer dans l’entreprise à l’heure de l’IA », publié lui aussi en 2019, chez Dunod).

Tout au contraire de ce dernier point de vue sur les opportunités qui seraient offertes par les technologies cognitives, l’intelligence artificielle, et l’automatisation des processus pour de possibles alternatives au capitalisme, ou du moins en faveur du développement d’activités productives autonomes n’ayant pas pour finalité le profit ou l’efficience, ce que décrit Antonio Casilli est une transformation apparente des modalités de travail liées aux différentes modalités de l’IA – une transformation du travail manifeste mais aussi le développement impressionnant de multiples formes de pseudo-travail qui par de multiples aspects, sont dans la continuité du capitalisme, voire même son approfondissement.

Casilli n’est pas loin de suggérer que les formes de flexibilisation des modalités de travail sont une parfaite uchronie faite réalité : la résurgence, dans des formes nouvelles, post-modernes, de pratiques du capitalisme pré-fordiste – ses paragraphe « Quand les sublimes se tâcheronnisent » (p.247) et « Le retour du marchandage ? » (249) en sont de parfaits exemples –malgré les points d’interrogation. Casilli souligne que même les nouveaux soi-disant sublimes ont des garanties fragiles. Les plateformes utilisent de plus en plus les marchés internationaux de développeurs issus de pays émergents –et il en donne de très nombreux exemples (comme il le fait souvent –comme nous l’avons déjà signalé, la connaissance et l’utilisation par Casilli de très nombreux exemples est remarquable) : Les SSII se plateformisent. Certaines réalisent un développement des marchés du code informatique à la demande (Gigster, Crew.co), des plateformes se créent où l’on peut engager des développeurs pour 3 dollars de l’heure (Freelancer, Upwork), des sites de microcoding en temps réel payé à la minute (HackHands) ou même gratuitement (HackerRank, LearningDollars), et des plateformes sociales émergent fondées sur des bénévoles (StackOverflow ou GitHub, racheté par Microsoft). Le digital labor est donc, par les phénomènes dit de Gig economy et de jobbing, une re-création du marchandage. « L’abolition de la césure entre patron un ouvrier est précisément le modèle que promeuvent aujourd’hui les plateformes numériques » (p. 252). Surtout le marchandage historique était aussi un système de sous-traitance en chaîne d’où une réelle entre-exploitation…ce que font les influenceurs de nos jours ! Casilli conclue alors sur la notion de Global digital sweatshop. Les plateformes recréent, de fait, le travail à la pièce.

Au fond, dans l’écosystème des plateformes tout individu est une start-up. Dans ce processus de crowding-out, le travail a tendance à se situer à l’extérieur du périmètre de ce qui fut la firme : est-ce une dynamique d’avènement d’un travail « ouvert » ou « pour soi », libéré du carcan de la subordination, ou bien est-ce un retour à des formes historique de jobbing (marchandage, travail à domicile, travail à la pièce) ? (p. 241) En fait, souligne Casilli, les plateformes sont des marchés duals du travail (p.248), entre Makers et doers. « Le digital labor se situe donc dans une zone grise entre le marchandage et l’emploi salarié. » (p.267) C’est pourtant un vrai travail, il produit de la valeur. De plus ce n’est pas une activité informelle, il se déroule sous surveillance : il y a bien un lien de subordination. Concernant la rémunération, celle-ci ne concerne que les activités ostensibles et pas les activités non ostensibles comme le temps passé à gérer la plate-forme et autres (Ce qui entraîne évidemment un grand nombre de procès pour travail dissimulé). Cassili souligne en effet la différence entre activités ostensibles et non ostensibles : « Le digital labor est, avant tout, une activité dont certaines composantes s’avèrent reconnaissables, ostensibles (livrer un repas, publier une vidéo en ligne), tandis que d’autres relèvent d’un travail non ostensible de préparation et de traitement de l’information et des données. Cette dernière dimension s’avère inéliminable : elle implique des tâches qui ne peuvent pas être automatisées, parce que justement elles sont nécessaires pour réaliser l’automation. » (p. 21)

Parmi les nombreuses autres démythifications –passionnantes- soulevées par Casilli, il n’oublie pas la question de la délocalisation des activités, en particulier dans le dernier chapitre de son ouvrage – qu’il résume dans son introduction : « Ce qui se manifeste ici est une « nouvelle division internationale du travail » encore plus inégalitaire que celle dénoncée par les penseurs critique de la seconde moitié du siècle passé. (...) Le digital labor n’est pas une simple activité de production; il est surtout un rapport de dépendance entre deux catégories d’acteurs des plateformes, les concepteurs et les usagers. » (p.18)

Ou encore : « Cette vision hédoniste <des plateformes> omet de reconnaître qu›à côté du digital labor free, en même temps « libre » et « gratuit », réalisé par des usagers du Nord, disposant de temps et de ressources à consacrer à la consommation, d’importants flux de travail sous-payé pour produire des données remontent depuis les pays du Sud. C’est là-bas que sont installées les « fermes à clic » qui propulsent la viralité des marques, les « moulins à contenu » qui produisent vidéos et textes conçus pour alimenter le référencement des algorithmes, les services de modération commerciale qui filtrent les images pornographiques et violentes. » (p.19) « Le digital labor réactualise indéniablement le débat sur les inégalités Nord-Sud. » (p.22) Mais Casilli souligne avec raison qu’il convient de ne pas tomber dans un dualisme simpliste : le Sud développe aussi ses propres plateformes et son développement numérique…

Mais si « il est en conséquence problématique de considérer que les populations des pays anciennement colonisés subiraient passivement la transformation numérique impulsée par ceux qui les ont historiquement assujettis sans y prendre part et seraient privés de tout agentivité. » (p.287), il se produit bien un nivellement par le bas des conditions de travail et de rémunération à l’échelle mondiale (même page). Ceci n’est cependant pas réellement le résultat d’une stratégie délibérée mise en oeuvre par une « classe vectorialiste » qui serait le nouvel avatar des hommes aux écus marxiens. Il s’agit d’un phénomène systémique global.

In fine, liant la délocalisation et la déstructuration du travail, Casilli peut conclure (de manière annoncée dès son introduction) : « Cette manière de condamner à la précarité une partie de la force de travail globale, tout en assujettissant l’autre à un loisir producteur de valeur, relève de la même volonté qui anime les capitalistes des plateformes : fragiliser le travail pour mieux l’évacuer à la fois en tant que catégorie conceptuelle et en tant que facteur productif à rémunérer. De manière paradoxale, donc, la liquidation du travail dont l’impossibilité aura initialement été démontrée en tant que conséquences de l’automatisation redevient une conséquence possible de la plateformisation. L’éventualité qu’elle se réalise ou qu’elle demeure au stade d’une tentative inaboutie ne dépend pas de l’action surdéterminée d’un processus technologique, mais de l’issue des luttes qui s’annoncent. » (p.22)

« Des luttes quoi s’annoncent… » : terminons cette présentation de cet ouvrage riche, et utilement polémique, par souligner que son auteur prend parti, comme le montre clairement sa conclusion (renforcée par la postface de Dominique Méda) –et par faire un rapide commentaire critique.

Casilli prend parti : « Une autre plateformisation est possible » (p.310). Tout au long de l’ouvrage, derrière les démythifications et les constats, étayés donc par un grand nombre de données, d’exemples (ainsi que par des références rapides à de très nombreuses théorisations, qu’il aurait été utile d’articuler entre elles pour éviter leur éparpillement de type patchwork), l’auteur étaye une position critique radicale –qu’il synthétise rapidement en conclusion.

Tout d’abord, il pose les termes du débat : Pour éviter cette inlassable tâcheronnisation, il existe deux alternatives : soit élargir au digital labor les conquêtes sociale associées à l’emploi formel dans le paradigme de l’entreprise, soit repenser le rapport entre usagers/travailleurs et infrastructures de collecte et traitement de données, à l’aune de la gouvernance des communs –et, il est clair que Casilli prône la second alternative. En effet, dit-il, « Ramener le digital labor dans le giron de la subordination protégée » est une stratégie avant tout adaptée au digital labor ostensible c’est-à-dire les activités les plus proches de la conception traditionnelle du travail et de l’emploi. Elle est très peu pertinente pour le digital labor non ostensible alors que celui-ci est le coeur des processus d’automation actuels. De plus, souligne Casilli, elle ne permet pas de prendre en considération la dimension planétaire du digital labor.

Donc, Casilli plaide pour l’alternative par le « coopérativisme de plate-forme », une coordination internationale d’acteurs sociaux pour une propriété collective des moyens numérique de production et pour aller vers une économie coopérative, plutôt que collaborative, libéré des monopoles de l’exploitation et de la surveillance. Casilli cite en faveur de cette alternative, des exemples de telles plateformes coopérative (Coopify, AllBnB, etc.), et dans un plaidoyer pour un « Un digital labor « en commun » (p.312), il s’appuie sur les auteurs théorisant la « propriété sociale » (Henri Hatzfeld et Robert Castel) et un revenu social numérique (Jean-Marie Monnier et Carlo Vercellone). On peut cependant se questionner sur les chances de développement d’un tel modèle : Casilli ne pose pas la question des forces sociales qui, de manière réaliste en termes d’impact sociopolitique, peuvent faire émerger de telles alternatives…

Notions d’ailleurs que, dans sa postface, Dominique Méda est bien plus « modeste » que la perspective de Casilli : elle prône, « pour réintégrer les travailleurs des plateformes sous le bouclier du droit du travail, (de) substituer la notion de contrôle à celle de subordination comme critère du contrat de travail ». Le débat est ouvert…

Cet ouvrage est donc, malgré ses limites de forme, plus que stimulant : il pose des questions centrales tant d’un point de vue socioéconomique qu’anthropologique, sur la nature même du travail digital et son inscription sociale, mentale, économique et éthique.

Une des limites de l’ouvrage est de céder à la fascination pour son objet : la digitalisation comme monde « à part ». En effet en abordant les déceptions productives de la digitalisation (le moins de 1 % de gains de productivité dues à la digitalisation d’après le Bureau of Labor statistics américain), se pose une question –statistique, mais qui débouche sur le constat d’un point noir dans l’analyse de Casilli.

Les gains de productivité dues à la digitalisation se manifestent-ils seulement dans la « nouvelle » économie digitalisée ? Et quelle est celle-ci ?

Casilli se concentre sur les activités totalement, globalement (par nature) digitalisées – dont les plateformes sont le coeur. Notons déjà une contradiction de Casilli sur ce point : le rapport du Bureau of Labor statistics prend en compte, pour ces gains de productivité, l’ensemble de l’économie –et non les seules structures totalement digitalisés… Comme l’indiquait Ashkenazi (2002, La croissance Moderne, Economica, Paris), les gains de productivité dans les secteurs des Technologies de l’Information sont potentiellement importants –mais limités à ce secteur.

Et nous portons ici une critique tant à Casilli qu’à Ashkenazi : de la même manière que le digital labor déstructure les relations travail-non travail, et ce faisant rend les évaluations classiques de valeur (et donc de productivité, par le rapport entre temps de travail et Valeur ajoutée comptable, à la base du PIB), la digitalisation concerne aussi, par des transformations, profondes et aussi novatrices, la « vieille économie ». Mais ces transformations, elles-aussi en partie déstructurantes (et, d’une certaine manière, re-structurantes), sont-elles identifiables ? Peut-on les isoler des transformations des modalités du travail lui-même, qui sont à la fois conséquence et cause, de la digitalisation ?

Casilli oublie en effet tout le pan IA dans le monde du travail de l’économie des secteurs « non digitaux » - qui constituent toujours l’essentiel de la production de valeur de de l’emploi (quel est le poids économique, en emploi comme en chiffre d’affaire, des plateformes face à, par exemple, le secteur de l’automobile, autant dans les PDEM que dans les pays émergents ?) Prenons un simple exemple : la pénétration dans les entreprises les plus classique des logiciels de gestion (autant gestion des produits, ou des informations, circulants, que de la coordination du travail). Plus encore, les nouveaux modèles d’organisation du travail, au-delà de la digitalisation sectorielle, ne concernent-ils que la « high Tech » ? La digitalisation est une composante du Management Agile : certes, surtout dans le secteur du Software développement –mais l’industrie 4.0 n’est pas l’apanage de la « nouvelle économie » -ni d’ailleurs de l’industrie elle-même. Et en la matière, la digitalisation est forte, et les interactions de l’IA, ou du moins de la digitalisation (plus que des simples « digitisation » et dématérialisation) avec les humains, se produit d’une manière qui est loin à la fois de l’exploitation de simples « tacherons du clic » et du Work-pleasure

Et là, les gisements, voire les occurrences actuelles, des gains de productivité sont potentiellement immenses, mais peu visibles en simples termes de « nouvelle économie » ou de digital labor. Dans ce cadre, répondre aux idéologues de la « fin du travail » est-il le plus pertinent ? La question est en fait plutôt celle des changements structuraux dans l’organisation du travail et du management qui provoquent (demandent) –et sont dialectiquement soutenus par- le développement des outils numériques, de type IA ou autres modalités. De ce point de vue, si Casilli a raison de démonter les apparences des nouvelles formes d‘activités en termes d’automatisation (plateformes, captation de la valeur par les trois formes de digital labor), il se trompe de cible (ce n’est une question de fin du travail) et il oublie le pan sans doute le plus important de la « révolution numérique » : les changements dans l’organisation du travail qui sont liée à celle-ci, à travers les méthodes dites agiles. Celles–ci ne sont pas de simples conséquence de la digitalisation (illusion techniciste) mais aussi à leur origine, tant sur le plan micro-économique (un changement de méthode managériales entrainant l’utilisation d’outils numériques) et macro-économique (le changement structurel dans les importances relatives des secteurs économiques de manière plus générale). Si Casilli touche à ce denier aspect (les plateformes proposent effectivement de nouveaux types de produits et de services, donc contribuent à faire émerger de nouveaux secteurs, et requiert des modes de production en partie alternatifs), il n’intègre pas dans sa réflexion le monde du travail de la majorité des entreprises, pourtant de plus en plus concerné par la digitalisation.

Casilli a raison sur un point : la digitalisation n’est pas en soi une révolution dans les modes sociétaux de production, ni d’ailleurs de consommation (comme le montre les travaux critiques sur le post-fordisme, voir par exemple, Boyer, Durand, Le post-fordisme, qui date de… 1993 !) – elle en permet le développement, à travers les phénomènes déstructurants dénoncés par Casilli (y compris, mais pas seulement, la délocalisation immatérielle d’activités pour l’utilisation de main-d’oeuvre bon marché).

La question n’est pas (seulement, ni principalement) celle d’un « digital labor » spécifique, mais celle de l’imprégnation de la digitalisation dans le monde du travail et de la production ainsi que dans les modes de consommation. Sur ces dimensions, malgré la limite de son objet, l’ouvrage de Casilli est essentiel.