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Les enjeux du développement durable ancrés dans le triple bottom line : « Planet-Profit-People » (Schwartz et Caroll, 2003) engagent aujourd’hui la responsabilité sociale des entreprises (RSE) à l’échelle planétaire. Parmi les nombreuses thématiques RSE étudiées en management international telles que la gouvernance (El Mehdi, 2013), l’innovation sociale et l’économie solidaire (Persais, 2013), ou les normes et certifications (Boiral, 2008; Helfrich, 2013), l’étude de la RSE des entreprises multinationales (EMN) au niveau de leurs filiales étrangères intéresse de nombreux chercheurs (Cournac, 2015; Rathert, 2016) et constitue le fil conducteur de notre réflexion, dans le contexte africain peu étudié.

En effet, face à la profusion des articles sur la RSE dans la littérature managériale occidentale (Wang et al., 2016), quelques recherches ont défriché ce champ d’exploration émergent en contexte africain au cours des dernières décennies (Kolk et Lenfant, 2010; Vig, 2016). Recouvrant différentes thématiques, les recherches, peu exhaustives, étudient la RSE à l’épreuve des réalités africaines au Ghana (Dartey-Baah et al., 2015), en Tunisie (Golli et Yahiaoui, 2009; Koleva et Gherib, 2012), au Cameroun (Kamdem et Ikellé, 2010; Apitsa, 2017 et 2019), au Maroc (El Abboubi et El Kandoussi, 2009), en Afrique du Sud (Pestre, 2011) ou à Madagascar (Harison et Obrecht, 2013; Rajaonera et Ramboarison-Lalao, 2013). Malgré tout, peu de recherches ont accordé un grand intérêt aux pratiques sociales de RSE déployées dans la GRH à l’international au sein des EMN en Afrique. Dans les principes directeurs des objectifs du développement durable élaborés dans le Pacte Mondial des Nations Unies, figurent les normes internationales de travail dans divers domaines : « politiques générales, promotion et sécurité de l’emploi, égalité des chances et de traitement, formation, rémunération et avantages sociaux, âge minimum, sécurité et santé au travail, et relations professionnelles » (The Global Compact/OIT, 2010, p.16). Dans cette veine, le référentiel international ISO 26000 fournit les mêmes lignes directrices de RSE pour toutes les organisations (ISO 26000, 2010). La mise en oeuvre de ce volet social de la RSE, dans les pratiques de GRH, peut prendre différentes formes, prises globalement ou non, de façon structurée ou non structurée, et/ou en dehors de l’obligation légale. Ce cadre de référence peut aider à analyser et à saisir l’effort de promotion de la RSE liée à la GRH à l’international dans un contexte particulier qu’est l’Afrique.

Notre recherche qualitative s’inscrit dans cette perspective et mobilise ce référentiel international. À partir d’une étude empirique fondée sur trois cas de filiales africaines (Madagascar, Cameroun, Tunisie) d’une entreprise multinationale française, elle a pour objectif de mieux comprendre la mise en oeuvre des pratiques de GRH socialement responsable dans ces filiales au regard des standards corporate et des principes globaux de RSE. Étroitement liée à la dimension éthique, sociale et humaine de la RSE (Caroll, 1991), la GRH s’imbrique, de manière plus formalisée (par exemple la norme ISO 26000) ou plus informelle, dans les stratégies RSE des entreprises. La RSE apporte une dimension supplémentaire au coeur des tensions stratégiques des firmes à l’étranger (Husted et Allen, 2006; Pestre, 2014), où la GRH à l’international s’enchevêtre (Shen, 2011). Dans les pratiques de GRH à l’international, les spécificités culturelles et socio-économiques des pays d’implantation interrogent les stratégies d’opérationnalisation d’une GRH socialement responsable dans les filiales étrangères. Dans une recherche qualitative en France portant sur cinq PME, Imbs et Ramboarison-Lalao (2013) font remarquer que le succès d’une GRH socialement responsable repose sur une logique client-fournisseur (c’est-à-dire, sur l’engagement réciproque entre le manager et les salariés). En revanche pour les grandes EMN et leurs filiales à l’international, l’enjeu semble plus complexe, notamment en raison du nombre important de parties prenantes qui impactent positivement ou négativement le succès de la GRH à l’international. Par ailleurs, quelle que soit leur nationalité, qu’elles soient grandes, petites ou moyennes, les entreprises sont tenues de justifier de leur engagement aux dix principes du Pacte Mondial des Nations Unies et à des politiques intégrant la RSE (The Global Compact/OIT, 2010; Commission Européenne, 2011). Nonobstant cette obligation, au niveau international, les principaux travaux académiques, que ce soit sur la RSE ou la GRH à l’international, mettent en avant une dualité institutionnelle liée au contexte d’implantation et montrent l’intérêt de trouver un terrain d’entente dans les pratiques de gestion (Arthaud-Day, 2005; Pestre, 2014). Cette perspective reste toutefois peu traitée en termes de RH/RSE.

En contexte africain, l’engouement récent pour la recherche (George et al., 2016) stimule notre objet de recherche qui se formule autour de trois questions : (1) Quelles sont les pratiques de GRH socialement responsable déployées dans les filiales africaines étudiées ? (2) Existe-t-il dans ces pratiques, des spécificités africaines communes et/ou des particularismes propres à chaque pays étudié ? (3) Quels sont les impacts perçus par les salariés des pratiques socialement responsables mises en oeuvre au niveau local ? Ces questions font sens dans la thématique centrale et majeure en management international, toujours débattue : standardisation, adaptation aux spécificités des pays ou hybridation. L’examen de la littérature montre que les particularités des pays africains exigent un arbitrage des pratiques de GRH à l’international (D’Iribarne, 2003; Mutabazi, 2004; Frimousse et al., 2012; Apitsa, 2013; Yahiaoui, 2015) et une gestion différenciée de la RSE qui prend en compte le contexte local (Boiral, 2008; Apitsa, 2019). La GRH socialement responsable peut-elle être une réponse à ces tensions stratégiques et managériales ?

Dans la première partie de cet article, notre revue de la littérature expose brièvement les enjeux de la GRH à l’international avant de présenter le lien entre GRH et RSE à l’international. C’est l’occasion d’aborder l’approche par les parties prenantes que nous mobilisons dans cette recherche. Ce cadre d’analyse permet de questionner la mise en oeuvre du volet social de la RSE déployé en faveur des parties prenantes car leur rôle positif y est rattaché. La deuxième partie précise notre choix méthodologique et notre terrain d’investigation (trois filiales africaines d’une banque multinationale française : Madagascar, Cameroun et Tunisie). La dernière partie présente les résultats, les discute et conclut sur les propositions managériales.

Revue de littérature

Standardisation, adaptation ou hybridation de la GRH à l’international : quels enjeux pour la RSE ?

Le sempiternel débat stratégique entre l’intégration et la coordination globale, entre la standardisation et l’adaptation aux spécificités locales (Bartlett et Ghoshal, 1989; Milliot, 2013, 2014), entre l’ethnocentrisme et le polycentrisme considérés dans le modèle EPRG (Ethnocentrisme, Polycentrisme, Régiocentrisme, Géocentrisme) sur l’orientation de la GRH dans les filiales (Heenan et Perlmutter, 1979), continue d’alimenter la littérature en management international (Mayrhofer et Very, 2013; Chiang et al., 2017; Kamdem et Mutabazi, 2017; Sparrow et al., 2017). Ces tensions avaient déjà conduit plusieurs auteurs à montrer l’intérêt d’une approche contextuelle des pratiques managériales. S’appuyant sur les facteurs institutionnels et culturels, certains auteurs tels que Kostova et Roth (2002) et Livian (2004) prônent une adaptation des pratiques aux spécificités locales. En contexte africain (Afrique subsaharienne et Maghreb), les travaux empiriques appellent à réfléchir sur un modèle « hybride » pour trouver un équilibre entre les différents courants de pensée (D’Iribarne, 2003; Mutabazi, 2004; Frimousse et al. 2012; Apitsa 2013; Yahiaoui, 2015). Cet arbitrage, au sens de Ralston et al. (1997), consiste à trouver un compromis, un juste milieu pour créer un pont au-dessus des différences entre la convergence et la divergence des pratiques managériales. Cette approche trouve un écho dans les récents travaux d’Apitsa (2018) dans les EMN en Afrique.

Au Mexique, sous un angle plus focalisé sur la RSE, les travaux d’Husted et Allen (2006) montrent que les pressions institutionnelles ont une forte influence sur les pratiques de RSE des EMN. Si les forces institutionnelles encouragent l’entreprise à rendre possible les objectifs du développement durable, Rathert (2016) précise que les politiques de RSE des EMN varient en fonction de leur présence dans des contextes institutionnels différents. Pour Cournac (2015), les EMN, notamment françaises, font un arbitrage dans leur choix stratégique des actions RSE et les concentrent sur un nombre réduit de territoires ciblés. En ce sens, Pestre (2014) a étudié les déterminants des stratégies internationales de RSE dans cinq grandes entreprises françaises (Lafarge, Danone, Suez, Total, Renault). Ici, l’accent est mis sur la relation siège-filiales. Son étude qualitative montre que, dans la mise en oeuvre des stratégies opérationnelles de RSE, les EMN françaises tiennent compte des spécificités inhérentes à chacune des logiques du contexte car elles optent pour un management différencié des stratégies de RSE. Cet auteur conclut que chacune des logiques stratégiques de RSE a des avantages et des inconvénients en raison des facteurs contextuels qui s’exercent sur les EMN; cela peut les conduire à adopter l’une ou l’autre stratégie locale, globale ou transnationale. Cette dernière est apparue dans le cas de Lafarge (filiale sudafricaine) plus mise en lumière : la lutte contre le sida, qualifiée comme une stratégie RSE transnationale. Cette donnée empirique, offre une perspective à l’examen des éléments caractérisant le volet social de la RSE dans la GRH à l’international des EMN envers les parties prenantes (santé et bien-être). En effet, la mise en oeuvre d’une stratégie de RSE transnationale (Arthaud-Day, 2005) pour lutter contre le sida en contexte africain intéresse la politique RH au regard de la réalité locale. Cette démarche s’inscrit dans un cadre plus éthique des comportements managériaux (Apitsa, 2017).

GRH et RSE : une GRH socialement responsable ?

Si plusieurs chercheurs se sont intéressés au lien entre la GRH et la RSE (Preuss et al., 2009; Shen et Zhang, 2017), en Afrique, très peu de chercheurs ont analysé ce lien (Cheruiyot et Maru, 2011). Cette problématique s’inscrit dans la façon dont les entreprises répondent de leurs actes et contribuent au développement durable. À la lumière du référentiel international ISO 26000, la RSE est « la responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et activités sur la société et sur l’environnement se traduisant par un comportement éthique et transparent qui : - contribue au développement durable, y compris à la santé et au bien-être de la société, - prend en compte les attentes des parties prenantes, - respecte les lois en vigueur tout en étant en cohérence avec les normes internationales de comportement, - est intégré dans l’ensemble de l’organisation et mis en oeuvre dans ses relations ». Cette définition de la RSE place la fonction RH au coeur de la stratégie des entreprises et demande l’engagement de tous les salariés et l’activation de tous les leviers de la GRH (Peretti et Uzan, 2011). Elle se traduit par les actions de mécénat et de philanthropie vis-à-vis des salariés, de leurs familles et de la communauté locale (OCDE, 2011; ISO 26000, 2010). Elle implique également que les décisions et activités des entreprises soient soumises au regard d’une grande variété de groupes ou d’individus. Au niveau interne de l’entreprise, il s’agit d’évaluer le degré de perception et de satisfaction des actions de RSE par les salariés (Cheruiyot et Maru, 2011; Igalens et Tahri, 2012; Shen et Zhang, 2017). Au-delà du marketing social qui promeut l’image de marque de l’entreprise (Brady, 2003), le management éthique (Postel et Rousseau, 2008) et le respect de l’humain (Cleveland et al., 2015), la lutte contre les effets dévastateurs des risques psychosociaux (Lenoir et Ramboarison-Lalao, 2014) ainsi que la recherche du bien-être au travail (Ryff et Singer, 2006), la prise en compte des attentes des salariés (Apitsa, 2017) et le respect des lois (Carroll, 1991) sont des leviers de motivation et de performance des salariés (Mueller et al., 2012). S’est ainsi posée la question de repenser les pratiques de GRH en termes de « GRH socialement responsable » (Shen, 2011; Barthe et Belabbes, 2016). Shen (2011) plaide pour le développement du concept de GRH socialement responsable dans la GRH à l’international. Ce concept, en quête de maturité, entretient un flou sémantique. Nous n’allons pas, ici, aborder ce débat lexical, mais la GRH et la RSE sont étroitement liées.

Dans le cadre de la promotion de la RSE, Barrena-Martínez et al. (2017) suggèrent huit politiques déclinées en trente-deux pratiques pour caractériser la GRH socialement responsable. Newman et al. (2016) se limitent à une approche tri-dimensionnelle : une GRH respectueuse de la législation locale et internationale, une GRH qui s’intéresse aux besoins personnels/familiaux des employés et à leur développement personnel, et une GRH qui s’engage et engage ses employés dans des initiatives RSE comme la solidarité sociale. Järlströme et al. (2016) quant à eux, identifient quatre dimensions : la justice et l’égalité, les pratiques RH transparentes, la rentabilité et le bien-être des employés.

Ces différentes catégorisations de la GRH socialement responsable semblent assez générales et peu explicites pour satisfaire les attentes de notre recherche. La RSE « découle des normes internationales du travail. Il s’agit pour les entreprises d’assurer l’employabilité de leurs salariés, la santé, le bien-être et la sécurité au travail, l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, l’égalité des chances, l’équité, la promotion de la diversité, le respect des personnes et la solidarité sociale… » (ISO 26000, 2010; The Global Compact/OIT, 2010). Ce cadre de référence RSE du volet social RH que nous mobilisons dans ce travail, permet, en amont des orientations stratégiques et managériales de l’EMN étudiée pour ses filiales africaines, d’identifier les pratiques de GRH socialement responsable mises en oeuvre dans chaque filiale et de voir s’il existe des spécificités ou des similitudes et quels sont les impacts perçus de ces pratiques par les salariés. Ce volet social RSE s’active dans les leviers de recrutement, de formation, de rémunération, de communication, de mobilité, de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), de relations sociales et professionnelles. Ce cadre d’analyse prend appui sur l’approche par les parties prenantes que nous explorons maintenant. En effet, le rôle positif de ce volet social leur est rattaché.

GRH socialement responsable à l’international : l’approche par les parties prenantes

La littérature sur la RSE comporte de nombreuses recherches ancrées dans l’approche par les parties prenantes (Clarkson, 1995; Friedman et Miles, 2002; Rasolofo-Distler, 2010). Freeman (1984, p. 46) définit la partie prenante comme « tout individu ou tout groupe qui impacte la poursuite des objectifs de l’entreprise ou qui en est impacté », attendant ainsi des entreprises qu’elles rendent compte de la manière dont elles conduisent leurs activités et assument leurs impacts sur les employés, les riverains, les actionnaires, l’environnement… (Cretté, 2015). Au-delà de la catégorisation duale classique entre parties prenantes internes (salariés, managers, etc.) versus parties prenantes externes à l’entreprise (clients, fournisseurs, etc.), Clarkson (1995) distingue les parties prenantes primaires qui entretiennent des relations formelles avec l’entreprise (personnel, fournisseurs, etc.) des parties prenantes secondaires qui englobent la société civile au sens large. Pesqueux (2002) quant à lui oppose les parties prenantes contractuelles avec lesquelles l’entreprise noue des contrats (clients, employés, etc.) et les parties prenantes diffuses sans lien contractuel avec l’entreprise (ONG, organismes publics, etc.). Nous retenons cette typologie dans cette étude pour appréhender la GRH socialement responsable : parties prenantes internes (salariés, dirigeants/managers locaux) et parties prenantes externes (ONGs partenaires, communauté locale bénéficiaire des actions RSE). L’approche des parties prenantes pose la question de l’éthique, un élément d’ancrage des principes de RSE.

Au Kenya, Cheruiyot et Maru (2011) explorent les pratiques RH/RSE dans les hôtels classés de la région côtière. L’objectif de cette étude consiste à évaluer les impacts de ces pratiques en termes de satisfaction perçue au travail, de taux de rotation/maintien du personnel et d’engagement organisationnel des employés. L’étude empirique par questionnaire (échantillon de 699 employés) qui mobilise l’approche par les parties prenantes, s’appuie sur quatre dimensions des pratiques socialement responsables envers les salariés : les conditions de travail, l’équité salariale, l’orientation RSE des employeurs et l’efficacité de la stratégie de communication envers les salariés. Les résultats révèlent la médiocrité de l’environnement de travail, l’absence de directives sur l’équité salariale, le manque de participation et d’information sur les problèmes liés à l’emploi. Les auteurs concluent sur une attention très peu portée à la RSE au Kenya et en particulier dans le secteur hôtelier. Ce résultat est observable dans les recherches empiriques récentes en Afrique qui montrent un balbutiement des acteurs africains quant aux préoccupations liées à la RSE et au développement durable (Imbs et Ramboarison-Lalao, 2013; Apitsa, 2017, 2019).

À Madagascar dans une recherche quantitative Ernest-Young conduite auprès de 108 entreprises de taille variée, Rajaonera et Ramboarison-Lalao (2013) montrent que les pratiques de GRH socialement responsable envers les parties prenantes internes portent sur l’amélioration régulière des conditions salariales, des conditions de santé et du suivi de carrière des employés. Dans leur engagement social envers les parties prenantes externes, les entreprises malgaches soutiennent aussi les ONGs, les associations oeuvrant pour la santé, l’emploi des jeunes, les actions socio-culturelles et caritatives. Ces pratiques sociales envers les parties prenantes internes et externes à l’entreprise se retrouvent de manière similaire dans d’autres pays d’Afrique comme le Cameroun (Apitsa, 2017). La recherche qualitative de cette auteure, focalisée sur les entreprises internationales met en évidence le nécessaire besoin de repenser les organisations de travail et les pratiques de gestion, à travers les mécanismes d’action de RSE identifiés, afin de prévenir ou d’éradiquer les risques d’un décalage entre l’intégration globale et la réactivité locale.

Au regard de ces différents développements, l’on peut comprendre que les parties prenantes constituent des acteurs pour lesquels les enjeux économiques des entreprises s’énoncent. Nous présentons maintenant notre démarche empirique.

Démarche méthodologique

L’objectif de cette recherche qualitative est de mieux comprendre, par le biais de trois cas de filiales africaines (Yin, 2014), le déploiement du volet social RH des politiques de RSE d’une entreprise multinationale française en Afrique. D’après Ghauri (2004, p.111), cette démarche multi-cas « convient particulièrement aux recherches concernant le management international, où l’on rassemble des données transfrontalières et interculturelles ». Les trois filiales africaines sont implantées dans trois pays différents : Madagascar, Cameroun et Tunisie. Ce choix délibéré du terrain d’étude, qui découle de l’intuition des chercheurs marqués par une distanciation interculturelle, a pour but de mettre en évidence les similitudes et particularismes propres au contexte africain en matière de RH/RSE. Le choix de la multinationale s’explique par le fait que ce type d’entreprise est très peu exploré empiriquement dans les travaux académiques, précisément en ce qui concerne les problématiques RH/RSE en Afrique (Apitsa, 2017, 2019).

Présentation des cas d’étude

L’entreprise multinationale étudiée est l’une des banques leader mondial dans son secteur d’activité. Ses filiales sont implantées dans plusieurs pays avec 31 millions de clients (particuliers et entreprises) dans le monde, et avec environ 145 000 collaborateurs de nationalités différentes. L’EMN fait partie du TOP 3 des grands groupes bancaires internationaux présents en Afrique subsaharienne en étant implantée dans 19 pays africains. Elle affiche sa volonté d’être un acteur du développement durable de l’Afrique et prône « un positionnement unique qui allie les avantages d’une banque internationale et la proximité d’une banque locale avec sur le continent 3,7 millions de clients dont 150 000 entreprises » (source documentaire).

Le premier cas, la filiale malgache. Présente depuis plus de 20 ans dans la Grande Ile, elle cible plusieurs clientèles : Corporate, PME/PMI, clientèle des particuliers et patrimoniaux ainsi que les professionnels et investisseurs institutionnels. « Acteur citoyen et engagé, la filiale malgache valorise au quotidien dans sa démarche, le soutien en faveur de l’éducation et de l’insertion professionnelle ainsi que l’appui au développement de la jeunesse malgache grâce, notamment, au mécénat artistique, sportif et culturel » (source documentaire). La population malgache est jeune : 45 % ont moins de 14 ans et 52 % se trouve entre 15 et 64 ans (Harison et Obrecht, 2013). À Madagascar, il existe un responsable RSE, mais qui n’a pas souhaité participer à l’étude. Néanmoins, la directrice des ressources humaines a répondu positivement par sa présence à l’entretien. Les personnes interrogées sont toutes des salariés locaux. Le nombre total d’entretiens est de neuf avec une présence de 21 jours sur le terrain.

Le deuxième cas, la filiale camerounaise. Le Cameroun est considéré par des observateurs avisés comme une Afrique en miniature pour sa diversité géographique et humaine (Apitsa, 2018). La filiale est la première banque du pays en termes de financement bancaire avec près de 23 % des parts de marché sur l’octroi de crédits. Elle a des agences dans tout le territoire. Elle promeut une politique RH en faveur de la diversité et « s’engage à offrir à sa clientèle de grandes et moyennes entreprises, de professionnels, d’institutions, d’associations et de particuliers, des produits de qualité, flexibles, innovants, adaptés à leurs besoins et à des prix compétitifs » (source documentaire). Au niveau local, il n’existe pas de responsable RSE; la direction des ressources humaines s’attèle à cette mission. La présence pendant un mois sur le terrain a permis de mener dix entretiens auprès des expatriés français et du personnel local.

Le troisième cas, la filiale tunisienne. Elle a un ancrage solidement établi en Tunisie avec une stratégie de croissance durable (augmentation de +22 % du produit net bancaire en 2018) autour de la banque de détail, de la banque de financement et d’investissement, et de la gestion d’actifs et les services aux investisseurs. Ici, le poste de responsable RSE est inexistant. Dans ce contexte d’étude, l’accès aux données a été difficile même si le chercheur est localisé en Tunisie. Les réticences sont apparues pendant le processus de collecte de données. Au total trois personnes (salariés locaux) ont accepté de participer à l’étude. Le processus aller-retour sur les données du terrain permet d’apporter une base d’analyse sur l’étude.

Le tableau 1 en annexe présente une synthèse de ces filiales étudiées.

Modes de collecte et d’analyse des données

La récolte des données s’est déroulée en 2017 en France et sur le terrain dans les filiales africaines respectives. Même si des écarts peuvent être observés, chacun des chercheurs avait pour mission de cibler une dizaine d’interviewés lors de son séjour allant de 20 à 30 jours sur le terrain (pays dont il est originaire). Un guide d’entretien a été établi au préalable et a servi de façon concomitante pour la collecte de données. Pour garder une certaine cohérence avec les objectifs de la recherche, la structuration du guide d’entretien a été élaborée à partir de la littérature en GRH à l’international et de la RSE ainsi que du référentiel de RSE du groupe de l’EMN étudiée. En ce qui concerne les filiales, les questions posées visent à comprendre les pratiques locales en lien avec les réalités du contexte, et à obtenir des salariés leur perception des pratiques RSE existantes qui leur sont destinées. En France, sachant que les politiques RSE du siège sont largement documentées sur le site internet officiel du groupe, nous avons souhaité interroger différents employés de l’EMN en France afin de construire une base de données empiriques comparatives par rapport aux pratiques RH/RSE locales. Notre base de données a fait l’objet d’une analyse de contenu. Les observations non-participantes et les données secondaires (issues des sources documentaires : site internet officiel du groupe, documents internes) complètent les entretiens. Nous avons réalisé au total 30 entretiens semi-directifs, d’une durée moyenne d’une heure. Le traitement des données s’est fait par un travail de codification thématique et la logique abductive a permis de construire progressivement la grille d’analyse (tableau 2) par les allers et retours entre le terrain et la littérature (Miles et Huberman, 2015). Les principes méthodologiques étant précisés, les résultats de notre recherche sont présentés, analysés et discutés dans la section suivante.

Présentation et analyse des résultats

Nous présentons dans cette partie les éléments de réponse aux trois questions de recherche posées. Les différentes sources discursives (verbatim issus d’entretiens, sources documentaires et observations) illustrent les résultats.

La première question à laquelle la recherche s’intéresse porte sur les pratiques de GRH socialement responsable déployées dans les filiales africaines. Pour présenter ces pratiques, il semble pertinent de comprendre l’orientation stratégique et managériale RH/RSE de l’EMN en Afrique afin de voir s’il existe des similitudes ou des particularismes propres aux filiales africaines ou propre à un pays africain donné en termes de leviers RSE.

L’orientation stratégique et managériale de la RH/RSE de l’EMN en Afrique

Les données empiriques issues des entretiens, de l’observation et des sources documentaires (cf. tableau 2 en annexe), montrent que l’EMN française a une conception managériale différenciée pour ces trois filiales africaines qui n’est pas calquée sur la logique des modèles de gestion des relations siège/filiales (Heenan et Perlmutter, 1979; Bartlett et Ghoshal, 1989; Milliot, 2013, 2014), mais sur celle de la charte de la diversité, de l’égalité des chances et de traitement (The Global Compact/OIT, 2010; ISO 26000, 2010; OCDE, 2011). L’objectif est de promouvoir la diversité culturelle du personnel à travers une politique de mobilité internationale des cadres, une ressource interculturelle et de cohésion d’équipe de travail (Apitsa, 2017). Cela se traduit par le fait que la direction générale d’une filiale africaine peut être confiée à toute personne qualifiée (haut potentiel) quels que soient sa nationalité, son sexe et son dernier lieu géographique de travail. Dans les filiales camerounaise et malgache, la direction générale des filiales est confiée aux personnes venant des pays tiers et non du siège. Elle peut être également confiée à toute personne promue (promotion d’un cadre supérieur local à la direction d’une filiale, cas tunisien). Dans ce cas, c’est la ressource locale qui est privilégiée, un engagement citoyen envers les parties prenantes internes et externes (Freeman, 1984; Pesqueux, 2002; Apitsa, 2017). Ces directeurs généraux des filiales sont nommés par le siège français qui définit la stratégie RSE et la relaie de manière ciblée soit au DRH (Cameroun, parce qu’il n’y a pas de responsable RSE), au chef d’agence (Tunisie, il n’y a pas de responsable RSE), au responsable RSE (Madagascar, parce qu’il en existe) pour sa mise en oeuvre coordonnée. Ces acteurs sont donc l’outil stratégique de mise en oeuvre des leviers sociaux RSE déployées par le siège. Les données empiriques indiquent que l’EMN se définit comme un « employeur responsable ». Cet engagement est clairement énoncé dans les outils de communication RH du groupe (internet, magazines, affiches, SIRH, calendrier) et dans les exposés des dirigeants interrogés comme en témoignent ces verbatim.

« La responsabilité d’entreprise dans toutes ses dimensions – économique, sociale, sociétale et environnementale – fait partie intégrante de notre façon d’exercer notre métier de banquier depuis de nombreuses années »

Extrait des sources documentaires, Dirigeant groupe

« En tant qu’employeur responsable, nous voulons offrir à nos collaborateurs un cadre de travail qui permet leur épanouissement aussi bien professionnel que personnel. Au niveau mondial, nous sommes une grande famille…, être engagés, être responsables individuellement et collectivement…, en local comme à l’international, en interne ou en externe…, notre objectif c’est de véhiculer cette image de famille solidaire à travers notre valeur d’esprit d’équipe »

DRH, Madagascar

« Notre ambition est de replacer les femmes et les hommes de notre société au coeur du modèle de la banque. Il s’agit d’articuler étroitement et formellement l’humain et la stratégie, la culture d’entreprise et la performance »

DRH, Cameroun

« Mes tâches liées à la RSE, c’est la mise en place des conventions afin de satisfaire et couvrir les avantages en matière de santé, culture. Les enjeux GRH sont : la motivation des salariés et la création d’une stabilité chez les employés. Cela permet l’aisance des employés. Ces actions rentrent dans la stratégie globale du groupe

Chef d’agence, Tunisie

L’on peut voir dans ces verbatim, une démarche d’action sociale RSE qui répond aux attentes des institutions internationales (The Global Compact/OIT, 2010; ISO 26000, 2010; OCDE, 2011). Cela caractérise la stratégie RSE globale commune aux trois filiales africaines (Arthaud-Day, 2005; Husted et Allen, 2006; Pestre, 2014) selon les principes globaux d’engagement, mais qui n’est pas nécessairement liée à la logique stratégique d’internationalisation différenciée adoptée par l’EMN dans le cadre de coordination et du contrôle des activités des filiales africaines. Cette démarche stratégique suppose que chaque pays est traité différemment selon un positionnement standardisé au sens de Milliot (2014). Qu’en est-il de ces pratiques de GRH socialement responsable déployées dans la réalité concrète de chaque filiale africaine étudiée ? Comment l’EMN répond aux problèmes sociaux et sociétaux dans chaque lieu d’implantation africaine ?

La GRH socialement responsable déployée dans les trois filiales africaines 

Dans les trois filiales africaines étudiées (cf. tableau 3 en annexe), il existe donc des actions sociales de la RSE dans la pratique de la GRH envers les parties prenantes (internes et externes). Certains leviers RSE sont similaires aux trois filiales, mais sont déployés différemment de façon ciblée selon les pays. D’autres leviers RSE sont déployés dans certains pays alors qu’ils n’existent pas dans d’autres pays.

Les leviers d’action RSE communs aux trois filiales étudiées

Dans les trois filiales, les leviers RSE similaires déployés envers les parties prenantes internes (salariés) sont : employabilité, rémunération et certains avantages sociaux, respect des lois, solidarité sociale, égalité des chances et de traitement, santé au travail.

Employabilité

Le dispositif d’employabilité des salariés est actionné dans le levier RH de formation.

« Nous accompagnons nos collaborateurs dans leur développement professionnel et personnel. Il faut les accompagner dans le développement de leurs compétences par des formations tout au long de leur vie professionnelle, leur offrir un cadre de travail adapté qui favorise le dialogue et la diversité des profils »

Dirigeant expatrié, Cameroun

« Les salariés bénéficient d’une formation adaptée, d’un accompagnement professionnel et d’une gestion de carrière, ils peuvent aspirer à une mobilité internationale »

DRH, Madagascar

« Les actions RH/RSE globales sont généralement les formations et les team-building. ces démarches sont adaptées localement par le siège social en Tunisie »

Chef d’agence, Tunisie

Ce levier RH/RSE est cohérent avec ce qui ressort du discours formel du siège (cf. tableau 2) et des référentiels internationaux RSE (The Global Compact/OIT, 2010; ISO 26000, 2010).

Rémunération, avantages sociaux et respect des lois :

La rémunération est attractive lorsqu’on travaille dans une multinationale par rapport à une entreprise locale. Certains de ces avantages sont très encadrés par la loi. De même, les parties prenantes (Freeman, 1984; Pesqueux, 2002) appellent souvent à leur régulation et à l’équité salariale (cas bonus et rémunération des grands patrons). Les parties prenantes internes (salariés) des trois filiales bénéficient de certains avantages sociaux (actionnariat salarié, bonus, couverture médico-sociale) (Rapport d’activité du groupe).

Solidarité sociale

La solidarité sociale est un autre levier d’action RH/RSE dans les trois filiales. Elle est conduite en faveur des parties prenantes externes et s’actionnent différemment dans les cas étudiés.

À Madagascar, les données du terrain indiquent que les actions sociales RSE mise en oeuvre pour la filiale malgache accordent une place à la considération de la jeunesse, par l’appui à l’éducation et l’emploi des jeunes, par les dons d’ordinateurs offerts, par la réhabilitation de lycées, par le soutien de la pratique sportive via la Fondation du Groupe (championnat national du sport scolaire en Terre mêlée dans toute l’Ile). La filiale organise aussi des journées de collectes de fonds.

« On veut être partenaire de la jeunesse malgache car on s’oriente vers une forte culture de la gestion des talents qui cible la jeunesse. On est en partenariat avec 9 grandes écoles. Une journée portes ouvertes des métiers de la banque est organisée dans la capitale avec toutes les écoles partenaires et non partenaires. Les jeunes ont vraiment besoin qu’on les accompagne »

DRH, Madagascar

« la Direction organise une journée des collaborateurs, une fois par an, associée à une action solidaire par la collecte de fonds via la vente de billets/tombola. Les fonds collectés sont remis pour soutenir une association choisie par le Comité d’entreprise… »

Responsable intermédiaire, Madagascar

Ces actions de solidarité sociale en contexte malgache trouvent sens dans la situation économique du pays par rapport à d’autres pays africains (Harison et Obrecht, 2013), bien qu’ils soient tous considérés comme des pays pauvres. Au Cameroun et en Tunisie, les actions de solidarité sociale ciblent respectivement les enfants orphelins et démunis. Citons les personnes interrogées à ce sujet.

« Nous initions des projets pour aider les enfants orphelins ici au Cameroun. Avec les guerres, les pandémies (VIH/Sida), beaucoup d’enfants n’ont plus leurs parents. Nous développons des initiatives et invitons nos salariés à participer par des dons, même les visiteurs qui viennent à la banque peuvent participer. Par exemple à Noël, il y a un arbre de noël pour les enfants orphelins, nous devons tous participer à ce projet, tel est aussi notre engagement vis-à-vis de la communauté locale »

Responsable intermédiaire, Cameroun

« On a des partenariats locaux d’aide à l’enfance comme SOS Gammarth »

Chef d’agence, Tunisie

Le levier RH/RSE s’entend ici comme une démarche utilitariste et ciblée qui conforte le comportement éthique d’ « employeur responsable » de l’EMN (Carroll, 1991; Apitsa, 2017) et les dispositifs globaux de la RSE (The Global Compact/OIT, 2010; ISO 26000, 2010).

Égalité des chances et de traitement : mobilité internationale des cadres du groupe

Dans la politique de mobilité internationale, les cadres locaux africains à haut potentiel bénéficient des mêmes avantages (affectation aux postes clés, formation, promotion/carrière, mutation) que les salariés de la maison-mère. Ils peuvent se voir muter dans n’importe quelle filiale de la sous-région ou du groupe. Notre immersion dans la filiale camerounaise, nous a permis de savoir que le DRH camerounais (en poste), promu et interrogé, remplaçait l’ancien DRH camerounais qui a été muté au Sénégal en tant que DRH. Cela suppose que lui aussi pourra se voir un jour être muté dans une autre filiale du groupe. Ce qui conforte les propos de la DRH malgache. « On a l’exemple de collaborateurs malgaches partis à Paris, au Cameroun, ou à Abidjan pour une expatriation de 3 ans » (DRH, Madagascar).

L’analyse approfondie conduit à voir dans cette politique de mobilité internationale de l’EMN, une prise en compte la diversité culturelle des hommes et des femmes du groupe comme une ressource stratégique au service de la compétitivité internationale du groupe (Mutabazi, 2004; Apitsa et Milliot, 2019), et une application de la charte de la diversité et de l’égalité de traitement (The Global Compact/OIT, 2010; ISO 26000, 2010). 

Santé au travail

L’Afrique est très marquée par les problèmes de maladies dégénératives et de pandémies (VIH-SIDA, paludisme, Ébola…). Les données collectées révèlent que les actions santé de la RSE en direction des parties prenante internes (salariés) sont mises en oeuvre concrètement. À Madagascar, une journée santé est souvent organisée : - atelier conférence sur l’hypertension artérielle, le planning familial, l’hépatite et les diverses maladies chroniques; - atelier pour la collecte de sang, le dépistage du diabète et du VIH-SIDA.

Au Cameroun, notre immersion nous a permis d’observer de visu, à l’entrée des différents départements, dans les points d’accueil et de gardiennage des affiches sur la lutte contre le VIH-SIDA. Cette donnée est communiquée concrètement dans le discours formel de la filiale (agenda offert aux clients). Certains salariés atteints de cette pandémie et leur famille, bénéficient du soutien de la filiale par une aide à l’accès aux médicaments. Lorsque nous avons interrogé les employés sur leur perception face à cet engagement citoyen de leur employeur, nous avons remarqué que le sujet sur le VIH/Sida était très sensible. Ce comportement conforte la littérature sur la culture mentale des individus en Afrique, individus peu bavards sur leur vie personnelle (Apitsa, 2013).

Cette action humanitaire à travers le levier RSE de santé correspond à une démarche philanthropique et éthique (Carroll, 1991) qui valorise l’EMN auprès des parties prenantes internes (salariés) et externes (société civile, familles des salariés). L’EMN en tant qu’employeur responsable, n’est pas sourde aux maux des pays dans lesquels elle est localisée.

Les leviers d’action RSE spécifiques à certaines filiales étudiées

Nos observations montrent aussi qu’il existe des spécificités propres à chaque filiale étudiée concernant le déploiement de certains leviers sociaux RSE tels que : bien-être au travail, situation du handicap (promotion de l’emploi), avantage social.

Bien-être au travail

Dans la politique du siège en termes de bien-être au travail, il est mentionné que « le bien-être au travail est un levier de performance durable et une condition indispensable à son attractivité, son efficacité et sa pérennité » (source documentaire). Tout comme en France, les salariés malgaches profitent régulièrement des team-building pour leur bien-être comme illustre ce verbatim.

« L’entreprise organise des événements comme le team building. Cela contribue à améliorer notre bien-être au travail car cela nous permet de mieux connaître nos collègues, nos hiérarchies; de mieux comprendre leurs attentes vis-à-vis de nous et de leur transmettre également les nôtres; ce qui devrait permettre à chacun de se faire une place dans l’équipe, d’éliminer les éventuels préjugés, d’améliorer la cohésion/collaboration dans l’équipe ainsi que l’ambiance de travail »

Responsable intermédiaire, Madagascar

Dans les cas camerounais et tunisien, ces actions de bien-être au travail n’ont pas été renseignées.

Promotion de l’emploi : prise en compte du handicap

Si dans les trois cas d’étude la mixité hommes-femmes est respectée dans l’effectif du personnel et qu’une politique de mobilité internationale encourage la diversité culturelle des individus, à Madagascar, la prise en compte du handicap dans l’effectif du personnel questionne les leviers RH de recrutement, de communication et de formation, et les leviers RSE des chartes de la diversité et de l’égalité de chances et de traitement. Les données collectées montrent que les travailleurs handicapés (TH) ne sont pas représentés dans cet effectif. Le handicap relève encore du tabou et n’est pas culturellement ancré dans les moeurs, en particulier à Madagascar.

« On n’a pratiquement pas d’employés TH chez nous à Madagascar, non, ce n’est pas que nous refusons d’embaucher des TH, mais depuis 4 ans que je suis en poste, je n’ai reçu aucune candidature de TH. C’est encore quelque chose de tabou à Madagascar. Ce n’est pas dans les moeurs. On s’est rendu compte avec mon équipe RH lors des people Review que ce point devait être relativisé »

DRH, Madagascar

En Tunisie et au Cameroun, cette donnée empirique sur les TH n’a pas émergé dans les données empiriques. En revanche, l’immersion dans la filiale camerounaise a permis d’observer de visu qu’il y avait dans l’effectif du personnel des personnes portant un handicap physique. De plus, la pratique de recrutement et la promotion de la diversité est plutôt menée au Cameroun dans le sens de la diversité ethnique (composition des effectifs du personnel camerounais).

Autre avantage social : la garde d’enfants

Les données collectées montrent également que les salariés malgaches bénéficient d’un système de garderie calqué sur le modèle français.

« Le système de crèche me semble adapté dans le contexte à Madagascar vu le nombre de parents soucieux de la garde de leur enfant. L’offre Familia leur permet d’avoir un bon oeil sur la prise en charge de leurs enfants… mais le problème est que les agences sont un peu éparpillées et non sur un seul site »

Employé, Madagascar

Ce système de garderie n’existe pas au Cameroun et en Tunisie. En Afrique, la famille est élargie (Apitsa, 2013). Donc, les modes de garde d’enfants ne peuvent pas être une priorité ou une condition sine qua none de mise en place d’un dispositif de RH/RSE en Afrique. Même si un tel dispositif serait bienvenu (avantage social, remboursement de frais de garde d’enfant) pour un alignement stratégique et managérial avec le siège (Milliot, 2013, 2014), les modes de garde d’enfants sont facilités et s’organisent au sein des familles africaines. Si l’on a un statut social supérieur ou intermédiaire (cadre d’une multinationale), l’on peut se donner des moyens pour embaucher une assistante maternelle. Cette dernière est souvent appelée « domestique », « ménagère » ou « bonne ».

Impacts perçus par les salariés de la GRH socialement responsable mise en oeuvre

Nos données empiriques dévoilent les impacts perçus (satisfaction, rejet…) par les parties prenantes internes en matière de déploiement du volet social RSE dans les trois filiales. 

Leviers RSE : outils de satisfaction au travail

Les leviers RSE déployés sont de véritables outils de satisfaction chez les salariés. Illustrons notre propos à travers ces verbatim.

« Quand on est dans une entreprise étrangère, le traitement n’est pas le même. En plus, les français ne font pas comme les chinois, il y a au moins l’humain qui est privilégié ». « Nous avons des privilèges que certains n’ont pas, en matière de santé par exemple, nous sommes assurés »

Employés, Cameroun

« On peut dire qu’on est chanceux, on a un bon cadre de travail, un bon salaire, une bonne couverture sociale, des taux d’emprunts avantageux, de plus la banque offre des formations diplômantes aux employés. C’est la banque qui paie les coûts. Je préfère de l’argent plutôt qu’une tablette, une salle de sport et des douches seraient bien »

Employé, Madagascar

Cela peut influencer positivement la motivation des salariés in fine la performance de la filiale.

Leviers RSE : outils standards en question (entre accueil et rejet)

En contexte tunisien et camerounais, les données empiriques invitent à questionner les leviers standards RSE déployés en Afrique.

« Le faible degré d’intérêt pour la RSE constitue le principal frein à la standardisation des actions Corporate du groupe en Tunisie. Même si des actions de solidarité comme SOS Gammarth d’aide à l’enfance existent, il faudrait prendre en considération les aspects sociaux des employés afin d’optimiser les rendements, mettre en place des meetings spécifiques pour la négociation des conventions extra-professionnelles culturelles, sportives et touristiques. Cette GRH socialement responsable permettra de fidéliser les employés, de renforcer les valeurs du groupe, de créer des bénéfices moraux non pécuniaires et d’optimiser le temps de travail, en cohérence avec la stratégie globale du groupe »

Chef d’agence, Tunisie

« la contrainte budgétaire constitue un frein à une standardisation totale des actions sociales Corporate du groupe »

Chef d’agence, Tunisie

« J’aimerais bien qu’il y ait une cafétéria, nous n’avons pas de crèche et n’avons pas accès à l’application smartphone pour ne pas déjeuner seul, je pense qu’ils sont utiles… on bénéficie d’une très bonne couverture sociale et médicale, ainsi que de prêts à taux avantageux, on a un abonnement à une salle de sports, cela permet des économies… »

Employé, Tunisie

« Au niveau de l’Afrique particulièrement au Cameroun, il y a un problème de base qui est la pauvreté, si ces entreprises étrangères ne regardent par ce côté, et font que du business, ce n’est pas bien. Nous avons aussi nos traditions et notre façon de faire »

Employé, Cameroun

Singulièrement, ces verbatims laissent s’exprimer, en Afrique, le débat stratégique entre le besoin d’intégration globale des dispositifs globaux de RSE et leur adaptation aux spécificités locales (Boiral, 2008; Pestre, 2014; Kamdem et Mutabazi, 2017; Apitsa, 2017, 2019).

Discussion

Cette recherche empirique offre, en Afrique, un cadre de discussion et d’action au sujet des forces divergentes qui émanent des tensions stratégiques et managériales dans les EMN. Nos résultats montrent que l’EMN a une conception stratégique et managériale différenciée pour chacune des filiales. Par contre, l’orientation RH/RSE commune aux trois filiales africaines repose sur une stratégie RSE globale qui est définit par le siège. Elle s’appuie sur les chartes de la diversité et de l’égalité des chances et de traitement à travers la politique de mobilité internationale des cadres (promotion de la diversité culturelle des dirigeants des filiales quelle que soit leur nationalité). Elle n’est pas nécessairement liée à un choix stratégique d’internationalisation au sens de Bartlett et Ghoshal (1989), ni à une conception managériale selon le modèle EPRG de Heenan et Perlmutter (1979), ni à un modèle hybride comme on le propose dans la littérature en contexte africain (D’Iribarne, 2003; Mutabazi, 2004; Apitsa, 2013, 2018). Cette stratégie RSE globale corrobore la littérature car le but recherché est la standardisation des leviers RH/RSE dans les toutes les filiales (Arthaud-Day, 2005; Pestre, 2014; Cournac, 2015) dans le respect des principes directeurs des référentiels internationaux de RSE. Sur ce point, nos résultats montrent qu’il existe dans les trois filiales, à des formes différentes de déploiement, les leviers RH/RSE similaires en termes d’employabilité, de rémunération et d’avantages sociaux, de solidarité sociale, de santé au travail, d’égalité de chance et de traitement. Ces leviers RH/RSE sont identiques à ceux indiqués dans les référentiels globaux de RSE. Cela démontre que l’EMN respecte les principes directeurs RSE fournis et exigés par les institutions internationales (The Global Compact/OIT, 2010; ISO 26000, 2010). 

Or, paradoxalement, nos résultats montrent, dans le cas malgache, que le levier RH/RSE de promotion de l’emploi des personnes en situation de handicap n’est pas mobilisé au pied de la lettre dans les termes du dispositif des chartes de la diversité et de l’égalité des chances et de traitement. La DRH fait remarquer que les travailleurs handicapés (TH) ne sont pas représentés dans l’effectif de leur personnel, pourtant il y a un principe dans le dispositif global RSE qui concerne la lutte contre toute forme de discrimination. L’analyse approfondie des données empiriques laisse comprendre que dans les normes sociales à Madagascar, l’emploi de TH ne constitue ni une obligation morale, ni une priorité, ni une contrainte légale, contrairement au quota de 6 % imposé par la loi en France (Rajaonera et Ramboarison-Lalao, 2013). Le dispositif global RSE de promotion de l’emploi des TH n’est pas au centre des priorités des parties prenantes internes, pourtant, ces dernières sont vectrices de la promotion de la RSE auprès des parties prenantes externes (Apitsa, 2017). Ce point corrobore la littérature sur la méconnaissance des africains de la notion de la RSE (Golli et Yahiaoui, 2009; Cheruiyot et Maru, 2011; Apitsa, 2019). Soulignons aussi que l’outil de communication autour du recrutement n’est pas dirigé vers la véritable cible qui est la personne en situation du handicap, à cause de cette contingence sociale et culturelle émergente dans le cas malgache. De manière générale, le handicap en Afrique a un sens culturel et éthique. L’on peut se sentir facilement rejeté dans sa vulnérabilité et aucun dispositif légal n’est prévu pour les personnes en situation de handicap.

Nos résultats révèlent également que, certains leviers RH/RSE ne sont pas actionnés dans d’autres filiales (Cameroun, Tunisie), comme on observe à Madagascar avec les leviers de bien-être au travail (Team-building), d’avantage social (garde d’enfant). Cette dissimilitude entre les filiales peut être perçue comme discriminant de la part du siège. Sur ce point, les cas camerounais et tunisien mettent au jour la tension duale entre standardisation et adaptation des outils globaux de RSE. En Tunisie, d’un côté le chef d’Agence rejette les leviers standardisés parce qu’ils sont appliqués à l’état brut, et d’un autre côté, son collaborateur (employé subalterne) appellent à la mise en oeuvre intégrale, tel qu’en France, de tous les leviers RH/RSE. Les employés camerounais quant à eux invitent à tenir compte de leur situation économique (pauvreté) et de leurs traditions dans la stratégie RSE. Ces cas révèlent comment les leviers RH/RSE, s’ils sont des outils de façade ou s’ils sont actionnés de manière discriminatoire, peuvent être rejetés.

Globalement, la GRH socialement responsable mise en oeuvre dans les trois filiales s’inscrit dans les conditions philanthropique et éthique (Carroll, 1991), mais elle souffre d’une légitimité totale pour son appropriation dans le leadership. Les mécanismes RH/RSE ne rencontrent pas un franc succès par manque de confiance, de formation des cadres, d’encouragements et de moyens. Les managers locaux semblent peu regardant sur certains leviers RH/RSE soit parce qu’ils n’ont pas été formés, soit parce qu’il n’y a pas de moyens financiers, soit parce que les outils de communication RH/RSE ne remplissent pas leur rôle de vecteur de transmission pour toucher les vraies cibles.

Conclusion et implications managériales

Les multinationales suscitent des espoirs dans leurs lieux d’implantation. Nos résultats permettent de proposer aux EMN en Afrique de mettre en place un ensemble de moyens RH/RSE pour relever les défis stratégiques et managériaux au sein duquel les problèmes sociétaux et sociaux apportent une tension supplémentaire. Si le respect des principes de RSE et du développement durable est désormais obligatoire, une contingence d’ordre culturel et éthique s’avère majeure : les moeurs (Apitsa, 2013). En Afrique les valeurs d’éthique sont influencées par des valeurs culturelles (religion, règles de sociabilité des communautés culturelles) (Kamdem et Ikellé, 2010). Le handicap, par exemple, a un ancrage culturel. Probablement à Madagascar, le levier d’égalité de chance et de traitement s’agissant des travailleurs handicapés n’atteint pas la véritable cible parce qu’il n’est pas relayé en priorité dans le levier RH de recrutement, de formation et de communication. Il serait aussi judicieux, dans les appels d’offres, de cibler les personnes en situation du handicap et adapter l’outil de promotion de l’emploi au niveau local par des outils pédagogiques et culturels. Des journées événementielles déjà organisées peuvent servir à communiquer autour du handicap (flocage sur les T-shirt).

Les résultats ont également remis au jour la problématique du transfert des outils standards (cas camerounais et tunisien). Les dispositifs RSE sont des dispositifs globaux qui exigent une adaptation en Afrique (Boiral, 2008; Apitsa, 2019). Ainsi, les outils globaux de RSE, s’ils sont transférés dans les filiales, doivent être intégrés dans le dispositif de formation des responsables impliqués pour permettre des ajustements culturels (Apitsa, 2017, 2018). Et donc, en tant que cadres locaux responsables de la RSE, ils seront de véritables outils pour permettre ces adaptations (comme il y a une orientation managériale différenciée selon les pays, certains leviers peuvent être traduits dans un dialecte local pour leur accès aux parties prenantes externes). Les outils de communication doivent être aussi repensés afin de mieux assurer leur légitimité auprès des parties prenantes internes et externes. La responsabilité économique de l’entreprise est sa raison d’existence. L’intégration des aspects culturels dans les dispositifs RSE qui prendraient en compte l’ensemble des normes et valeurs de chaque pays hôte actionnera alors en Afrique la dynamique d’une approche hybride de la RH/RSE durable (Ralston et al. 1997; Mutabazi, 2004; Frimousse et al., 2012; Apitsa, 2013, 2018). Elle sera un levier de bien-être et in fine de performance sociale et économique. La GRH socialement responsable est une composante de la stratégie d’entreprise; elle sera un vecteur d’opportunités nouvelles, si les parties prenantes sont acteurs et auteurs de l’engagement citoyen (« logique client-fournisseur »).

Ces résultats présentés doivent être considérés à la lumière de certaines limites qui peuvent être observées par rapport au cadre théorique choisi et à la recherche empirique menée. Au-delà de ces limites, notre recherche rejoint les travaux académiques antérieurs qui abordent la problématique de la RSE au sein des entreprises internationales en Afrique (Boiral, 2008; Pestre, 2011, 2014; Cheruiyot et Maru, 2011; Harison et Obrecht, 2013; Apitsa, 2017, 2018, 2019). Toutefois, elle se distingue de ces travaux par la mobilisation de trois cas de filiales dans de contextes géographiques différents et démontrent sous l’angle de la GRH, comment une pratique de GRH socialement responsable à l’international peut engager un processus de légitimation en Afrique.