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Depuis déjà quelques d’années, ici et ailleurs dans le monde, il existe une demande sociale forte envers l’éthique, c’est-à-dire qu’il y a un désir croissant des citoyens de vivre au sein d’institutions publiques ou privées où règne une solide culture de responsabilité, de compétence, d’intégrité et de transparence (Sénat français, 2018). Au Québec, cette tendance a été renforcée par les problèmes de corruption endémiques ayant été (en partie) mis au jour à l’occasion de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (CEIC, 2015). À la suite des nombreuses révélations faites par divers acteurs ayant participé aux stratagèmes de collusion et de corruption, le gouvernement du Québec, les municipalités, de même que la plupart des entreprises mises en cause ont décidé de réformer leur gouvernance afin d’éviter à l’avenir que de tels manquements ne se reproduisent (SNC-Lavalin, 2018; Ville de Montréal, 2018; Hydro Québec, 2017; CCQ, 2016; L.A. Hébert, 2014).

L’éthique organisationnelle a aussi rudement été mise à l’épreuve dans le réseau québécois de la santé, qui a dû affronter une réorganisation majeure de sa structure depuis 2015. En effet, le Ministère de la santé et des services sociaux (MSSS) a imposé, à travers la Loi 10[1], la fusion des 182 établissements de santé du territoire québécois en seulement 34 entités. Cette fusion, orchestrée de manière subite à la suite d’un changement de gouvernement, n’a pas tenu compte des préoccupations des différents acteurs du réseau au regard du changement. Au-delà des sentiments négatifs et des inquiétudes générées par une mauvaise gestion du changement en amont, les postes éliminés, les changements de structures, les modifications de pratique ont suscité de la détresse psychologique chez les gestionnaires et employés du réseau, de même qu’une perte de sens et des conflits de valeurs. En cela, la situation de « détresse éthique » (moral distress) vécue par les organisations québécoises du réseau de la santé s’apparente à celle ressentie ailleurs dans le monde, en santé (Sabin, 2017; Mitton et al., 2011) ou dans d’autres secteurs du management (Prottas, 2013; De Tienne, 2012).

Dans ce contexte, pour faire face aux nombreux défis éthiques, la voie choisie par ces organisations, y compris celles du réseau de la santé, pour réguler les pratiques professionnelles a été le plus souvent centrée sur une approche formaliste faisant principalement appel au code d’éthique (ou de déontologie) (Pluchart, 2005). Elles recourent donc à une logique de conformité à des normes « idéalisées », déterminées hiérarchiquement par les gestionnaires, et devant s’appliquer uniformément aux employés qu’ils dirigent. Cette approche, dite « top down », est sans doute nécessaire en ce qu’elle véhicule au sein de l’organisation une culture d’excellence découlant de la mise en application des « bonnes pratiques » reconnues par les différents milieux professionnels concernés. L’approche formaliste omet toutefois de prendre en considération les facteurs relationnels et structurels favorisant la percolation des normes éthiques vers les employés censés les mettre en oeuvre (Grunstein-Amado, 2007; Sims et Brinkmann, 2003). Par exemple, la communication des normes et leur appropriation, les contraintes organisationnelles (le manque d’argent et de temps), les caractéristiques individuelles, de même que la manière dont les interactions personnelles permettent aux employés de donner un sens aux normes et de faire vivre l’éthique au sein de l’organisation comptent parmi les facteurs qui sont souvent négligés par une approche formaliste basée sur la conformité (Carucci, 2016; Oladinrin et Ho, 2015).

Dans le cadre d’un projet de recherche sur les groupes de codéveloppement professionnel (GCP) mené par des chercheurs de quatre universités québécoises, il a donc été décidé de s’intéresser à l’éthique organisationnelle à partir de la question suivante : à l’occasion de rencontres de groupes de codéveloppement professionnel impliquant des employés du réseau québécois de la santé et des services sociaux, quelle est la typologie des problèmes éthiques rencontrés par les employés dans le cadre de leur travail et quelles sont les solutions pratiques privilégiées pour remédier à ces problèmes ? Il s’agissait pour l’équipe de chercheurs d’utiliser les groupes de codéveloppement comme des lieux propices à une réflexion éthique « empirique », c’est-à-dire telle qu’elle se manifeste dans le quotidien des employés dans leurs relations avec les autres et avec l’organisation. Cette posture apparaissait pouvoir fournir un complément pertinent à l’étude de l’éthique organisationnelle dans le réseau de la santé et des services sociaux en franchissant les limites d’une éthique exclusivement fondée sur la conformité.

Au surplus, le mode de fonctionnement des GCP, fondé sur l’intelligence collective de ses participants, qui viennent de pratiques et de contextes professionnels divers, favorise la flexibilité du passage entre des normes codifiées et leur mise en application effective, par l’auto-organisation et le partage de connaissances entre employés. Or, parmi les questions les plus souvent citées pour leur actualité en éthique organisationnelle ou des affaires, plusieurs requièrent précisément cette forme d’adaptabilité organisationnelle à laquelle l’approche « ascendante » ou « par le bas » (bottom-up) permise par le co-développement peut contribuer. C’est le cas, entre autres, pour les questions relatives au management agile (Barrand, 2017), à la recherche de sens (sensemaking) (Thiel et al., 2012), ou à celles ayant trait à la transférabilité culturelle des normes éthiques dans les milieux professionnels multiculturels ou les organisations multinationales (Davies, 2016).

Cadre conceptuel

Comment penser l’éthique ?

Les groupes de codéveloppement étudiés ne portaient pas spécifiquement sur l’éthique organisationnelle. Notre question de recherche exigeait donc d’abord de définir quelle conception de l’éthique serait mobilisée afin d’en arriver à une typologie des problèmes et des solutions. L’une des définitions les plus claires et les plus synthétiques de ce que représente l’éthique est sans doute celle proposée par le philosophe français Paul Ricoeur (Svandra, 2016). Pour lui, l’éthique peut être conçue comme visée de « la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » (Ricoeur, 1990). Cette définition implique ainsi une vision du bien, c’est-à-dire de ce qui, pour un individu ou un groupe, apparaît comme hautement désirable en raison des effets positifs (bien-être, bonheur, sérénité, etc.) qu’il produit sur la vie. Cette finalité (ou telos) qu’est le bien contribuera par la suite, chez un individu ou un groupe, à la structuration d’un système de préférences personnelles – les valeurs- orienté vers la réalisation de ce bien. Les théories éthiques qui établissent les normes de l’agir humain à partir d’une certaine vision du bien sont appelées eudémonistes, téléologiques ou conséquentialistes (Smart et Williams, 1997).

Au-delà de ce qui est désirable, l’éthique, comme le rappelle Ricoeur, renvoie à un certain rapport avec les autres. Si les actions d’un sujet n’ont pas de conséquences sur les autres ou sur son environnement, alors l’éthique n’a plus de réalité tangible. La présence de l’autre impose, d’une certaine manière, une « mise à distance » de soi-même et de ses intérêts particuliers. Cette opération s’incarne dans une forme de raisonnement pratique qui fait appel à des règles d’action, à des normes ou à des principes qui suscitent, à des degrés divers, des obligations et des devoirs. Les théories éthiques qui sont construites autour de cette forme de décentrement tourné vers l’autre appartiennent généralement au courant déontologique issu de la philosophie de Kant (Kant, 1993). La conformité aux normes, ayant entre autres pour but de renforcer la confiance mutuelle des personnes, ou d’équilibrer les bénéfices et les inconvénients se rapportant à un état social donné, caractérise la notion de justice évoquée par Ricoeur dans sa définition de l’éthique.

Sans que cela ne soit explicite dans la définition de Ricoeur, l’éthique suppose également des qualités personnelles (comme le courage, la générosité, l’honnêteté, etc.), appelées vertus dans la philosophie grecque ancienne (Aristote, 1994) et des « niveaux normatifs » qui façonnent les interactions entre les personnes et les institutions. Selon les sphères d’activité auxquelles ils appartiennent, ces niveaux normatifs autorisent la distinction entre des formes de régulation, voire de sanction de l’agir humain, qui obéissent à la base à une finalité éthique (recherche du bien et du juste), comme le droit, la morale, la déontologieprofessionnelle ou l’éthique (Farmer, 2017).

De ces approches et définitions classiques de l’éthique ont surgi un certain nombre de notions qui s’incarnent dans le travail en organisation et permettent d’en saisir les dimensions éthiques spécifiques. Par exemple, ce qui relève des codes d’éthique et de déontologie, des conflits de valeurs, de loyautés ou d’intérêts s’accompagne d’une littérature plus récente qui reste rattachée à l’esprit de l’approche déontologique développée initialement par Kant (Boidin, Postel & Rousseau, 2009; Gotsis & Kortezi, 2008; Bruckner, 1987). Les prolongements des éthiques conséquentalistes, et la place qu’elles consacrent à la mesure et à la comparaison d’états psychologiques et sociaux autour d’une définition du bien ou de l’utile, se retrouveront beaucoup en économie normative (Sen, 2003), ainsi que dans les différents modèles de prises de décision éthique appliqués à des environnements professionnels divers (Farmer, 2017). Quant à l’éthique de la vertu, elle se manifeste de nos jours, entre autres, dans la reformulation que lui consacre la psychologie positive (Froman, 2010) sous la forme de « compétences » qui ouvrent aux individus la possibilité de trouver une forme de bonheur dans leur vie professionnelle et personnelle.

Ainsi définie, l’éthique, au sein d’organisations comme celles du système de santé québécois, peut se manifester à différents paliers de l’ensemble dynamique constitué par les employés, les usagers et les ressources symboliques ou matérielles, qui constituent l’institution et assurent son bon fonctionnement. Puisque notre question de recherche s’intéresse au point de vue énoncé par les employés à l’occasion de rencontres avec leurs collègues, la grille d’analyse utilisée pour décoder la portée éthique de leurs propos adoptera un point de vue assez large, englobant toutes les dimensions relatives au bien, au juste ou aux vertus qui sont évoquées par notre cadre conceptuel. Cela dit, la réalité professionnelle des travailleurs du réseau de la santé, centrée sur les soins physiques et psychiques est sensiblement différente de celle de l’entreprise privée, qui est plutôt dédiée à la marchandisation de biens et de services. Ainsi, parmi l’ensemble des questions généralement traitées en éthique organisationnelle ou des affaires, ce sont surtout celles concernant les relations interpersonnelles et la gestion des ressources humaines qui transparaîtront dans le choix des codes (mots-clés) servant à l’analyse des données. Les considérations sur ce que la littérature plus récente nomme « l’éthique de la communication interpersonnelle », « la gestion des conflits », le « leadership » ou « l’éthique comportementale en organisation » (Johnson, 2018; Mitchell et al., 2017) sont donc particulièrement dignes d’intérêt pour notre objet de recherche.

Qu’est-ce que le groupe de codéveloppement professionnel ?

Le GCP est une « approche de formation qui mise sur le groupe et sur les interactions entre les participants pour favoriser l’atteinte de l’objectif fondamental : améliorer la pratique professionnelle », disent les créateurs de cette approche, Adrien Payette et Claude Champagne (2010). Il peut être considéré comme une communauté d’apprentissage, car ses membres partagent des buts communs et s’entendent sur une manière de fonctionner pour apprendre ensemble. Au sein de cette communauté, la richesse des apprentissages s’explique en partie par la recherche de la diversité, et ce, à différents points de vue : personnalités, expériences, perspectives, façons de comprendre et de pratiquer un métier ou une profession, etc. (Payette et Champagne, 2010).

De manière optimale, un GCP se compose de six à sept participants, excluant l’animateur (Paquet, Lafranchise, Gagné et Cadec, 2017). Les membres du groupe se rencontrent à intervalles réguliers, variant de deux à six semaines, sur une période déterminée et en continu, selon les besoins du groupe. La durée des rencontres varie en fonction des objectifs et du temps disponible. Deux heures sont nécessaires pour une séance de GCP, mais une demi-journée est une durée idéale (permet des activités connexes telles les capsules théoriques, les activités brise-glace, etc.).

La spécificité du modèle de Payette et Champagne réside dans sa méthodologie structurée qui invite au partage des savoirs, pratiques et théoriques. À chaque séance, le groupe procède à une étude attentive et collective d’une situation, préoccupation, problème ou projet réellement vécu par un des participants. En conséquence, en plus de favoriser la résolution de problèmes, le GCP constitue un espace d’apprentissages collectifs pour toute personne souhaitant améliorer sa pratique et la rendre plus efficace. En effet, par sa participation à un GCP, une personne peut s’attendre à comprendre et à formaliser ses modèles d’action, développer des compétences[2], en plus d’avoir un groupe d’appartenance (Paquet et al., 2017).

Les participants aux groupes de codéveloppement sont divisés en trois catégories : le client (qui expose sa problématique aux autres en vue de recevoir une rétroaction), les consultants (qui fournissent au client la rétroaction demandée sur la problématique exposée par celui-ci) et les animateurs-accompagnateurs (qui animent les séances et induisent une dynamique propice aux apprentissages par le groupe). Les séances s’organisent selon une démarche structurée en sept étapes résumées dans le tableau suivant (Tableau 1) :

TABLEAU 1

Les sept étapes d’une séance de codéveloppement

Les sept étapes d’une séance de codéveloppement
Source : Sabourin et Lefebvre, 2017

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Déroulement du projet de recherche et méthodologie

Dans le contexte des changements organisationnels très substantiels provoqués par la réforme du système de santé, l’approche des GCP se distingue par la mise en oeuvre d’une formation professionnelle entre pairs basée sur le respect mutuel et l’entraide. Elle offre ainsi la possibilité aux personnes qui y participent d’assimiler progressivement le changement par le dialogue et la construction commune de sens. Pour l’équipe de recherche, il était donc tout à fait indiqué de choisir le réseau de la santé et des services sociaux pour instaurer, puis étudier les GCP. La cueillette de données s’est déroulée entre novembre 2014 et juin 2016 au sein de cinq installations du réseau québécois de la santé et des services sociaux. Quatre-vingt-neuf participants répartis dans douze groupes ont participé aux séances de codéveloppement. 90 % des participants (80) étaient des femmes, alors que 10 % (9) étaient des hommes. Ils ont décidé de participer aux GCP sur une base volontaire, donc l’échantillon constitué pour la recherche était non probabiliste. Les groupes comprenaient de cinq à onze participants, mais la plupart en avaient entre six et huit. Chaque séance était consacrée à une problématique exposée par un seul client. Il était possible que ce client propose à nouveau de discuter sur cette problématique dans une séance subséquente, ou qu’il propose d’examiner une autre problématique complètement différente. De même, le statut de client et de consultant alternait au sein d’un même GCP. Les séances de codéveloppement ont été enregistrées par les animateurs-accompagnateurs qui ont ensuite transmis les enregistrements à l’équipe de chercheurs pour l’analyse. Les animateurs-accompagnateurs ont été sélectionnés par les organisations où avaient lieu les GCP sur la base d’un profil socioprofessionnel suggéré par l’équipe de recherche dans un document d’information prévu à cet effet.

À la fin de chacune des séances des GCP, des fiches réflexives complétées par les participants (y compris les animateurs-accompagnateurs) ont également été recueillies et analysées. Ces fiches incitent au retour réflexif et servent d’aide-mémoire pour la conduite des étapes d’une séance de codéveloppement. Elles permettent de structurer les idées et de garder des traces de celles-ci afin de pouvoir y revenir plus tard. Pour les fins de cet article, nous présentons l’analyse de 63 verbatim, issus de 63 séances (donc un par séance), et de 624 fiches réflexives. Le profil professionnel des employés ayant participé aux groupes de codéveloppement était variable. Ces profils et leur répartition sont indiqués dans le Tableau 2. Certains participants n’ont pas fourni cette information dans leur fiche personnelle, mais ils occupaient un poste de professionnel ou un poste de gestionnaire.

TABLEAU 2

Profil professionnel des participants

Profil professionnel des participants

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Pour le recrutement des participants, les critères d’inclusion étaient les suivants :

  • L’organisation (haute direction) appuie le projet et soutient la participation d’employés (permet des libérations, etc.);

  • Les participants sont volontaires (consentement libre et éclairé);

  • Ne pas être en conflit personnel avec d’autres participants.

Il importe aussi de noter que, puisque la recherche faisait intervenir des sujets humains et qu’elle touchait à certaines questions plus sensibles liées notamment au respect de la confidentialité et au consentement libre et éclairé, l’équipe de chercheurs a dû obtenir six certificats d’éthique : l’un émis par l’université d’origine des chercheurs, les autres pour chacune des installations sollicitées.

En ce qui concerne l’analyse des résultats, l’approche qualitative exposée plus loin procède par analyse thématique de l’ensemble du corpus constitué par les fiches réflexives et les verbatim. Pour établir, à travers le codage, une typologie des problèmes éthiques nommés par les participants à l’occasion des séances des GCP, il fallait trouver une liste de mots-clés permettant d’accéder aux enjeux éthiques abordés lors des rencontres sans que ceux-ci ne soient nécessairement explicites dans les propos des employés. Autrement dit, puisque les séances de GCP ne portaient pas spécifiquement sur l’éthique, mais sur une foule de problèmes liés au travail, et que la plupart des employés n’ont pas nécessairement d’idée précise de ce qu’est l’éthique, il fallait trouver des mots ou des formules qui permettent d’accéder au moins indirectement aux questions éthiques soulevées par les participants. Tel que formulé dans notre cadre conceptuel, l’éthique se rapporte à des notions fondatrices (le bien, le juste, la vertu, etc.), à des ensembles variés d’interactions (de soi à soi, de soi aux autres, des personnes aux institutions, etc.), à des niveaux multiples de normes (morales, légales, déontologiques, etc.) et à de nombreux dérivés se référant entre autres aux préférences personnelles, aux conflits, aux incertitudes mettant en jeu des normes et des valeurs.

Ainsi, outre les mots usuellement associés à l’éthique, comme « éthique », « déontologie », « morale » ou « valeurs » (et leurs corollaires comme « bien », « mal », « juste », « injuste », « devoir », etc.), ce sont les mots faisant référence aux « symptômes » ou aux manifestations des problèmes éthiques en milieu de travail qui ont été choisis pour faire l’analyse des données recueillies par l’équipe. Ces mots ou expressions sont notamment : « malaise », « inconfort », « opposition », « désaccord », « conflit », « absence », « manque de confiance », « changement », « mal à l’aise », « colère », « plus capable », « démotivé », « insatisfait », « désintérêt », « résistance », « tension », « pression », « intimidation », « harcèlement », « parano », « fâché », « divergence », « impuissance », etc. Cette liste des mots-clés s’est construite en deux temps : d’abord, nous avons trouvé une série de mots évoquant directement ou indirectement des « dilemmes », des « problèmes » ou des « conflits » éthiques; ensuite, cette première liste a été consolidée et enrichie à la lumière de notre examen des verbatim.

La recherche de ces mots-clés dans les verbatim et les fiches réflexives nous dirigeait par la suite vers des extraits de conversation (unités analytiques) dévoilant un rapport aux problèmes, questions ou dilemmes éthiques vécus par les employés dans leur travail (Fortin, 2010). La perspective qualitative sur l’objet de la recherche s’inscrivait donc dans une approche phénoménologique (Colaizzi, 1978).

L’équipe a poursuivi l’analyse du corpus jusqu’à l’atteinte de la saturation théorique. C’est donc dire que malgré les quelques 2064 pages de verbatim qui ont été amassées au fil de dizaines de rencontres des groupes de codéveloppement, l’analyse s’est arrêtée au moment où il a été jugé qu’aucune catégorie nouvelle, eu égard à la typologie ou aux solutions, ne pouvait être façonnée à partir du codage des verbatim et des fiches réflexives (Pires, 1997). Les catégories obtenues n’ont pas non plus fait l’objet d’une analyse statistique permettant de les classer selon leurs occurrences. Tel n’était pas l’objectif de ce volet de la recherche, qui visait plutôt à établir une typologie.

Résultats : typologie des questions d’éthique et solutions proposées (par les consultants)

Les questions d’éthique (problèmes, dilemmes, enjeux, etc.) nommées par les employés (clients) lors des rencontres de codéveloppement se divisent en trois grandes catégories : 1) celles ayant trait aux conflits intrapersonnels; 2) celles concernant les conflits interpersonnels; 3) et finalement celles où s’exprime un conflit avec les règles ou les attentes de l’organisation. Les conflits intrapersonnels sont ceux qui révèlent un fossé entre les valeurs idéalisées par les employés et celles qui sont pratiquées dans la réalité. Les conflits interpersonnels renvoient quant à eux aux désaccords avec un collègue, un supérieur, ou plus rarement un usager. Enfin, les conflits avec les règles ou les attentes de l’organisation réfèrent à la culture organisationnelle et aux difficultés qu’ont parfois les employés à satisfaire aux nombreuses exigences de leur employeur (Mayer, 2014; Treviño et al., 1998). Ces catégories qui émergent de l’analyse des verbatim évoquent les dimensions fondamentales de l’éthique définies par Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre (1990) : le pôle du « Je » (le sujet libre pouvant faire des choix); le pôle du « Tu » (rapports avec l’autre) : le pôle du « Il » (les médiations et les régulations qui s’intercalent entre le « Je » et le « Tu ») (Ricoeur, 1984). Les résultats de la typologie des problèmes éthiques est résumée dans le Tableau 3.

TABLEAU 3

Typologie des problèmes éthiques : synthèse

Typologie des problèmes éthiques : synthèse

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Exemples de conflits intrapersonnels

Les problèmes éthiques de nature intrapersonnelle sont ressentis par les employés comme une forme de « déchirement » intérieur (malaise, inconfort). Lors de séances de codéveloppement, les employés (clients) évoquent des contraintes extérieures (le manque de temps ou de ressources, par exemple) qui les entraînent vers le non-respect de leurs propres valeurs. C’est-à-dire que leur conscience professionnelle leur dicte de poser un geste auquel ils doivent finalement renoncer à cause de ces contraintes. Ce peut être le cas quand, par exemple, un employé doit parler du dossier d’un patient dans l’ascenseur (qui est un lieu public), parce qu’il n’a pas le temps de le faire ailleurs, ce qui va à l’encontre de son code d’éthique (devoir de confidentialité). Ces contraintes extérieures qui exercent une pression constante sur les employés sont régulièrement citées comme sources de conflits intrapersonnels, mais encore davantage depuis la réforme du système de santé initiée par la Loi 10. À ce sujet, lors des séances de codéveloppement, les clients ont souvent mentionné la nécessité de « ventiler », de parler, de s’exprimer, de prendre du recul et d’approfondir la réflexion face à leur travail.

Exemples de conflits interpersonnels

Les problèmes éthiques de nature interpersonnelle nommés par les employés (clients) impliquaient souvent des relations conflictuelles avec les supérieurs hiérarchiques. Parmi ces problèmes, il y a la critique négative, le manque d’appui, le favoritisme perçu, l’ingérence ou même le harcèlement moral. Les employés font aussi référence à des lacunes dans la communication interpersonnelle qui génèrent des conflits larvés et des attentes confuses. Plusieurs employés ont dit aussi éprouver le sentiment d’être traités injustement (de ne pas avoir été reconnus à leur juste valeur, par exemple) ou d’avoir été victimes de conflits de pouvoir.

Exemples de conflits avec les règles de l’organisation

Même si les rapports interpersonnels comptent pour une part essentielle de l’éthique en organisation, il reste que la dimension suprapersonnelle y joue également un rôle significatif. Cette dimension fait appel à des règles, à des normes ou à des attentes qui sont formulées par l’organisation à l’égard de l’employé et que celui-ci doit intérioriser pour accomplir son travail de manière jugée satisfaisante. Cette dimension révèle le pouvoir « invisible » mais réel de la régulation des comportements par le moyen de symboles abstraits qui s’incarnent dans les écrits ou les coutumes d’une organisation (Bourdieu, 2014; Robichaud et Benoit-Barné, 2010). Dans les verbatim étudiés, les employés évoquent ce pouvoir symbolique quand ils expliquent à quel point il a été difficile pour eux de s’adapter et de gérer les profonds changements qui ont accompagné les réformes du système de santé. Beaucoup d’employés ont aussi noté l’écart toujours grandissant entre les attentes (fortes) de l’organisation et le manque de ressources. De même, ils ont fait ressortir à quel point l’organisation néglige la qualité des communications adressées aux employés. Les employés notent à ce sujet une distribution inefficace de l’information, ainsi qu’un manque de consultation sur les décisions.

Les solutions proposées par les consultants et leur sens éthique

Les solutions proposées par les consultants lors des séances de codéveloppement tournent autour de quatre axes que l’on pourrait résumer ainsi : 1) Nommer la peur et le malaise. Exprimer l’émotion; 2) Définir des priorités et des objectifs. Les revoir si nécessaire; 3) Faire le bilan des actions. Faire des plans alternatifs; 4) Être sensible aux besoins des autres. Essayer d’avoir des rapports chaleureux avec les autres. Ces solutions sont simples et très concrètes. Mais puisqu’elles ont été retenues par les clients, il est intéressant de constater que ce sont celles qui ont été jugées les plus significatives pour répondre aux problèmes éthiques soulevés par les employés participant aux groupes de codéveloppement. De l’ensemble des propos recueillis par l’équipe lors des rencontres de codéveloppement organisées dans les cinq installations du réseau de la santé et des services sociaux, il est possible d’esquisser des pôles de l’éthique organisationnelle. Et ce qui les rend si importants, c’est qu’ils émanent du vécu des employés au travail et de leurs besoins réels. Elles ne correspondent donc pas simplement à des valeurs idéalisées, comme c’est le cas dans l’approche formaliste ou déontologique de l’éthique.

Ainsi, le premier pôle qui émerge des propos tenus par les clients des groupes de codéveloppement se rapporte au soi. Ceci implique que l’individu soit reconnu dans ce qu’il est et dans ce qu’il peut apporter à l’organisation (Honneth, 2000). À cet égard, il importe que des instances soient offertes aux employés pour qu’ils puissent s’exprimer, donner leur opinion, participer aux décisions, être entendus. La pleine reconnaissance de l’individu exige également que la contribution spécifique de l’employé soit justement récompensée. La forme de reconnaissance qui s’énonce ici par la voix des employés touche, d’abord, à la reconnaissance affective de l’individu « porteur de besoins concrets » (Courtel, 2008), mais aussi, dans le contexte de la vie professionnelle, à une espèce de reconnaissance plus formelle qui se manifeste dans les rapports hiérarchiques de l’organisation. Le deuxième pôle éthique est celui qui concerne le rapport à l’autre. Au cours des séances, le discours des employés fait ressortir à quel point le regard des autres compte dans le sentiment de leur propre valeur. En ce sens, des notions comme la sensibilité, le respect et la recherche d’harmonie deviennent des facteurs essentiels à un rapport sain avec les autres. Comme l’explique la recherche en psychologie de l’attachement entre autres, l’estime de soi, au travail ou dans la vie en général, résulte soit du sentiment d’efficacité personnelle, soit du sentiment d’avoir de bonnes relations avec les autres. L’autre devient ainsi un déterminant fondamental du bien-être (Guedeney, 2011). Cette réalité est d’ailleurs fort bien exprimée dans l’oeuvre de Jean-Paul Sartre, sous la forme du célèbre « L’enfer, c’est les autres », de la pièce Huis Clos. Le troisième pôle est trop souvent négligé dans l’approche formaliste de l’éthique. Il s’agit du sens. C’est-à-dire que pour maintenir un degré de satisfaction et de compétence élevé au travail, l’employé doit non seulement intérioriser des normes, mais il doit aussi pouvoir s’imaginer que ce qu’il accomplit dans son travail « a un sens » pour lui et pour son environnement (Geldenhuys et al., 2014; Arnold et al., 2007). Un travail qui a du sens, c’est un travail qui correspond aux intérêts et aux talents de l’employé, et dans lequel il se sent utile pour les autres (Morin, 2008). D’où l’importance, soulignée dans les solutions proposées par les consultants, de se fixer des buts et des priorités dans son travail. Enfin, la dernière dimension concerne la stratégie, donc les moyens que l’on doit mettre en place pour atteindre ses objectifs. Cette dimension relève d’une compétence éthique essentielle depuis Aristote (1994) : la sagesse pratique, à savoir la capacité de bien évaluer une situation et de poser les gestes appropriés (ce qui parfois exige du courage). La notion de sagesse pratique comprend donc à la fois un aspect intellectuel (lié au jugement) et un aspect motivationnel (lié à la volonté) (Aubenque, 2014).

Conclusion : limites de la recherche et suite

L’analyse que nous avons réalisée de notre corpus résultant des séances de GCP n’est pas suffisante pour faire le tour de tous les aspects de l’éthique devant être pris en considération par une organisation souhaitant renforcer sa culture éthique, d’autant que les rencontres ne portaient pas spécifiquement sur ce thème. Pour y arriver, il faudrait poursuivre cette étude pendant plusieurs années auprès d’un nombre encore plus important d’employés dans plusieurs organisations. Cependant, cette recherche donne une bonne idée des pistes qu’il faut privilégier. En outre, quand on y regarde de plus près, on observe que ce qui a été nommé par les employés se rapproche de ce qui est au coeur des théories de l’éthique depuis plusieurs siècles : le respect de soi et des autres, le jugement, la vision, la recherche de sens et de bien-être.

De ce point de vue, il faut admettre que si les perspectives sur l’éthique dégagées au sein des GCP ne conduisent pas à des renouvellements significatifs de la théorie éthique en organisation, il reste que cette procédure originale de « fabrication commune » de sens, surtout dans le contexte d’une réforme structurelle majeure (loi 10), porte en elle-même une pertinence, voire une nécessité, que toute organisation devrait explorer. En effet, il faut garder à l’esprit que les GCP offrent aux employés une procédure de résolution collective de problèmes dans laquelle prévalent des valeurs d’égalité (non hiérarchique), de respect mutuel et de mise en sourdine momentanée du vacarme habituel de la journée de travail soumise à une logique implacable d’efficience (faire plus avec moins). Les résultats de notre recherche montrent qu’une organisation qui accepte que ses employés créent cet espace de dialogue (au demeurant bien moins coûteux que de faire appel à des consultants externes) libèrent en quelque sorte l’intelligence collective sur des questions (éthiques ou autres) parfois complexes qui émergent au travail. L’ampleur des données recueillies révèle les GCP comme une excellente alternative managériale pour la résolution de problèmes, et certainement aussi comme un complément à l’approche purement formaliste de la gestion des crises éthiques qui a eu cours pendant de nombreuses années au sein des organisations.

Enfin, nous sommes d’avis que la méthode de partage mise en oeuvre par l’approche du codéveloppement pourrait être comparée avantageusement à d’autres méthodes de prise de décision éthique recensées dans la littérature (Farmer, 2017). Il n’est pas interdit de penser que les GCP peuvent apporter une contribution spécifique dans ce domaine. Même par rapport aux modèles plus « intuitifs » de prise de décision éthique, comme le sensemaking intuition model (SIM) (Sonenshein, 2007), les GCP se présentent comme une alternative innovante et fondée sur une réelle logique d’émancipation individuelle grâce à l’apport du groupe. Dans le modèle SIM, le processus de façonnement du sens relève d’une espèce de tension entre l’expérience personnelle et les « pressions sociales ». Le groupe y est donc perçu comme un facteur plutôt négatif qui engendre une pression à se conformer aux normes organisationnelles. Or, dans les GCP, le groupe sert davantage à la construction et à la validation du sens par le dialogue respectueux. L’apport des collègues y est donc éminemment positif en ce qu’ils agissent comme « catalyseurs » et « accompagnateurs », généralement bienveillants, d’une réflexion visant à une transformation personnelle délibérée et choisie. En ce sens, l’approche des GCP se situe dans une perspective humaniste, empreinte de non-jugement, qui s’éloigne de l’obéissance aveugle à des normes collectives contraignantes.

Notre équipe de chercheurs poursuit d’ailleurs actuellement un autre projet visant à l’optimisation des groupes de codéveloppement professionnel avec de nouveaux partenaires (Codev-action, 2018). D’autres résultats pourront donc émerger sur ces questions. Cela dit, il nous est apparu clair que les groupes de codéveloppement représentent un lieu particulièrement riche pour accéder, à tous les niveaux de l’organisation, à ce qui compte en matière d’éthique chez les employés, et donc à ce qui permet, au-delà des seuls codes, de répondre à leurs préoccupations les plus profondes et les plus légitimes. D’ailleurs, la rétroaction des clients, tant dans les verbatim que dans les fiches réflexives, illustre le façonnement d’un sens partagé grâce au codéveloppement. Certains expliquent que cette technique a contribué à les éclairer sur leur situation, alors que pour d’autres, le fait de s’exprimer sur ces conflits éthiques a permis déjà d’esquisser une partie de la solution.