Abstracts
Résumé
L’effet temporel de l’ambidextrie organisationnelle sur la longévité des organisations reste peu étudié, en particulier dans un contexte d’environnement dynamique. Notre recherche longitudinale couvrant les 25 années d'existence d'une PME dans la biotechnologie industrielle s'appuie sur une combinaison de méthodes quantitative et qualitative. Les résultats montrent que l’entreprise a su maintenir de fortes intensités d’exploration et d’exploitation et les adapter aux multiples changements de son environnement, essentiellement grâce au réseau. Nous montrons qu’une ambidextrie adaptative peut être maintenue de manière dynamique en combinant différents types d’ambidextrie par le biais d’une plasticité organisationnelle.
Mots-clés :
- ambidextrie,
- archives,
- environnement dynamique,
- longitudinal
Abstract
The temporal effect of organizational ambidexterity on the longevity of organizations remains little studied, especially in a context of a dynamic environment. Our longitudinal research covering the 25 years of existence of a SME in industrial biotechnology is based on a combination of quantitative and qualitative methods. The results show that the company has succeeded to maintain high intensities of exploration and exploitation and to adapt them to multiple changes in its environment thanks to the network essentially. We show that an adaptive ambidexterity can be sustained dynamically by combining different types of ambidexterity through organizational plasticity.
Keywords:
- ambidexterity,
- archives,
- dynamic environment,
- longitudinal
Resumen
El efecto temporal de la ambidexteridad sobre la longevidad de las organizaciones sigue siendo poco estudiado, especialmente en un contexto de un entorno dinámico. Nuestra investigación cubre 25 años de existencia de una PYME en biotecnología industrial y se basa en una combinación de métodos cuantitativos y cualitativos. Los resultados muestran que la compañía ha tenido éxito para mantener altas intensidades de exploración y explotación y para adaptarlas a múltiples cambios en su entorno gracias a la red en esencia. Mostramos que una ambidexteridad adaptativa puede ser sostenida dinámicamente combinando diferentes tipos de ambidexteridad a través de la plasticidad organizacional.
Palabras clave:
- ambidexteridad,
- archivos,
- entorno dinámico,
- longitudinal
Article body
Les managers sont aujourd’hui exposés à la complexité croissante d’un monde trépidant, globalisé, interconnecté et hypercompétitif (e.g. D’Aveni, 1994; Friedman, 2007). Dans un tel contexte de moins en moins prévisible, structurer une organisation et concevoir une stratégie qui équilibre les besoins de rentabilité à court terme et la survie à long terme devient de plus en plus complexe. Ce besoin d’une combinaison adéquate entre exploration exploitation a été cristallisé par la conceptualisation de Tushman et O’Reilly (1996) de l’organisation ambidextre - qui serait plus performante qu’une entreprise se focalisant exclusivement sur l’une ou l’autre des activités d’exploration ou d’exploitation. L’ambidextrie organisationnelle a donc été proposée comme moyen de gérer ces objectifs contradictoires (e.g. Duncan, 1976; Gibson et Birkinshaw, 2004; Gupta et al., 2006; O’Reilly et Tushman, 2004). L’organisation « ambidextre » concilie ainsi deux impératifs contradictoires à horizons temporels différents – ce qui introduit de facto la question du temps.
Toutefois, les liens entre l’ambidextrie et la longévité des organisations restent largement non démontrés (e.g. Piao, 2014). En effet, l’ambidextrie est traitée dans la littérature récente de manière essentiellement statique sur base de données de performance financière (ratio de rentabilité, flux financiers), commerciale (chiffre d’affaires, parts de marché), voire d’innovation (nombre de brevets, Tobin Q) sans que son effet temporel ne soit pris en compte au niveau empirique - ce qui s’explique entre autres par la rareté et la difficulté d’obtenir les données pour traiter un tel sujet sur de longues périodes. Or, la question de l’ambidextrie est intimement liée à celle de survie à long terme. Dans son article séminal publié en 1991, March explique que « le problème fondamental auquel se heurte une organisation est de s’engager dans une exploitation suffisante pour assurer sa viabilité actuelle et, en même temps, consacrer suffisamment d’énergie à l’exploration pour assurer sa viabilité future » (p. 105). Par ailleurs, soulignant une certaine confusion ou ambiguïté du concept d’ambidextrie organisationnelle, O’Reilly et Tushman (2013) insistent sur son lien avec la survie à long terme de l’organisation, et ils précisent que l’ambidextrie ne traite pas seulement de la combinaison de l’efficience et de l’innovation pour une entreprise, mais aussi du développement des capacités nécessaires pour rivaliser sur de nouveaux marchés et lui permettre ainsi de survivre face à des conditions de marché changeantes (O’Reilly et Tushman, 2008). L’ambidextrie organisationnelle peut donc être considérée comme une capacité dynamique (selon Teece et al., 1997 : la capacité de renouveler les compétences afin de s’aligner à un environnement changeant) essentielle à la survie à long terme des organisations.
La recherche n’a jusqu’à présent pas traité de manière concrète, au-delà de recommandations théoriques (e.g. Lavie et al., 2010), la question pourtant clé de la manière dont l’ambidextrie peut être mise en oeuvre dans le temps. Certains évoquent la notion d’ambidextrie séquentielle qui consiste à alterner les phases d’exploration et d’exploitation, mais les chercheurs ne sont cependant pas unanimes sur ce point : Gupta et al. (2006) considèrent que l’ambidextrie se réfère à la poursuite synchrone des deux activités, alors que la différenciation temporelle, telle que l’équilibre ponctué, constitue d’après eux un mécanisme radicalement différent. Pour autant, tant l’ambidextrie simultanée que l’ambidextrie séquentielle s’efforcent de résoudre le paradoxe entre exploration et exploitation par la séparation au sein de divisions différentes des équipes responsables de ces deux types d’activités, c’est-à-dire par la mise en place de mesures essentiellement structurelles (Benner et Tushman, 2003; O’Reilly et Tushman, 2004; Tushman et O’Reilly, 1996). D’autres solutions ont ensuite été proposées pour la poursuite des deux objectifs souvent contradictoires d’exploitation et d’exploration, comme l’ambidextrie contextuelle (vue comme la capacité à créer un contexte de travail pour les employés de manière à réaliser l’alignement à court terme et l’adaptation à long terme, cf. Gibson et Birkinshaw, 2004) ou l’ambidextrie de réseau (par laquelle les organisations nouent des alliances ou des partenariats extérieurs exploratoires ou d’exploitation, cf. Mc Namara et Baden-Fuller, 1999).
Si les grandes entreprises disposent des ressources nécessaires à la mise en place de ces différentes manières d’accéder à l’ambidextrie, il n’en va pas de même pour les PME dont les capacités humaines, financières et organisationnelles sont en général plus limitées. Outre leur intérêt dans l’économie mondiale, les PME constituent un terrain privilégié pour l’examen approfondi de l’ambidextrie organisationnelle car ces organisations se trouvent confrontées à un challenge encore plus important que les grandes entreprises dans la poursuite simultanée de l’exploration et de l’exploitation. En effet, leurs ressources limitées (Cenamor et al., 2019) tant en termes de capital humain que de moyens financiers interdisent la multiplication des tentatives et elles doivent souvent placer des paris stratégiques sur une seule ou sur un faible nombre d’expérimentations, ce qui les rend plus fragiles vis-à-vis des changements de leur environnement d’affaires et plus exposées aux conséquences de mauvaises décisions (O’Reilly et al., 2009).
Notre recherche vise donc à combler un double gap théorique car, à ce jour et à notre connaissance, aucune étude longitudinale ne permet de répondre à la double question de recherche suivante : « Sur quel type d’ambidextrie une PME évoluant dans un environnement dynamique peut-elle s’appuyer sur le long terme, et comment la mettre en oeuvre ? ».
Notre analyse consiste en l’étude longitudinale d’un cas unique couvrant les 25 années d’existence d’une PME opérant à l’international dans le domaine de la biotechnologie industrielle. Elle s’appuie sur une combinaison de méthodes quantitative et qualitative dans le but de rechercher les mécanismes générateurs de l’ambidextrie et les processus sous-jacents mis en oeuvre dans un contexte environnemental fortement évolutif.
Cadre théorique
L’ambidextrie organisationnelle dans le temps
La notion d’organisation ambidextre est utilisée pour la première fois en management de l’innovation par Duncan (1976), qui voit la nécessité d’adopter une structure « duale » pour l’innovation selon le stade auquel elle se situe. Il préconise de séparer l’organisation de la phase initiale du processus d’innovation de celle de la mise en oeuvre. Cette structure « duale » pour l’innovation est, selon lui, caractéristique des organisations ambidextres. L’ambidextrie organisationnelle est donc vue initialement par Duncan (1976) comme des séquences alternées de structures organiques et mécanistes. Les structures mécanistes soutiennent les opérations de routine, la fonctionnalisation et les tâches formelles, idéales pour l’exploitation, alors que les structures organiques sont beaucoup moins rigides, facilitant ainsi la recherche de nouvelles connaissances et l’exploration. Un tel séquençage temporel est probablement bien adapté aux conditions environnementales stables car les organisations ont le temps de gérer ces changements de structure organisationnelle et de bénéficier d’un apprentissage adaptatif, mais cette approche semble inappropriée lors de modifications soudaines et répétées de leur environnement (Schmitt et al., 2010).
Aujourd’hui, l’organisation « ambidextre » est vue comme associant deux impératifs difficiles à concilier et dont l’horizon temporel est différent : l’exploitation et l’exploration. Cette distinction conceptuelle entre exploration et exploitation a fait l’objet de nombreuses recherches depuis l’article séminal de March (1991), tant en management stratégique, en théorie des organisations (Gibson et Birkinshaw, 2004; Gupta et al., 2006), dans le domaine des coopérations inter-firmes (Kauppila, 2010) qu’en management de l’innovation (O’Reilly et Tushman, 2004). L’exploitation couvre les activités de « raffinement, choix, production, efficacité, sélection, mise en oeuvre et exécution », l’exploration quant à elle induit « recherche, variation, prise de risque, expérimentation, jeu, flexibilité, découverte et innovation » (March, 1991, p.71). Kacioui-Maurin (2011) indique à juste titre qu’il y a de fait une articulation à réaliser entre l’exploration et l’exploitation, ou encore entre les dimensions stratégique et opérationnelle, et entre l’efficacité et l’efficience. L’ambidextrie organisationnelle est donc appréhendée comme la capacité d’une organisation à poursuivre aussi bien des activités d’exploitation que des activités d’exploration, de manière simultanée ou non. Les auteurs divergeant sur ce dernier aspect, la question temporelle prend ici toute son importance.
Deux décennies après Duncan (1976), Tushman et O’Reilly (1996) ont repris le concept de « structures duales » et mis l’accent sur la séparation structurelle entre les activités visant à gérer le changement évolutif (incrémental) et le changement révolutionnaire (discontinu) de manière simultanée, introduisant le concept d’« l’ambidextrie structurelle ». Dans le prolongement de leurs travaux antérieurs sur les discontinuités technologiques, les modèles dominants et l’équilibre ponctué, Tushman et ses collègues ont décrit un modèle évolutif qui s’écarte de la théorie de l’évolution darwinienne mais où de longues périodes de changement progressif sont ponctuées de courtes périodes de changements discontinus intenses. Ils ont conclu à la nécessité d’aligner la stratégie, la structure et la culture organisationnelles sur le court terme, mais aussi de détruire périodiquement cet alignement afin de s’adapter aux changements environnementaux dans un processus séquentiel (Tushman et O’Reilly, 1996). Le temps a fait son entrée dans le débat théorique sur l’ambidextrie et a donné naissance au concept d’« ambidextrie séquentielle » (O’ Reilly et Tushman, 2004) ou d’« alternance séquentielle » (Birkinshaw et al., 2016).
Dans cette optique, les entreprises ont été décrites comme alternant les périodes d’exploration et les périodes d’exploitation. Le raisonnement derrière cet argument est qu’il est plus facile pour les entreprises de changer leur structure formelle que leur culture organisationnelle. Cependant, comme nous l’avons signalé, les chercheurs ne sont pas unanimes sur le concept d’« ambidextrie séquentielle ». Gupta et al. (2006) assimilent l’ambidextrie à la poursuite synchrone de l’exploration et de l’exploitation, alors qu’une différenciation temporelle par l’alternance des deux activités constitue selon eux un mécanisme radicalement différent. Boumdarden et al. (2012) rejoignent ce point de vue en distinguant l’approche statique dans laquelle les entreprises adoptent des structures organisationnelles ambidextres pour équilibrer exploration et exploitation de l’approche dynamique dans laquelle les entreprises adoptent des structures qui ciblent spécifiquement l’une ou l’autre. La première étant une « véritable » ambidextrie organisationnelle et la deuxième étant plutôt assimilée à une « vacillation » organisationnelle. Néanmoins, à la fois l’ambidextrie simultanée et l’ambidextrie séquentielle visent à résoudre le paradoxe de devoir gérer simultanément l’exploration et l’exploitation par des mesures exclusivement structurelles, à savoir par la séparation physique des équipes responsables des deux activités.
L’année 2004 marque un nouveau tournant dans la conceptualisation de l’ambidextrie organisationnelle (Birkinshaw et Gibson, 2004; Gibson et Birkinshaw, 2004) qui se séparent du corpus existant sur l’ambidextrie structurelle pour introduire la notion d’ambidextrie contextuelle. Pour eux, un contexte caractérisé par une combinaison d’ambition, de discipline, de soutien et de confiance permet aux individus d’utiliser leur propre jugement sur la façon dont ils partagent leur temps entre activités d’exploitation et activités d’adaptation ou d’exploration. Promouvoir l’ambidextrie dans une organisation n’est ainsi plus seulement une question de décision sur la structure organisationnelle la plus appropriée mais devient aussi une réflexion sur la façon d’initier le bon ensemble de stimuli pour motiver les gens à agir d’une manière ou d’une autre. Cette notion déplace du même coup aussi le processus de décision d’une équipe de direction centralisée vers des sous-unités décentralisées ou même vers les employés eux-mêmes.
Le tableau 1 résume les différents types d’ambidextrie évoqués ci-dessus en les positionnant selon leur dimension organisationnelle ou temporelle.
Par ailleurs, certains auteurs (e.g. Brion et al., 2008; Kacioui-Maurin, 2011; Luger, 2014) ont montré que les formes « pures » d’ambidextrie étaient souvent supplantées par le développement d’une ambidextrie « mixte », à la fois structurelle (Tushman et O’Reilly, 1996; O’Reilly et Tushman, 2004), contextuelle (Gibson et Birkinshaw, 2004) et de réseau (Kauppila, 2010), cette dernière forme d’ambidextrie s’appuyant sur des coopérations inter-organisationnelles pour parvenir à combiner exploitation et exploration. C’est ainsi que l’ambidextrie adaptative peut se définir comme la capacité qu’ont certaines organisations d’adapter de manière dynamique, au cours du temps, l’équilibre entre exploration et exploitation aux modifications de leur environnement (Laplume et Dass, 2009).
Les spécificités des PME
La question de recherche est particulièrement cruciale pour les PME pour plusieurs motifs. Premièrement, elles jouent un rôle essentiel dans l’économie européenne et constituent une source majeure de capacités d’entreprendre, d’innovation et d’emploi. Au sein de l’Union européenne élargie à 25 pays, 23 millions de PME fournissent près de 75 millions d’emplois et représentent 99 % de l’ensemble des entreprises (CE, 2006). Deuxièmement, les PME ont des caractéristiques spécifiques : elles sont souvent confrontées aux imperfections du marché et rencontrent fréquemment des difficultés pour obtenir des capitaux ou des crédits, en particulier au début de leur activité. Leurs ressources limitées peuvent aussi réduire l’accès à des nouvelles technologies ou à l’innovation (CE, 2006). Cette capacité financière limitée (Lubatkin et al., 2006) les oblige à trouver des solutions spécifiques pour parvenir à combiner des activités tant d’exploitation que d’exploration. Troisièmement, les PME représentent des unités d’analyse intéressantes dans la recherche sur l’ambidextrie parce qu’elles permettent un examen détaillé de l’exploitation et de l’exploration (Voss et Voss, 2013). En effet, la problématique de cette recherche induit une méthodologie particulière puisqu’il s’agit de collecter des données sur une très longue période. Une telle approche est très difficile à mettre en oeuvre dans une grande entreprise car elle nécessite un accès privilégié aux données à plusieurs niveaux de l’organisation[1].
Si la définition de ce qu’est une PME ne fait pas l’unanimité (à la fois au niveau du type d’indicateur que du niveau du critère considéré), nous adoptons ici la définition européenne[2] (Commission Européenne, 2006, p. 5). Malgré l’importance des PME pour la plupart des économies, elles ont été quelque peu négligées par les spécialistes de l’ambidextrie organisationnelle, en partie parce que les données ne sont pas publiques et sont donc difficilement disponibles (Lubatkin et al., 2006). La littérature existante sur l’ambidextrie organisationnelle s’est plutôt concentrée sur les grandes entreprises qui ont généralement plusieurs activités dans de multiples marchés. Comme les grandes entreprises, les PME font généralement face aux pressions concurrentielles pour poursuivre conjointement leurs activités d’exploitation et d’exploration mais elles « manquent des ressources excédentaires (slack) et des systèmes administratifs hiérarchiques qui peuvent aider ou entraver les grandes entreprises dans la gestion de leurs processus de connaissances contradictoires et, par conséquent, affectent la poursuite de l’ambidextrie » (Lubatkin et al., 2006, p. 647). Les grandes entreprises peuvent mener plusieurs tentatives sans compromettre leur survie, même en cas d’échec. Elles ont aussi souvent des ressources financières leur permettant d’acquérir éventuellement de nouvelles entreprises et, ce faisant, d’internaliser de nouvelles connaissances. Les PME, à l’inverse, doivent faire des paris de vie ou de mort sur une ou un très petit nombre de tentatives (O’Reilly et al., 2009), ce qui les rend beaucoup plus fragiles face aux changements environnementaux et plus exposées aux conséquences négatives de mauvais choix ou de décisions stratégiques inadaptées.
La taille des organisations peut donc constituer un avantage pour leur survie. Comment les entreprises qui n’ont pas « le luxe » de la taille, c’est-à-dire les PME, peuvent-elles mettre en oeuvre une ambidextrie organisationnelle afin de les rendre mieux à même d’atteindre et de développer leurs avantages sur le marché et plus à même de protéger leurs flux de trésorerie futurs des pressions externes (Lubatkin et al., 2006) ? Ces auteurs montrent que les PME nord-américaines (échantillon de 139 PME entre 20 et 500 employés) poursuivant une orientation ambidextre ont une performance relative (par rapport à celle des concurrents) supérieure en termes de rentabilité et de croissance.
D’autres voix ont affirmé que les petites entreprises bénéficient davantage d’une stratégie axée sur la flexibilité ou sur l’efficacité que d’une approche ambidextre, et qu’aucune de ces stratégies ne surpasse l’autre, ce qui implique que les stratégies d’efficacité ou de flexibilité sont tout aussi efficaces (Ebben et Johnson, 2005). Ces résultats ont ensuite été modérés en arguant que l’efficacité de ces stratégies peut différer selon que l’environnement est stable ou dynamique (Xie, 2012). En plus des ressources financières et humaines, la qualité du management, prise au sens penrosien (capacité à rechercher des opportunités latentes pour une pleine utilisation des facteurs de production) est probablement encore plus importante dans les petites entreprises que dans les grandes pour la mise en oeuvre de l’ambidextrie organisationnelle. En effet, les PME ayant moins de niveaux hiérarchiques, leurs cadres supérieurs « sont beaucoup plus proches du noyau opérationnel de l’entreprise » (Lubatkin et al., 2006, p. 649), et « jouent à la fois des rôles stratégiques et opérationnels » (ibid, p.647). Le niveau d’intégration de l’équipe de direction, c’est-à-dire son comportement collaboratif, l’échange d’informations et la prise de décision conjointe entre membres de l’équipe, influence positivement la mesure dans laquelle les PME poursuivent une orientation ambidextre, qui elle-même a un impact positif sur leur performance relative (Lubatkin et al., 2006).
Les environnements dynamiques
La notion de dynamisme environnemental fait référence aux changements technologiques, aux variations de préférences des clients, aux fluctuations de la demande de produits, à l’évolution de l’accès aux matières premières (Jansen et al., 2006) et à la mondialisation. En plus de simples fluctuations, ces changements progressifs peuvent être entraînés par des changements sociaux, politiques ou écologiques. Certains auteurs (e.g. Jansen et al., 2006) font une différence entre le dynamisme environnemental (le taux de changement et le degré d’instabilité de l’environnement) et la compétitivité des marchés. Nous ne faisons pas cette distinction ici, considérant que l’intensité de la concurrence est une composante du dynamisme environnemental dans la mesure où elle a un impact direct sur le degré d’instabilité de l’environnement.
Un environnement dynamique accélère l’obsolescence des produits (Jansen et al., 2006), ce qui oblige les organisations à innover. En plus de promouvoir l’engagement dans l’exploration, le dynamisme environnemental se révèle avoir également un impact sur l’efficacité des initiatives d’exploration en modérant positivement la relation entre l’innovation d’exploration et la performance financière. Autrement dit, les organisations qui poursuivent l’exploration dans un environnement dynamique voient leur situation financière et leurs performances s’améliorer, alors que celles qui se concentrent principalement sur l’exploitation dans de telles conditions sont susceptibles de subir une baisse de leurs performances (Jansen et al., 2006). Ainsi, dans des périodes de relative stabilité, les entreprises peuvent choisir d’exploiter des marchés de niche, ou d’explorer de nouveaux secteurs d’activité, mais elles doivent augmenter leurs efforts d’exploration et s’efforcer de mieux équilibrer l’exploration et l’exploitation à mesure que le dynamisme environnemental augmente. Plus l’environnement devient compétitif, plus les organisations peuvent avoir à poursuivre les deux activités simultanément et ainsi devenir ambidextre (Jansen et al., 2006).
L’idée d’ambidextrie organisationnelle a été conceptualisée initialement par Duncan (1976) comme des séquences alternées de structures organiques et mécanistes. Les structures mécanistes sont adaptées aux opérations de routine, à la fonctionnalisation et aux tâches formelles, donc à l’exploitation, alors que les structures organiques, beaucoup moins rigides, facilitent la recherche de nouvelles connaissances et l’exploration. Le séquençage temporel proposé par Duncan paraît bien adapté à des conditions environnementales stables parce que les organisations ont temps de gérer les changements et de bénéficier d’un apprentissage adaptatif (Cyert et March, 1963), mais cette approche semble inappropriée dans des situations de changements rapides et incertains (Schmitt et al., 2010). Selon Tushman et O’Reilly (1996), un contexte environnemental de discontinuités ponctuées, dynamique donc, est mieux traité en séparant spatialement l’exploration et l’exploitation (ambidextrie structurelle). En revanche, Jansen et al. (2006) ont observé que les organisations opérant dans des environnements compétitifs dynamiques reposent principalement sur l’ambidextrie contextuelle au lieu d’instaurer une séparation structurelle entre les unités. Khanagha et al. (2014) ont de leur côté montré dans l’étude longitudinale d’une grande entreprise de télécommunication forcée à adapter son modèle d’affaires en réaction à la transformation de son industrie due à l’apparition du cloud computing qu’il y a « un besoin d’itérations récursives entre différents modes de structures intégrées et séparées » (ibid, p. 322) et, donc, qu’une séparation structurelle ou spatiale seule ne suffit pas à faire face à de telles disruptions de l’environnement d’affaires d’une entreprise.
En conclusion, l’évolution des conditions environnementales appelle à la poursuite d’une ambidextrie organisationnelle, mais l’amplitude, la fréquence et, surtout, le niveau d’incertitude de ces variations influent sur la façon dont cette ambidextrie doit être mise en oeuvre. Bien que la littérature révèle empiriquement un effet modérateur des facteurs environnementaux sur le lien ambidextrie-performance (Raisch et Birkinshaw, 2008), nous avons encore peu de connaissances sur les mécanismes organisationnels par lesquels ces pratiques d’exploration et d’exploitation facilitent ou entravent l’adaptation organisationnelle aux modifications de l’environnement. En outre, malgré plusieurs études rapportant un impact positif de la mise en oeuvre de l’ambidextrie organisationnelle dans les PME (e.g. Lubatkin et al., 2008; Voss et Voss, 2013), celui-ci ne fait pas encore l’unanimité dans les milieux académiques. De nombreuses questions demeurent ouvertes quant à la façon d’allouer les ressources disponibles et de gérer l’interface entre activités d’exploration et d’exploitation (O’Reilly et Tushman, 2013), ces questions étant particulièrement critiques dans le contexte de ressources souvent limitées qui caractérise les entreprises de taille plus réduite. Nous allons analyser les leviers mobilisés par une PME pour atteindre et maintenir un fonctionnement ambidextre dans un contexte de changements profonds de son environnement tout au long de ses 25 années d’existence.
Etude empirique
La méthodologie qualitative longitudinale s’appuie sur l’étude de l’entreprise Galactic et sur des données d’archives historiques. Galactic est une entreprise de biotechnologie industrielle qui emploie, au 31 décembre 2017, quelques 380 personnes[3] réparties sur 3 sites industriels (Belgique, Chine et Etats-Unis) et 5 bureaux commerciaux (Belgique, Chine, Etats-Unis, Brésil, Japon). Sa production annuelle d’environ 100.000 tonnes de divers produits est commercialisée dans les secteurs alimentaire, pharmaceutique, cosmétique et industriel dans une soixantaine de pays.
Méthodologie
Étape 1 : Un récit sur l’histoire de l’entreprise et une analyse de son environnement
Conformément aux recommandations pour les études de cas longitudinales, l’analyse a débuté par la reconstitution de la chronologie des événements en rédigeant un récit retraçant l’histoire de l’entreprise sur la base de diverses sources archivistiques. En analysant les événements clés de l’histoire de l’entreprise, quatre grandes périodes caractérisées par des intentions stratégiques différentes ont été identifiées (Antiquitus, Feodalis, Modernitas et Contemporalis) et mises en relation avec les modifications de son environnement[4]. Nous avons repris l’analogie avec les principales périodes de l’histoire humaine car elles décrivent toutes les deux, l’une au niveau idiosyncratique et l’autre au niveau global, un voyage vers plus de complexité tout en montrant certaines similarités. Les principales périodes peuvent être résumées de la manière suivante :
*Antiquitus : le mot latin signifie « avant » ou « ancien ». Dans notre histoire, il désigne la période qui précède la création officielle de l’entreprise qui a son importance car elle permet de comprendre les intentions et éléments culturels qui mènent à son incorporation. Cette période (1991-1994) se termine par la création de l’entreprise en 1994.
*Feodalis : le Moyen Age est vu ici sous son aspect d’époque ayant vu des développements tant culturels que technologiques transformer la société européenne. Au même titre, l’entreprise étudiée s’est structurée autour d’un management centralisé qui n’est pas sans rappeler l’organisation féodale. Pour Galactic, cette période de croissance, de structuration et de développement s’est étendue de 1994 à 2001.
*Modernitas : l’époque moderne qui a commencé pour l’Histoire avec le voyage de Christophe Colomb en 1492 a commencé pour Galactic en 2001 avec son désir de croître géographiquement, non seulement par l’exportation de ses produits mais aussi avec la volonté d’implantation d’unités de production sur d’autres continents. Cette période (2001-2011) a été caractérisée par une croissance rapide (tant en termes d’activités que de nombre de salariés), de nombreux changements structurels (de manière similaire à ce qui s’est passé pendant la Révolution Industrielle), et par des changements environnementaux importants (concurrence accrue, guerre des prix, etc.)
*Contemporalis : nous considérons que cette période a débuté pour Galactic avec l’acquisition d’un nouveau centre de recherche fin 2011, acquisition qui a induit une « révolution » (au sens de Tushman et O’Reilly, 1996, i.e. des changements importants au niveau de la firme) dans la manière de l’entreprise d’approcher ses marchés et de développer des nouveaux produits. Galactic s’est ainsi progressivement transformée d’un simple producteur d’acide lactique et de quelques dérivés pour devenir le fournisseur d’un portefeuille important de solutions naturelles. Pour accompagner cette transition, l’entreprise a décidé de fusionner son département R&D avec les départements ventes/marketing, tant en termes de management (même leadership) que de structure organisationnelle (même infrastructure et localisation). L’intention était de réduire la distance entre les scientifiques et le marché et de réduire le time to market des nouveaux développements.
Étape 2 : Quantification des composantes de l’ambidextrie organisationnelle
La deuxième étape a consisté à lister les principales décisions managériales sur la période de 25 ans étudiée (de 1991 à 2015). La méthode de listage des événements a été utilisée au départ de diverses sources d’archives. Les documents d’origine interne (procès-verbaux des réunions de direction, communiqués de presse, communications aux syndicats et aux membres du personnel, e-mails, etc.) représentent 63 % du corpus documentaire, les documents externes (documents d’information des concurrents et des actionnaires, articles de presse) représentent le solde. Au total, 1118 documents ont été analysés[5]. Une liste de 410 actions ou décisions majeures prises par l’entreprise a été établie sur la base de ces multiples sources d’archives, datées, organisées par ordre chronologique et codées afin de mesurer les dimensions de l’ambidextrie organisationnelle. Une action ou une décision a été jugée majeure si les conséquences attendues au moment où elle a été posée étaient de nature à impacter l’évolution de l’entreprise à court, moyen ou long terme. Douze critères ont ainsi été identifiés et mesurés pour chaque décision listée et 6 indices composés (scores) ont été calculés, conduisant à un ensemble de 7400 données. La description précise de la méthodologie, de l’analyse des données et du codage réalisé est fournie dans l’annexe méthodologique.
Résultats
L’environnement de Galactic a été caractérisé comme dynamique et incertain par l’analyse de séries temporelles des variables quantitatives apparues comme ayant un fort impact sur l’entreprise lors de l’étude historique (détection de comportements chaotiques)[6]. Le score d’ambidextrie obtenu est une combinaison des scores d’intensité d’exploitation et d’exploration (cf. partie méthodologique ci-dessus). La figure 1 ci-dessous montre l’évolution de ces éléments sur les 25 années couvertes par la recherche.
Quelques observations peuvent être tirées de cette figure. Tout d’abord, l’entreprise, profondément ancrée dans l’exploration au début de ses activités, a rapidement mis en place des activités d’exploitation tout en maintenant un haut niveau d’exploration. Le fait que le score d’ambidextrie tend vers l’équilibre (la valeur zéro dans notre formalisme) indique que l’entreprise devient progressivement ambidextre, ambidextrie atteinte d’une manière relativement stable environ 5 ans après sa création (1999). Après ce point, le score d’ambidextrie oscille autour de la valeur zéro qui indique un bon équilibre relatif entre les activités d’exploitation et d’exploration. Ensuite, nous observons que l’entreprise a réussi à mettre en oeuvre et à maintenir simultanément un niveau élevé d’exploration et d’exploitation (scores d’intensité entre 4 et 7 chaque année à partir du début des activités de production en 1995). Enfin, il semble y avoir un excès d’exploration sur les activités d’exploitation en moyenne sur l’ensemble de la période (le score d’ambidextrie évolue la majorité du temps en terrain positif), ce qui reflète une culture de l’innovation axée sur l’exploration au sein de l’entreprise étudiée.
Ces observations donnent du crédit au concept d’ambidextrie dynamique ou adaptative définie, comme vu précédemment, comme la capacité de l’entreprise à adapter l’équilibre des activités d’exploration et d’exploitation aux circonstances organisationnelles et contextuelles au fil du temps, tout en maintenant constamment les deux activités afin de capter leurs qualités synergétiques.
Quel type d’ambidextrie organisationnelle ?[7]
Ambidextrie structurelle : L’évolution de l’indicateur concernant l’ambidextrie structurelle montre que les scores positifs sont plus nombreux que les scores négatifs. Un score positif indique une tendance plus marquée à la séparation entre départements, un score négatif indiquant à l’inverse une tendance plus soutenue envers la collaboration entre départements (cf. figure 2).
Galactic privilégie en fait la séparation entre les départements pour mener ses activités d’exploration alors que l’exploitation recourt plus largement à la collaboration entre ceux-ci (cf. tableau 2).
D’autre part, alors que l’ambidextrie structurelle analyse les activités d’exploration et d’exploitation selon une perspective interne à l’organisation, l’ambidextrie de réseau adopte un point de vue externe en se focalisant sur la manière dont elle établit des liens de coopération pour l’exploration et l’exploitation avec des acteurs extérieurs à l’organisation. Même si Galactic a toujours eu des coopérations, le nombre de partenariats a augmenté en 2002, et encore plus significativement après 2006. La figure 3 montre l’évolution de l’intensité partenariale (nombre absolu de partenariats) au cours du temps.
De plus, il apparaît clairement (cf. Figure 4) que ces partenariats sont essentiellement tournés vers l’exploration, même si un équilibre entre les alliances exploratoires et celles tournées vers l’exploitation est trouvé dès 1999.
Les ambidextrie structurelle et de réseau ne sont pas exclusives l’une de l’autre, et les organisations peuvent exceller sur les deux aspects simultanément. Selon Kauppila (2010), la combinaison des deux approches est même un moyen de faire face au paradoxe de l’exploration et de l’exploitation et de réconcilier les deux impératifs. Il nous semble cependant utile de regarder quelle est la forme qui a le plus d’incidence sur l’ambidextrie pour éventuellement aider à prioriser les actions lorsqu’il s’agit de conseiller les gestionnaires, en particulier pour les PME qui n’ont pas nécessairement la capacité ou les ressources pour travailler simultanément sur ces deux aspects.
Nous avons donc décidé d’utiliser une analyse de régression linéaire multiple pour modéliser la relation entre notre score d’ambidextrie (variable dépendante) et deux variables indépendantes : le score d’ambidextrie structurelle et le score d’ambidextrie de réseau, respectivement. Pour cette analyse, nous avons utilisé le logiciel Sphinx iQ2. Sur les 410 observations de notre jeu de données, 391 ont été prises en compte. Le tableau 3 montre les caractéristiques des variables dépendantes et indépendantes, leurs corrélations et leur influence sur le modèle. L’alpha de Cronbach est de 0.71 ce qui révèle une cohérence interne acceptable et le modèle obtenu explique 46.56 % de la variance de la variable indépendante (coefficient de corrélation multiple R = 0.68; p (R) = <0.01; = 169,04, p (F) = <0,01).
Nous observons que les deux variables indépendantes ont un pouvoir explicatif relativement élevé. Leurs coefficients de corrélation standardisés sont forts (0,50 et 0,35 pour ambidextrie de réseau et structurelle, respectivement). Ensuite, avec une contribution de 59,13 % à la variance de la variable dépendante, l’ambidextrie de réseau impacte plus fortement le score d’ambidextrie que l’ambidextrie structurelle qui ne contribue qu’à 40,87 %.
Comment mettre en oeuvre cette ambidextrie ?
Deux leviers importants dont l’effet sur l’ambidextrie organisationnelle est apparu plus grand que la somme des effets sur les composantes d’exploration et d’exploitation prise séparément ont émergé lors de notre recherche. Le premier de ces leviers est la nécessité d’assurer la flexibilité de la structure pour répondre rapidement aux changements d’un contexte dynamique, ce que nous appelons la « plasticité organisationnelle » (combinaison d’une structure tant mécaniste qu’organique). Le second levier réside dans la combinaison de deux approches différentes dans la gestion des projets poursuivis par l’entreprise : une approche intuitive et une approche planifiée.
Une question de plasticité organisationnelle
Comme nous venons de le voir, la capacité de Galactic à former des alliances de partenariats exploratoires ou d’exploitation essentiellement aux niveaux opérationnels de l’entreprise constitue une des clefs de l’atteinte d’un fonctionnement ambidextre. Ceci indique que la structure organisationnelle mécaniste au niveau de l’exécution (les départements) doit être au moins partiellement compensée par une structure d’organisation beaucoup plus fluide (organique) au niveau décisionnel. Cette fluidité du top management est assurée chez Galactic par le fait que celui-ci n’est pas organisé en silos, avec un directeur par département, mais que chaque directeur a la responsabilité d’au-moins deux départements différents dans des géographies différentes. La flexibilité et l’efficacité peuvent impliquer un partitionnement selon lequel un groupe adopte une structure organique pour effectuer des tâches inhabituelles tandis qu’un autre adopte une structure mécaniste pour exécuter les tâches plus routinières. Par ailleurs, les managers sont invités à tenir au sommet de l’entreprise les tensions découlant des intérêts contradictoires d’innover et d’exploiter et de favoriser un état de conflit créatif constant (Tushman et al., 2011). Dans tous les cas, une coordination et une intégration étroites au niveau de la direction générale sont des conditions essentielles à l’ambidextrie. Le tableau 1 illustre les types d’organisation organique et mécaniste mis en place chez Galactic.
Planification ou intuition ?
Planification et intuition ne sont pas toujours opposées, surtout dans un contexte d’incertitude : tous les décideurs s’appuient finalement sur leur intuition et leur jugement, et les prévisions aident à réduire l’espace de décision dans lequel exercer leur intuition pour transformer une conjecture pure en un choix éclairé. Cela dit, il y a deux façons de lancer des projets et de prendre des décisions : soit par l’évaluation approfondie ex ante des résultats possibles (prévision) et la planification précise de toutes les étapes du processus qui doivent mener à l’atteinte de l’objectif projeté, soit par la prise de décisions sur la base d’une intuition, d’une heuristique ou de son imagination. Nous pouvons rapprocher ces deux modes de décision de la théorie de l’effectuation et de la causation de Sarasvathy (2001).
La figure 5 montre l’évolution de la causation et de l’effectuation au cours des 25 années de l’histoire de Galactic (cf. Annexe méthodologique pour la mesure et le codage). Nous voyons que l’entreprise a commencé ses activités avec une approche effectuale basée sur l’intuition, ce qui soutient les racines entrepreneuriales de la théorie de l’effectuation (Sarasvathy, 2001), mais que la société a rapidement dû activer des processus causaux basés sur des prévisions et sur la planification pour soutenir sa croissance et son développement. En effet, dans une industrie à forte intensité capitalistique caractérisée par de longs cycles d’investissement, une certaine quantité de planification à caractère téléologique s’impose. Cette évolution a tiré la résultante de la causation et de l’effectuation vers la valeur zéro dans la figure 5, ce qui indique bien la coexistence des deux logiques.
L’envolée de la composante effectuale à partir de l’année 2012 s’explique par un changement stratégique majeur opéré par l’entreprise confrontée à une rapide détérioration de son environnement d’affaires (commoditisation de ses produits principaux, augmentation de ses coûts de production, réduction drastique de ses marges opérationnelles). L’entreprise a alors créé des sous-structures capables de soutenir de nombreux projets de court terme et de taille relativement modeste impliquant directement ses clients (approche effectuale) tout en gardant un système de gestion de projets strictement phasé et organisé autour d’étapes et de contrôles précis (stage-gate process) recourant donc à une logique causale classique pour les projets intégrés à des cycles de développement longs.
Discussion et conclusion
Les apports de cette recherche sont doubles. A la première partie de la question de recherche posée (sur quel type d’ambidextrie une PME évoluant dans un environnement dynamique peut-elle s’appuyer sur le long terme, et comment la mettre en oeuvre ?), nous répondons qu’il convient de mettre en oeuvre une ambidextrie « adaptative » en modulant de manière dynamique, au cours du temps, l’équilibre entre exploration et exploitation en fonction des changements de l’environnement. Quant à la seconde partie de la question de recherche, à avoir la question du « comment », nos résultats suggèrent la possibilité de combiner à la fois une structure organique au niveau décisionnel (top management) avec une structure mécaniste et structurée au niveau de l’exécution, ainsi qu’une approche effectuale pour les projets à court terme avec une approche causale pour les projets à long terme. Galactic a en effet mis en place une organisation flexible qui combine et juxtapose différents types d’ambidextrie : une organisation organique au sommet de l’entreprise (probablement, bien que cela n’ait pu être mesuré dans le cadre de notre étude, soutenue par des éléments d’ambidextrie contextuelle) et un type d’organisation de nature mécaniste au niveau opérationnel, les deux types d’organisation évoluant simultanément de manière à éviter les problèmes soulevés par un séquençage temporel moins adapté à un environnement dynamique.
Implications théoriques
Ce type d’organisation hybride est probablement assez spécifique des PME. En effet, les très petites entreprises (TPE) n’ont généralement pas assez de niveaux hiérarchiques pour que différents types d’organisation puissent être mis en place entre la direction générale et le niveau opérationnel. Les dirigeants sont eux-mêmes fortement impliqués au niveau opérationnel et leurs organisations ne peuvent souvent pas se permettre de créer des départements structurellement séparés ou de concentrer certaines de leurs équipes spécifiquement sur l’exploration. À l’autre extrémité du spectre, les grandes entreprises sont souvent organisées de manière mécaniste et leur taille impose une spécialisation des sous-unités. Dans ce cas, le défi consiste à maintenir ces multiples sous-unités étroitement couplées de manière interne mais lâchement connectées entre elles (Benner et Tushman, 2003). Les PME sont à la jonction de ces deux mondes, suffisamment grandes pour s’organiser structurellement mais aussi assez petites pour que leur top management soit « plus proche du coeur opérationnel de l’entreprise » (Lubatkin et al., 2006, p. 649), jouant « à la fois des rôles stratégiques et opérationnels » (ibid, p. 647), et éprouvant ainsi « la dissonance supplémentaire de demandes de connaissance concurrentes inhérentes à la poursuite d’une orientation ambidextre » (ibid, p. 647).
Au vu de ces éléments, nous soutenons que les PME opérant dans des environnements turbulents avec un contenu technologique élevé peuvent nourrir leur plasticité organisationnelle et devenir ambidextres en adoptant une structure organique de management au sommet de l’entreprise basée sur différentes responsabilités assumées simultanément par un groupe restreint de gestionnaires flexibles, au lieu d’avoir chacun, comme souvent, la responsabilité d’une seule activité; et de combiner cette structure organique au niveau décisionnel avec un type d’organisation mécaniste très structuré au niveau opérationnel. Nos travaux vont au-delà de la distinction entre structure mécaniste et structure organique, modèle analytique proposé par Burns et Stalker (1961)[8], en montrant que ces deux types de structure peuvent être combinés à différents niveaux de l’organisation. D’autre part, une forte composante de collaboration, tant exploratoire que d’exploitation, essentiellement portées par les couches opérationnelles de l’entreprise avec des entités externes à celle-ci (ambidextrie de réseau) supporte et renforce de manière prédominante son caractère ambidextre.
L’ambidextrie structurelle, basée sur la séparation des services chargés de l’exploration de ceux chargés de l’exploitation, est fréquemment considérée comme difficile à mettre en oeuvre par les PME, qui manquent souvent de ressources (Lubatkin et al., 2006). A l’inverse, l’ambidextrie de réseau ne nécessite pas beaucoup de ressources et semble donc plus accessible aux PME que l’ambidextrie structurelle, plus coûteuse à mettre en place. Nos résultats indiquent que les petites entreprises qui ne sont pas en mesure d’allouer spécifiquement des ressources à l’exploration peuvent néanmoins s’orienter vers l’ambidextrie organisationnelle en développant des partenariats tant pour l’exploration que pour l’exploitation. Ceci rejoint les résultats suggérés par certains auteurs (e.g. Rothaermel et Deeds, 2004) qui voient l’externalisation et la sous-traitance comme un moyen de résoudre les exigences paradoxales de l’exploration et de l’exploitation. Cependant, l’acquisition de connaissances externes n’est pas suffisante pour bénéficier de ces deux dimensions, il faut également intégrer ces connaissances nouvelles au sein de l’organisation. C’est un autre défi générateur de tensions en termes de capacité d’absorption (Cohen et Levinthal, 1990), i.e. la capacité de l’organisation à synthétiser et appliquer les connaissances actuelles et acquises. L’ambidextrie peut donc impliquer le défi managérial de non seulement devoir équilibrer exploitation et exploration, mais aussi de devoir veiller à intégrer les savoirs externes et internes.
Par ailleurs, la recherche du juste équilibre entre efficacité et flexibilité est apparue comme un paramètre important pour maintenir un niveau élevé d’ambidextrie, en particulier dans un contexte instable. En effet, pour survivre dans toutes les circonstances, une organisation doit avoir au moins autant de variété en son sein que de perturbations dans son environnement externe. Par conséquent, plus l’environnement est turbulent, plus la variété au sein de l’entreprise devrait être importante. Là encore, il est très difficile pour les PME de disposer d’une telle diversité lorsque les ressources sont limitées et que leur taille limite l’éventail des compétences qu’elles peuvent acquérir en interne. Une façon de faire face à cette situation consiste à avoir une équipe de direction dont les membres assument simultanément plusieurs types de responsabilités, dans différentes sous-unités séparées dans l’espace, et non d’avoir comme souvent un directeur différent pour chaque département. Cela permet à chacune des personnes concernées de suivre les nouveaux développements tout en conservant un rôle dans les activités principales de l’entreprise. Ce type de mode d’organisation « organique », fondé sur un ensemble de responsabilités étroitement liées entre les principaux dirigeants, facilite le transfert des connaissances des entités centrales vers les entités nouvellement créées, ainsi qu’entre départements (exploitation), mais ouvre également la direction à de nouvelles opportunités, de nouvelles perspectives et, en fin de compte, aide à acquérir de nouvelles connaissances (exploration). Il contient donc les germes de la plasticité et de l’ambidextrie organisationnelle. Cette organisation « duale » prolonge les travaux de Kacioui-Maurin (2011), qui mettait en avant la tension et l’articulation nécessaire entre les aspects stratégiques tournés vers l’efficacité, la création et l’innovation (d’où une direction organique) et les aspects opérationnels tournés vers l’optimisation, la gestion des règles du jeu et l’efficience (d’où une organisation beaucoup plus mécaniste au niveau opérationnel). Ces résultats vont également dans le sens de ceux de Turturea et al. (2015) qui montrent que le bricolage entrepreneurial et l’ambidextrie sont positivement reliés dans les PME, et que les « bricoleurs » (au niveau du top management) réorganisent et allouent les ressources entre exploration et exploitation de manière plus efficace et créative. Les auteurs trouvent en particulier que la capacité de réseautage (networking ability) est fortement reliée au bricolage, ce qui rejoint notre résultat au niveau de l’importance de l’ambidextrie de réseau.
Enfin, l’ambidextrie organisationnelle peut être atteinte et maintenue dans les PME en favorisant une approche axée sur le client (« effectuale ») pour les projets appartenant à des cycles de développement courts combinée à un strict système d’étapes qui recourt à une logique dite « causale » (Sarasvathy, 2001) classique pour des projets intégrés dans les cycles de développement longs. Nous soutenons que l’intégration d’une logique effectuale aux pratiques de l’entreprise crée une opportunité permanente et peu coûteuse pour la variation, la sélection et la rétention de nouvelles connaissances et capacités qui aide l’entreprise à rester ambidextre et à la rendre plus robuste face aux changements de son environnement. Notre recherche a ainsi fait émerger un lien potentiel entre les concepts d’exploitation/exploration et ceux des logiques « causale/effectuale » (Sarasvathy, 2001) que des recherches futures pourraient avantageusement étudier plus en profondeur. La théorie de l’effectuation proposée par Sarasvathy (2001) distingue deux logiques de prise de décision : la causation, qui suppose que les moyens sont choisis pour atteindre des objectifs prédéfinis, et l’effectuation, qui postule que les objectifs découlent des moyens disponibles. Le décisionnaire décide de la logique à appliquer en fonction de sa perception de l’avenir. S’il croit qu’il a affaire à un avenir relativement prévisible, il essaiera de recueillir des informations sur cet avenir possible et élaborera une stratégie pour l’aborder afin d’atteindre son objectif. Inversement, s’il pense faire face à une situation imprévisible, il entrera très probablement dans un processus d’apprentissage expérimental et itératif d’essai/erreur. Par conséquent, une approche causale est profondément enracinée dans la planification et la prévision d’un futur possible, ce qui est particulièrement risqué dans un contexte d’environnement aléatoire. A l’inverse, l’effectuation postule que l’on n’a pas besoin de prédire l’avenir si l’on est en mesure de le contrôler, c’est-à-dire en position de faire face et de s’adapter à tout événement inattendu qui peut se produire. Nos résultats suggèrent que l’ambidextrie bénéficie des deux approches simultanément alors que l’impact sur les intensités d’exploration et d’exploitation prises séparément est plutôt limité.
Implications managériales
Nous avons montré que l’ambidextrie structurelle et l’ambidextrie de réseau ne sont pas exclusives l’une de l’autre et que, contrairement à l’idée généralement admise qu’il est difficile pour une PME de combiner plusieurs types d’ambidextrie (Lubatkin et al., 2006), les PME peuvent exceller simultanément sur ces deux aspects. La structure et le réseau ont tous deux un fort pouvoir explicatif sur l’ambidextrie organisationnelle, ce qui signifie que les managers qui ont les moyens d’investir simultanément dans les deux doivent le faire. Cependant, si un choix doit être fait en raison de ressources limitées, il est plus efficace de donner la priorité à l’ambidextrie de réseau, c’est-à-dire aux partenariats d’exploitation et d’exploitation - plutôt que de favoriser l’ambidextrie structurelle, à savoir de séparer les services en charge d’exploiter les connaissances existantes de ceux qui développent des connaissances nouvelles.
Aux managers[9] et surtout à l’équipe dirigeante (top management team), nous recommandons donc d’encourager l’ambidextrie au sein de leurs organisations (Lubatkin et al., 2006) et d’ajuster en permanence l’équilibre entre exploration et exploitation en fonction des forces internes et externes en jeu, en particulier lorsqu’ils évoluent dans des environnements turbulents ou lors de périodes critiques. Cela peut sembler évident et relativement simple pour des entreprises qui disposent des ressources et de l’expertise nécessaires (souvent les grandes entreprises), mais représente souvent un défi beaucoup plus important pour les petites entreprises qui doivent faire des choix pour assurer leur survie à court terme tout en préparant leur avenir. Ceci impose aux managers de surveiller constamment leur environnement mais aussi et surtout l’exposition de leur organisation à cet environnement. De manière très concrète, nous proposons cinq recommandations aux managers de PME évoluant dans ce type de contexte :
Encourager l’ambidextrie et ajuster en permanence l’équilibre entre exploration et exploitation en fonction des forces internes et externes en jeu : en effet, les managers de petites structures sont trop souvent aspirés dans la gestion quotidienne de leur organisation (essentiellement liée à l’exploitation) et ne prennent pas suffisamment la mesure de l’importance d’élargir le champ des possibles et de préparer l’avenir par l’exploration de techniques, méthodes, marchés ou produits nouveaux;
Pour ce faire, les managers et cadres dirigeants peuvent recourir à des moyens internes d’ordre structurel ainsi qu’à la mise en place de réseaux externes à la fois pour l’exploration et pour l’exploitation;
Cependant, si un choix doit être fait en raison de ressources limitées, il est plus efficace de donner la priorité à l’ambidextrie de réseau, c’est-à-dire aux partenariats d’exploration et d’exploitation - plutôt que de favoriser l’ambidextrie structurelle, à savoir de séparer les services en charge d’exploiter les connaissances existantes de ceux qui développent des connaissances nouvelles;
Les managers sont aussi invités à nourrir la plasticité de leur organisation tout en restant efficaces dans l’exécution. Un moyen d’y arriver est d’adopter une structure organique au sommet de l’entreprise basée sur différentes responsabilités assumées simultanément, le cas échéant sur des géographies différentes, par un groupe restreint de cadres dirigeants flexibles, au lieu d’avoir chacun, comme souvent, la responsabilité d’une seule activité - et de combiner cette structure organique au niveau décisionnel avec un type d’organisation mécaniste très structurée au niveau des managers opérationnels;
Enfin, l’ambidextrie organisationnelle peut être atteinte et maintenue dans les PME en favorisant une approche axée sur le client (« effectuale ») pour les projets appartenant à des cycles de développement courts combinée à un système strict d’étapes qui recourt à une logique dite « causale » classique pour des projets intégrés dans les cycles de développement longs.
Limites et recherches futures
Cette recherche n’est pas exempte de limites qui sont autant d’opportunités pour de nouvelles recherches futures dans le domaine. La limite principale vient de la méthode de notation utilisée dans le code book basée sur des valeurs positives pour l’exploration et des valeurs négatives pour l’exploitation mais qui ne reflète pas l’intensité de l’effet de chaque décision sur le développement de l’entreprise. En effet, il est impossible de juger de la qualité de chaque décision ou de ses conséquences, notamment dans un contexte d’incertitude, d’incohérence et d’information incomplète dans lequel Galactic a évolué tout au long de son existence. D’autres recherches longitudinales prenant en compte la dynamique temporelle devraient être menées. Par ailleurs, comme indiqué, la méthodologie de collecte de données longitudinales à partir de sources d’archives n’a pas permis d’intégrer l’ambidextrie contextuelle dans notre recherche; toutefois, il a été montré que les PME s’appuient fortement sur ce type d’ambidextrie (De Clercq et al., 2014) et qu’il est vraisemblable que, à l’instar du groupe SEB qui combine les trois types d’ambidextrie (Brion et al., 2008) et d’autres organisations étudiées (Fulconis et Kacioui-Maurin, 2013; Kacioui-Maurin, 2011), les PME commencent par utiliser ce type d’ambidextrie avant d’introduire, au fur et à mesure de leur croissance, les ambidextries de réseau et structurelle. De futures recherches pourraient être menées, notamment de nature quantitative, pour montrer l’impact respectif des différentes formes d’ambidextrie sur la performance et la longévité de l’entreprise.
Par ailleurs, la nature longitudinale de notre recherche introduit le temps dans le cadre de l’ambidextrie, aspect peu étudié dans la littérature en dépit de son caractère dynamique inhérent. Des travaux supplémentaires visant à préciser la manière dont les composantes de l’ambidextrie (intensités d’exploitation et d’exploration) et les diverses formes d’ambidextrie (en réseau ou structurelle) sont articulées dans différentes situations au fil du temps pourraient également compléter considérablement le corpus théorique de l’ambidextrie. Par ailleurs, de nouveaux travaux pourraient être menés dans la lignée de ceux de Grimand et al. (2014, 2018) sur l’ambidextrie comme mode de gestion des paradoxes[10].
De plus, nous avons déterminé l’effet positif des partenariats exploratoires et d’exploitation sur l’ambidextrie mais acquérir des connaissances externes ne suffit pas pour en tirer profit, il faut également les intégrer au sein de l’organisation ce qui constitue un autre défi potentiellement générateur de tensions qui pourrait faire l’objet de travaux supplémentaires. Enfin, les similitudes et divergences entre la théorie de March (1991) sur l’exploration et l’exploitation et celle de l’effectuation et de la causation chère à Sarasvathy (2001) pourraient donner lieu à des recherches plus approfondies.
Appendices
Annexe
Annexe méthodologique
Nous avons utilisé les questionnaires dans 20 recherches majeures sur l’ambidextrie afin de constituer notre code book selon la méthode de Gioia d’approche inductive systématique pour générer les concepts (Gioia et al., 2013). Nous vous donnons ci-après un aperçu de la manière dont nous avons généré notre grille de codage, qui nous a permis ensuite de coder l’ensemble des données secondaires à disposition. Nous avons adopté cette méthode afin de tenir compte de l’aspect dynamique. En effet, différentes méthodes ont été utilisées pour opérationnaliser l’ambidextrie organisationnelle mais aucune ne nous semblait appropriée pour capturer les différentes dimensions d’un construit de manière à permettre sa mesure sur les 25 ans d’histoire de notre unité d’analyse. La littérature sur l’ambidextrie reste en effet largement statique et s’appuie sur des études cross-sectionnelles, avec des indicateurs comme la performance financière (rentabilité, bénéfices, cash flows, retour sur investissement, etc.), la performance commerciale (ventes, croissance des ventes ou de la part de marché, etc.), ou l’innovation (brevets) comme variables dépendantes.
Afin de mesurer l’ambidextrie sur la durée des 25 années de manière fiable et comparable année après année, nous avons eu besoin d’identifier les composantes et de développer une méthode capable d’évaluer chacune de ces composantes. La méthodologie issue de la théorie enracinée de Gioia et al. (2013) nous a permis d’identifier les concepts de premier ordre dans les 20 recherches empiriques considérées comme majeures.
Après une deuxième phase de clustering, nous obtenons les dimensions agrégées suivantes :
La méthode d’analyse des données repose donc, de manière traditionnelle, sur l’identification de thèmes et de dimensions dans une première phase. Ensuite vient la question de la mesure du poids de chaque thème en transformant les valeurs nominales sur l’exploration et l’exploitation en valeurs numériques.
Les 410 actions managériales et décisions ont été évaluées dans Excel par rapport aux dimensions identifiées puis transférées sur Sphinx iQ2 afin de permettre une analyse plus approfondie avec des outils statistiques plus sophistiqués. Le codage consistait donc à transformer les valeurs nominales en valeurs numériques. Nous avons donc, de manière arbitraire, attribué la note de +1 à chaque thème lié à l’exploration, et de -1 pour l’exploitation (ou de 0 si aucune catégorie ne correspondait à l’action ou décision).
Ci-après un extrait de la grille de codage sur Excel pour exemple :
La figure ci-dessous montre la manière dont ont été codées les 7 dimensions et leurs thèmes :
La somme des scores positifs reflète l’intensité d’exploration, la valeur absolue de la somme des scores négatifs l’intensité d’exploitation. En conséquence, le score d’ambidextrie correspond à la somme des scores positifs et négatifs (de l’exploration et de l’exploitation).
L’opérationnalisation des intensités d’exploration et d’exploitation est donc réalisée.
Nous avons procédé de manière identique pour mesurer le score d’ambidextrie structurelle et d’ambidextrie de réseau. Ainsi, nous avons attribué la valeur +1 pour les décisions et actions impliquant seulement un département, et -1 pour celles impliquant deux départements ou plus (ambidextrie structurelle).
Pour l’ambidextrie de réseau, la littérature indique que la formation d’alliances ou partenariats peut être vue comme une forme d’exploitation ou d’exploration selon que l’alliance fournit des opportunités pour accéder à de nouvelles connaissances et de nouveaux marchés ou technologies (exploration) alors que les alliances d’exploitation peuvent être utilisées pour bénéficier de ressources complémentaires et pour améliorer les compétences existantes. Le score d’ambidextrie de réseau est donc défini comme la somme des notes attribuées aux thèmes « Ancien/nouveau partenaire », « Marché existant/nouveau », « alliance d’exploitation/d’exploration », thèmes qui étaient déjà présents dans notre grille de codage.
Nous avons procédé de manière identique pour l’effectuation (+1)/causation (-1) :
Notes biographiques
Jean-Christophe Bogaert a travaillé plus de 25 ans dans le domaine de la biotechnologie industrielle où il a occupé différentes fonctions de direction, notamment en production et en recherche et développement. Après 7 ans en Chine en tant que directeur général d’une joint-venture belgo-chinoise, il a été vice-président au niveau global pour Galactic S.A., une société de biotechnologie active commercialement dans plus de 65 pays. Il est à présent Directeur de la Stratégie dans une société holding belge, Cybelle S.A. Ingénieur biochimiste, il est aussi titulaire d’une maîtrise en sciences commerciales, d’une maîtrise en finance et d’un Doctorate in Business Administration du Business Science Institute (BSI) – IAE Lyon/Université Jean Moulin Lyon 3.
Caroline Mothe est professeur des Universités à l’Institut d’Administration des Entreprises (IAE Savoie Mont Blanc) de l’Université de Savoie où elle enseigne essentiellement en stratégie et en management de l’innovation. S’intéressant aux coopérations interfirmes et aux organisations innovantes, elle coordonne actuellement plusieurs projets de recherche sur les processus d’innovation intra et inter-organisationnels.
Notes
-
[*]
Jean-Christophe a quitté Galactic en mai 2019 pour créer sa propre entreprise de conseil (Arcarius Management) tout en assurant la direction stratégique d’une société holding, Cybelle S.A.
-
[1]
Une telle méthodologie n’a été possible ici que parce que l’un des auteurs est l’un des dirigeants de Galactic depuis plus de 20 ans avec, par conséquent, un accès privilégié aux données d’une part, une connaissance approfondie de la trajectoire et de l’évolution de l’entreprise et de son contexte d’autre part.
-
[2]
Moins de 250 personnes, CA annuel inférieur à 50 Mio ou total du bilan annuel inférieur à 43 Mio d’euros. Notons que le critère de taille, le plus largement utilisé, est relatif car il résulte d’autres éléments comme la productivité locale mais aussi de choix managériaux (e.g. le niveau d’automatisation, l’externalisation, etc.). Aux Etats-Unis, on parle de PME jusqu’à 500 employés.
-
[3]
Galactic est toujours une PME au sens de la définition américaine; elle est devenue une ETI (entreprise de taille intermédiaire) dans les années 2010 si l’on prend la définition européenne.
-
[4]
Nous remercions un évaluateur anonyme de nous avoir incités à rajouter cette description qui permet de raconter l’histoire de l’entreprise en lui donnant du sens.
-
[5]
La liste des documents est disponible sur demande. Les principaux documents utilisés sont les suivants : documents d’information des concurrents (342), Business notes, memos internes, présentations et rapports (294), réunions de management (185), rapports de conseils d’administration (108), les autres comprenant des articles de presse, accords de licences, matériel de conférences, demandes de subventions.
-
[6]
Toutes les analyses concernant le dynamisme et l’incertitude de l’environnement sont disponibles sur demande. Elles n’ont pas pu être insérées ici compte-tenu des contraintes de taille de l’article.
-
[7]
Rappelons que, compte tenu du type de données collectées (archives), il n’a pas été possible de tenir compte de l’ambidextrie contextuelle.
-
[8]
Nous remercions un évaluateur anonyme pour cette remarque.
-
[9]
Par « managers », nous entendons toutes les personnes en possibilité de décider des moyens humains, matériels et organisationnels nécessaires à l’atteinte des objectifs de l’entreprise (en ce compris garantir sa pérennité) et chargées des décisions liées à leur mise en oeuvre. Ceci inclus bien sûr les cadres dirigeants qui définissent la structure organisationnelle de l’entreprise mais aussi les managers opérationnels, plus près du coeur de l’action, qui contribuent par exemple grandement à la création de partenariats avec des entités externes; deux catégories de managers qui sont d’ailleurs bien souvent indissociables dans les PME
-
[10]
Nous remercions un évaluateur anonyme pour cette suggestion.
Bibliographie
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- Birkinshaw, Julian; Gibson, Cristina (2004). « Building ambidexterity into an organization », MIT Sloan Management Review, Vol. 45, N° 4, p. 47-55.
- Birkinshaw, Julian; Zimmermann, Alexander; Raisch, Sebastian (2016). « How Do Firms Adapt to Discontinuous Change ? », California Management Review, Vol. 58, N° 4, p. 36-59.
- Brion, Sébastien; Favre-Bonté, Véronique; Mothe, Caroline (2008). « Quelles formes d’ambidextrie pour combiner innovations d’exploitation et d’exploration ? », Management International, Vol. 12, N° 3, p. 29-44.
- Burns, Tom; Stalker, G.M (1961). The management of innovation, Londres, Tavistock Publications, 269 p.
- Cenamor, Javier; Parida, Vinit; Wincent, Joakim (2019). « How entrepreneurial SMEs compete through digital platforms : The roles of digital platform capability, network capability, and ambidexterity ». Journal of Business Research, Vol. 100, p. 196-206.
- Cohen, Wesley; Levinthal, Daniel (1990). « Absorptive capacity : a new perspective on learning and innovation », Administrative Science Quarterly, Vol. 35, N° 1, p. 128-152.
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Appendices
Biographical notes
Jean-Christophe Bogaert has worked for more than 25 years in the field of industrial biotechnology where he held various management positions, particularly in production and research and development. After 7 years in China as Managing Director of a Belgian-Chinese joint venture, he was Vice President at Global Level for Galactic S.A., a biotechnology company active commercially in more than 65 countries. He is currently Chief Strategy Officer in a Belgian holding company, Cybelle SA. Engineer in Biochemistry, he also holds a Master’s degree in Commercial Sciences, a Master’s degree in Finance and a Doctorate in Business Administration from the Business Science Institute (BSI) - IAE Lyon / Jean Moulin University Lyon 3.
Caroline Mothe is professor at the Institute of Administration of the University of Savoie (IAE Savoie Mont Blanc) where she mainly teaches strategy and innovation management. Interested in interfirm cooperation and innovative organizations, she currently coordinates several research projects on intra and inter-organizational innovation processes.
Appendices
Notas biograficas
Jean-Christophe Bogaert ha trabajado durante más de 25 años en el campo de la biotecnología industrial, donde ocupó diversos cargos directivos, particularmente en producción, investigación y desarrollo. Después de 7 años en China como Director Gerente de una empresa conjunta belga-china, fue Vicepresidente a nivel global de Galactic S.A., una compañía de biotecnología activa comercialmente en más de 65 países. Actualmente es Director de Estrategia en un holding belga, Cybelle SA. Ingeniero de Bioquímica, también posee una Maestría en Ciencias Comerciales, una Maestría en Finanzas y un Doctorado en Administración de Empresas por el Business Science Institute (BSI) - IAE Lyon / Universidad Jean Moulin Lyon 3.
Caroline Mothe es Profesora Catedrática en el Instituto de Administración de Empresas de la Universidad de Savoie (IAE Savoie Mont Blanc) donde enseña esencialmente la estrategia y el management de la innovación. Interesándose por las cooperaciones interempresas y por las organizaciones innovantes, coordina actualmente varios proyectos de investigación de los procesos de innovación intra e interorganizacionales.