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Malgré le succès du paradigme de l’opportunité, ce dernier n’a pas pu fournir un fondement conceptuel solide pour la poursuite des progrès des recherches sur le lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale (Davidsson, 2015). Notre examen de la littérature montre que les travaux qui proposent une conceptualisation du lien entre l’individu et l’opportunité ont des idées radicalement opposées. Cependant, récemment les chercheurs semblent avoir atteint un consensus émergent sur une définition d’un « puzzle » propre au champ de l’entrepreneuriat. Cette définition met l’accent sur la nature du lien entre l’individu et l’opportunité (Shane, 2000; Venkataraman et Sarasvathy, 2001; Ardichvili et al., 2003; Sarasvathy et al, 2010; Davidsson, 2015; Suddaby et al., 2015). Suite à cette définition du « puzzle », les chercheurs entament un débat fondamental sur la nature épistémologique et ontologique de ce lien. La littérature permet de distinguer deux grands courants de pensée qui s’opposent, à savoir, l’approche de la découverte et l’approche de la création.

La théorie de la structuration de Giddens (1984) a été proposée en tant que méta-théorie permettant de comprendre le processus entrepreneurial (Jack et Andersson, 2002) et en particulier le lien entre l’opportunité et l’entrepreneur (Sarason et al., 2006, 2010). Le concept central de la théorie de la structuration est celui de la dualité du structurel. Sarason et al., (2006, 2010) mobilisent ce concept afin d’inscrire le lien entre l’individu et l’opportunité dans l’approche de la création. Cependant, la mobilisation du concept de la dualité du structurel a été critiquée par Mole et Mole (2010) qui préfèrent conceptualiser le lien entre l’opportunité et l’entrepreneur comme un dualisme (Archer, 2010) pour l’inscrire dans l’approche de la découverte.

L’opposition entre découverte et création est déjà à l’oeuvre, mais sans effort particulier de conceptualisation (Germain, 2010 : 172). Nous sommes d’accord avec Davidsson (2015) sur le fait que l’opportunité est une notion très difficile à conceptualiser. Mais, nous soulignons que ce manque de clarté de la conceptualisation de l’opportunité est une raison majeure pour laquelle les recherches sur le lien entre l’individu et l’opportunité apportent peu de progrès sur plusieurs questions fondamentales. Nous mobilisions la Strong Structuration Theory (SST) proposée par Stones (2005) afin d’avoir une analyse approfondie de ce processus social et d’analyser de manière exhaustive les structures internes et externes pertinentes et de comprendre comment elles sont mobilisées, produites, reproduites ou modifiées à travers les actions des entrepreneurs. En conséquence, notre article pose les questions de recherche suivantes : comment l’entrepreneur peut-il internaliser les structures externes afin d’imaginer une opportunité ? Comment conceptualiser le lien entre l’individu et l’opportunité : une dualité ou un dualisme ?

Afin de répondre à ces questions, nous avons mobilisé une étude qualitative de huit cas de création d’entreprise dans différents domaines afin d’augmenter la variété des situations étudiées. En nous appuyant sur le cycle de structuration (Stones, 2005, 2015, 2016), nous apportons une réponse au puzzle de la théorie entrepreneuriale en proposant une nouvelle re-conceptualisation du lien entre l’individu et l’opportunité. Cette re-conceptualisation permet de dépasser la dichotomie entre l’approche de la découverte et l’approche de la création en analysant le lien entre l’individu et l’opportunité comme un processus d’internalisation des structures externes.

La suite de l’article est organisée en quatre parties. La première partie porte sur une analyse théorique du lien entre l’individu et l’opportunité. Cette partie se divise sur deux sous-parties, à savoir, la présentation des approches dominantes dans la recherche sur le lien entre l’individu et l’opportunité et de notre cadre théorique fondé sur la théorie de la structuration (Giddens, 1984) et ses récents développements (Stones, 2005, 2015, 2016). La deuxième partie précise la méthodologie suivie. La troisième partie présente les résultats de la recherche et la discussion. Dans, cette partie, nous présentons l’analyse des cas étudiés et les résultats de la mobilisation du cycle de structuration (Stones, 2005) avant de conclure notre étude (quatrième partie) avec les contributions théoriques et managériales de notre recherche.

Revue de la littérature

Les approches dominantes dans la recherche sur le lien entre l’individu et l’opportunité

La littérature permet de distinguer deux grands courants de pensée sur l’opportunité entrepreneuriale, à savoir, l’approche de la découverte et l’approche de la création. Selon le premier courant de recherche, l’opportunité a une existence objective indépendante de l’entrepreneur qui la découvre (Herron et Sapienza, 1992; Shane et Venkataraman, 2000; Shepherd et DeTienne, 2005; Baron et Ensley, 2006). Pour le deuxième courant de recherche, la création d’opportunité demeure un processus subjectif, fruit de l’interaction sociale entre l’entrepreneur et son contexte (Bouchikhi, 1993; Sarasvathy, 2001; Sarason et al., 2006; Chabaud et Ngijol, 2010; Garud et Giuliani, 2013; Alvarez et Barney, 2013).

Ce débat sur la nature de l’opportunité constitue un véritable puzzle (Suddaby et al., 2015) qui renvoie à des ontologies différentes comme le souligne les discussions entre Sarason et al., (2006, 2010) et Mole et Mole (2010). Sarason et al., (2006, 2010) suggèrent que la théorie de la structuration (Giddens, 1984) permet un positionnement ontologique plus réflexif et subjectif pour comprendre le lien entre l’individu et l’opportunité. Cependant, Mole et Mole (2010) soulignent que la théorie de la structuration n’est pas la théorie la plus adaptée pour comprendre ce lien. Mole et Mole (2010) soutiennent que la perspective morphogénétique (Archer, 1995) présente un positionnement ontologique plus adapté pour étudier le lien entre l’individu et l’opportunité. Un débat de nature ontologique, épistémologique et théorique entre Sarason et al. (2006, 2010) et Mole et Mole (2010) nait autour de ce lien. Ce débat repose principalement sur trois considérations.

La question du caractère objectif ou subjectif de l’opportunité renvoie à la difficulté à définir le concept de la structure. Selon Sarason et al. (2006), l’opportunité résulte des actions entreprises par l’entrepreneur alors que Mole et Mole (2010) soutiennent que l’opportunité résulte des actions passées des individus. La position de Mole et Mole reprend les analyses d’Archer (1995) sur le caractère externe et contraignant des structures sociales. La théorie de la structuration reconnait ce caractère contraignant qu’impose l’environnement à l’acteur. Mais, pour que les structures dites externes puissent constituer des contraintes pour l’action, encore faut-il qu’elles soient connues par l’acteur en question (Stones, 2005).

Le second point de discussion porte sur le lien entre l’entrepreneur et l’opportunité. Dans le cadre de la théorie de la structuration, ce lien est une dualité alors qu’il est conceptualisé sous forme d’un dualisme (la séparabilité entre l’acteur et la structure) selon l’approche morphogénétique. Selon Mole et Mole, ce dualisme est rendu possible car l’entrepreneur et l’opportunité évoluent par étapes au cours de différentes périodes de temps. Au niveau ontologique, le débat entre dualité et dualisme a été abordé par Mouzelis (1989) qui considère que la dualité est un concept limité pour analyser la relation entre l’acteur et la structure. En effet, le concept de dualité n’a pas pour conséquence d’empêcher toute distinction analytique possible entre ce qui relève de l’entrepreneur et ce qui relève de l’opportunité, ce que nous abordons dans la section suivante.

TABLEAU 1

Le lien selon l’approche de la découverte et de la création

Le lien selon l’approche de la découverte et de la création

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Le troisième point du débat engagé par Sarason et al. et Mole et Mole est d’ordre méthodologique. Aucun de ces auteurs ne s’appuie sur des éléments empiriques pour avancer ses arguments. Il s’agit pourtant d’une question importante puisque la théorie de la structuration a été critiquée pour ses difficultés de validation empirique. Selon Mole et Mole (2010), le caractère virtuel des structures ainsi que la dualité ne peuvent conduire, sur un plan méthodologique, qu’à la simple étude des actions de l’entrepreneur et à la réduction de la réalité sociale aux seules pratiques sociales. Nous mobilisons, les travaux développés par Stones (2005) afin de dépasser ces critiques et étudier le lien entre l’individu et l’opportunité.

Un cadre théorique fondé sur le concept du cycle de structuration

La théorie de la structuration (Giddens, 1984)

L’objet de la théorie de la structuration (Giddens, 1984) est de comprendre les pratiques sociales réalisées dans le temps et dans l’espace comme l’articulation entre l’action des individus et la reproduction des structures sociales. Le « structurel » est conçu comme un ensemble de règles (des éléments normatifs et des codes de signification) et de ressources (des ressources d’autorité, qui dérivent de la coordination de l’activité des agents humains et des ressources d’allocation, qui proviennent du contrôle d’objets matériels ou d’aspects du monde matériel) engagées de façon récursive dans la reproduction des structures sociales. Trois dimensions des structures, en tant que règles et ressources, sont identifiées : la signification (règles en tant que schéma d’interprétation), la légitimation (normes sanctionnant les pratiques) et la domination (ressources d’allocation et d’autorité facilitant l’exercice du pouvoir). Ce structurel n’existe que lors de son actualisation dans les pratiques qui constituent des systèmes. La théorie de Giddens (1984 : 75) s’appuie sur deux concepts principaux qui soulignent que la constitution des acteurs et celles des structures ne sont pas deux phénomènes indépendants.

  • La dualité du structurel indique que les structures sociales sont à la fois constituées par l’action humaine et le medium de cette action humaine. Les structures sociales sont en même temps le moyen et le résultat de l’action des acteurs : elles définissent à la fois les règles – techniques, normes ou procédures – guidant l’action et les ressources permettant l’action.

  • L’« agence » fait référence aux actions prises par les individus dans des contextes sociaux et se déroule comme un flux continu de l’action. Lorsqu’ils agissent, les acteurs s’appuient sur des aspects particuliers des structures de domination, de légitimation et de signification.

Cependant, la théorie de la structuration Giddens (1984) a fait l’objet de plusieurs critiques dans la littérature. En plus d’être considérée comme extrêmement philosophique (Thrift, 1985, Bauman, 1989, Gregson, 1989), la théorie de la structuration a été critiquée pour sa combinaison de l’agence individuelle et de la structure sociale dans une relation récursive unique qui mélange le structuralisme et l’individualisme (Englund et Gerdin, 2008). Archer (1995) admet que la théorie sociale doit expliquer la relation entre l’agence et la structure sociale. Elle propose une approche morphogénétique qui, contrairement à la théorie de la structuration de Giddens, reconnaît un dualisme analytique entre structure et agence. Ainsi, bien que la structure et l’agence soient interdépendantes, Archer (1995) soutient également qu’elles sont analytiquement distinctes sous forme d’un dualisme.

L’évolution de la théorie de la structuration (Stones, 2005, 2015, 2016)

L’objectif de Stones (2005) est de faire un lien entre les concepts abstraits proposés par Giddens et les phénomènes concrets en introduisant un niveau d’analyse méso. En effet, Stones n’est pas d’accord avec l’affirmation d’Archer (1995) selon laquelle l’approche morphogénétique est totalement incompatible avec la théorie de la structuration. Selon Stones (2001), Archer (1995) interprète mal la notion de la dualité de Giddens (1984). Stones (2005) s’appuie donc sur la théorie de Giddens et développe ce qu’il décrit comme une version renforcée de la théorie de la structuration qui a plus de résonance dans la recherche empirique. Le niveau méso proposé par Stones (2005, 2015) traduit la manière dont il est possible de parler de concepts abstraits en termes d’échelle ou de degré relatif. Afin de préciser ce niveau méso d’analyse, Stones mobilise deux concepts : celui de positions-pratiques et celui de cycle de structuration.

Le concept de positions-pratiques est proche du concept de position sociale de Giddens. Ce concept fait référence aux prérogatives, aptitudes et ressources comme aux normes et obligations qu’un acteur produit et reproduit dans une position sociale particulière (Stones, 2005 : 62-63). Stones (2016) souligne que le cycle de structuration prend en compte la relation entre les éléments ontologiques, la pratique et les travaux empiriques. Stones (2005 : 85) distingue, de manière analytique, quatre aspects séparés mais reliés de la dualité du structurel.

Stones (2005) définit les structures externes comme les conditions d’actions des acteurs. Il distingue les influences causales indépendantes, où les structures externes sont constituées, reproduites ou modifiées indépendamment de la volonté des acteurs, bien qu’elles puissent affecter directement la vie de l’acteur, et les forces causales irrésistibles où l’acteur a la capacité de résister à une influence externe mais se sent incapable de le faire.

Les structures internes sont analysées selon deux composantes : les structures internes conjoncturellement spécifiques et celles liées à la disposition générale ou habitus. Ces structures internes se réfèrent à la connaissance des structures sociales dont dispose l’acteur, qui peut être plus ou moins précise, en vue de produire une action. Ce stock de connaissances peut avoir un caractère généralisable et transposable mais aussi être spécifique aux circonstances des actions de l’acteur. Le concept d’habitus permet de souligner que l’acteur interprète les structures externes en fonction de dispositions générales, entendues comme un système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme et grâce aux corrections incessantes de résultats obtenus, dialectiquement produites par ces résultats (Bourdieu 1972 : 261).

FIGURE 1

La nature quadripartite de la structuration

La nature quadripartite de la structuration
Source : Greenhalgh et Stones, 2010

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L’agence active fait référence à la manière dont les agents s’appuient sur leurs structures internes et appliquent leurs connaissances et leur compréhension aux situations dans lesquelles ils agissent. L’agence active encapsule le comportement observable au cours duquel un acteur, motivé par ses structures internes, choisit d’agir pour confronter ses structures externes (Stones, 2005, p.100). L’agence active comprend la façon dont l’acteur, de manière routinière ou au contraire critique et stratégique, mobilise ses structures internes. L’action de l’agent s’appuie sur une combinaison des deux catégories de structures internes.

Le résultat de l’action peut s’analyser en termes de reproduction ou de modification des structures de signification, domination et légitimation. Les structures externes et internes peuvent être reproduites ou modifiées par un processus d’apprentissage et fournir ainsi les fondements d’actions futures. Ce résultat peut avoir les conséquences attendues par l’acteur et des conséquences inattendues.

Le modèle de Stones présente une opportunité de conception d’une recherche efficace qui peut étayer à la fois le travail empirique et son analyse ultérieure (Englund et Gerdin, 2016). C’est là que réside la contribution la plus significative de la Strong Structuration Theory mobilisée dans cette étude.

Méthodologie de recherche

Présentation de l’enquête

Notre objectif est de comprendre et d’analyser le lien entre l’individu et l’opportunité entrepreneuriale, une méthodologie qualitative semble cohérente avec cela. Nous avons choisi l’étude de cas multiples pour mener cette étude. En effet, une étude de cas multiples permet la compréhension et la modélisation du processus dynamique d’un phénomène étudié (Eisenhardt, 1989; Yin, 1994). En conséquence, l’étude de cas multiples est tout à fait adaptée à notre problématique.

Nous avons opté pour l’étude de plusieurs cas en profondeur, ce qui augmentera la variété des situations étudiées. Dès le début de notre enquête, nous avons admis le caractère relativement réduit de notre échantillon. Nous avons ainsi constitué notre échantillon sur la base d’un choix raisonné et donc d’un échantillon non probabiliste. Ces entretiens nous ont permis de savoir comment les entrepreneurs vivent leurs expériences et ainsi d’accéder à leurs ressentis et histoires. Au final, un échantillon de huit cas a été retenu (voir tableau ci-dessous). Ces entrepreneurs retenus constituent un échantillon varié permettant la comparaison entre les cas. Les projets étudiés se caractérisent par leur grande variété tant du point de vue de la nature de l’innovation (innovation issue de la recherche technologique ou appliquée, innovation de produit ou de service…) que par les domaines scientifiques desquels ils sont issus (sciences de la vie, sciences de l’ingénieur, science et technologie de l’information et de la communication…).

Les multiples diffractions des situations des entrepreneurs de notre échantillon ainsi que les différences inter-individuelles sont autant d’éléments de variété des situations étudiées permettant de comprendre subtilement l’évolution du lien entre l’individu et l’opportunité. In fine, nous avons choisi certes des études de cas extensives – mais constituée de cas analysés en profondeur – afin de générer une compréhension conceptuelle (Eriksson et Kovalainen, 2008).

Plusieurs auteurs (Jack et Kholeif, 2007, 2008; Coad et Herbert, 2009; Coad et Glyptis, 2014; Coad et al., 2015; Englund et Gerdin, 2016; Lorenz, 2016; Elbasha et Wright, 2017) estiment que le cycle de structuration offre un potentiel considérable pour les études de cas qualitatives en sciences de gestion. Nous nous sommes appuyés sur des entretiens biographiques semi-directifs pour la collecte de données. Nous avons développé un guide d’entretien en nous nous appuyant directement sur les différents éléments du cycle de structuration quadripartite de Stones (2005). Cette terminologie n’a jamais été utilisée dans les entretiens. L’objectif de ces entretiens était de comprendre les structures internes et externes en jeu pour l’imagination de l’opportunité. Nous avons cherché à comprendre le rôle des structures internes dans le lien entre l’individu et l’opportunité du point de vue de la personne interrogée et à rechercher les facteurs, les conditions et les circonstances qui peuvent être associés à ce lien.

Les personnes interrogées étaient toujours invitées à discuter des questions qui couvrent les points suivants : le contexte de la création (familial, économique, socio-politique et concurrentiel), leurs histoires personnelles et leurs actions. En effet, l’approche biographique peut se définir comme une analyse d’un récit par un acteur sur des évènements qu’il a vécu. Ainsi, cette méthode offre des perspectives très riches pour la compréhension de la dynamique entrepreneuriale (Filion et Akizawa, 2012). Les entrepreneurs dans des circonstances comparables utilisent leurs structures internes de différentes façons. Cela suggère que l’action d’un entrepreneur est guidée autant par sa perspective phénoménologique individuelle que par les structures sociales qu’il affronte. De cette manière, il est impossible d’étudier ces structures isolément des êtres humains qui en tirent parti.

Stratégie d’analyse de données

Stones (2005) propose une stratégie de recherche qui accompagne la mobilisation du cycle quadripartite de structuration. Il s’agit d’une série d’étapes qui, lorsqu’elles sont appliquées à un acteur particulier, peuvent fournir un aperçu des processus de structuration de cet acteur. Dans le contexte de cette étude, il s’agit d’analyser les données à plusieurs reprises, chaque fois en étudiant un entrepreneur différent, ou un acteur-in-focus, comme un cadre d’analyse. Cette stratégie de recherche est particulièrement adaptée aux recherches visant à analyser un phénomène particulier sur une période donnée (Stones, 2005, p.126).

Les entrepreneurs ont été sélectionnés en tant qu’acteur-in-focus. Il est important de noter que dans notre analyse de données, les autres acteurs entourant les entrepreneurs-in-focus deviennent des acteurs-in-context. Les acteurs-in-context sont des acteurs au sein du contexte des entrepreneurs sur lesquels l’analyse n’est pas centrée mais ils informent le comportement des entrepreneurs de la même manière que toute autre structure externe (Stones, 2005, p.93).

Au niveau méthodologique, Giddens (1984) introduit la notion de « methodological bracketing » (parenthèse méthodologique), en estimant que c’est la seule façon dont la théorie de la structuration pourrait être opérationnalisée en tant que cadre de recherche empirique. Cependant, Giddens a été critiqué pour avoir poussé trop loin cette parenthèse et créé une grande distinction entre l’agence et la structure. Cette distinction réintroduit le dualisme que la théorie de la structuration a initialement tenté d’éradiquer (Archer, 1995; Englund et Gerdin, 2008).

Stones défend l’utilisation de la parenthèse méthodologique proposée par Giddens, mais il souligne l’échec de Giddens à explorer le tissu conjonctif entre les deux parenthèses (Parker, 2006). Stones (2005) remplace la parenthèse méthodologique de Giddens par « l’analyse de la conduite stratégique » de l’acteur qui se focalise sur l’analyse des aspects internes de l’acteur et « l’analyse stratégique contextuelle » centrée sur les aspects externes de l’acteur (2005, p.121). L’analyse de la conduite étudie la connaissance interne d’un acteur à deux niveaux : dispositionnel (habitus) et conjonctif (structures conjoncturellement spécifiques). L’analyse du cadre dispositionnel d’un acteur donne un aperçu sur le classement des préoccupations, de la hiérarchie de ses objectifs, ses motivations, ses désirs et ses attitudes. Tandis que l’analyse du cadre conjoncturel d’un acteur concerne les règles, les normes et les schémas interprétatifs utilisés par l’acteur lorsqu’il s’engage à des rôles ou tâches.

Comme indiqué précédemment, la stratégie de la recherche proposée par Stones (2005, p.123) consiste en une série d’étapes récurrentes :

  • Étape 1 : pour l’analyse de la conduite, nous avons identifié les cadres de signification des dispositions générales d’un entrepreneur-in-focus.

  • Étape 2 : à partir de ces cadres de signification généraux, nous avons identifié les structures internes conjoncturellement spécifiques de cet entrepreneur-in-focus. Ceci reflète comment l’entrepreneur perçoit son contexte extérieur immédiat selon la perspective de son projet, son rôle ou sa tâche.

  • Etape 3 : pour l’analyse contextuelle, nous avons identifié les structures externes pertinentes, les positions-pratiques qui les constituent régulièrement, les relations d’autorité au sein de celles-ci et les ressources matérielles qui sont à la disposition de l’entrepreneur hiérarchiquement situé.

  • Étape 4 : nous avons précisé les possibilités d’action et les modifications structurelles habilitées par les structures externes identifiées.

TABLEAU 2

Présentation des cas étudiés

Présentation des cas étudiés

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Pour notre recherche, toutes les retranscriptions des entretiens, les notes et la documentation ont d’abord été examinées afin d’identifier le cadre des dispositions significatives des entrepreneurs. Toutes les données relatives au cadre des dispositions significatives des entrepreneurs ont été codées afin de l’identifier. Souvent, l’analyse des entretiens donnaient un aperçu des cadres des dispositions des entrepreneurs. Les mêmes retranscriptions, notes et documents ont été réexaminés afin d’identifier les structures internes conjoncturellement spécifiques des entrepreneurs. Les données pertinentes ont été à nouveau codées.

Enfin, les retranscriptions d’entretiens, les notes et la documentation ont été examinés afin d’identifier les structures externes des entrepreneurs. Encore une fois, les données pertinentes ont été codées. Les structures externes identifiées ont été étudiées pour déterminer les possibilités d’action et les modifications structurelles. Ces quatre étapes ont été répétées pour tous les entrepreneurs.

Résultats et discussion

Cette section donne un aperçu des résultats du processus d’analyse de données. Nous présentons des aperçus clés de chaque élément du cycle quadripartite de structuration pour analyser le lien entre l’individu et l’opportunité.

Le cycle de structuration en pratique

Structures externes

L’analyse de Stones (2005) suppose de s’intéresser aux éléments du contexte qui facilitent ou contraignent l’action de l’entrepreneur, mais également à la façon dont ce dernier mobilise activement ces éléments de contexte en cours d’action. Lorenz (2015) souligne que les structures externes et internes sont perçues par les acteurs comme des obstacles et des facilitateurs leur permettant de faire un changement dans leurs pratiques. Plusieurs structures externes ont été identifiées dans cette étude. Ces structures ont une influence de valeur sur le comportement des entrepreneurs. Bien qu’elles soient externes à ces entrepreneurs, elles sont dissimulées dans les désirs, les dispositions et les préoccupations de chaque entrepreneur. En s’appuyant sur le cycle de structuration, il est possible d’ajouter les vues subjectives des acteurs sur les structures externes en termes de ce qu’ils ressentent comme contraignant ou habilitant (Lorenz, 2016).

Les structures externes comme obstacles

Les structures externes en tant qu’obstacles ont été évaluées en fonction de leur interaction avec le contexte individuel de l’acteur-in-focus (l’entrepreneur). Dans le cas de VOITU, l’entrepreneur est bien conscient que le fait de se déplacer en fauteuil roulant est très compliqué et coûte très cher. Cette barrière perçue est la principale explication pour l’entrepreneur de l’absence de nouvelles alternatives et entreprises qui assurent le transport des personnes en fauteuil roulant. L’entrepreneur a notamment compris que s’il veut introduire de nouvelles pratiques, il semble utile de s’éloigner des systèmes et des modèles de fonctionnement présents. Il est clair aussi que COSMETIC perçoit que le domaine du cosmétique est très réglementé et que plusieurs marques internationales possèdent une position dominante. L’entrepreneur a donc l’impression qu’il n’a pas le pouvoir d’apporter des modifications à la réglementation et aux procédures de la production et du conditionnement des produits cosmétiques. Les marques internationales disposent clairement des ressources d’autorité pour influencer les autres acteurs dans le même domaine même si elles n’ont pas de contrôle direct sur les ressources matérielles de l’acteur-in-focus (COSMETIC).

Une situation similaire peut être observée dans le cas d’INNOV, où les exigences réglementaires sont considérées comme un obstacle pour l’entrepreneur en termes de capacité à modifier les règles et les routines. De nouveau, il est évident que le pouvoir de l’Etat perçu a entraîné un manque d’action de la part de l’entrepreneur et des autres acteurs en contexte. L’entrepreneur perçoit que l’Etat fixe des règles de sécurité et des contrôles sanitaires sur l’exposition aux ondes « notre technologie n’émet pas d’ondes, elle absorbe les ondes des opérateurs de communication, donc je ne sais pas comment ça va être interprété… ». Dans ce cas, L’Etat contrôle non seulement les ressources faisant autorité, mais aussi dans une certaine mesure les ressources matérielles, qui constituent un obstacle pour l’acteur. VOYA a perçu des limites en ce qui concerne l’organisation générale des grands hôtels. Selon la perception de l’entrepreneur, il existait un problème de fonctionnement pour la gestion des employés dans ces hôtels. Les résultats apportent également la preuve de l’impact autoritaire du Ministère de l’Artisanat, du Commerce et du Tourisme en France, tels que les consignes à suivre aux niveaux sanitaire et sécuritaire. C’est une autre structure externe critique qui façonne les pratiques et les comportements de cet entrepreneur.

L’accès aux financements et aux ressources matérielles est un autre facteur important qui est apparu comme un obstacle à l’évolution des pratiques entrepreneuriales. Les entrepreneurs THE et VESTI ont les deux formulé des commentaires spécifiques sur la difficulté de trouver une source de financement. Selon la perception de ces entrepreneurs, leurs idées n’apparaissent pas légitimes aux banques et aux investisseurs. L’aspect technique du projet et la sécurité des bases de données utilisées imposés par la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) ont été cités à plusieurs reprises par l’entrepreneur LOGE. Pour cet entrepreneur, ces règles présentent un obstacle au changement des pratiques entrepreneuriales pour entreprendre et développer de nouvelles opportunités.

Les structures externes comme facilitateurs

Dans le cas de VOITU, il ressort clairement que l’adaptation d’un financement collaboratif peut résoudre le problème des coûts élevés dans le domaine du transport dédié aux personnes en fauteuil roulant. Ce type de financement présente un facilitateur et des ressources pour la concrétisation du projet. Le financement collaboratif a permis à VOITU de réagir rapidement et utiliser une plus grande variété d’information « les choses sont allées très vite entre le moment où j’ai décidé de monter ma boîte et le moment où j’ai terminé ma première levée de fond... ».

Un changement au niveau de la consommation des produits cosmétiques a permis à COSMETIC de percevoir qu’un changement sur le marché du cosmétique était possible en proposant des produits cosmétiques naturels « …il y a des produits cosmétiques sur le marché, mais je parle d’une problématique spécifique, c’est de revenir au naturel… ». Une situation similaire peut être observée dans le cas de VESTI, une évolution dans le monde de la mode et de la consommation des vêtements unisexe a permis à l’entrepreneur d’introduire de nouveaux modèles de vêtements. Un changement de la réglementation aux niveaux de la gestion des employés et l’accueil en toute sécurité des clients des grands hôtels, ont apporté de nouvelles idées à VOYA pour résoudre le problème de la mauvaise organisation et la perte du temps dans la gestion générale des grands hôtels. Pour ces cas, les évolutions structurelles ont joué le rôle d’un facilitateur pour imaginer l’opportunité.

La culture de dégustation du thé dans le monde entier et spécifiquement en France est l’argument le plus fort qui a été avancé par l’entrepreneur THE afin de convaincre les investisseurs et trouver un financement pour son projet « le thé est un aspect de dégustation, mais au-delà de cet aspect,dans les traditions du monde entier, le thé a eu un impact sur l’art, la poésie, la vie des personnes…la culture en France encourage ce genre de projet… ». Une demande sociale a apparu légitime pour LOGE. Cet entrepreneur propose une application technologique pour offrir aux gens plus d’informations sur leurs nouveaux mobiliers en respectant toute la réglementation imposée par le CNIL. « il n y a pas tellement de doute sur le fait que les gens sont prêts à dépenser un petit peu d’argent pour avoir des informations précises sur l’endroit où ils vont habiter pour éviter qu’après deux ou trois mois vont regretter parce que le logement est trop bruyant ou pour une autre cause… ».

Dans le cas d’INNOV, la stratégie de l’Etat encourage le développement de l’énergie renouvelable et de l’innovation. La France accorde des aides et des financements pour le développement de ce genre de projet. INNOV a perçu cette stratégie comme un facilitateur pour introduire une nouvelle technologie innovante dans le domaine de l’énergie renouvelable « cette technologie permet de transformer une onde électromagnétique en électricité pour alimenter des systèmes de micro-électronique ou d’électronique embarqués… ». 

Nous soulignons que, conformément aux analyses de Stones (2005), l’opportunité est liée à des évolutions ou à des contradictions structurelles. Les sources d’opportunité relèvent du domaine des structures externes de Stones (2005). Lors des moments de structuration, les entrepreneurs s’appuient sur leurs structures internes (virtuelles), qui traduisent leurs compréhensions et interprétations des structures externes (concrètes) en tant que base pour imaginer une opportunité.

Les structures internes

Il apparaît que les structures internes jouent un rôle primordial dans l’imagination de l’opportunité. Les entrepreneurs répondent aux évolutions ou aux contradictions structurelles en recombinant les ressources et les informations nécessaires et en mobilisant leurs positions sociales. Nous constatons que les entrepreneurs sont guidés par leurs propres interprétations des structures externes.

Les dispositions générales (habitus)

VOITU, à travers sa position sociale en tant que personne en fauteuil ainsi que les prérogatives et les obligations attachées à cette position, a développé un fort engagement dispositionnel qui lui a permis d’interpréter les contradictions structurelles entre le besoin de se déplacer pour les personnes handicapées et le manque des solutions offertes au niveau social et politique comme une opportunité pour créer un service de location de véhicules adaptés entre particuliers pour les personnes en fauteuil. Les vues généralisées et les schémas culturels d’ARTISA en tant qu’immigrée lui ont permis de profiter de cette double culture et créer une marque de vêtements pour femmes, à la lisière entre le style Français contemporain et l’artisanat marocain.

COSMETIC a fait une école de commerce où elle s’est spécialisée en entreprenariat. Pour son projet de fin d’étude, elle a développé une idée sur les produits cosmétiques. Elle a exprimé un désir clair de créer une plateforme de shopping social dédiée à l’entretien des cheveux pour les femmes noires et métissées où l’on trouve une sélection de produits naturels, bios et éthiques.

Cela est stimulé par sa position sociale en tant que femme noire qui a décidé d’arrêter l’utilisation des produits chimiques et chercher des produits adoptés à ses cheveux. VESTI développe un cadre dispositionnel en s’appuyant sur ses études en stylisme à travers une formation de styliste-modéliste en alternance. De surcroit, son expérience dans le monde des vêtements unisexe a stimulé ce cadre dispositionnel pour créer une marque de vêtements unisexe dédiée aussi bien aux hommes qu’aux femmes.

VOYA développe un fort engagement dispositionnel à travers son diplôme universitaire (master en hôtellerie et tourisme). Son expérience en tant que concierge d’hôtel lui a permis d’interpréter les contradictions structurelles entre l’organisation trop vieille des hôtels cinq étoiles et le rythme de vie de la société moderne comme une opportunité pour créer une plateforme pour faciliter les voyages. L’histoire personnelle de THE qui remonte loin à son enfance. Sa grand-mère lui a fait découvrir le thé, les plantes et la médecine alternative depuis l’âge de huit ans. Il a exprimé son envie de vivre son projet passion. Tous ces éléments ainsi que son expérience professionnelle en tant que responsable d’un grand salon de thé lui ont permis d’engager son habitus (disposition générale) et créer une marque de thé avec boutique.

TABLEAU 3

Les contradictions et les évolutions structurelles

Les contradictions et les évolutions structurelles

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LOGE et INNOV partagent certains éléments de leurs cadres dispositionnels. Les deux entrepreneurs ont fait des études dans le secteur de leurs projets. LOGE a fait une double formation en informatiques et finance qui lui a permis d’interpréter les contradictions structurelles entre le cout d’investissement dans l’immobilier et le manque d’informations sur l’état général de l’appartement et du quartier comme une opportunité pour créer le premier site donnant accès aux seuls avis qui comptent vraiment en matière de logement. INNOV a fait des études en électronique. Ses études lui ont permis d’interpréter les contradictions structurelles entre l’importance de l’énergie renouvelable et la sous-utilisation de cette énergie dans le monde technologique en France comme une opportunité pour créer une innovation technologique pour transformer les ondes électromagnétiques en énergie.

Les structures conjoncturellement spécifiques

Les structures conjoncturellement spécifiques d’un entrepreneur sont liées aux circonstances de ses actions. Elles sont spécifiques à un moment, à un lieu et à un rôle ou à une tâche donnés. Bien qu’elles soient perçues et interprétées sur la base des dispositions générales (habitus) d’un entrepreneur, elles se distinguent analytiquement de ces structures plus transposables. Stones (2005) s’efforce de combler le fossé théorique entre les structures internes et externes en reconnaissant que les structures internes conjoncturellement spécifiques d’un acteur interagissent constamment avec un réseau de positions-pratiques, de structures externes et d’acteurs en contexte.

VOITU et VESTI se sont appuyées sur leurs associées comme des acteurs in contexte afin de trouver les ressources humaines nécessaires pour développer leurs idées. ARTISA s’est appuyée également sur ses deux amies en tant qu’acteur in contexte. La première est couturière. La deuxième est une styliste qui travaille depuis quinze ans chez Chanel. COSMETIC était bénévole chez une association et un journal qui s’occupent de l’actualité africaine. Elle a mobilisé ce réseau afin d’évaluer et acquérir une légitimité pour son idée.

Le capital social de VOYA a joué un rôle important dans la création de son projet. En effet, l’entrepreneur a rencontré un chef de concierge (acteur in contexte) qui lui a proposé un travail dans son hôtel. Cette rencontre a permis à l’entrepreneur l’accès à l’information. A partir de son expérience, THE a constitué un portefeuille client intéressant. Ce portefeuille présente une forte signification à l’entrepreneur en termes de progression de son idée. LOGE et INNOV ont présenté leurs idées lors de plusieurs concours, événements et au sein d’un incubateur. Pour ces deux entrepreneurs, ces présentations fournissent une structure de légitimation qui établit des normes et des règles permettant d’évaluer leurs idées et comportements.

Les entrepreneurs (acteurs-in-focus) sont constamment en train de confirmer et de reproduire des structures de signification. Ces structures de signification sont intrinsèquement liées aux structures de légitimation et de domination. Bien que les structures de signification fournissent aux entrepreneurs un langage avec lequel ils peuvent faire évoluer leurs liens avec l’opportunité, elles communiquent efficacement les normes et les attentes qui doivent être respectées qui sont imposées par leurs contextes.

Agence active

L’agence active fait référence aux moments dynamiques du lien entre l’individu et l’opportunité. Il s’agit des moments où les entrepreneurs commencent à exercer des actions. Une compréhension des structures internes et externes de l’entrepreneur donne un sens (une signification) à son action, mais l’action prend sa forme finale dans le « faire » d’une action ou d’une interaction à un moment ou à un endroit particulier. L’objectif de cette étude est d’analyser le pouvoir de l’agence active de l’entrepreneur fondée sur l’analyse du moment où il utilise ses structures internes. Il est difficile de discuter de cela sans se laisser entraîner dans le processus de structuration qui a lieu lorsque le pouvoir d’agence active se produit.

Il est difficile de déraciner ce moment dynamique dans lequel les entrepreneurs choisissent d’agir en s’appuyant sur les autres éléments du cycle de structuration et, en fait, les aspects les plus importants de l’agence active émergent lors de l’analyse des résultats de la conduite de l’entrepreneur. La collaboration des structures internes et externes se manifeste dans l’agence active de l’entrepreneur. Par exemple, tous les entrepreneurs étudiés ont mobilisé l’information recueillie et leurs réseaux, l’agence active pour ces entrepreneurs fournit leurs propres aperçus de ces informations et réseaux. En effet, l’imagination de l’opportunité requiert que l’entrepreneur puisse accéder à des informations auprès de diverses personnes et instances (Garzoun et Haddad, 2016).

L’importance de l’approche proposée par Stones (2005, 2015) réside dans l’accent mis sur les acteurs, leurs connaissances et le statut qu’ils accordent à ces connaissances lorsqu’ils agissent (Lorenz, 2015; Stones et Jack, 2016; Daff et Jack, 2018). Les structures externes conditionnent le comportement de l’entrepreneur et lorsqu’elles sont combinées avec ses structures internes, elles se manifestent comme des résultats structurels sous la forme d’une opportunité entrepreneuriale.

Le dernier élément du cycle de structuration (les résultats) est inséré et présenté dans la conclusion générale car il résume tous les résultats obtenus de l’étude empirique.

Discussion

Pour comprendre le lien entre l’individu et l’opportunité, nous indiquons que le concept de la dualité (Giddens, 1984) n’est pas suffisant. En effet, certaines interactions sociales relèvent d’un véritable dualisme. Dans ce sens, Ashraf et Uddin (2015, p.504) démontrent que le dualisme analytique peut offrir un potentiel bien meilleur que celui de la dualité pour intégrer les aspects structurels et essentiels du changement et de la stabilité des pratiques des acteurs. Ainsi, pour comprendre le lien entre l’individu et l’opportunité, le concept de la dualité doit être complété par celui du dualisme.

Le point de départ de l’analyse de Sarason et al. (2006) repose sur le concept de dualité. Nous sommes d’accord avec Sarason et al. (2006) sur le fait que les opportunités ne sont pas des phénomènes singuliers mais sont idiosyncratiques à l’individu dans le cadre d’une dualité. Cependant, selon notre étude empirique nous constatons que le concept de dualité apparait limité. En effet, dans certaines situations, les entrepreneurs prennent de la distance par rapport à quelques structures sociales pour les questionner ou définir des stratégies afin de les maintenir ou de les transformer. Cette distance est un véritable dualisme. Ainsi, nous constatons que le concept de la dualité n’apparait pas suffisant pour expliquer la relation entre l’entrepreneur et l’opportunité car il ne prend pas en considération cette distance au niveau méthodologique.

Nous défendons le principe que la dualité et le dualisme ne sont pas mutuellement exclusifs (Mouzelis, 1989) mais au contraire complémentaires. Nous estimons que l’entrepreneur n’est pas en permanence réflexif mais qu’il ne l’est qu’à des moments particuliers. Donc le lien entre l’individu et l’opportunité est un continuum. A une extrémité de ce continuum nous trouvons une dualité, et à l’autre nous trouvons une dualité critique (Stones, 2005) selon laquelle l’entrepreneur est capable d’avoir une distance critique avec les structures. Par conséquent, le lien entre l’entrepreneur et l’opportunité est le résultat d’un mélange de pris pour acquis et de distance critique vis-à-vis des structures.

FIGURE 2

Le lien entre l’individu et l’opportunité comme continuum

Le lien entre l’individu et l’opportunité comme continuum

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Nous constatons que l’approche de la création reconnait le caractère externe qu’impose l’environnement à l’entrepreneur. Cette existence objective de l’opportunité fait référence au concept de structures externes de Mole et Mole (2010). Cependant, pour que les structures dites externes puissent constituer des contraintes pour l’action, encore faut-il qu’elles soient connues par l’entrepreneur en question. En conséquence, nous nous intéressons au concept de structures internes qui représentent ce que l’entrepreneur connait de son contexte. En effet, l’opportunité ne peut être imaginée que lorsque les structures externes sont internalisées par l’entrepreneur.

Donc, l’imagination de l’opportunité relève de l’internalisation des structures (la connaissance dont dispose l’acteur pour engager des relations sociales), ce qui implique une véritable dualité, c’est-à-dire la volonté et le pouvoir d’affecter les structures économiques et sociales. Une distance entre l’entrepreneur et l’opportunité signifierait un manque de pouvoir de l’entrepreneur sur les structures.

Au niveau de l’ontologie in-situ, Stones (2005) conceptualise l’acteur-in-focus comme étant toujours au coeur des flux positions-pratiques et de leurs relations. Les résultats de cette étude illustrent cela en présentant le lien entre l’individu et l’opportunité comme un processus social complexe impliquant un large éventail d’acteurs et de groupes d’acteurs avec des structures internes et externes qui se recoupent et se chevauchent. En effet, Stones (2015) dévoile que l’ontologie reflète la nature des entités et les relations qui existent dans le monde. Selon lui, il est nécessaire de conceptualiser ce qu’elles peuvent être dans le champ contextuel où se situe le problème étudié. Les concepts ontologiques que nous pouvons mobiliser peuvent être la structure, l’espace, le temps, le pouvoir, les valeurs, la résistance, la technologie, la culture et les acteurs (Lorenz, 2016). Après avoir défini les facteurs objectifs clés pour les différents cas étudiés, nous les avons cartographiés pour préciser leurs champs contextuels. Voir la figure ci-dessous, le point noir représente l’entrepreneur-in-focus sélectionné et les points blancs représentent les autres acteurs en contexte individuels ou collectifs et leurs relations en réseau les uns avec les autres.

FIGURE 3

L’entrepreneur-in-focus dans le champ contextuel et les relations position-pratique

L’entrepreneur-in-focus dans le champ contextuel et les relations position-pratique
Adapté de Stones, 2015 : 36

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L’analyse des entrepreneurs étudiés démontre comment leurs expériences vécues sont impliquées dans chacune de leurs perceptions des structures externes. Cependant, quand nous élargissons l’objectif des analyses de structuration de ces entrepreneurs, leurs structures internes et externes se chevauchent avec celles des autres acteurs en contexte. En d’autres termes, non seulement la phénoménologie contrastée de ces entrepreneurs affecte la façon dont ils utilisent leurs structures internes, mais leur comportement influence également la culture au sein de leur environnement, ce qui informe les cadres dispositionnels des autres acteurs en contexte. Cela se traduit dans notre étude par la reconnaissance des entrepreneurs étudiés comme de nouveaux concurrents et acteurs économiques.

Nous proposons d’analyser le lien entre l’individu et l’opportunité comme un cycle de structuration :

Nous soulignons que malgré le caractère virtuel des structures souligné par Sarason et al. (2006), ces structures doivent exister ou pré-exister et avoir une influence causale au moment où elles guident l’action de l’entrepreneur. Sur le plan méthodologique, nous distinguons l’analyse stratégique de l’entrepreneur qui renvoie à l’entrepreneur lui-même, son contrôle réflexif et ses motivations de l’analyse stratégique du contexte qui renvoie à l’analyse des interdépendances sociales, aux droits et obligations, et aux asymétries de pouvoir. En conséquence, contrairement à Sarason et al. (2006) nous suggérons que les entrepreneurs s’appuient sur des identités, des communautés de pratiques ou des réciprocités institutionnalisées. Les idées contenues dans la recherche de Sarason et al. (2006) constituent plutôt un point de départ pour comprendre le lien entre l’individu et l’opportunité mais ne fournit pas d’analyses précises sur la façon d’étudier et de théoriser des pratiques particulières de ce lien.

Le choix entre la perspective morphogénétique et la théorie de la structuration est d’ordre ontologique. Conformément à Sarason et al,. (2010), nous suggérons que la meilleure approche est celle du pluralisme ontologique et épistémologique. Il ne s’agit pas de savoir quelle ontologie s’adapte le mieux à notre objet de recherche, mais d’apprendre de chaque approche ontologique et épistémologique afin de concilier les différentes oppositions entre la théorie de la structuration et la perspective morphogénétique. Nous pensons qu’il est possible de dépasser le débat entre Sarason et al,. (2006, 2010) et Mole et Mole (2010) en prenant en considération les deux positions ontologiques et épistémologiques.

En effet, Giddens (1984) accorde plus de poids qu’à l’ontologie que l’épistémologie (Warren et Jack, 2018) ce qui rend l’analyse du comportement stratégique de l’acteur moins développée et moins comprise. Cependant, le cycle de structuration (Stones, 2005) tente de développer l’épistémologie et de faire progresser les études empiriques en menant l’ontologique générale de la théorie de la structuration à des niveaux épistémologique et méthodologique (Warren et Jack, 2018). Nous soulignons que l’approche de la création ne s’oppose pas à l’idée de structures externes. Nous rejetons, également, l’idée qui conceptualise l’opportunité comme totalement externe à l’entrepreneur. Notre analyse suggère que le cycle de structuration présente des concepts méthodologiques et analytiques permettant de dépasser le débat ontologique entre l’approche de la découverte et l’approche de la création. Le cycle de structuration offre aux chercheurs une théorie opérationnelle qui peut façonner et guider la recherche empirique afin de comprendre comment les macro-structures et les micro-agences des entrepreneurs interagissent (Elbasha et Wright, 2017).

Le tableau suivant présente les considérations sur lesquelles repose la discussion sur la nature du lien entre l’individu et l’opportunité. Nous présentons également notre positionnement par rapport au débat évoqué.

En clarifiant l’inséparabilité de l’entrepreneur et de la structure, les résultats contribuent à notre compréhension du lien entre l’entrepreneur et l’opportunité comme un cycle de structuration au niveau ontologique. Cependant, en étudiant la relation entre les structures internes et externes, les résultats améliorent notre compréhension de ce lien au niveau méthodologique.

Conclusion générale

Les résultats du cycle de structuration sont le produit de l’agence active. Cela encapsule l’effet de l’action et de l’interaction sur les structures. Les effets de l’agence sur les structures, tant internes qu’externes, peuvent entraîner leur modification, leur reproduction ou leur conservation. Les résultats structurels sont clairement visibles dans les résultats des structures externes qui sont façonnées et modelées pour convenir aux entrepreneurs dans des circonstances spécifiques. De cette manière, l’utilisation des structures internes, est elle-même le résultat de la structuration. La négociation interne entre les structures dispositionnelles (habitus) et conjoncturellement spécifiques des entrepreneurs se reflète dans leur utilisation de l’information et de leurs réseaux.

Les résultats se traduisent pour les cas étudiés, par l’existence d’une nouvelle entreprise au sein du marché. Ces résultats s’appuient sur la mobilisation des trois dimensions de la structure. La signification se traduit par l’obtention et le maintien de l’autorisation d’exploitation; des clients qui utilisent les services fournis, un nouvel acteur pour le développement économique du pays avec des degrés différents. La domination est liée à la reconnaissance de leurs entreprises comme de nouveaux concurrents. La légitimation est liée à la reconnaissance de ces entreprises auprès des clients, des fournisseurs et de l’Etat.

TABLEAU 4

Le lien entre l’individu et l’opportunité comme cycle de structuration

Le lien entre l’individu et l’opportunité comme cycle de structuration

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TABLEAU 5

Le lien entre l’individu et l’opportunité : dépassement du débat

Le lien entre l’individu et l’opportunité : dépassement du débat

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Il ressort de ces constats que le lien entre l’entrepreneur et l’opportunité est autant déterminée par la nature subjective des entrepreneurs eux-mêmes que par les caractéristiques objectives des sources d’opportunité avec lesquelles ils interagissent. De cette manière, les résultats contribuent au débat découverte-création discuté dans la littérature. Cette idée est obtenue en opérationnalisant la théorie de la structuration dans un cadre d’études de cas. Pour ce faire, nous avons étudié huit entrepreneurs-in-focus, ce qui facilite une micro-analyse du processus de structuration de chaque entrepreneur. Ceci illustre la pertinence du cycle de structuration (Stones, 2005) pour mener des micro-études de phénomènes sociaux.

La stratégie de recherche proposée par Stones (2005) a guidé la collecte des données de cette recherche, qui a été effectuée de manière itérative en même temps qu’une consultation continue de la littérature dans le domaine de l’entrepreneuriat. Ce faisant, nous apportons une réponse au puzzle de la théorie entrepreneuriale (Kirzner, 2009; Suddaby et al., 2015), en proposant un cadre théorique qui dépasse la dichotomie entre l’approche de la découverte et l’approche de la création afin de comprendre le lien entre l’individu et l’opportunité comme un processus d’internalisation des structures externes.

Notre étude présente un apport managérial intéressant pour améliorer les pratiques de l’accompagnement entrepreneurial. En effet, la mobilisation du cycle de structuration a permis une évaluation détaillée des obstacles et des facilitateurs externes et de leur interaction avec les entrepreneurs étudiés au cours du processus entrepreneurial. Cela a permis de démontrer que, dans plusieurs secteurs, il existe un écart évident entre le monde de l’entrepreneur et le monde des investisseurs et de la réglementation imposée par l’Etat. Cet écart est considéré par les entrepreneurs comme un obstacle spécifique au changement des pratiques entrepreneuriales. En conséquence, la mobilisation du cycle de structuration présente un apport managérial pour les organismes d’aides et d’accompagnement des entrepreneurs puisqu’elle met l’accent sur les besoins spécifiques de chaque entrepreneur. Un appui personnalisé et adapté est susceptible d’être développé. Une telle contribution managériale répond à une réelle demande sociale et politique. La mobilisation du cycle de structuration a permis également d’identifier les différentes positions sociales des entrepreneurs dans leurs contextes en mettant en évidence leurs interactions avec d’autres acteurs concernés par la création d’entreprise. Cette identification nous a permis de comprendre et analyser au fur et à mesure l’évolution de l’opportunité et son lien avec l’entrepreneur dans le temps. Compte tenu de cette évolution, il est nécessaire d’adapter les pratiques d’accompagnement nécessaire pour chaque entrepreneur et chaque situation

Nous soulignons que les entrepreneurs étudiés détiennent des connaissances scientifiques approfondies de leurs domaines d’activités, mais ne disposent pas de compétences managériales nécessaires à la création d’entreprise. En effet, les résultats de la mobilisation du cycle de structuration dans l’analyse des cas soulèvent également des problèmes plus vastes en matière d’enseignement de l’entrepreneuriat afin de suivre des approches pédagogiques qui permettent d’améliorer la mobilisation des structures internes par les entrepreneurs eux-mêmes (réseau, connaissances entrepreneuriales, compétences managériales….) en leurs permettant d’améliorer leurs manières d’interpréter leurs contextes externe.

En opérationnalisant la théorie de la structuration d’une manière que le nombre limité des recherches mobilisant cette théorie dans le domaine de l’entrepreneuriat (Bouchikhi, 1993; Chiasson et Saunders, 2005; Sarason et al., 2006, 2010) n’ont pas fait à ce jour, les résultats démontrent le potentiel de cette théorie à guider la recherche empirique future en entrepreneuriat. Le cycle de structuration peut fournir un cadre robuste pour les recherches futures sur le lien entre l’individu et l’opportunité, en particulier, le rôle des structures externes et internes de l’entrepreneur dans divers contextes. Cependant, il convient de prendre en compte un certain nombre de limites. En effet, l’échantillon de l’étude, même s’il est représentatif, est petit et il est donc difficile de généraliser les résultats sur tous les entrepreneurs vu les différences culturelles et sociales dans d’autres régions et pays.