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La performance sociétale de l’entreprise (PSE) est un concept étroitement apparenté à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Même s’il n’existe pas de définition précise et consensuelle de ce construit, la PSE peut être envisagée comme une traduction des principes de la RSE dans le management des entreprises sous une forme évaluable (Wood, 1991). Toutefois, si l’opérationnalisation de la PSE a pendant longtemps fait l’objet de vives controverses (Clarkson, 1995 et Wood, 2010), la majorité des études empiriques proposent aujourd’hui de mesurer ce construit en recourant à des proxys formés d’indicateurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) produits par des organismes d’analyse sociétale (Chen et Delmas, 2011). Ces proxys remplissent une fonction informationnelle majeure puisqu’ils permettent aux investisseurs et autres parties prenantes de s’assurer de la réalité des engagements proclamés par les entreprises en matière sociétale.

Plusieurs recherches ont mobilisé cette approche ESG dans une logique comparative, afin de tenter de mettre en évidence des spécificités locales en matière de PSE, nourrissant ainsi un débat sur l’universalité ou la contingence de ce concept. Dans un article fondateur consacré aux différences conceptuelles en matière de RSE, Matten et Moon (2008) distinguent la RSE implicite (propre aux pays d’Europe continentale et aux économies coordonnées) et la RSE explicite ou formalisée (caractéristique des Etats-Unis et des économies libérales de marché). La plupart des chercheurs se référant à ces travaux insistent sur les particularismes institutionnels qui conduisent à l’émergence de modèles nationaux en matière de RSE et, partant, à une acceptation différenciée de la performance sociétale (Chapple et Moon, 2005; Chatterjee et Pearson, 2003; Dhanesh, 2015). Pourtant, ce point de vue peut être discuté, en considérant que des forces contraires agissent en faveur d’une uniformisation des pratiques sociétales et notamment en matière de gouvernance des entreprises (Hirigoyen et Poulain – Rehm, 2017). En adoptant un cadre néo-institutionnel, on peut relever une tendance à l’isomorphisme au niveau transnational en matière de performance sociétale, matérialisée par le déploiement de normes et de référentiels internationaux en matière de reporting sociétal, qui véhiculent l’idée d’une performance sociétale « objective » et universelle transmise à travers un langage propre à la RSE « explicite » (ex : Global reporting Initiative, principes directeurs de l’OCDE, recommandations de la task force du G20 sur le reporting climatique). Ces cadres référentiels seraient selon Djelic et Etchanchu (2015) le produit d’une évolution historique reflétant la prégnance d’une vision néo-libérale des relations entre entreprise et société. Les groupes multinationaux qui adoptent ces référentiels exportent les exigences sociétales vers leurs sous-traitants (Hah et Freeman, 2014), et participent ainsi à une diffusion d’un modèle universaliste de la PSE. À l’opposé, Amaeshi et Amao (2009) soutiennent que l’approche « managérialiste » et universaliste se heurte à des caractéristiques locales conduisant à des systèmes spécifiques, comme par exemple le « capitalisme autoritaire » prévalant actuellement en Chine (Hofman et al., 2017).

La question du déploiement de la RSE et de son évaluation à l’échelle internationale apparait selon nous comme un cas particulier de la question générale de la convergence des systèmes capitalistes vers des modes unifiés de gestion des entreprises correspondant au modèle libéral anglo-saxon dans un contexte de mondialisation et de globalisation financière (Amable, 2009; Scruggs, 2006). Le présent article s’inscrit dans le cadre de ce débat sur le caractère global ou local de la performance sociétale. Il emprunte tant dans ses objectifs que dans sa méthodologie aux travaux de Jackson et Apostolakou (2010) et de Igalens, Déjean et El Akremi (2008), que nous proposons d’étendre à un nombre plus important de pays (46 pays). En mobilisant les critères ESG de la fondation britannique EIRIS, notre démarche a pour ambition de contribuer à un élargissement et à une confrontation des résultats issus des bases de données fournies par les principales agences d’évaluation sociétale.

En nous inspirant d’une part des typologies de Hall et Soskice (2001) et d’Amable (2005), et en nous référant d’autre part à un cadre théorique articulant le champ politique de la RSE (Frynas et Stephens, 2015) et l’analyse institutionnelle comparée (Crouch, 2005; Deeg et Jackson, 2007; Doh et Guay 2006), notre article cherche précisément à répondre à la question de recherche suivante : l’hypothèse de convergence des pratiques et des référentiels en matière de RSE conduit-telle aujourd’hui à une uniformisation des performances sociétales au niveau international, ou au contraire, la prégnance des systèmes institutionnels nationaux (modèles de capitalismes) favorise-t-elle le maintien d’une spécificité forte en matière de PSE au sein de chaque modèle ?

Notre article est structuré autour de trois parties principales : la première est consacrée à la présentation de notre cadre théorique et de nos hypothèses de recherche; la seconde développe les aspects méthodologiques de la recherche, et la dernière analyse et discute les résultats obtenus.

Cadre théorique et hypothèses de recherche

Selon Boncori (2015), le déploiement de normes et de référentiels internationaux en matière de reporting sociétal a conduit à une « américanisation » des systèmes de management et de gouvernance avec un impact sur la PSE. On assisterait ainsi à une convergence « imposée par le haut », c’est-à-dire fondée sur la diffusion de pratiques universalistes initiée par les multinationales. Cette vision, considérée comme simplificatrice, a été critiquée par Bergsteiner et Avery (2012) en raison de la persistance de particularismes nationaux en matière de RSE. En adoptant un cadre théorique articulant le champ politique de la RSE (Mäkinen et Kourula, 2012; Rodriguez, Siegel, Hillman et Eden, 2006; Scherer et Palazzo, 2007; 2011) et l’analyse institutionnelle comparée (Doh et Guay, 2006; Aguilera et al., 2007; Campbell, 2007; Matten et Moon, 2008), nous nous proposons dans ce qui suit d’étudier les mécanismes à l’oeuvre susceptibles d’encourager ou de contrarier la convergence des pratiques sociétales dans un contexte international.

La RSE politique : vers un changement de paradigme ?

Si la théorie des parties prenantes s’est pendant longtemps imposée comme cadre cognitif de référence dans le domaine de l’évaluation de la PSE (Carroll, 1979; Clarkson, 1995; Freeman et al., 2007), les théories néo institutionnelles offrent aujourd’hui un cadre d’analyse à l’échelle méso et macro-économique propice à l’étude des comportements socialement responsables des entreprises (Campbell 2007; Matten et Moon 2008). Selon ce cadre, les entreprises sont soumises à des règles et des exigences socio-culturelles (législation, normes, attentes des parties prenantes, etc.) auxquelles elles sont incitées à se conformer afin de recevoir en échange soutien et légitimité (DiMaggio et Powell, 1991; Meyer et Rowan, 1977).

L’adoption de pratiques sociétales similaires dans un système économique donné peut alors s’expliquer par des mécanismes d’isomorphisme de nature coercitive (évolution du cadre réglementaire et juridique), normative (développement de chartes, de normes, de labels, …) et mimétique (initiatives d’entreprises conduisant leurs concurrents ou partenaires à s’engager dans la même voie). Dès que l’on quitte la sphère nationale, ces mécanismes continuent à fonctionner mais de manière différenciée pour tenir compte des divergences institutionnelles, juridiques, culturelles et politiques économique caractérisant chaque système économique. Il est donc légitime de penser que les pressions exercées sur les organisations puissent obéir à une logique de convergence relative qui tiendrait compte des pressions spécifiques exercées par chaque système économique d’appartenance (Levy et Kolk, 2002). À cet égard, on peut distinguer des pressions « locales » s’exerçant au niveau individuel (activisme des salariés) ou organisationnel (parties prenantes de proximité) et des pressions « globales » s’exerçant à l’échelle sectorielle, nationale ou transnationale. Ces dernières peuvent être véhiculées par des contraintes règlementaires ou par les médias (Greening et Gray, 1994), des organisations non gouvernementales (Doh et Guay, 2006), voire même des États (Brohier Meuter et d’Humières, 2011). Cependant, les différences de performances observées dans les modèles de capitalisme ne peuvent s’expliquer uniquement par la volonté plus ou moins affirmée des entreprises de réagir aux pressions institutionnelles différenciées caractérisant leurs systèmes économiques d’appartenance. Cette perception qui attribue aux entreprises un rôle passif peut masquer les démarches proactives qui visent à participer aux processus de décision politiques, d’où la nécessité d’assurer un meilleur ancrage des arguments néo institutionnels dans les débats qui animent le champ politique de la RSE. En effet, les pressions exercées par les États peuvent conduire à l’adoption de pratiques socialement responsables combinant à la fois des obligations contraignantes et des démarches volontaires (Rubinstein, 2006). La RSE devient ainsi une politique d’entreprise visant soit à se prémunir contre une intervention publique jugée trop contraignante (Bory et Lochard, 2008), soit à accomplir des objectifs d’intérêt public en contrepartie d’avantages justifiés, soumis à des obligations de reporting.

Ce passage de la RSE outil de gestion à la RSE outil de régulation marque un changement de paradigme. La finalité de la RSE n’est plus simplement de répondre aux exigences de clients ou de bailleurs de fonds internationaux, mais bien de contribuer à des objectifs publics nationaux.

La RSE politique peut ainsi recouvrir une large gamme de nuances allant de pratiques sociétales volontaristes visant à modifier la réglementation gouvernementale (Aguilera et Cuervo-Cazurra, 2004, Bartley, 2007; Slager, Gond et Moon, 2012), à des pratiques RSE cherchant à assurer une meilleure intégration des entreprises au sein de la société (Child et Tsai, 2005; den Hond, Rehbein, Bakker et Lankveld; 2014). Il faut toutefois noter que la nature des pressions institutionnelles diffère selon les pays, incitant les entreprises à adopter un comportement sociétal ad hoc qui confère à la PSE un caractère différencié selon les modèles de capitalisme considérés. Les études comparatives, qui étendent la perspective néo-institutionnelle au-delà des limites des secteurs économiques jusqu’aux pays ou groupes de pays ont permis la mise en évidence de différents « modèles économiques » nationaux (Crouch, 2005; Hall et Soskice, 2001). Cette analyse institutionnelle comparative nous apparaît comme un enrichissement des théories néo-institutionnelles, qui ne permettent pas toujours d’identifier de manière explicite la nature des déterminants institutionnels susceptibles d’expliquer les comportements sociétaux des entreprises, notamment lorsque ces dernières évoluent dans des contextes économiques et socio-culturels très diversifiés.

Les perspectives offertes par l’analyse institutionnelle comparée 

Les travaux issus de l’analyse institutionnelle comparée (Crouch, 2005; Deeg et Jackson, 2007; Whitley, 1999) suggèrent que les contextes institutionnels diffèrent selon les pays et autorisent la coexistence de systèmes économiques se caractérisant par des processus d’apprentissage, d’imitation et d’expérimentation des organisations très divers. Afin de mieux apprécier cette hétérogénéité, plusieurs typologies ont été proposées (Tableau 1).

Alors que les classifications de La Porta et al. (1998, 2000) et de Brown et Higgins (2001) privilégient des critères d’inspiration juridique et comptable, Allen et Gale (2001) retiennent une classification fondée sur le mode de financement de l’économie. Ils distinguent le système orienté marché privilégiant le modèle de pleine concurrence (en vigueur aux États-Unis et au Royaume-Uni) et le système orienté banque, associant davantage les banques et les représentants du monde du travail au gouvernement d’entreprise (en vigueur en Allemagne et au Japon).

Parallèlement aux typologies précitées, deux grandes approches alternatives semblent s’imposer dans la littérature académique traitant de la PSE : La première, d’inspiration néo institutionnaliste, a été proposée par Hall et Soskice (2001) et la deuxième, d’inspiration régulationniste, a été portée par Amable (2003 et 2005). Hall et Soskice (2001) proposent une typologie prenant appui sur la nature des mécanismes de coordination. Ils distinguent deux modèles : le modèle d’économie libérale de marché fondé sur les forces concurrentielles du marché et le modèle d’économie coordonnée de marché plutôt centré sur les réseaux et les relations entre les acteurs.

Amable (2005) suggère quant à lui une typologie fondée sur cinq critères économiques et sociaux : les marchés de produits et de services, le marché du travail, le système financier, la protection sociale et l’éducation. Cette typologie conduit à distinguer cinq modèles de capitalisme (libéral de marché, social-démocrate, européen continental, méditerranéen et asiatique) dont les caractéristiques sont résumées dans le tableau 2.

Tableau 1

Typologies de modèles de capitalisme

Typologies de modèles de capitalisme

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Tableau 2

Les caractéristiques des modèles de capitalisme au sens de Amable (2005)

Les caractéristiques des modèles de capitalisme au sens de Amable (2005)
Source : Amable (2005)

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Considérée comme robuste par Orlitzky et al. (2015), la classification de Amable (2005) a fait l’objet de plusieurs validations empiriques (Jackson et Deeg, 2008; Morgan, 2007; Tempel et Walgenbach, 2007).

Elle repose, par ailleurs, sur des caractéristiques variées, permettant de mieux appréhender la PSE ainsi que les différentes dimensions de ce construit (Igalens et al., 2008).

Sur la base de cette typologie, Igalens et al. (2008) ont montré que la PSE présentait un caractère différencié lié à l’appartenance des entreprises à un système économique et social spécifique. Leur étude a porté sur les performances environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) d’entreprises européennes sur une période de deux ans (entre janvier 2004 et décembre 2005). Les critères ESG utilisés sont issus de la base de données Vigéo et ont été classés en 6 domaines (Cf. Tableau 3).

Le tableau 4 récapitule le score attribué à chaque dimension de la PSE pour chaque modèle de capitalisme.

La question d’une éventuelle supériorité d’un modèle de capitalisme par rapport aux autres en ce qui concerne la PSE reste un sujet débattu.

Plusieurs études semblent accréditer l’idée d’une supériorité du modèle continental européen (Hill et al., 2007; Maignan et Ferrell 2003). En s’intéressant au cas particulier de l’Europe de l’Ouest, Jackson et Apostolakou (2010) ont toutefois mis en évidence des résultats plus contrastés. Ils ont montré que les entreprises issues du modèle de capitalisme libéral surperformeraient les autres tant sur la PSE prise dans sa globalité que sur ses dimensions environnementale et sociale. En revanche, aucune différence significative n’a été observée sur la dimension économique de la PSE des deux modèles étudiés.

En ce qui concerne la dimension sociale (relations au travail, développement du capital humain, gestion des relations avec les parties prenantes, actions philanthropiques et citoyennes), les pays anglo-saxons surperforment les pays d’Europe centrale et latins qui occupent le second rang, suivis des pays nordiques qui occupent le dernier rang. Sur le plan environnemental, les pays anglo-saxons se placent toujours en tête de liste, distancés par les pays d’Europe Centrale puis des pays Nordiques et latins.

En analysant les critères ESG de la base Innovest au cours de la période 2003-2008, Ho, Wang et Vitell (2012) concluent que les firmes multinationales européennes surperforment celles issues des autres régions explorées et notamment sur les volets environnement, social, comportement sur les marchés et gouvernance.

Les résultats des études précitées, qui couvrent des périodes successives, présentent des disparités importantes, qui peuvent s’expliquer par des choix d’ordre méthodologique liés à la nature de l’information collectée, à la période couverte par l’étude, à l’hétérogénéité des échantillons mobilisés et au choix des méthodes de traitement des données.

Ce constat nous encourage à mener des investigations complémentaires en élargissant les travaux précédents à d’autres pays représentatifs des modèles de capitalisme et en considérant une période d’analyse plus récente afin de tenir compte des mutations profondes ayant affecté l’environnement économique et institutionnel international, notamment les entreprises des économies de marché coordonnées.

En effet, les modèles de capitalisme ont connu au cours des dernières décennies des transformations substantielles dans des domaines importants tels que le système financier, la concurrence sur le marché des biens, les systèmes éducatifs ou encore la relation d’emploi qui ont conduit les économies de marché coordonnées à adopter progressivement une part importante de mécanismes de marché (Amable, 2009, p. 59; Demmou et Gatti, 2007). Scruggs (2006) remarque par exemple une évolution de la relation d’emploi vers un modèle plus proche du modèle néolibéral. Cela nous amène à formuler notre première hypothèse :

H1. Sur le volet ressources humaines, les performances enregistrées par les économies de marché libérales et coordonnées ne diffèrent pas.

Un autre domaine dans lequel la convergence vers le modèle néolibérale a été débattue est celui des systèmes financiers (Allen et Gale, 2001, Amable et Paillard, 2002, Adungo, 2012). La financiarisation de l’économie a favorisé l’émergence d’une culture managériale fondée sur la création de valeur actionnariale (Hansmann et Kraakman, 2001). Le renforcement des mécanismes de contrôle, l’adoption des bonnes pratiques de gouvernance et la mise en place de rémunérations incitatives pour la direction comme les stock-options a fortement contribué à ce phénomène de convergence pour la plupart des pays d’Europe Continentale (Shinn, 2001) et dans une moindre mesure pour les pays du modèle social-démocrate (Caby, 2003). À cet égard, Hyrigoyen et Poulain – Rehm (2017) soulignent que des différences peuvent persister entre systèmes de gouvernance, sans que l’on puisse affirmer la supériorité d’un système par rapport aux autres. Cela nous conduit à formuler notre deuxième hypothèse :

H2. Sur le volet gouvernance, les performances enregistrées par les économies de marché libérales et coordonnées ne diffèrent pas.

Tableau 3

Domaines et critères ESG de la base Vigéo (adapté de Igalens et al., 2008)

Domaines et critères ESG de la base Vigéo (adapté de Igalens et al., 2008)

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Tableau 4

Scores ESG par modèle de capitalisme (d’après Igalens et al. 2008)

Scores ESG par modèle de capitalisme (d’après Igalens et al. 2008)

(+) : Forte importance, (=) : Importance modérée, (-) : Faible importance

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La concurrence sur le marché des biens et services est un autre domaine dans lequel les spécificités des modèles nationaux de capitalisme ont été documentées (Amable, 2009, p. 60).

Dans le capitalisme libéral de marché, la concurrence joue un rôle central car elle rend les firmes plus sensibles aux chocs économiques. Le maintien de la profitabilité passe donc par plus de flexibilité et l’État reste neutre sur les conditions des échanges des produits et services. La protection des clients repose sur leur capacité d’auto-organisation et aucune protection ou défense des intérêts des fournisseurs n’est engagée.

Dans le modèle social-démocrate, les exigences de flexibilité sont satisfaites à l’aide de mécanismes autres que la régulation marchande (Igalens et al., 2008, p. 145). On observe au contraire un fort engagement de l’État sur les marchés de produits et un haut degré de coordination. La protection des intérêts des clients peut être prise en charge directement par des structures publiques ou indirectement par des groupements de défense des consommateurs ou des organisations professionnelles.

Le modèle européen continental est par certains points proches du modèle social-démocrate (Amable, 2009, p. 58). L’existence d’un système financier centralisé facilite en effet l’élaboration de stratégies à long terme pour les entreprises et l’instauration de mécanismes de coordination sur les marchés de biens et services. Nous proposons donc l’hypothèse suivante :

H3. Sur le volet comportement sur les marchés, le niveau de performance relative sera élevé pour le modèle social-démocrate, intermédiaire pour le modèle européen continental, et modéré pour le modèle libéral de marché.

En ce qui concerne le volet environnemental, les études précédentes semblent confirmer la supériorité de la performance du modèle libéral de marché par rapport aux modèles européen continental et social-démocrate.

Même si traditionnellement, les pays nordiques sont réputés avoir une sensibilité environnementale (Magnin, 2013), les pressions exercés par les marchés financiers imposent aux entreprises relevant du capitalisme libéral de marché de mieux gérer leur exposition au risque environnemental en raison d’un contexte règlementaire de plus en plus contraignant, mais aussi dans le but de se prémunir des sanctions commerciales et boursières que pourraient leur infliger la société civile et les marchés financiers. En revanche, le modèle continental semble moins sensibilisé par rapport à la prise en compte des facteurs écologiques. Cela nous amène à l’hypothèse suivante :

H4. Sur le volet environnemental, le niveau de performance relative sera élevé pour le modèle libéral de marché, intermédiaire pour le modèle social-démocrate, et modéré pour le modèle européen continental.

Pour ce qui est de l’engagement des entreprises envers la société civile et les communautés locales, et plus généralement de la dimension sociétale de la PSE, le capitalisme fondé sur le marché a souvent été considéré comme le plus performant. Selon Igalens et al. (2008), l’engagement sociétal peut aussi bien recouvrir des actions menées par l’entreprise dans l’intérêt des populations et des territoires sur lesquels elle est engagée que des actions philanthropiques ou de volontariat. Même si le capitalisme libéral a toujours placé la création de valeur actionnariale au centre de ses préoccupations économiques en raison des exigences de rentabilité imposées par les marchés financiers, la tradition philanthropique du capitalisme protestant qui a beaucoup inspiré les premiers discours sur la RSE au cours de la première moitié du XXe siècle a largement contribué à l’idée qu’il était du devoir de tout un chacun de redistribuer le surplus de richesse dont il bénéficiait en vue de préserver l’intérêt public et le bien-être de la communauté (Heal, 1970; Acquier et al., 2005). Il est donc légitime de penser que le capitalisme libéral de marché puisse témoigner d’un engagement sociétal plus marqué du fait de l’importance des actions philanthropiques caractérisant les pays issus de ce modèle. En ce qui concerne les autres modèles de capitalisme, le modèle européen continental qui regroupe d’ex-empires coloniaux (Allemagne, Belgique et France notamment) devrait être mieux placé que le modèle social-démocrate en raison de leurs engagements vis-à-vis des territoires et des populations de certains pays en développement avec lesquelles ils entretiennent des relations économiques privilégiées. Nous proposons donc l’hypothèse suivante :

H5. Sur le volet sociétal, le niveau de performance relative sera élevé pour le modèle libéral de marché, intermédiaire pour le modèle européen continental et faible pour le modèle sociale-démocrate.

Méthodologie de la recherche

Présentation de la base EIRIS

EIRIS est un organisme indépendant à but non lucratif[1] dont la mission est d’évaluer la performance sociétale des entreprises et de promouvoir l’investissement socialement responsable (ISR). La base de données mise à la disposition de ses adhérents couvre environ 3000 entreprises réparties en 39 secteurs d’activité et 46 pays à travers le monde (Afrique, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Asie, Europe, Océanie).

La base EIRIS sur laquelle se fonde notre étude est organisée en 5 domaines ESG déclinés en 73 critères évalués par 272 questions d’ordre qualitatif. Les réponses collectées se présentent sous forme de variables nominales et ordinales assorties de 2 à 5 modalités. L’annexe A donne pour chaque domaine ESG un exemple des critères examinés par EIRIS.

Comparée aux données issues de la base Vigéo mobilisée par Igalens et al. (2008), les données recueillies couvrent un nombre plus important de pays garantissant ainsi une meilleure représentativité des modèles de capitalisme libéral de marché, continental européen et social – démocrate.

Recueil et opérationnalisation des données

La base que nous avons mobilisée comporte 2851 entreprises réparties en 39 secteurs d’activité et 46 pays couvrant plusieurs zones géographiques (Amérique, Afrique, Asie, Europe, Océanie). Nous n’avons retenu que les pays correspondant aux modèles de capitalisme envisagés dans nos hypothèses (soit 1736 entreprises).

Afin de faciliter les comparaisons avec les études antérieures, les données ont subi plusieurs retraitements :

  • Sur les 272 questions relatives aux 73 critères ESG, nous n’avons retenu que les questions ayant obtenu un nombre de réponses supérieur à 100 afin de garantir un niveau de significativité satisfaisant à nos résultats.

  • Ce premier tri nous a conduits à réduire le nombre de critères ESG à 59 que nous avons regroupés en 5 domaines ESG : Environnement (17 critères), Gouvernance (18 critères), ressources humaines (6 critères portant sur les politiques salariales et de diversité), comportement sur les marchés (6 critères examinant les relations clients, fournisseurs et sous-traitants), sociétal (12 critères traitant des engagements envers les communautés et des droits de l’Homme). L’annexe B récapitule les questions et le nombre de réponses obtenues pour chaque critère ESG.

  • Les réponses aux 59 critères ont été recodées sur des échelles de 0 ou 1 pour les variables nominales et de 0 à 5 pour les variables ordinales.

  • Les notes attribuées à chaque critère ont été centrées et réduites pour tenir compte des différences d’amplitudes des échelles de notations.

  • Pour chaque domaine ESG, nous avons déterminé un score moyen égal à la moyenne arithmétique simple des notes; ce score a été converti sur une échelle à 100 points par interpolation linéaire.

À l’instar de Hall et Soskice (2001), nous considérons que parmi les grandes nations de l’OCDE, six peuvent être classées dans les économies de marché libérales (Australie, Canada, Irlande, Nouvelle Zélande, Royaume Uni, USA) et onze autres répondent aux critères des économies de marché coordonnées[2] (Allemagne, Autriche, Danemark, Finlande, France, Belgique, Luxembourg, Norvège, Suisse, Pays-Bas, Suède). Pour ce dernier groupe, une typologie plus fine fondée sur les travaux de Amable (2005) nous permet de distinguer les pays relevant du capitalisme européen continental (Allemagne, Autriche, France, Belgique, Luxembourg, Norvège, Suisse, Pays-Bas) et social-démocrate (Danemark, Finlande, Suède).

Ce découpage nous permet non seulement d’établir une base de comparaison commune avec les modèles de capitalisme retenus par Igalens et al. (2008), mais aussi d’élargir leurs travaux à un nombre de pays plus représentatifs des modèles de capitalisme considérés.

Traitement des données

Les données disponibles dans la base Eiris ne sont pas homogènes selon les pays et les secteurs. Les échantillons d’entreprises par pays sont très inégaux (le nombre d’entreprises retenues est respectivement de 83 pour le modèle social-démocrate, 318 pour le modèle européen continental et 1335 pour le modèle libéral de marché). De même, le poids des différents secteurs industriels varie, ce qui reflète la structure des différents systèmes productifs nationaux. Or, il a été démontré que la diffusion des pratiques de RSE et les performances ESG étaient significativement influencées par l’appartenance sectorielle (Mc Williams et Siegel 2000; Hartmann, 2011) : le « risque ESG » diffère de manière structurelle selon les secteurs (Waddock et Graves, 1997). Étant donné que l’objectif de notre analyse est la comparaison entre des « idéaux-types » correspondant à des modèles de capitalisme, nous avons choisi de neutraliser l’effet des déséquilibres entre nombre d’entreprises et l’effet des différences entre les secteurs en procédant à un redressement de l’échantillon. Des pondérations ont été appliquées afin de donner un poids équivalent à chaque modèle de capitalisme et à chaque secteur. L’échantillon obtenu égalise artificiellement les conditions démographiques et sectorielles dans le calcul des scores ESG, ce qui permet de focaliser l’analyse sur ces seules variables, toutes choses égales par ailleurs.

Pour le test des hypothèses, les comparaisons entre groupes ont été réalisées en recourant à des tests paramétriques, après avoir vérifié que les distributions des scores sur les variables ESG étaient approximativement normales. Nous avons procédé à des t-tests de différences de moyenne et à des ANOVA (en utilisant la correction de Welch pour tenir compte de l’hétérogénéité des variances entre groupes), suivies de tests post-hoc (test de comparaison par paires de Games-Howell). Lors de différences de moyennes entre groupes, nous avons également évalué l’ampleur de ces différences en utilisant un indicateur standardisé de taille d’effet : le coefficient d de Cohen (Cohen, 1988).

Analyse des résultats et discussion

Statistiques de groupe et résultats des tests bivariés

Les statistiques de groupe nous indiquent que les scores obtenus par les pays coordonnés sont systématiquement plus élevés que les scores des pays libéraux (tableau 5).

Les tests bilatéraux de différences de moyennes entre le groupe des pays libéraux et le groupe des pays coordonnés regroupant le modèle continental et social-démocrate (tableau 6) indiquent que les modèles de capitalisme libéral et coordonné se distinguent au seuil de 1 % sur les volets ressources humaines et gouvernance.

Tableau 5

Statistiques descriptives (scores pondérés)

Statistiques descriptives (scores pondérés)

ENV (Environnement); GOV (Gouvernance); CM (Comportement sur les marchés); RH (Ressources humaines); SOC (Sociétal), ESG (ensemble des critères)

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Tableau 6

Tests de différence de moyennes sur les variables ESG (scores pondérés)

Tests de différence de moyennes sur les variables ESG (scores pondérés)

GOV (Gouvernance); RH (Ressources humaines) 

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Si l’on se réfère aux seuils habituels proposés par Cohen (1998) pour évaluer l’ampleur de ces différences, on remarque que celles-ci, bien que statistiquement significatives, demeurent d’une ampleur très faible pour le volet gouvernance (d = 0.07); elles sont par contre élevées pour les questions relatives à la gestion des ressources humaines (d = 0.89).

En nous inspirant de la typologie d’Amable qui distingue les modèles de capitalisme libéral, social-démocrate et européen continental, il est possible de réaliser une analyse comparative plus fine sur l’ensemble des critères ESG. Les tableaux 6 et 7 présentent les résultats d’une ANOVA et des tests post-hoc bilatéraux (tests de Games-Howell adaptés aux groupes de variance non homogène).

Tableau 7

Tests de différences de moyennes intergroupes

Tests de différences de moyennes intergroupes

*F de Welch avec correction pour hétérogénéité des variances

ENV (Environnement); GOV (Gouvernance); CM (Comportement sur les marchés); RH (Ressources humaines); SOC (Sociétal), ESG (ensemble des critères)

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Les résultats confirment l’existence des différences intergroupes pour toutes les variables ESG. Les résultats des tests bilatéraux de différences de moyennes sont significatifs au seuil de 1 % pour l’ensemble des domaines ESG et pour chaque paire examinée à l’exception des scores attribués :

  • aux volets sociétal et comportements sur les marchés des modèles de capitalisme continental et social-démocrate,

  • au volet sociétal des modèles de capitalisme libéral et continental européen,

  • au volet gouvernance pour les modèles de capitalisme libéral et continental.

Le tableau 9 récapitule les scores moyens attribués à chaque critère ESG ainsi que l’importance accordée par les modèles de capitalisme aux critères étudiés.

Discussion

Nous nous proposons à présent de discuter nos résultats selon deux axes : Le premier axe concerne les hypothèses H1 et H2 relatives à la convergence des indicateurs de performances sociale et de gouvernance des modèles de capitalisme selon la typologie de Hall et Soskice (économie de marché libérale vs économie de marché coordonnée). Le second axe élargit notre discussion aux hypothèses H3, H4 et H5 et propose une analyse comparative des performances ESG des modèles de capitalisme au sens d’Amable.

Tableau 8

Tests post-hoc de différences de moyennes (Games Howell)

Tests post-hoc de différences de moyennes (Games Howell)

** p < 0,01, ns : p > 0,1

ENV (Environnement); GOV (Gouvernance); CM (Comportement sur les marchés); RH (Ressources humaines); SOC (Sociétal)

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Les économies de marché libérales et coordonnées : vers une convergence des indicateurs de performances sociale et de gouvernance ?

Les résultats des tests bivariés réfutent l’hypothèse H1 selon laquelle on observerait une homogénéisation des pratiques sociétales en matière de gestion des ressources humaines, corroborant ainsi les résultats obtenus par Igalens et al. (2008) avant la crise économique de 2008.

Ce constat peut s’expliquer par le fait que, sur les marchés des produits, le maintien de la profitabilité dans un contexte de forte concurrence impose très souvent aux entreprises du capitalisme libéral des licenciements permettant aux firmes de s’adapter rapidement à un environnement économique changeant. Dans le modèle de capitalisme social-démocrate, les exigences de flexibilité de l’emploi sont plutôt satisfaites par des mécanismes de régulation prévoyant un « mélange de protection légale modéré de l’emploi et un haut niveau de protection sociale » (Amable, 2009). Ce niveau de protection agit comme une pression institutionnelle en faveur de la valorisation de la relation de l’emploi, de la formation des employés et de la pérennisation d’un système de négociations salariales coordonné conduisant à de faibles inégalités de revenu. Le modèle de capitalisme européen continental se caractérise, quant à lui, par une protection de l’emploi plus forte, une protection sociale moins développée, un système financier plus centralisé, des négociations salariales coordonnées et une politique salariale fondée sur la solidarité mais à un degré moindre que dans les pays nordiques (Hassel, 2016).

Cependant, s’il est vrai que les pays issus des économies de marché coordonnées partagent des caractéristiques communes sur le plan social, ces dernières ne convergent pas vers les standards observés dans les économies de marché libérales et vont à l’encontre des conjectures faites qui prévoyaient, avant la crise financière de 2008, une convergence de tous les systèmes vers un modèle unique de capitalisme mondialisé.

En revanche, la convergence des performances enregistrées en matière de gouvernance d’entreprise semble mitigée et les résultats obtenus ne valident que partiellement l’hypothèse H2. En effet, si la différence de 3 points est statistiquement significative, le d de Cohen (0.07) permet de montrer que cette différence n’est pas substantiellement importante. Ce constat infirme les résultats obtenus par Igalens et al., (2008), mais conforte les travaux de Palepu, Khanna et Kogan (2002) et de Franks, Mayer et Rossi (2002) selon lesquels, la mondialisation des marchés financiers, l’évolution de la structure de l’actionnariat et l’activisme des investisseurs institutionnels aux Etats-Unis et en Europe ont fortement contribué à l’adoption de règles de « bonnes » pratiques supposées universelles et la promotion d’un système de gouvernance financière (Hansmann et Kraakman, 2001; Khanna et Palepu, 2004; Solomon, 2007). Cette convergence apparente vers un modèle de gouvernance actionnariale a été largement facilitée par la financiarisation croissante des pays à économie de marché coordonnée, et notamment en Europe continentale, mais dans un degré moindre dans les pays Nordiques[3].

Tableau 9

Scores moyens et importance accordée par les modèles de capitalisme aux critères ESG

Scores moyens et importance accordée par les modèles de capitalisme aux critères ESG

(++) : Forte importance, (+) : Importance modérée, (-) : Faible importance

ENV (Environnement); GOV (Gouvernance); CM (Comportement sur les marchés); RH (Ressources humaines); SOC (Sociétal), ESG (ensemble des critères)

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Analyse comparative des performances ESG des modèles de capitalisme au sens d’Amable

En ce qui concerne le volet gestion des ressources humaines, le niveau de performance est élevé pour les entreprises relevant du modèle européen continental, modéré pour les entreprises du modèle social-démocrate, et faible pour les entreprises du modèle libéral de marché. Nos résultats vont à l’encontre de ceux de Jackson et Apostolakou (2010) mais confortent ceux obtenus par Igalens et al. (2008). Les disparités constatées dans les niveaux de performance caractérisant chaque modèle de capitalisme peuvent trouver leur justification aussi bien dans le niveau de protection sociale que dans la structure des marchés du travail (Eurofound, 2017). En effet, la plupart des pays d’Europe continentale sont restés attachés à un système de protection sociale généreux et à certains éléments spécifiques de leur modèle social. Dans le modèle social-démocrate, l’importance de la concurrence sur le marché des biens implique une certaine flexibilité sur le marché du travail et un risque pour les salariés qui se traduit par une protection modérée de l’emploi conjuguée à une forte demande de protection sociale et d’accès à la formation continue en l’absence de marchés financiers suffisamment sophistiqués. Depuis la crise économique de 2008, des mesures qualifiées de libérales ont été prises dans les pays scandinaves (Dolvik, 2016; Jochem,2011). En Suède par exemple, la générosité du système a été remise en cause avec la fin des subventions à l’emploi ou au logement. Les dépenses de santé ont été revues à la baisse, et des conditions plus strictes ont encadré l’accès aux allocations de retour à l’emploi. Les pays anglo-saxons ont, pour leur part, opté pour un État-providence plus « résiduel », des taux d’imposition réduits, des marchés du travail plus flexibles, et de fortes incitations à la recherche de travail. Il en résulte une faible protection de l’emploi, une politique de l’emploi privilégiant une flexibilité externe, un recours au travail temporaire, aux licenciements et aux embauches faciles.

Pour le volet gouvernance, la convergence apparente mise en évidence précédemment ne semble avérée que pour les modèles de capitalisme continental et libéral qui affichent des niveaux de performance très proches. En revanche, le modèle social-démocrate se distingue par un score nettement plus élevé, ce qui remet en question la convergence. Ces résultats confirment ceux obtenus par Jackson et Apostolakou (2010) mais vont à l’encontre de la hiérarchisation mise en évidence par Igalens et al. (2008). Les scores élevés enregistrés dans les pays d’Europe du Nord trouvent leur justification dans un système économique moins financiarisé, fondé sur les banques et les relations de long terme entre finance et industrie et compatible avec un modèle de gouvernance de type partenarial impliquant des mécanismes de coordination pluralistes. Les scores plus modestes observés en Europe continentale, mais qui demeurent comparables à ceux enregistrés par les économies libérales, peuvent s’expliquer par l’intégration économique des marchés de biens et services en Europe qui a accru leur intensité concurrentielle et contribué à un alignement des schémas de pensées des dirigeants sur des modèles de gouvernance d’inspiration actionnariale favorisant un accès plus aisé à des ressources financières (Khanna et Palepu, 2004).

Lorsqu’on se réfère aux comportements des entreprises sur le marché, très souvent induits par les mécanismes de coordination et/ou les niveaux de flexibilité prévalant sur les marchés des biens et services, les niveaux de performance des modèles continental et social-démocrate sont très proches mais demeurent largement supérieurs à ceux obtenus par le modèle libéral. Ce constat valide partiellement l’hypothèse H3 mais va à l’encontre des résultats obtenus par Jackson et Apostolakou (2010) et Igalens et al. (2008). Cette surperformance, caractérisant les pays issus des économies de marché coordonnées, peut s’expliquer par le fort engagement de l’Etat et le haut degré de coordination centrée sur les réseaux et les relations entre les acteurs. Ainsi, si l’accroissement de la finance de marché, qui a davantage concerné les pays d’Europe Continentale, devait conduire les gestionnaires à se préoccuper plus des intérêts des actionnaires, cela ne s’est pas toujours fait au détriment des autres parties prenantes qui demeurent très impliqués dans le système productif et continuent à exercer une influence directe sur les décisions stratégiques et financières (Caby, 2003).

Pour ce qui est du volet environnemental, le niveau de performance est élevé pour les entreprises relevant du modèle européen continental, modéré pour les entreprises du modèle social-démocrate, et faible pour les entreprises du modèle libéral de marché. Ces résultats réfutent l’hypothèse H4 qui prévoyait le classement inverse remettant ainsi en question les résultats obtenus par Jackson et Apostolakou (2010) et Igalens et al. (2008). Les pays d’Europe du Nord qui ont toujours témoigné d’une forme de volontarisme environnemental auraient-ils contribué par un effet de contagion ou par une simple complémentarité institutionnelle à rendre plus performant les pays d’Europe continentale ? D’après nos résultats, les pays scandinaves ont été suivis par de grands pays européens comme l’Allemagne et la France dont le score environnemental élevé reflèterait une aspiration collective à tendre vers un modèle de développement combinant performances économiques, protection sociale élevée et préservation de l’environnement.

En matière de politique environnementale, les économies néolibérales ont pris un chemin opposé à celui suivi par les économies sociales-démocrates, confortant ainsi les travaux de Magnin (2013). En effet, si les pays d’Europe du Nord manifestent une volonté certaine de préserver l’environnement, la plupart des pays relevant du capitalisme anglo-saxon continuent par exemple à afficher des taux d’émission de gaz à effet de serre par habitant des plus élevés dans le monde[4].

Quant à l’engagement des entreprises envers les communautés et la société civile, les niveaux de performance des modèles continental et libéral demeurent cependant proches mais légèrement en dessous du niveau de performance affiché par le modèle social-démocrate réfutant ainsi l’hypothèse H5 et confortant l’idée d’une convergence du score sociétal des modèles examinés. Dans une économie mondialisée soumise à une forte concurrence, la notion de responsabilité sociale vis-à-vis des territoires et des communautés constitue un levier stratégique puissant au service des dirigeants des firmes multinationales, et ce quel que soit le modèle de capitalisme d’appartenance. Selon la conception politique de la RSE, la qualité et la diversité des liens que tissent les firmes multinationales avec les communautés locales constituent un critère de différenciation conférant un avantage compétitif facilitant la conquête de nouveaux marchés, l’octroi d’avantages fiscaux et l’accès à une main d’oeuvre peu coûteuse. Par leur poids économique, leur impact sur le plan territorial et leur participation au dynamisme de la vie locale, les firmes multinationales chercheraient ainsi à contribuer au développement et au rayonnement des territoires dans lesquels elles s’inscrivent et jouent à cet égard un rôle significatif dans la mise en place d’actions d’insertion professionnelle de jeunes chômeurs, l’animation de la vie locale à travers des opérations de mécénat, l’amélioration des conditions sanitaires et sociales, la mise en place d’actions en faveur de l’accès à l’éducation.

Au terme de cette discussion, nous pouvons tirer un certain nombre de traits généraux caractéristiques des modèles de capitalisme examinés.

D’une manière globale, les entreprises relevant du capitalisme libéral accorderaient une importance modérée aux dimensions gouvernance et engagement envers la communauté et la société civile. Elles accorderaient en revanche une importance faible aux questions sociétales relatives à la gestion des ressources humaines, à l’environnement et aux mécanismes de régulation hors marché.

Les entreprises relevant du capitalisme européen continental accorderaient une importance forte à la gestion des ressources humaines, des risques environnementaux et des relations clients, fournisseurs et sous-traitants. Elles accorderaient par contre une importance modérée aux questions relevant de la gouvernance et de l’engagement envers les communautés.

Pour les entreprises relevant du capitalisme social-démocrate, elles accorderaient une importance forte aux volets gouvernance, comportement sur les marchés et engagement envers la société civile et les communautés. En revanche, elles accorderaient une place modérée pour les problématiques environnementales et de gestion des ressources humaines.

Même si nos résultats vont à l’encontre de ceux obtenus par Jackson et Apostolakou (2010), ils confirment les travaux de Igalens et al. (2008) sur le volet ressources humaines mais ne confortent que partiellement ceux de Ho, Wang et Vittel (2012) en raison des différences d’ordre typologique liées aux zones géographiques couvertes par cette étude.

Cependant, même si la plupart des économies ont connu au cours des dernières décennies des changements structurels substantiels, il serait exagéré de parler de convergence vers un modèle unique car si les changements ont pu être significatifs dans certains domaines, ils n’ont en général pas remis en cause les compromis sociaux les plus fondamentaux, d’une manière telle que l’engagement vers un modèle de capitalisme néolibéral soit définitif. La diversité des formes de capitalisme n’est donc pas remise en cause et les convergences annoncées vers le modèle anglo-saxon ne semblent pas réalisées. La crise de 2008 a déstabilisé le modèle néo-libéral en mettant en exergue ses dangers. Ceux qui prônaient sa propagation en Europe continentale notamment reconnaissent aujourd’hui que le marché n’a pas eu raison (Amable, 2009). Cette prise de conscience collective en faveur de la RSE traduit l’existence d’un souci de correction et témoigne également d’une volonté politique d’autorégulation (Bory et Lochard, 2008).

Conclusion, limites et perspectives de recherche

Les modèles de capitalisme ont connu ces dernières années des transformations substantielles ayant affecté la plupart des économies nationales à travers le monde. Cependant, si le processus d’intégration économique en Europe, la libéralisation croissante des marchés financiers et la pression concurrentielle induite par la mondialisation des échanges laissent croire que les pays à économies de marché libérale et coordonnée aient pu s’inscrire dans une dynamique de convergence, cette dernière n’est qu’apparente et ne traduit pas la prédominance d’un modèle de capitalisme en particulier. Ces transformations en cours traduisent plutôt une mutation profonde des modèles néolibéral, continental et nordique (Adungo, 2012).

Comparée aux études menées au cours des deux dernières décennies dans le champ de la PSE, notre recherche établit une nouvelle hiérarchie dans les niveaux de performance atteints par les modèles de capitalisme. Nos résultats montrent que les entreprises relevant du capitalisme libéral accordent désormais une importance modérée aux dimensions relevant de la gouvernance et de l’engagement envers la communauté et la société civile.

Les entreprises relevant du capitalisme européen continental accordent plutôt une importance forte aux questions sociétales relatives à la gestion des ressources humaines, des risques environnementaux et des relations clients, fournisseurs et sous-traitants.

En revanche, les entreprises relevant du capitalisme social-démocrate, accordent une importance forte aux volets gouvernance, comportement sur les marchés et engagement envers la société civile et les communautés.

Ces différences de comportement en matière sociétale, caractérisant chaque modèle de capitalisme, ont une double origine : Elles peuvent tout d’abord s’expliquer par des pressions institutionnelles propres à chaque système économique d’appartenance (Aguilera et al., 2007; Ioannou et Serafeim 2012) qui forgent un cadre règlementaire et normatif favorisant la mise en place de mécanismes d’isomorphisme de convergence agissant sur certaines dimensions ESG considérées comme les plus appropriées au regard des attentes des parties prenantes (Orlitzky et al., 2015). Selon la conception politique de la RSE, les différences observées en matière de RSE peuvent également être imputées à une volonté des entreprises de participer aux processus de décisions politiques visant, soit à se prémunir contre une intervention publique jugée trop contraignante, soit à accomplir des objectifs d’intérêt public en contrepartie d’avantages justifiés.

Il ressort de notre analyse quatre séries d’implications. Sur le plan théorique, notre étude se distingue des travaux précédents dans la mesure où elle cherche à expliquer les différences de performances sociétales observées dans les modèles de capitalisme en prenant appui sur un cadre théorique articulant le champ politique de la RSE et l’analyse institutionnelle comparée.

Sur le plan empirique, nos résultats montrent que les modèles de capitalisme libéral, européen continental et social-démocrate demeurent soumis à des pressions institutionnelles qui impactent de manière différenciée la performance sociétale des entreprises nationales, remettant en cause l’hypothèse d’une convergence des pratiques sociétales entre économies de marché libéral et coordonnée. Les différences significatives entre nos résultats et ceux des travaux antérieurs peuvent être en partie imputées à des facteurs de contingence liés à la période couverte par notre étude, postérieure à la crise des subprimes. Nos résultats intègrent les transformations substantielles ayant affecté la plupart des économies nationales à travers le monde au cours de la dernière décennie et offrent une vision renouvelée des niveaux de performances sociétales caractérisant les modèles de capitalisme post-crise.

Sur le plan méthodologique, notre approche offre un cadre d’analyse élargi permettant une analyse plus fine des caractéristiques ESG des entreprises issues des modèles de capitalisme libéral, européen continental et social-démocrate. En nous appuyant sur les critères ESG de la base EIRIS, nous avons cherché à élargir les travaux antérieurs à un nombre de pays plus représentatifs des modèles de capitalisme étudiés tout en considérant une période d’analyse plus récente. Comparée aux recherches menées par Igalens et al., (2008) et de Jackson et Apostolakou (2010) qui ont utilisé des données sociétales issues respectivement des bases VIGEO et SAM, notre étude offre un regard alternatif et complémentaire sur la PSE, fondé sur des critères ESG de la fondation britannique EIRIS. Cela contribue à un élargissement et à une confrontation des résultats issus des bases de données fournies par les principales agences d’évaluation sociétale.

Sur le plan managérial, notre étude permet d’apprécier les spécificités et le caractère différencié des performances ESG de chaque modèle de capitalisme. En mettant en exergue une nouvelle hiérarchisation des performances sociétales, nos résultats accréditent l’idée d’une hybridation des modèles de capitalisme par combinaison d’éléments empruntés à des modèles distincts tout en rejetant l’hypothèse d’un isomorphisme au niveau transnational contribuant à l’émergence d’une vision objective et universelle de la PSE induite par le déploiement de normes et de référentiels internationaux.

Notre étude offre également aux analystes, dirigeants, investisseurs et autres parties prenantes la possibilité d’appréhender la nature des domaines ESG sur lesquels pèsent les pressions institutionnelles de chaque modèle. Cela permet d’une part de cerner les dimensions ESG sur lesquels devraient agir les entreprises en vue de gagner en légitimité et d’autre part, d’identifier les leviers ESG sur lesquels les responsables d’entreprises auraient un intérêt stratégique à investir en vue de déployer des stratégies de différenciation en matière de RSE dans des domaines autres que ceux qui caractérisent le système économique d’appartenance, en vue de développer un avantage spécifique et non imitable sur la concurrence (Acedo et al., 2006; Newbert, 2007) et optimiser leurs niveaux de performances ESG.

La démarche méthodologique que nous avons adoptée se heurte toutefois à trois limites principales qui devront être dépassées dans le cadre de recherches ultérieures :

La première limite porte sur le nombre de critères ESG volontairement réduits à 59 (au lieu de 73 dans la base EIRIS) afin de garantir un niveau de significativité satisfaisant à nos résultats. Si ce retraitement peut se justifier sur un plan statistique, il introduit inéluctablement une perte d’informations susceptible de biaiser les résultats de notre étude.

La seconde limite a trait à la nature mono-périodique des données utilisées lesquelles peuvent dépendre de facteurs de contingence d’ordre contextuel relatifs à la période couverte par l’étude. L’extension de notre cadre d’analyse à un contexte multi-périodique permettrait d’apprécier la PSE de chaque modèle de capitalisme ainsi que la robustesse de nos résultats sur le long terme.

La troisième limite concerne le caractère restrictif des modèles de capitalisme retenus dans notre étude. L’élargissement de nos travaux à d’autres modèles de capitalisme (méditerranéen et asiatique) pourrait offrir des perspectives de recherches intéressantes à l’échelle internationale.