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L’économie sociale est le fruit d’une longue histoire mouvementée, qui en France puise ses racines dans la seconde moitié du XIXème siècle lorsque se généralisent les premières structures d’entraides artisanales et ouvrières destinées à lutter contre la paupérisation qui accompagne l’industrialisation du pays (Gueslin, 1987; Draperi, 2014; Laville 2016). Depuis lors, son institutionnalisation, au sens de l’émergence de règles, normes et valeurs partagées, semble correspondre à des cycles, dont la crise économique de 2008 constitue le plus récent avatar et « sert de catalyseur aux mutations du champ » (Duverger, 2016, p. 396). La loi du 31 juillet 2014 participe de ce mouvement en consacrant l’ESS comme un mode d’entreprendre spécifique. Produit par les acteurs eux-mêmes et adapté par les pouvoirs publics, ce processus d’institutionnalisation reste toutefois instable et en tensions. La reconnaissance politique de l’économie sociale en tant que telle lui est antérieure et date de l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, comme le souligne la même année la création de la Délégation Interministérielle à l’Économie Sociale. A cette époque, les discours, que ce soit par François Mitterrand lui-même, par les représentants du gouvernement ou par les porte-parole de l’économie sociale se rejoignent sur la même ligne idéologique (Laville et Corragio, 2016), c’est-à-dire sur la nécessité de « jeter les bases d’un nouveau système économique » et de faire advenir « le socialisme démocratique autogestionnaire » (Duverger, 2016, p. 286 et 302). A partir des années 1990, les deux termes « d’économie sociale » et « d’économie solidaire » sont de plus en plus couramment accolés, y compris dans des textes officiels, formant ainsi « l’économie sociale et solidaire » (ESS) (Fraisse et al., 2016). Les années 2000 constituent une parenthèse affichant l’économie solidaire en ligne de mire avec la montée en puissance de l’écologie politique. La nomination de Guy Hascoët, alors membre des Verts, au poste de secrétaire d’Etat à l’économie solidaire entre 2000 et 2002 en est une première expression à l’échelle nationale. Par la suite, ce sont surtout les intercommunalités et les régions qui s’emparent du champ, en l’inscrivant soit dans les compétences emploi, soit dans celles du développement économique et de l’entreprise, exprimant ainsi deux visions différenciées de l’ESS.

La crise de 2008 relance l’intérêt des gouvernements pour l’ESS, en France comme dans un grand nombre de pays européens et à l’échelle de l’Union européenne. Les organisations de l’ESS sont reconnues comme des entreprises sensibles à l’intérêt général et ancrées dans leurs territoires. Elles « sont tendance » (Wilson-Courvoisier, 2012, p.79). Le registre discursif s’infléchit. La visée socio-politique de l’ESS s’amenuise au profit de sa dimension socio-économique en termes d’emploi, d’innovation sociale et d’entrepreneuriat social. De ce point de vue, pas grand-chose ne distingue les propos et les objectifs des responsables politiques de droite ou de gauche qui défendent l’ESS. Les discours de Michel Barnier (membres des Républicains), l’un des pères de l’Initiative pour l’entrepreneuriat social, lancée par la Commission européenne en 2011 et de Benoît Hamon (proche des socialistes frondeurs), quand il était ministre délégué à l’ESS, sont ainsi, à bien des égards, indifférenciés.

Parallèlement, la montée en puissance de l’entrepreneuriat social (ES) précède la crise de 2008 et renait dans le tournant néo-libéral qui s’amorce en France au début des années 1980, mais elle s’affirme et prend d’autant plus d’ampleur dans ce contexte. Depuis au moins la publication en 2010 du rapport Vercamer sur l’ESS, les pouvoirs publics semblent favorables à cette évolution, à tel point que Benoît Hamon a fait de l’inclusion de l’ES dans l’ESS un élément non-négociable du projet de loi consacré au secteur, lorsque débutent les premières rencontres avec les parties-prenantes (Chabanet, 2017). Issue d’une tradition valorisant davantage l’initiative individuelle, l’ES milite pour sa reconnaissance dans le champ de l’ESS. En quelques années, à partir du début des années 2000, elle se dote d’organisations qui parlent en son nom et défendent ses intérêts. L’Agence de valorisation des initiatives socio-économiques (AVISE) voit ainsi le jour en 2002, Ashoka France en 2004, le Collectif pour le Développement de l’Entrepreneuriat Social (CODES) en 2006 et le mouvement des entrepreneurs sociaux (MOUVES) en 2010, qui en est sans doute aujourd’hui le principal porte-drapeau[1]. L’idée qui se répand est que chaque acteur économique, au sens large, a potentiellement un rôle à jouer dans les transformations sociétales, comme en atteste par exemple le succès de la notion de Responsabilité sociétale des entreprises, ou plus récemment de l’entreprise à mission (Bidet et al, 2019).

Question de recherche

Notre question de recherche porte sur la signification du processus d’institutionnalisation de l’ESS en France, en particulier depuis la crise économique de 2008. Nous faisons l’hypothèse que la reconnaissance actuelle de l’ESS s’accompagne d’une accélération de la mise sur le marché des organisations de l’ESS à travers le développement de marchés publics et de dispositifs de mise en concurrence, le renforcement de l’entrepreneuriat social et des dispositifs dédiés au changement d’échelle. Le contexte de la crise de 2008 fait qu’il s’agit d’une institutionnalisation relativement spécifique. L’ESS reste pour les pouvoirs publics un instrument de lutte contre le chômage de masse, mais elle est aussi promue comme une forme d’entrepreneuriat susceptible de constituer une réponse aux défis sociaux et environnementaux. L’innovation sociale est ainsi mise en avant, empruntant conjointement à la logique de la transformation sociale et à celle de l’entrepreneuriat, notamment à travers les stratégies partenariales portées avec des acteurs du secteur privé lucratif. L’ESS doit aussi de façon croissante justifier de son impact sociétal pour obtenir des financements qu’ils soient publics ou privés. Cette inflexion entrepreneuriale est facilitée d’une part par l’influence du nouveau management public dans l’ensemble des collectivités publiques et d’autre part par l’intensification des liens avec le secteur privé lucratif. Les logiques institutionnelles qu’elle exprime - à la fois managériales et concurrentielles - semblent éloigner l’ESS de sa vocation réformatrice et de sa capacité de subversion. Au final, il s’agit donc d’un mouvement d’ensemble, accéléré par la crise de 2008, qui aboutit à la reconnaissance législative de l’ESS, mais qui témoigne également de sa transformation en profondeur. Ce processus d’institutionnalisation s’opère dans le cadre de tensions dont certaines seulement débouchent sur des compromis, eu égard aux luttes d’influence et à leurs effets en termes d’instabilité.

D’un point de vue théorique, notre analyse s’inscrit dans le courant néo-institutionnaliste qui donne à voir la façon dont les institutions et notamment les pouvoirs publics structurent les enjeux et pèsent sur les contraintes et les ressources dont disposent les acteurs parties-prenantes (March et Olsen, 1989). Nous cherchons à analyser les logiques institutionnelles à l’oeuvre (Friedland et alford, 1991; Thornton et Occasio, 2008; Scott, 2001). Cette grille de lecture permet de mieux appréhender la coexistence de logiques institutionnelles concurrentes débouchant sur des organisations hybrides (Battilana et Dorado, 2010; Battilana et Lee, 2014; Pache et Dos Santos, 2010), des compromis au sens des approches conventionnalistes (Boltanski et Chiappelo, 1999), ou encore des conflits ou des contradictions entre logiques institutionnelles (Friedland et alford, 1991) pouvant entrainer des processus de bifurcation (Mendez, 2010) de la trajectoire antérieure des organisations. La question de la compatibilité ou de la conflictualité des logiques institutionnelles, voire de la domination d’une logique institutionnelle sur une autre est ainsi centrale (Besharov et Smith, 2014). Le concept de logique institutionnelle renvoie aux principes d’organisation et de légitimité (Leca, 2006), c’est-à-dire « aux systèmes symboliques qui permettent d’ordonner la réalité et de ce fait rendent l’expérience du temps et de l’espace significatives » (Friedland et alford, 1991, p. 243). Cette perspective néo-institutionnaliste nous permet aussi d’analyser conjointement les transformations à un niveau méso et à un niveau macro. L’approche par les logiques institutionnelles crée « un lien entre institution et action […] elle propose un pont entre le niveau macro […] et l’approche par les processus de Zucker, plus micro » (Thornton et Ocasio, 2008, p. 100).

En ce sens, nous considérons que les Etats généraux de l’ESS portés par les acteurs de l’ESS en 2011 et l’ensemble des débats autour de la loi du 31 juillet 2014 constituent un moment particulièrement fort d’institutionnalisation et de cristallisation des enjeux qui traversent l’ESS depuis plusieurs années. Souvent présentée comme la première loi-cadre sur le sujet[2], elle permet d’objectiver un certain nombre de mesures, qui contribuent à l’émergence de nouveaux arrangements institutionnels. Si cette loi a le mérite de reconnaître l’importance et la vitalité d’un secteur souvent méconnu, en revanche, de fortes divergences subsistent concernant le sens à donner à ce processus d’institutionnalisation, sa plus ou moins grande stabilité et les effets de la loi sur le champ de l’ESS. Les évolutions en cours sont complexes et entremêlent des dimensions économiques, sociales et politiques; elles incitent à la prudence et se prêtent mal à une analyse linéaire ou univoque. Ainsi, cette loi exprime des compromis pour certains et des tensions pour d’autres, entre logiques institutionnelles complémentaires ou concurrentes. Si les principes historiques de l’ESS y sont rappelés, elle est plus présentée comme un mode d’entreprendre que comme un modèle d’engagement collectif à visée d’émancipation. Par ailleurs, les évolutions récentes de la politique publique à l’échelle nationale depuis 2014 s’inscrivent dans un approfondissement de la logique entrepreneuriale. Les contrats à impact social, en tant que mode renouvelé de financement des associations en lien avec l’innovation sociale par le secteur privé lucratif (appel à projet introduit par Martine Pinville alors secrétaire d’Etat à l’Economie sociale et solidaire en mars 2016), ou le « French impact » en écho à la « French tech » sur l’innovation technologique, et l’accélérateur d’innovation sociale (lancés par Christophe Itier, Haut-commissaire à l’ESS et à l’innovation sociale en janvier 2018), sont autant d’outils convergents qui vont dans le sens d’un renforcement d’une logique institutionnelle gestionnaire et marchande. Le lien croissant à l’innovation sociale dans les dispositifs de soutien à l’ESS (article 15 de la loi) est l’expression de l’enjeu de sortie de crise, l’un des attributs de l’entreprise et une médiation entre ESS et entreprise lucrative, mais aussi la manifestation d’une nouvelle façon de répondre aux enjeux sociaux, notamment ceux s’inscrivant dans le champ de la réparation, dans un rapport à l’Etat social là encore revisité. Si les stratégies partenariales sont soulignées dans ces nouveaux dispositifs, la question de la participation et des pratiques démocratiques reste discrète voire évincée. L’approche néo-institutionnaliste nous permet d’identifier les principales logiques portées par la loi et les rapports de force dans laquelle elle s’inscrit. Elle nous permet aussi de tenter d’évaluer l’importance des changements que ces logiques dessinent et de comprendre comment son contenu est approprié ou détourné par les acteurs auxquels elle s’adresse.

Méthodologie

Nous avons adopté une démarche qualitative. Nous retenons avec Fraisse et al. (2016) quatre enjeux principaux dans les débats des vingt dernières années : les frontières de l’ESS, la démocratie économique, le financement de l’ESS et le lien au territoire. Ces enjeux se sont cristallisés dans la loi et ses prolongements. Nous les appréhendons comme l’expression d’arrangements institutionnels différenciés (Duverger, 2016) entre l’Etat, le marché et la société civile. Ces enjeux sont le fruit de contextes originaux et de l’histoire des dynamiques de l’Économie sociale en France marqué par trois courants, celui de l’économie sociale, celui de l’économie solidaire et celui de l’entrepreneuriat social[3]. Nous abordons ces quatre enjeux à l’aune du texte de loi du 31 juillet 2014 et d’autres documents produits par les pouvoirs publics français, de manière à objectiver la nature du changement opéré, ou au contraire son absence. Nous focalisons notre attention sur quelques mesures marquantes en lien avec les quatre enjeux identifiés ci-dessus, sans prétendre procéder à une analyse exhaustive d’une loi qui comporte 98 articles et embrasse une multitude de sujets. Ces éléments nous permettent de caractériser le processus d’institutionnalisation de l’ESS au cours des dernières années. Enfin, nous avons réalisé 20 entretiens semi-directifs entre janvier 2015 et décembre 2016 dans le cadre du programme de recherche européen EFESEIIS (« Enabling the Flourishing and Evolution of Social Entrepreneurship for Innovative and Inclusive Societies »)[4]. Quatre catégories d’acteurs ont été interrogées : des entrepreneurs sociaux, des académiques spécialistes de l’ESS et des responsables publics ou associatifs impliqués dans les dispositifs qui encadrent ou régulent l’ESS au niveau national et régional, mais aussi parfois européen et international. L’échantillon ainsi constitué n’a pas de caractère représentatif, mais couvre l’ensemble des différentes familles et sensibilités constitutives de l’ESS. Ils ont été questionnés sur les quatre enjeux identifiés précédemment. A chaque fois, la consigne de départ a été la même : « la loi de juillet 2014 introduit plusieurs changements majeurs, concernant notamment le périmètre de l’ESS, la question de la gouvernance participative des entreprises commerciales qui en font dorénavant partie, celle de la place de la subvention dans le financement des associations, enfin elle vise à favoriser le développement territorial de l’ESS. Je vous propose de discuter de ces enjeux et, plus largement, de l’impact de cette loi sur l’économie sociale et solidaire en France ». Les entretiens, d’une durée moyenne d’une heure, ont tous été enregistrés et retranscrits. Leur contenu a été codé à la main, en distinguant les unités de sens qui sont apparus pour chacun des enjeux prédéfinis, suivant en cela une procédure fermée (Michelat, 1975).

Tableau 1

Liste des entretiens

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Résultats

Notre analyse montre que, sans se convertir au modèle de l’entrepreneuriat social anglo-saxon et tout en conservant certaines de ses caractéristiques traditionnelles (capacité inspirante, visée transformatrice), l’ESS évolue en profondeur. Un Etat central de moins en moins omnipotent, même si son influence reste grande, le rôle croissant des collectivités locales et de normes administratives contraignantes et la montée en puissance d’une conception de l’économie sociale et solidaire de plus en plus marchande et concurrentielle sont au coeur de ces transformations. Du coup, la dimension politique du projet porté par les organisations traditionnelles de l’Économie sociale, qui touche notamment aux questions de démocratie économique dans les organisations et de transformation socio-politique potentielle liée aux pratiques et à l’émancipation des individus, est de plus en plus invisibilisée par la montée en puissance d’une conception plus managériale de l’entrepreneuriat social, qui - avec le soutien des pouvoirs publics - fait de son pragmatisme et de son efficacité le socle nouveau de sa légitimité. Cette situation est conforme à la volonté du législateur, mais elle peut aussi être considérée comme la manifestation du manque d’ambition de ce dernier, souligne Madame C. [COOP de France]. « Depuis une vingtaine d’années, il y a une dérive constante des pouvoirs publics, quelle que soit leur couleur : on ne fait plus de vraies politiques publiques, peut-être parce qu’on n’en a plus les moyens. Alors on fait des lois ! ». Le contenu du document qui a été votée est aussi le reflet de l’incapacité des familles de l’ESS à défendre un projet commun fort, « Il faut dire deux choses par rapport aux acteurs de l’ESS. D’abord, souligner une absence totale de discours politique. Ensuite, regretter une forme de lobbying parallèle, c’est-à-dire on ne dit rien lorsque les instances de l’ESS se réunissent et on va négocier chacun dans son coin, son bout de gras. Effectivement, c’est une loi technique mais les acteurs en sont en parties responsables » (Monsieur A. universitaire).

On observe ainsi des tensions entre une logique socio politique et une logique entrepreneuriale et gestionnaire, chacune prenant différentes formes selon les principaux enjeux identifiés.

Les frontières de l’ESS

Dès 2010, le rapport Vercamer préconisait la création de labels « qui dépasse la seule approche statutaire pour mieux reconnaître l’appartenance à l’ESS » (p. 39). Le document précisait qu’il s’agissait d’adopter « le langage de la preuve » (p. 25) et « de faire le tri entre « le bon grain et l’ivraie » [pour] éviter l’abus du recours à l’appellation « économie sociale et solidaire » (p. 38). Ce sont en particulier les associations qui étaient visées, au motif qu’elles « ne revendiquent pas toutes leur appartenance à l’économie sociale ou le fait d’accomplir une mission d’intérêt général » (p. 69). La proposition avait été unanimement rejetée par les représentants de l’ESS, en témoigne la lettre que ces derniers ont adressé le 8 mars 2010 à l’auteur du rapport (2010, p. 137-139), ou encore l’avis négatif sur ce point du CESE (2013, p. 16).

Les pouvoirs publics entérinent aussi les mouvements déjà enclenchés par certains acteurs historiques de l’économie sociale, dont l’activité s’est déployée sur le marché depuis longtemps. Ainsi, les coopératives, dans leur diversité, et notamment les coopératives agricoles et bancaires se sont développées à travers un modèle hybride rendu nécessaire par l’évolution de la réglementation internationale en matière de gestion des risques. La croissance des entreprises coopératives dans ces deux secteurs s’est souvent traduite par des regroupements et des stratégies de concentration, y compris sur le plan financier, qui aboutissent à la constitution de réseaux d’alliances non seulement entre elles mais également avec des partenaires capitalistes classiques (Vienney, 1982; Malo et Richez-Battesti, 2012; Richez-Battesti et Leseul, 2016). Monsieur H., aujourd’hui l’un des plus fervents défenseurs de l’entrepreneuriat social souligne :

J’ai des racines très profondes dans le monde coopératif, dans l’économie sociale et il y a une dizaine d’années, j’ai pris l’initiative de chercher à promouvoir l’entrepreneuriat social, non pas comme concurrence de l’économie sociale, ou comme dérive idéologique, mais comme adaptation au monde dans lequel on vit. Je crois à ce que l’on peut appeler une « économie sociale sans rivages », qui dans le respect d’un certain nombre de principes et de valeurs peut intégrer une biodiversité de façons d’entreprendre.

La loi s’inscrit dans le prolongement de cette tendance et des pratiques d’acteurs déjà à l’oeuvre. Elle introduit une rupture majeure avec le principe historique sur lequel s’est construite l’ESS en France depuis des décennies, à savoir l’équivalence entre un statut et une mission d’intérêt collectif voire général. Elle donne la possibilité à des entreprises commerciales d’intégrer le champ de l’ESS, dès lors qu’elles poursuivent un but « d’utilité sociale »[5] et respectent les principes d’une lucrativité limitée et d’une gouvernance participative. Monsieur C., universitaire, est très prudent sur cet élargissement et souligne « le danger à trop ouvrir, c’est le risque d’une sorte de dissolution. En même temps, il est évident qu’il y a plein d’acteurs statutaires de l’ESS qui sont moins vertueux que des acteurs non statutaires, donc de ce point de vue il y a un travail à faire ».

L’utilité sociale est essentielle pour identifier les bénéficiaires éventuels des dispositifs de politiques publiques et de financement public ou privé; elle est aussi plus facilement identifiable que la lucrativité limitée ou la gouvernance participative. Ces entreprises devront avoir pour but « d’apporter un soutien à des personnes en situation de fragilité sociale » (que ce soit des salariés, des clients ou des membres) ou de contribuer « au développement du lien social, au maintien et au renforcement de la cohésion territoriale ou concourir au développement durable » [article II]. Pour partie inspiré de la synthèse de Jean Gadrey (2004) d’une quarantaine de rapports de recherche réalisés pour la MIRE, la définition de l’utilité sociale est très proche de la prise en compte de la contribution des entreprises à l’intérêt général. Elle se réfère à l’objet social des entreprises et à la finalité des actions mises en oeuvre, mais le principe de la gestion désintéressée, marqueur essentiel de l’économie sociale n’est pas repris. « Nous on défendait l’idée, qui est reprise dans la loi, que ce qui prime dans les valeurs de l’ESS c’est cette notion d’intérêt général et d’utilité sociale, qui dépasse cette entrée purement statutaire qui préexistait. On est satisfait de cela » (Monsieur G., de l’AVISE). Une partie des acteurs traditionnels de l’ESS se désole au contraire de ce changement, qui risque de faire perdre son identité et ses valeurs à l’ensemble du secteur. En faisant de l’entrepreneuriat social, l’une des dimensions constitutives de l’ESS, la loi servirait d’alibi à ceux qui font du social un marché. Comme le défend Monsieur B., de la FNARS, « le bilan est plutôt négatif. Quand la loi a été promulguée, le cabinet nous a appelé en disant « merci de communiquer, faites un communiqué de presse, dites que la loi est géniale », c’est quand même assez étonnant, c’est la première fois que ça nous arrivait. On s’est coordonné avec Coorace et Emmaus France et on n’a pas communiqué sur la loi ESS, parce qu’on a fait rentrer un certain nombre de structures dans l’ESS qui n’ont pas grand-chose à y faire ». Pour d’autres, c’est la fin d’une hypocrisie, puisque « l’utilité sociale » de beaucoup d’organisations de l’ESS est incertaine ainsi que le souligne Monsieur J., du MOUVES :

Il y a un peu un deux poids deux mesures, c’est-à-dire qu’on a tellement peur d’une invasion complètement injustifiée des entreprises commerciales dans l’ESS que finalement on fait peser toutes les contraintes sur elles, on a réussi à arracher l’inclusivité, mais c’est une inclusivité un peu corsetée, parce que nous on doit faire la preuve de notre utilité sociale, mais on s’interroge beaucoup moins, voire pas du tout, sur celle des réseaux mutualistes, coopératives, associations etc. qui sont installés dans le paysage depuis très longtemps.

L’innovation sociale (article 15) constitue un autre vecteur de l’ouverture et de l’accès à des financements publics dédiés. Contrairement au Québec, ou les chercheurs du CRISES font de l’innovation sociale un marqueur essentiel de l’économie sociale, en France, l’innovation sociale relève plus du registre des dynamiques entrepreneuriales, portées par le courant de l’entrepreneuriat social (Laville et al., 2020).

Combien d’entreprises sont-elles concernées ? Madame D. [Universitaire,] « estime que près de 5000 sociétés pourraient bénéficier de cette disposition », ce qui est peu. Au 1er janvier 2020, seules 350 sociétés commerciales étaient d’ailleurs identifiées par l’observatoire de l’ESS (2020b). Ce qui change avec la reconnaissance de l’entrepreneuriat social, c’est aussi la dimension économique qui est mise en avant et celle de l’opportunité du changement d’échelle. Monsieur S., Directeur d’une entreprise d’insertion, explique à propos de l’entreprise qu’il dirige :

« La question qui se pose à nous est de croître, parce qu’on est aiguillonné par tout un tas de réseaux qui nous disent « vous avez un modèle qui marche », il faut le dupliquer, il faut grandir, etc. Entre les années 2008 et 2011, on a changé le directeur, le président et l’ensemble du CA, de manière très fluide mais la génération des fondateurs n’est quasiment plus là, donc on a repris ça dans une dynamique d’entrepreneuriat social, plus que d’ESS. Il reste qu’on a une culture plutôt associative, un peu travailleurs sociaux, qu’il faut aussi faire évoluer. C’est pas juste une question technique de changer nos statuts, mais c’est aussi un changement de culture, même si on a changé les personnes. Les outils de la loi sont là pour permettre ça, tout en conservant notre identité d’entreprise sociale.

Un autre entrepreneur social, Monsieur F., renchérit : « Ce qui est positif, c’est qu’enfin l’économie sociale est reconnue comme un champ du développement économique, alors qu’il était longtemps rattaché à des dimensions de charité, l’économie des pauvres, il était empreint de concurrence déloyale, les arguments étaient parfois un peu tendancieux ». On peut considérer que la loi de 2014 opère de fait un compromis au sens de Meyer et Rowan (1977) entre une logique statutaire historique et une logique sociale centrée sur l’activité. Celui-ci est le résultat de rapports de force entre les trois courants au coeur des dynamiques de l’ESS, celui de l’économie sociale, de l’économie solidaire et de l’entrepreneuriat social. Depuis la loi, on observe toutefois des déplacements progressifs qui illustrent la fragilité de ce compromis et préfigurent la prédominance d’une logique institutionnelle marchande et concurrentielle.

Un premier déplacement est celui de l’utilité sociale vers l’impact social avec l’introduction des contrats à impact social. Ce dispositif vise à faire financer un programme social par un investisseur privé, lequel sera remboursé et rémunéré par la puissance publique, mais uniquement en cas de succès. L’impact social qui est ici visé se démarque nettement de l’utilité sociale mobilisée à partir de 1998 dans le cadre de la fiscalité française pour justifier d’un allègement d’impôts pour les associations, qui reposait sur des critères de gestion désintéressée et sur le respect des 4 P (Produits, Publics, Prix, Publicité).

Un second est celui de l’innovation sociale vers l’innovation à impact social. Ainsi la mise en oeuvre de la politique de soutien à l’innovation sociale avec l’introduction d’un dispositif expérimental tel que le Fond d’innovation sociale (FISO) en 2016 est présenté en 2020 dans sa seconde version par BPI France, comme finançant une innovation à impact social. On retiendra d’ailleurs que selon un rapport d’évaluation toujours confidentiel, dans sa phase expérimentale entre 2016 et 2018 dans 8 régions françaises, le FISO qui s’adresse à l’ensemble des PME a financé dans l’une des régions pilote pour moitié des entreprises commerciales à finalité sociale et pour moitié des organisations de l’ESS, ces dernières ayant plus de difficultés à répondre aux conditions de l’appel à projet permanent en termes de détention de fonds propres (ARII, 2019).

Enfin, la loi PACTE en 2019 dans la continuité du rapport Notat et Senard sur « entreprise et intérêt général », remis en mars 2018 au gouvernement (voir aussi Levillain, 2018) a introduit la qualité de société à mission permettant à une société commerciale de déclarer sa raison d’être à travers plusieurs objectifs sociaux et environnementaux dont les résultats devront être évalués régulièrement (Bidet et al. 2019). La dimension d’impact social ou environnemental est ici clairement exprimée, dépassant les engagements de la RSE.

Le glissement de la démocratie vers la participation

La question de la démocratie économique était centrale dans les années 1980, avec le mouvement des Scop comme fer de lance (Wilson-Courvoisier, 2012). Plus récemment, Benoit Hamon, alors ministre délégué à l’ESS, soulignait que « la gestion en commun de la structure en associant ses parties prenantes à égalité, et non pas selon la part de capital détenu » est un principe phare de l’ESS (cité par Duverger, 2016, p.7). L’exigence d’un fonctionnement démocratique et participatif répond à des exigences spécifiques. En effet, dans une entreprise traditionnelle, le pouvoir de décision est lié à l’importance du capital détenu, alors que dans les organisations de l’ESS, c’est le principe « une personne = une voix » qui prévaut pour les membres. Au sein de cette exigence démocratique, il peut y avoir débat sur la place accordée à l’initiative citoyenne (Laville, 1994), sur les membres de la gouvernance démocratique et les règles de partage de la valeur (Draperi, 2014), tandis que du côté de l’entrepreneuriat social, la question participative reste secondaire au profit du leadership individuel et de la finalité sociale (Richez-Battesti, 2016).

La loi de juillet 2014 précise que les entreprises commerciales qui pourraient intégrer le champ de l’ESS en raison de leur utilité sociale devront respecter un certain nombre de critères propres à l’économie sociale instituée, tel qu’une « gouvernance participative », sans explicitement faire référence au principe d’une personne-une voix et aux droits de propriété qui l’accompagne. Le choix de mettre l’accent sur l’association des parties prenantes dans l’article I et la contribution au développement durable dans l’article II comme l’une des conditions de l’utilité sociale au même titre que l’intervention auprès des personnes défavorisées ou de la lutte contre l’exclusion sociale exprime un registre de tensions originales entre logique organisationnelle (le comment) et logique sociale (la finalité). On assiste à un découplage entre une dimension normative de l’ESS principalement résumée par l’utilité sociale et une dimension opérationnelle de l’organisation où la participation prend le pas sur la démocratie.

Beaucoup redoutent que les exigences démocratiques soient faibles et que des sociétés commerciales puissent remplir aisément cette condition. Pour Monsieur K., consultant pour une coopérative d’entrepreneurs, « l’économie sociale a perdu quelques plumes dans la bataille, sur la gouvernance participative, par exemple. Au vu de la loi, un comité des Sages ad hoc, sans pouvoirs décisionnaires semblerait suffire, je trouve que c’est pour le moins minimaliste. L’exercice d’une véritable gouvernance collective est le seul garant de la prise en charge d’un intérêt collectif et de la primauté de l’objet social sur la finalité économique, même si la finalité économique est à préserver ». L’étude menée par le CNCRESS souligne d’ailleurs la difficulté à recueillir des informations sur la gouvernance des sociétés commerciales qui revendiquent leur appartenance au champ de l’ESS depuis la loi de juillet 2014 (CNCRESS, 2017). La gouvernance telle qu’est entendue par le législateur semble s’inspirer davantage d’une logique multi-partenariale, mettant l’accent sur la pluralité des membres associés au dispositif, que de la dimension strictement démocratique consubstantielle au principe une personne-une voix. Madame P., de la COORACE, exprime sur ce point son regret : “Notre cheval de bataille c’est que le pouvoir ne soit pas détenu par celui qui apporte les capitaux. Sous cet angle, ce que l’on peut mettre derrière l’expression « gouvernance participative » est très peu démocratique, là il faut reconnaître que cette loi ne nous aide pas beaucoup”.

Pour autant, l’effectivité de ce principe démocratique chez les acteurs historiques de l’ESS reste fragile ainsi que le soulignent souvent les partisans de l’entrepreneuriat social et fait l’objet de nombreux tâtonnements. La démocratie associative ne se porte pas très bien, les associations peinent à renouveler et rajeunir leur Conseil d’Administration. Dans les mutuelles et les coopératives, elle est souvent limitée, même si les organisations se sont efforcées depuis une dizaine d’années de renforcer le sociétariat et de mobiliser plus largement lors des assemblées générales (Richez-Battesti, 2016). Le guide d’amélioration continue des bonnes pratiques, rédigé par le Conseil supérieur de l’ESS, consacre l’une de ses thématiques à la gouvernance démocratique et vient ainsi soutenir et rendre visible le travail démocratique des différentes organisations de l’ESS. En dépit d’un usage sans doute insuffisant du principe démocratique, le glissement vers la participation, et à travers lui une association large des parties prenantes, fait lien avec les préoccupations montantes en termes de RSE et de développement durable, empruntant à la rhétorique de l’entreprise marchande. Pour Monsieur M., de l’Association Rencontres sociales, “« La gouvernance participative », ça ne veut rien dire ! Cette loi, ça aurait pu être le coeur de liaison où on pouvait agréger le mouvement social et le mouvement syndical à l’économie sociale autour de vrais enjeux démocratiques, mais Benoit Hamon n’en voulait pas. Il y a eu également une montée du monde patronal, du MEDEF mais aussi de la CGPME et à l’arrivée c’est une loi d’inspiration économique, extrêmement libérale, une loi presque “pour solde de tout compte””.

Le financement de l’ESS

La loi de 2014 entend favoriser la capacité d’intervention financière des pouvoirs publics en donnant une définition précise de la subvention, censée faciliter son utilisation [article 59]. Cette mesure-phare du législateur vise à “lutter contre la tendance à la baisse des subventions (qui représentaient plus du tiers du budget associatif en 2005 contre moins du quart aujourd’hui)” (Projet de loi, 2013, p. 54). Etant donné la place des associations dans l’emploi de l’ESS (77,7 % selon l’Observatoire de l’ESS, 2020a), la portée potentielle d’une telle mesure est forte et exprime le souhait que la puissance publique reste le fer de lance du développement de l’ESS.

On retrouve ici encore une tension entre deux logiques : une logique sociale qu’exprime le choix pour la subvention et une logique gestionnaire et comptable qui privilégie marchés publics et ressources propres des associations ainsi que nous allons le mettre en évidence. La reconnaissance légale de la subvention peut être considérée comme un compromis, déjà dépassé, que les pratiques des acteurs publics mettent à mal.

Il est peu probable que l’effet de la définition de la subvention soit significatif. Jusqu’en 2009 en effet, les ressources publiques des associations ont continué à augmenter légèrement, la baisse du financement de l’Etat central était alors largement compensée par l’accroissement de la contribution des collectivités locales. Or, depuis quelques années, on assiste à une privatisation du financement du secteur associatif (Tchernonog et Prouteau, 2019, p. 274). La part des ressources privées (cotisations des membres, dons, mécénat et vente aux usagers) est en moyenne en 2017, supérieure à la part des ressources publiques : elle atteint 66 % du total des ressources budgétaires contre 49 % en 2005. Plus précisément, la structure du financement public est marquée par une très forte diminution des subventions, qui passent de 34 % à 20 % entre 2017 et 2005. (Tchernonog et Prouteau, 2019, p. 274). Ces changements sont profonds et durables. Madame T., universitaire, souligne l’intérêt mais aussi les limites de cette mesure :

La loi encadre la subvention et c’était nécessaire parce qu’il y avait beaucoup de flou. Mais la puissance publique ne veut plus financer sous forme de subventions. Les Mairies et les communes ont des difficultés de financement. Les financeurs, ce sont essentiellement les Conseils généraux, mais sous la forme de commande, avec une visibilité bien plus grande. Les collectivités sont là pour mettre en place des politiques avec des financements qui deviennent très ciblés. Et puis les Conseils généraux sont accusés de trop dépenser. Une des solutions, c’est d’externaliser vers les associations des missions, ça permet de masquer les emplois locaux pour mettre en place les politiques sociales et c’est beaucoup moins cher. Donc, au final, on constate une explosion de la commande publique en direction des associations.

Ainsi en matière d’action sanitaire et sociale, les associations sont de plus en plus souvent en quête de ressources privées, ce qui les amène à privilégier des publics plus solvables. Une élue locale explique en ce sens que, dans sa ville, certaines associations changent de modèle économique en augmentant leurs cotisations, ce qui exclut la partie la plus fragile de leur public. Des activités de loisirs autrefois gratuites ne le sont plus et deviennent inaccessibles aux familles les plus pauvres, même si l’augmentation tarifaire est modérée. Madame A., adjointe d’une ville de la région lyonnaise, alerte : « une ESS sans subvention, c’est aussi un risque de sélection du public. Par exemple dans le secteur des accueils de loisirs, les services sont inaccessibles aux familles qui n’ont pas de ressources, donc les enfants ne partent pas en vacances. C’est un choix politique, la collectivité publique ne veux plus donner de subventions ».

De façon paradoxale, au moment où les représentants de l’Etat consacrent la subvention, ils prennent acte de la raréfaction des fonds publics et organisent la montée en puissance d’un marché de la protection sociale, au sein duquel l’action sociale et médico-sociale représente l’un des champs d’activité associatif dominant. Ils généralisent des protocoles d’évaluation basés sur des critères comptables, qui permettent un management de l’ESS fondé sur les outils et les valeurs du secteur privé, en conformité avec les préceptes du nouveau management public. Un rapport a été produit en ce sens par Hugues Sibille, en tant que représentant officiel de la France à la Taskforce consacré à l’investissement à impact social, constituée en juin 2013 par le G8. Le document, intitulé Comment et pourquoi favoriser des investissements à impact social ? Innover financièrement pour innover socialement, a été remis en septembre 2014 à la secrétaire d’Etat chargée de l’ESS[6] et amorce un changement complet de mode de financement. Les organisations de l’ESS sont dorénavant tenues de faire la preuve de leur efficacité réelle, en se soumettant à des procédures d’évaluation importées du secteur privé. On peut considérer que ce souci d’efficacité participe d’une rationalisation nécessaire du fonctionnement des organisations et des objectifs poursuivis. Toutefois, pour Monsieur G., universitaire, « quand on est dans l’impact, il faut se justifier, c’est une manière de devenir plus grand, de vouloir plus d’argent pour être plus grand, on est dans cette idée de croissance, au sens marchand du terme. Or, le projet de l’ESS n’est pas celui-là, il est de construire autrement la société ».

De façon plus générale, la diversité des moyens de financement mis à disposition de l’ESS n’a cessé de se développer dans le sillage de la loi de 2014. Mais cette multiplicité pose problème pour les organisations qui sont de petite ou moyenne taille et qui ne disposent pas des compétences et/ou du temps nécessaire pour formuler correctement leurs demandes. Sur le terrain, beaucoup d’associations consacrent de plus en plus de temps à la recherche de fonds et privilégient des objectifs facilement atteignables, évaluables à court terme, au détriment des résultats à long terme et souvent de leurs projets. Monsieur L., l’un des responsables de la FNARS est catégorique :

On n’est pas là pour faire un coup, on est là pour participer à la construction de politiques publiques de long terme. Or, si vous avez un appel d’offre pour 3 ans, après qu’est-ce que vous faites ? Ben on n’en sait rien, c’est du bricolage …. J’ai vu beaucoup de « coups » dans le domaine des SDF, à Helsinki, à Londres, à Dublin, on met le paquet, on dit dans 3 ans diminution de 80 % des gens qui dorment dans la rue la nuit. Mais si vous dormez avant minuit, vous n’êtes pas considéré comme un dormeur de la rue et si vous arrivez à 6 heures c’est trop tard. Donc on fait un coup, on met de l’argent, on mobilise et dès que le coup est fini, on revient à la situation initiale. Pour être efficace dans le domaine social, il faut des choses qui ne sont pas forcément sexy.

La question du territoire

Historiquement, l’économie sociale en France s’est constituée au moins depuis la fin de la deuxième guerre mondiale sous la tutelle d’un Etat fort qui définit les règles d’un système relativement unifié et égalitaire, conçu pour garantir les mêmes droits et prestations. Mais la décentralisation qui s’amorce au début des années 1980 est un puissant facteur de développement de l’ESS, en même temps qu’elle en bouleverse les principes fondateurs. Des pans entiers des compétences de l’Etat sont attribués aux collectivités locales, en particulier dans le domaine social et culturel. Le Département devient l’acteur central des politiques d’insertion destinées aux populations socialement en difficultés (Lafore, 2004). Le développement de l’entrepreneuriat social dans le champ de l’insertion, de la petite enfance, du handicap ou de l’hébergement des personnes âgées est perçu par les acteurs historiques du champ, ceux de l’économie sociale, comme une mise en concurrence et se traduit au niveau local par une différenciation des offres et des services. Quant à l’économie solidaire, elle perçoit ces évolutions comme une opportunité de développement des dynamiques participatives sur le territoire et des interactions sociales.

Certains voient dans ce processus d’institutionnalisation de l’ESS, fondé sur le renforcement des prérogatives au niveau local un risque de fragmentation (Richez-Battesti et al., 2013). Pecqueur et Itçaina (2012) mettent en question la naturalisation du lien entre l’ESS et le territoire qui fonde le postulat de l’intervention locale. Plus récemment, des travaux soulignent la diversité des configurations qui caractérisent les liens entre ESS et territoires (Itcaina et Richez-Battesti, 2018), ainsi que la différence d’intensité de ces liens (Smith, 2016, p.54). Ces résultats pointent aussi la question de l’inégale reconnaissance des acteurs de l’ESS dans la construction des politiques publiques locales (Fraisse, 2017) et l’usage du territoire comme catégorie potentielle de dépolitisation des tensions au sein des ordres institutionnels locaux (Smith, 2016). Ils suggèrent que la structuration territoriale de l’ESS est une réponse aux changements de régulation en cours.

Ce tournant territorial (Pecqueur, 2006), présenté comme une évidence, n’est pourtant pas sans poser question, tant du point de vue des inégalités que des concurrences territoriales. La loi de juillet 2014 crée un dispositif national, mais qui vise à encourager le développement de l’ESS au niveau local. En ce sens, les prérogatives des Chambres régionales de l’ESS (CRESS) sont nettement renforcées, avec à leur charge le développement de l’ESS, de la formation de ses dirigeants et de ses salariés, ou encore de la collecte et de la mise à disposition des données statistiques. Même si une Convention d’agrément doit être signée entre chaque chambre régionale et le représentant de l’Etat, la loi s’inscrit dans le processus de décentralisation entamé trente ans auparavant et consacre le rôle central des collectivités locales. L’ancrage territorial de l’ESS constitue d’ailleurs aux yeux des responsables politiques nationaux l’un de ses principaux attraits, puisque les emplois qu’elle créé ne sont pas délocalisables.

La loi a des effets au niveau territorial, des choses qui vont monter en puissance, pas sur tous les territoires, sur les territoires où il y a déjà une dynamique, il faut être clair. La loi donne un coup de pouce à quelque chose qui était en marche mais qui avait besoin de devenir visible. Je pense qu’il y a un effet aussi sur les collectivités territoriales, ça ne m’étonnerait pas que l’ESS soit quand même un peu moins maltraitée par les nouveaux exécutifs, au niveau départemental et régional. D’une certaine manière, la loi inscrit le territoire dans le marbre, même si le marbre est un peu fragile

Madame D, universitaire

Les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE), fortement encouragés par les pouvoirs publics, sont fondés sur cette dynamique [article 9]. Plus que la performance économique pure, c’est le dynamisme du territoire qui est visé, à travers la mise en réseau de parties-prenantes hétérogènes (acteurs privés lucratifs, acteurs de l’ESS et pouvoirs publics) mais géographiquement proches, pour créer de nouvelles compétences, de nouvelles dynamiques et donc des emplois (Demoustier et Itçaina, 2018). Ces PTCE s’efforcent de contribuer au « changement d’échelle » qu’ils appellent de leurs voeux, faisant l’hypothèse que l’hybridité en est la clé, mais ils prennent aussi le risque de fragiliser le socle historique de valeurs fondées sur l’appartenance statutaire de l’ESS et les principes identitaires qui l’accompagne.

Par ailleurs, le fait que le développement de l’ESS connaisse des disparités importantes d’une région à une autre n’est pas nouveau, puisque l’emploi ou le nombre d’organisation de l’ESS a toujours été inégalement réparti [CNCRESS, 2017]. Ce sont le développement des inégalités dans le niveau des services offerts et les transformations des conditions de l’offre qui induisent un véritable changement. Celui-ci est le résultat à la fois de la décentralisation et de la multiplication des partenariats public-privé. Ainsi France Stratégie (2016, p. 7) s’interroge sur l’intérêt d’un panier de services garantis sur l’ensemble des territoires face à l’aggravation des inégalités territoriales, tandis que Brunner et Maurin (2017) dressent un panorama du creusement des inégalités sociales et territoriales en lien avec l’appauvrissement des populations les plus fragiles. Dans le secteur des services à la personne et de la petite enfance que le secteur privé lucratif a largement investi en concurrence du secteur associatif, on assiste à des formes de segmentation de l’offre entre territoires riches et pauvres (Chanut-Guieu et al., 2013). Plus généralement, l’affaiblissement récent des financements publics des collectivités territoriales en direction du secteur associatif, pénalise particulièrement les territoires marqués par des taux de pauvreté et de chômage élevés, remettant ainsi en question l’accès aux droits sociaux pour une partie de la population, la plus fragilisée. Monsieur E., chargé de mission Innovation sociale dans une ville de la banlieue parisienne, souligne :

L’ESS, tu peux la voir de bien des façons, bon moi je la vois comme un acteur de terrain, dans une ville populaire on va dire. Le discours sur l’entrepreneuriat social, l’initiative, l’innovation, j’ai aucun problème avec ça. Mais on a récupéré des articles, avec des comparaisons entre pays, combien chaque pays investit justement dans le champ de la petite enfance et de l’inclusion, quel est son taux d’emploi et quel est son dynamisme économique. En fait il y a des corrélations assez fortes ! Ce que je veux dire c’est que l’assistance sociale - ou « l’assistanat » comme dirait certains - pour moi ce n’est pas un gros mot, c’est même nécessaire. Dans une ville comme [nom], il y a des gens, si on ne les aide pas, ils s’en sortiront jamais et bien l’économie sociale elle doit aussi être pour ces gens-là.

Par conséquent du point de vue du territoire, les logiques sociales (interventions locales pour plus de justice sociale) et plus entrepreneuriales (à travers les PTCE par exemple) sont présentes.

Discussion conclusive

En lien avec la grille d’analyse néo-institutionnaliste qui nous sert de cadre théorique, on peut affirmer que l’ensemble de ces résultats viennent objectiver des transformations profondes de l’action publique. Comme tous les observateurs l’ont noté, la loi de 2014 s’inscrit dans un processus d’institutionnalisation de l’ESS, qui consacre le renouveau d’intérêt que les pouvoirs publics lui portent depuis le début de la crise économique de 2008. Si dans une première lecture, la loi peut apparaitre comme un compromis entre des logiques organisationnelles et des logiques sociales en tensions, sa mise en oeuvre a pour effet un couplage sélectif (Pache et Santos, 2013) reposant sur des ensembles de pratiques sélectionnées en cohérence avec les logiques institutionnelles en présence. Ce couplage sélectif est cependant instable sous la double influence d’une action publique en transformation et du jeu des acteurs, en l’absence de véritables espaces de délibération collectives et lieux de rassemblement.

La loi apporte des transformations très substantielles au secteur, dont la plus évidente porte sur le périmètre de l’ESS, dorénavant ouvert à des sociétés commerciales à finalité sociale. Une autre inflexion très nette concerne la relégation au second plan de l’ambition démocratique de l’ESS, qui a pourtant pendant longtemps été l’un de ses principaux axes de mobilisation, voire de revendication. Signe des temps, le thème de la démocratie d’entreprise, qui était dans les années 80 l’un des thèmes de prédilection de la deuxième gauche française a aujourd’hui quasiment disparu de l’espace public. Il est supplanté par celui de l’élargissement des parties prenantes et de de la finalité sociale. Dans ce contexte, les pouvoirs publics portent a minima l’exigence d’une « gouvernance participative » dont le caractère diffus et évasif est en lui-même significatif du peu d’intérêt qu’il suscite. Comme beaucoup le redoutaient, le soutien de pouvoirs publics à l’élargissement de l’ESS et le tournant gestionnaire qu’il rend possible aboutissent à une forme de dépolitisation de l’ESS (Hoarau et Laville, 2008), tandis que la comptabilité de l’ESS avec le marché est au contraire pleinement assumée. La conversion de la puissance publique, du monde de l’entreprise et d’une partie de l’ESS à des enjeux sociaux, environnementaux ou éthiques régulés par le marché pourrait être considéré comme une nouvelle variante de l’esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello, 1999).

Certains observateurs pourront considérer que la sacralisation de la subvention constitue au moins un élément fort de continuité et témoigne de la volonté des pouvoirs publics de soutenir les acteurs de l’ESS, en premier lieu les associations. Nous ne partageons pas cette analyse. Cette mesure - au-delà de sa portée symbolique et politique - s’inscrit dans une tendance de fond marquée par la baisse de la subvention comme mode de soutien dominant de la puissance publique, la forte augmentation des appels d’offre et, depuis quelques années, la prolifération de nouveaux dispositifs fondés sur la rémunération d’un « impact social » dont l’évaluation devient du coup incontournable. Pour bien prendre la mesure des changements en cours, il est important de ne pas s’en tenir à une lecture uniquement française de la situation et d’intégrer les sources de financements que l’Union européenne prévoit dans le cadre du soutien à « l’entrepreneuriat social » (Commission européenne, 2011) et qui ont de plus en plus tendance à se substituer aux guichets nationaux. Le système qui se dessine est tout à fait cohérent avec une conception ouverte de l’entrepreneuriat social, intégré au marché et dont l’utilité sociale est définie par rapport à des critères marchands et non plus uniquement dérivés des statuts.

Enfin, la dernière évolution notable tient à la montée en puissance des territoires. Le mouvement a été impulsé depuis longtemps mais il prend avec la loi une force nouvelle, voulue et accélérée par le législateur. C’est à l’échelon régional qu’il va falloir mesurer les bienfaits, mais aussi sans doute les limites, des dispositifs mis en oeuvre. Là aussi, ce changement d’échelle est cohérent à la fois avec l’élargissement du périmètre du secteur à des entreprises à finalité sociale et la volonté des pouvoirs publics de valoriser davantage l’impact social de l’ESS. L’insertion croissante de l’ESS sur le marché ne peut en effet vraiment s’exercer qu’au plus près des territoires, là où le jeu de l’offre et de la demande prend tout son sens. Mais elle suppose aussi un ancrage plus large au sein de l’Union européenne. Et ce sont des dynamiques multi-niveaux qui vont se déployer de façon renforcée (Chaves et Monzon, 2018). A l’avenir, il sera déterminant de voir comment les leviers mis en place participent non seulement du dynamisme de l’ESS, puisque tel est l’objectif affiché, mais sont également compatibles avec l’idéal d’égalité sur lequel le Pacte Républicain est fondé, en particulier matière de droits sociaux.

L’ensemble des facteurs de changements que nous pointons ne signifie pas la fin, ou la disparition, à terme, de l’Économie sociale historique. D’abord parce que les dynamiques décrites mettront du temps avant des se faire pleinement sentir. Ensuite, parce que l’histoire de l’ESS prouve que chaque étape de son institutionnalisation suscite en retour un foisonnement d’initiatives alternatives de la part de ceux qui sont mécontents de ce phénomène (Demoustier, 2000; Laville, 2016). Enfin, parce que le législateur a pris soin de reconnaître explicitement la pluralité des logiques institutionnelles - sociales et gestionnaires et marchandes - au sein de l’ESS, d’introduire des dispositifs normalisateurs (les subventions par exemple dans le cadre d’une logique sociale) en accord avec les différentes logiques dans le cadre d’une stratégie de couplage sélectifs et donc de soutenir le développement d’organisations hybrides. La loi de 2014 marque, quoi qu’il en soit, une bifurcation et l’entrée dans une nouvelle ère de développement de l’ESS, dont la proximité avec les règles du marché et les investisseurs privés n’aura jamais été aussi grande.