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La mise sous contrôle de l’organisation constitue l’un des rôles fondamentaux du manager (Mintzberg, 1990; Tengblad, 2001). Elle passe par la mise en place de dispositifs ayant pour but d’influencer les comportements des individus vers l’atteinte des objectifs organisationnels (Bouquin, 2010). Les dispositifs que les managers ont à leur disposition sont de deux types. Ils peuvent s’appuyer sur des contrôles « technocratiques » ou des contrôles « socio-idéologiques » (Alvesson et Kärreman, 2004). Alors que les premiers ont pour but de contrôler les comportements et les résultats, les seconds consistent à mener les individus vers les actions désirables en les faisant adhérer aux normes et valeurs organisationnelles. La mise sous contrôle de l’organisation résulte de l’équilibration des contrôles technocratiques et socio-idéologiques. Elle dépend donc des relations que ces derniers entretiennent entre eux (Chiapello, 1996).

Dans la littérature en contrôle, les relations entre les contrôles technocratiques et les contrôles socio-idéologiques ont d’abord été abordées dans la perspective fonctionnaliste et normative de la théorie de la contingence. Les auteurs de ce courant ont affirmé qu’à chaque situation organisationnelle particulière correspondait un contrôle technocratique ou un contrôle socio-idéologique dominant (Ouchi et Maguire, 1975; Ouchi, 1977, 1979, 1980; Merchant, 1982, 1985; Mintzberg, 1982, 1990; Wilkins et Ouchi, 1983). Plus récemment, une seconde série de travaux a montré que les contrôles technocratiques et socio-idéologiques pouvaient coexister, se compléter et se soutenir (Barker, 1993; Ferner, 2000; Kunda, 1992; Alvesson et Kärreman, 2004). Ces deux courants de recherche postulent que les contrôles technocratiques et les contrôles socio-idéologiques, bien qu’utilisant des moyens différents et ayant des effets plus ou moins importants, influencent les comportements dans la même direction. Dès lors, ils font abstraction des situations où les contrôles socio-idéologiques et les contrôles technocratiques coexistent alors qu’ils orientent les comportements dans des directions différentes, sinon contradictoires.

Le secteur public français est pourtant un exemple de ce type de situation. Depuis les années 1990 et 2000, suite à différentes réformes – Loi Organique relative aux Lois de Finance (LOLF)[2] et Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP)[3] - les organisations publiques ont été sommées de s’accommoder d’un nouveau contrôle technocratique, le contrôle de gestion. Ces réformes, en véhiculant un idéal gestionnaire (Georgescu et Naro, 2012), ont pour objectif de modifier aussi bien les comportements que les modes d’organisation des acteurs publics ou encore leurs représentations et référentiels d’action (Carassus et al., 2012). Elles tentent de faire prédominer un contrôle technocratique dans le cadre d’organisations fortement empreintes de contrôles socio-idéologiques (Abernethy et Stoelwinder, 1995). Dès lors, dans le secteur culturel français, les recherches font état de critiques virulentes émergeants de discours de hauts fonctionnaires et dénonçant une incompatibilité entre l’idéologie du milieu culturel français et le contrôle de gestion (Chiapello, 1997, 1998). D’autres études, s’intéressant au milieu hospitalier, font part de discordances entre une logique économique et gestionnaire véhiculée par le contrôle de gestion, d’une part, et une logique médicale véhiculée par les contrôles professionnels (socio-idéologiques), d’autre part (Rea, 1994; Kitchener, 2000; Abid, 2012; Georgescu et Naro, 2012). Georgescu et Naro (2012) utilisent le terme de « tension » pour désigner ces situations de contradiction entres les contrôles technocratiques et socio-idéologiques. Ils invitent les chercheurs à s’intéresser à ce phénomène.

Dès lors, dans cette contribution, nous chercherons à comprendre comment les contrôles technocratiques et les contrôles socio-idéologiques cohabitent en cas de tensions entre eux. Nous définirons les « tensions entre contrôles technocratiques et contrôles socio-idéologiques » comme des situations où ces contrôles coexistent mais influencent les comportements différemment. Cette question nous parait fondamentale à interroger dans la mesure où elle pourrait permettre aux dirigeants d’identifier les conséquences – positives ou négatives - de contradictions entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques. Nos résultats pourraient ainsi les aider à mettre leur organisation sous contrôle en évitant ou, au contraire, en favorisant ce type de situations et les phénomènes qui l’accompagnent.

Cette recherche s’appuie sur une étude qualitative de terrain, par l’intermédiaire de 62 entretiens semi-structurés et d’observation non participante, auprès de contrôleurs de gestion et de managers des armées françaises. Elle met en valeur deux résultats. Elle souligne, dans un premier temps, que les contrôles socio-idéologiques sont à même de freiner l’insertion de contrôles technocratiques. Puis, elle montre, dans un second temps, comment de nouveaux contrôles technocratiques sont à même de renforcer la croyance des individus en la pertinence de leurs contrôles socio-idéologiques. Ces résultats nous mènent à formuler trois contributions. Premièrement, ce travail met en exergue la possibilité de relations de compétition entre les contrôles technocratiques et socio-idéologiques. Deuxièmement, il permet de mettre en valeur le rôle des acteurs dans la cohabitation des contrôles technocratiques et socio-idéologiques, en soulignant l’importance de phénomènes identitaires et politiques dans ces dynamiques. Troisièmement, cette recherche montre qu’une implantation forcée de contrôles technocratiques ne suffit pas à les faire dominer et à faire changer les mentalités ou les pratiques organisationnelles.

Dans la suite de notre propos, nous commencerons par définir les principaux concepts utilisés dans cette recherche. Nous présenterons ensuite l’appareillage méthodologique utilisé avant d’exploiter nos résultats et de les discuter.

Relations Entre Contrôles Technocratiques et Contrôles Socio-Idéologiques

Nous sommes dans une situation de contrôle lorsque le comportement d’une personne est influencé par quelque chose ou quelqu’un (Chiapello, 1996). Dans la littérature en contrôle, ces moyens d’influence sont appelés « modes de contrôle ». Ils sont multiples et peuvent être classés en deux catégories : les contrôles « technocratiques » et les contrôles « socio-idéologiques » (Alvesson et Kärreman, 2004). Les contrôles technocratiques incluent deux types de contrôle : le contrôle bureaucratique et le contrôle des résultats. Le premier a été conceptualisé par Ouchi (1979, 1980). S’inspirant des travaux de Weber (1921) sur l’autorité rationnelle-légale, il explique que le contrôle bureaucratique s’exerce par l’intermédiaire de la fixation de règles et de procédures strictes, en simplifiant les tâches au maximum et/ou en soumettant les actions des individus à une observation directe (Ouchi, 1979; Lind, 2001; Speklé, 2001). Le contrôle des résultats (Ouchi et Maguire, 1975; Ouchi, 1977, 1979, 1980; Wilkins et Ouchi, 1983; Merchant, 1982, 1985) fait référence à une norme préexistante, un standard ou à des objectifs organisationnels vers lesquels les actions doivent tendre (Alvesson et Kärreman, 2004). Il consiste ensuite à comparer les résultats aux objectifs et à prendre des actions correctives si cela est nécessaire. Dans sa forme socio-idéologique (Alvesson et Kärreman, 2004), le contrôle adopte une vision fonctionnaliste de la culture et l’« instrumentalise » en supposant qu’elle fait agir les hommes conformément aux objectifs de l’organisation s’ils y souscrivent. Le management définit alors des interprétations et des significations qui devront être partagées par les membres de l’organisation (Smircich, 1983) et met en oeuvre des moyens pour y faire adhérer les individus. Dans sa typologie, Ouchi (1979,1980) parle de contrôle par le clan. Il explique que, dans les organisations claniques, les objectifs des individus convergent avec ceux de l’organisation si bien que si on ne sait pas mesurer la performance, on présume cependant qu’elle est bonne, chacun ayant fait tout son possible sans réticence (Bouquin, 2010).

Dans l’organisation, les managers mettent en place des dispositifs de contrôle en s’appuyant sur ces différentes catégories de contrôle (Bouquin, 2010). La mise sous contrôle de l’organisation résulte alors de l’équilibration des contrôles socio-idéologiques et technocratiques et dépend des relations qu’ils entretiennent entre eux (Chiapello, 1996).

Dans la recherche en contrôle, les relations entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques ont été étudiées de deux manières différentes. Certains auteurs, descendants de la théorie de la contingence, considèrent les contrôles technocratiques et socio-idéologiques comme indépendants (Ouchi et Maguire, 1975; Ouchi, 1977, 1979, 1980; Merchant, 1982, 1985; Mintzberg, 1982, 1990; Wilkins et Ouchi, 1983) alors que d’autres chercheurs expliquent qu’ils sont plutôt interdépendants (Kunda, 1992; Barker, 1993; Guibert et Dupuy, 1997; Ferner, 2000; Alvesson et Kärreman, 2004).

Indépendance des contrôles technocratiques et socio-idéologiques

La première tradition de recherche, inspirée de la théorie de la contingence, montre qu’à chaque situation organisationnelle et/ou à chaque période donnée, correspond un contrôle technocratique ou socio-idéologique optimal, fonction des facteurs de contingence (Ouchi et Maguire, 1975; Ouchi, 1977, 1979, 1980; Merchant, 1982, 1985; Mintzberg, 1982, 1990; Wilkins et Ouchi, 1983). Dans cette perspective, la mise en cohérence des facteurs de contingence et du mode de contrôle optimal permet de mettre l’organisation sous contrôle et mène vers la performance organisationnelle.

Ouchi (1979) ou Merchant (1982) expliquent ainsi que le recours aux contrôles technocratiques ou socio-idéologiques dépend de la capacité de l’organisation à mesurer ses résultats et de la connaissance du processus de transformation. Pour eux, s’il est simple d’avoir recours aux contrôles technocratiques (contrôle des résultats ou des comportements) lorsque l’organisation sait mesurer ses résultats, ou connaît son processus de transformation, il est nécessaire d’utiliser les contrôles socio-idéologiques (contrôle clanique) lorsque l’organisation se trouve dans une situation de forte incertitude qualitative et quantitative sur le travail effectué par les acteurs. Dans un article ultérieur, Ouchi (1980) affirme également que le contrôle par le clan est l’alternative lorsque les formes technocratiques de contrôle ne fonctionnent pas, c’est-à-dire lorsque les coûts de transaction deviennent trop élevés et les évaluations des performances individuelles des employés trop ambigües. Mintzberg (1982, 1990) souligne que le recours aux différents mécanismes de coordination identifiés dans sa typologie dépend de l’âge de l’organisation, de sa taille, de la complexité des tâches, de l’instabilité de l’environnement et des types d’output attendus (standard ou innovant). À titre d’exemple, l’auteur souligne que la standardisation des résultats (contrôle technocratique) se retrouve dans les organisations âgées, de grande taille et dont les marchés sont diversités. Enfin, Aulakh et al. (1996) et Zaheer et Venkatraman (1993) montrent que la confiance – qu’ils assimilent à un contrôle socio-idéologique – peut se substituer aux contrôles technocratiques si ces derniers ne sont pas pertinents stratégiquement ou économiquement.

Dès lors, dans ce type de travaux, les contrôles technocratiques et socio-idéologiques sont indépendants et alternatifs. La mise sous contrôle de l’organisation dépend de la capacité du manager à solliciter le contrôle technocratique ou socio-idéologique approprié à la situation organisationnelle donnée.

Pour Alvesson et Kärreman (2004), il est cependant contre-productif de prétendre que les contrôles technocratiques et socio-idéologiques sont alternatifs et indépendants les uns des autres et de négliger qu’ils peuvent cohabiter, se soutenir, ou même coopérer.

Interdépendance des contrôles technocratiques et socio-idéologiques

Plutôt que de se focaliser sur la domination d’un mode de contrôle dans une configuration organisationnelle donnée, ce courant de recherche fait état de situations dans lesquelles les contrôles technocratiques et socio-idéologiques coexistent et sont interdépendants. Les travaux issus de cette tradition s’intéressent alors à la manière dont ils cohabitent.

Parmi ces travaux, il est possible de citer Kunda (1992) qui explique que les contrôles socio-idéologiques sont toujours soutenus par des formes technocratiques de contrôle. À l’inverse, Barker (1993) montre que les idées des individus et leurs valeurs mènent souvent à la construction de règles bureaucratiques. Guibert et Dupuy (1997) soulignent que les contrôles formels et informels se complètent et permettent ensemble d’accroître la cohésion organisationnelle. Das et Teng (1998) et Langfield-Smith et Smith (2003) affirment, quant à eux, que les effets de la confiance et des contrôles technocratiques ne sont pas équivalents. Pour qu’ils soient efficaces, ils doivent donc combiner leurs influences en travaillant ensemble. Ferner (2000) révèle que les contrôles formels reposent sur des mécanismes de contrôle personnel et culturel. Dans cette lignée, Alvesson et Kärreman (2004) montrent que les contrôles technocratiques font souvent office de « véhicules » des contrôles socio-idéologiques.

Dans ce courant de recherche, les contrôles technocratiques et socio-idéologiques ne sont donc plus considérés comme indépendants et alternatifs. Ils sont plutôt appréhendés comme des formes d’influence co-existantes et interdépendantes qui coopèrent et se soutiennent dans la mise sous contrôle de l’organisation. Ce second courant de recherche permet donc d’apporter une vision plus dynamique des relations entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques et fournit une illustration de cas où ces derniers se complètent, se soutiennent et coopèrent. Cependant, ces approches laissent subsister une limite. Elles ne s’intéressent pas aux cas où les contrôles technocratiques et socio-idéologiques cohabitent mais orientent les comportements différemment. Notre article s’intéresse à ce type de situations et aide à comprendre comment les contrôles technocratiques et socio-idéologiques cohabitent en cas de tensions entre eux.

Contexte de L’étude

Les réformes du secteur public tentent de faire prédominer un contrôle par les résultats dans des organisations empreintes de contrôles socio-idéologiques (Abernethy et Stoelwinder, 1995). Elles sont alors vécues comme une révolution culturelle, source de tensions et de protestations. Dans le milieu militaire, elles divisent les individus en deux catégories : les « réformistes » - favorables à ces réformes et aux contrôles technocratiques - et les « institués » - croyant fermement à la pertinence de leurs contrôles socio-idéologiques et craignant un dévoiement de leurs valeurs.

Le secteur public : des tensions entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques

Au cours des années 1990 et 2000 et devant une dette publique croissante, de nombreux pays européens ont choisi de réformer leurs organisations publiques. En France, la LOLF, votée en 2001 et mise en application en 2006, constitue un emblème majeur de cette volonté de rationalisation de l’Etat. Elle s’inspire de la doctrine du New Public Management, en tentant d’importer dans le secteur public français, des techniques qui ont fait leur preuve dans le secteur privé. Cette loi repose notamment sur trois piliers directement issus du management par objectif : la décentralisation des décisions, la responsabilisation des fonctionnaires et la mesure des résultats. Si le secteur public français a longtemps été dominé par des contrôles bureaucratiques puissants (Grunov, 1986) et a toujours suivi ses moyens au détriment du contrôle des finalités de l’action publique (Batac et al., 2009), la LOLF a pour objectif de mettre fin à cette logique de moyens et de la remplacer par une logique de résultats.

Dès lors, la LOLF est vécue comme une « révolution culturelle » tant elle cherche à instaurer une culture de l’efficience et du contrôle (contrôle technocratique) dans des organisations publiques profondément ancrées dans des valeurs professionnelles et de service public (contrôles socio-idéologiques). Ce changement culturel a laissé place à de très fortes tensions. Les professionnels du secteur public, voyant l’arrivée de ces réformes comme une réduction de leur autonomie professionnelle et comme une menace pour les valeurs du secteur public, se sont, en effet, adonnés à des protestations et grèves secouant des secteurs aussi divers que la santé, l’éducation, la justice ou la recherche (Bezes et al., 2011). Ils y dénonçaient une modification radicale de leurs idéaux et de la raison de vivre de leurs organisations. Si les armées françaises n’ont pas participé à ces mouvements sociaux pour des raisons légales[4], elles n’en ont pas moins été touchées.

Les armées françaises : des contrôles technocratiques et socio-idéologiques en tension qui laissent émerger deux catégories d’individus

Depuis deux décennies, les contrôles socio-idéologiques militaires ont été progressivement remis en cause par de nombreuses réformes.

La professionnalisation, enclenchée à la fin des années 1990, a créé une première scission dans le corps militaire, entre ceux que Jakubowski (2006) appelle les « institués » et les « organisés ». « Une division importante se fait jour ici entre les individus à l’esprit professionnel pour qui l’armée ne consiste qu’en une expérience d’acquisition ou de première mise en pratique des savoirs. Ceux-ci visent à briguer le secteur civil et leur adhésion au système de valeurs est faible. Et des individus à l’esprit militaire ayant un niveau de qualification ou de spécialisation plus faible pour qui le sentiment d’appartenance à l’institution est fort et pour qui la satisfaction d’être dans cette même institution est d’autant plus importante qu’elle offre des visées d’ascension et donc des modèles de réussite désirables » (Jakubowski, 2006, p 469). Dotés d’une vision traditionnelle de l’institution militaire et de son rôle, les « institués » en apprécient ses valeurs, ses liens communautaires et regrettent l’érosion des liens fraternels et de la communauté. La loyauté et la disponibilité constituent à leurs yeux des éléments indispensables à l’efficacité de l’armée. Ils reconnaissent par ailleurs la nécessité de mesures de discipline et légitiment la primauté donnée au grade et à l’ancienneté. Les « institués » s’engagent dans l’armée sur le registre des croyances. Ils sont donc très sensibles aux discours de l’institution et développent avec elle un rapport idéalisé. Ils rejettent « les organisés » - qu’ils qualifient de tires au flanc et de profiteurs - et regrettent l’évolution moderniste de l’institution. Ils craignent que l’armée – soudée et solidaire – soit contaminée par les valeurs égoïstes et individualistes prônées par la société civile. Les « organisés » (Jakubowski, 2006) sont des « professionnels » qui refusent la domination et le système d’ordre de l’institution. Ils réclament de la considération et de l’autonomie et exigent ainsi d’être managés plutôt « qu’asservis ». Ils opèrent à partir de moyens peu utilisés dans l’institution (la négociation, l’explication, la coopération, etc.) et se rendent bien moins disponibles que « les institués ». Ils réclament un respect de leur vie privée et de leur vie familiale. Les « organisés » perçoivent l’armée comme une entreprise à part entière et estiment qu’il est légitime que leur vie professionnelle soit dissociée de leur vie sociale. Pour cette raison, les « institués » parlent d’une banalisation des armées dans la mesure où elles se rapprochent d’autres formes classiques d’organisation – où le contrat implique un attachement limité aux valeurs. D’une certaine manière l’institution est tiraillée entre deux modèles coexistant (Jakubowski, 2006). D’un côté, la transaction, le contrat, les règles de droit dirigent la vie de l’organisation. De l’autre, l’adhésion à des valeurs, la primauté du collectif et le commandement renvoient aux modes de fonctionnement de l’institution.

Entre 2001 et 2006, la LOLF et l’insertion de systèmes de contrôle de gestion sont venues exacerber ces tendances. Redslob (2012) montre que nombre d’individus ont perçu de grandes incompatibilités entre le contrôle de gestion et les contrôles socio-idéologiques militaires. D’après l’auteure, là où le contrôle de gestion prône la transparence, les contrôles socio-idéologiques prônent l’opacité; les contrôles socio-idéologiques se caractérisent par un commandement fort, alors que le contrôle de gestion est une aide au management; à l’opérationnel et au « combat » caractéristiques des contrôles socio-idéologiques militaires s’opposent « le back office » et la finance du contrôle de gestion; à la cohésion créée par les contrôles socio-idéologiques s’oppose la cohérence de la fonction contrôle de gestion. Dès lors, Redslob (2012) explique que l’institution est dorénavant divisée en deux catégories d’individus : les « réformistes » et les « institués ». Les « réformistes » adhèrent au contrôle de gestion et sont soucieux de mener à bien les réformes de l’Etat. Persuadés que le contrôle de gestion permettra à l’institution de progresser, ils militent en sa faveur. Ces individus sont aussi bien des contrôleurs de gestion issus du monde civil que des commissaires des armées ou même parfois, des officiers des armes. Les « réformistes » s’opposent à la catégorie des « institués », également complexe, et composée aussi bien d’officiers des armes ayant été parachutés à des postes de contrôleurs de gestion que de militaires opérant à des postes non administratifs. Les « institués » adhérent à la culture de l’institution, à ses contrôles socio-idéologiques, et redoutent un dévoiement de leurs valeurs suite à l’insertion du contrôle de gestion À l’instar de Redslob (2012), nous utiliserons, dans cet article, les termes de « réformistes » et d’ « institués » pour désigner ces deux catégories.

Ces premières descriptions montrent que l’organisation militaire offre aujourd’hui un contexte pertinent pour étudier la manière dont les contrôles technocratiques et socio-idéologiques cohabitent en cas de tensions entre eux.

Méthodologie

Dans le but de comprendre comment les contrôles technocratiques et socio-idéologiques cohabitent en cas de tensions entre eux, nous nous appuyons sur une étude de cas qualitative menée dans les armées françaises. Nous expliquons ici comment nous avons collecté et analysé nos données.

Collecte des données

La méthode de l’étude de cas permet au chercheur de répondre aux questions du type « comment ? » et « pourquoi ? » et lui octroie la possibilité de décrire précisément le phénomène social étudié, dans son contexte (Yin, 2009). Au regard de notre question de recherche qui cherche à comprendre comment les contrôles technocratiques et socio-idéologiques cohabitent en cas de tensions entre eux, nous avons pensé qu’il serait pertinent de recourir à ce type de méthode. Le choix d’une étude de cas unique peut, par ailleurs, être justifié par le caractère représentatif (Yin, 2009) ou intense (Miles et Huberman, 1984) de notre étude de cas. Nous pensions, en effet, que compte tenu du contexte actuel des armées nous serions susceptibles d’observer le phénomène étudié – cohabitation des contrôles technocratiques et socio-idéologiques en cas de tensions entre eux - avec une grande intensité. 13 entretiens exploratoires ont confirmé cette intuition.

Notre étude de cas au sein des armées françaises a été réalisée de mai 2006 à novembre 2009. Elle s’est basée sur trois sources de données : l’entretien, l’observation non participante et la collecte de données secondaires.

L’entretien a constitué la source principale de données. Les 13 premiers ont été menés auprès de contrôleurs de gestion, entre mai 2006 et avril 2008, dans un style « non directif » (Baumard et Ibert, 2007). Ils avaient pour but de comprendre le sens donné par les acteurs à ces réformes et de faire émerger de nouveaux thèmes d’investigation. Comme il a été souligné précédemment, cette première phase de collecte des données nous a permis de confirmer que le cas des armées constituait un cas intense (Miles et Huberman, 1984). Grâce à ces premiers entretiens, nous avons aussi pu affiner le guide d’entretien, la population à interroger et faire émerger de nouveaux thèmes d’investigation. Une fois ces éléments précisés, nous avons eu recours à 49 entretiens semi-directifs, menés entre octobre 2008 et octobre 2009, auprès de contrôleurs de gestion et de managers des armées françaises. Nous avons prêté une attention particulière à la constitution de l’échantillon. Nous avons fait en sorte de rencontrer des managers et des contrôleurs de gestion de différents grades, tranches d’âge, armées, armes, unités, formations académique, genre, statut (civil ou militaire) et de diversifier les opinions au sujet du contrôle de gestion. Ces entretiens étaient organisés autour d’un guide qui différait selon que nous ayons affaire à un manager ou à un contrôleur de gestion. Conformément au caractère abductif de notre recherche (Miles et Huberman, 1984), les thèmes de ce guide ont majoritairement émergé des 13 entretiens exploratoires et ont été complétés par une première revue de littérature. Quant au déroulement des entretiens, nous commencions, en premier lieu, par nous présenter et expliquer le sujet de notre recherche. Puis, nous demandions à l’intéressé de nous expliquer son parcours en quelques mots. Par la suite, nous n’abordions pas nécessairement les thèmes dans l’ordre du guide. Nous laissions la liberté aux individus interrogés de développer leurs idées puis amenions les autres thèmes de la manière la plus logique qui soit, compte tenu de l’évolution des propos. Nous n’hésitions pas à recentrer les personnes interrogées si elles s’éloignaient trop du thème abordé. À l’issue de l’entretien, nous nous assurions que tous les thèmes présents dans le guide avaient été développés. Cette technique, en ne bridant pas trop l’individu interrogé, a permis de faire émerger de nouvelles idées. Les entretiens ont duré de 30 minutes à 2 h et ont été intégralement enregistrés puis retranscris.

Parallèlement à ces phases d’entretien, nous avons aussi eu recours à l’observation non participante. Ces périodes d’observation se sont matérialisées de différentes manières en raison de la particularité de notre terrain d’étude. Nous avons pu déjeuner et dîner avec les individus interrogés, participer à leurs pauses café, partager des trajets en voiture, au cours desquels les conversations informelles ne manquaient pas d’intérêt. Nous avons aussi pu assister à des cocktails et des réunions. L’armée de terre nous a notamment ouvert à trois reprises les portes de ses séminaires de pilotage de l’armée de terre, regroupant deux fois par an, pendant un à deux jours, l’ensemble des contrôleurs de gestion. À ces occasions, nous rédigions un journal de bord où nous annotions les conversations, les interventions au cours des réunions mais aussi les signes non verbaux, les symboles, les décorations des pièces, les manières d’interagir entre individus, etc. Dans ces notes descriptives (Schatzman et Strauss, 1973), nous inventorions tout ce qui avait un lien avec les contrôles socio-idéologiques ou technocratiques, qu’il s’agisse de réprobations, de critiques ou d’éloges, ou de simples apparitions d’un des contrôles dans la vie de l’organisation (par exemple, une décoration dans une pièce). À l’instar des recommandations de Schatzman et Strauss (1973), nous prenions aussi note des problèmes rencontrés dans la collecte des données (notes méthodologiques) et des concepts qui nous venaient spontanément à l’esprit au cours de nos observations ou de nos discussions avec les individus rencontrés (notes théoriques).

Enfin, nous avons fait appel à la collecte de données secondaires. Celle-ci nous a permis d’approfondir notre compréhension du phénomène étudié et de trianguler nos sources (Miles et Huberman, 1984). Nos données secondaires internes sont constituées essentiellement du « guide de pilotage de la marine nationale », de « l’audit de la fonction pilotage dans la marine nationale », de guides méthodologiques du contrôle de gestion, et également de différents tableaux de bord. Nos données secondaires externes regroupent des articles de presse, de blog et des commentaires de ces articles.

Analyse des données

L’analyse des données s’est systématiquement déroulée en deux étapes. Nous avons commencé par rédiger des fiches de synthèse des entretiens donnant un aperçu rapide des éléments clés de l’entretien. Nous avons ensuite codé tous les entretiens et le journal de bord sous NVIVO 9.0. Pour ce faire, nous avons procédé de manière inductive. Nous avons commencé par faire émerger des codes sur la base des propres mots des individus, utilisés en tant que codes « in vivo » (Chreim et al., 2007). Après quelques allers/retours entre la littérature et les données, nous avons compilé ces codes en sous-thèmes, eux-mêmes agrégés en thèmes, et correspondants à des concepts théoriques.

La FIGURE 1 ci-dessous donne un aperçu du caractère émergeant de notre analyse (Locke, 2001) et de notre dictionnaire des thèmes. Par ailleurs, l’annexe A offre une sélection de verbatims pour chacune de ces sous-catégories et chacun de ces thèmes. Ces extraits d’entretien sont différents de ceux proposés dans notre partie « Résultats » et permettent donc de montrer que nous avions toujours plusieurs personnes qui évoquaient les mêmes thèmes. Enfin, nous avons testé la pertinence de notre analyse auprès des acteurs des armées françaises. Ainsi, en juin 2009, nous avons présenté un état d’avancement de nos résultats en séminaire de pilotage de l’armée de terre. Une trentaine de contrôleurs de gestion étaient présents. L’idée était de s’assurer que nous ne faisions pas fausse route dans l’interprétation des données et ainsi accroître la validité externe de la recherche. Les questions et commentaires reçus à cette occasion nous ont permis d’enrichir encore nos analyses.

FIGURE 2

Structure des données après codage

Structure des données après codage

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Résultats

Notre étude aide à comprendre comment les contrôles technocratiques et socio-idéologiques cohabitent en cas de tensions entre eux. Les résultats soulignent que l’utilisation politique des contrôles socio-idéologiques mène à fragiliser les systèmes de contrôle technocratiques. Ils montrent, par ailleurs, que l’insertion de nouveaux systèmes de contrôle technocratiques mène à un renforcement de la croyance des militaires en la suprématie de leurs contrôles socio-idéologiques.

Affaiblissement des contrôles technocratiques par les contrôles socio-idéologiques

Les premiers résultats montrent que dans le but de protéger l’institution militaire, les « institués » tentent de freiner l’insertion du contrôle de gestion et d’en limiter l’influence. Dans leurs actions de résistance, ils instrumentalisent la culture du secret, du grade, du vase-clos ou encore leur esprit de camaraderie.

Instrumentalisation de la culture du secret et du grade et affaiblissement du contrôle de gestion

Les « institués » commencent d’abord par user de la culture du secret – contrôle socio-idéologique majeur des forces armées – pour freiner l’insertion du contrôle de gestion.

En fait la culture du secret est un peu contradictoire avec le métier de contrôleur de gestion. Et le secret les gens ici ils l’utilisent un peu comme une arme, un peu comme un moyen de défendre leur entité donc ce n’est pas toujours évident d’arriver à ses fins.

Contrôleur de gestion, Réformiste

L’instrumentalisation de ce contrôle socio-idéologique leur octroie la possibilité de faire de la rétention d’informations et de bloquer ainsi la transmission de données vers les contrôleurs de gestion. Ces actions sont d’autant plus aisées à mettre en place qu’elles s’appuient sur l’instrumentalisation d’un autre contrôle socio-idéologique puissant : le grade. Véritable symbole pour toute l’institution, il permet aux plus hauts gradés de rester maîtres de leurs informations et d’entretenir le « secret » sans que personne ne puisse les rappeler à l’ordre.

Le chef d’un bureau ne va pas sortir ses informations comme ça. Faudra pas qu’un deux galons lui demande ! Faut que ce soit un officier supérieur. (…) Et c’est une démarche [le contrôle de gestion], comme disait Gabriel, c’est difficile quand on est officier subalterne de se faire entendre, d’avoir des données. On est obligé d’envoyer des mails du bureau de notre chef ou de le mettre en copie même si ça le concerne pas trop, parce qu’il faut rajouter du galon.

Contrôleur de gestion, Réformiste

Les contrôleurs de gestion se trouvent alors bloqués dans l’exercice de leur fonction. Ils tentent de répliquer à ces « attaques » en envoyant des courriers électroniques au nom de leur supérieur hiérarchique ou en le mettant en copie des mails envoyés aux subordonnées. Cependant, ceci nécessite que le commandement accepte ce type de comportement. En d’autres termes, ces actions ne sont possibles qu’en partenariat avec un manager « réformiste ». Or, les « réformistes » se font rares aux postes de commandement. De plus, si ces actions permettent d’obtenir les informations demandées, elles ne protègent pas les contrôleurs de gestion contre le sabotage des données.

Soit on a des rétentions d’informations, soit de la mauvaise volonté dans la transmission des données qu’on demande. Ou trop de données qui arrivent, un flot sans aucune mise en forme, ni rien du tout…

Contrôleur de gestion, Réformiste

Or, lorsque les « institués » se trouvent contraints de mettre fin aux rétentions d’informations, le contrôle de gestion reste la dernière de leur préoccupation. Ils bâclent donc leurs tâches et chargent même parfois sciemment les contrôleurs de gestion d’informations inutiles.

Toutes ces actions ne sont pas sans conséquences pour le contrôle de gestion. Les contrôleurs de gestion reçoivent les données tardivement et/ou parsemés d’erreurs. Ils sont affectés par ce type de comportements dans leurs tâches quotidiennes puisque contraints à passer beaucoup de temps à réclamer les informations, à les corriger et à les remettre en forme. Ils obèrent leur mission principale, l’analyse des données et l’aide à la décision. Le contrôle de gestion se trouve alors réduit à du reporting vers la hiérarchie et peine à prouver sa plus value auprès des commandements.

Commander c’est prévoir. Le tableau de bord ne permet pas de prévoir, de planifier donc de commander. Il fait juste un état des lieux. On n’en voit pas l’utilité chez nous

Commandant d’unité, Institué

Cet état de fait démoralise certains contrôleurs de gestion issus du monde civil et formés en Université ou en Ecole. Convaincus que dans ces conditions leur utilité ne peut qu’être faible, ils en viennent à quitter les armées.

Il y a pas mal de choses ici mais ce n’est pas du contrôle de gestion. (…) Personnellement je pense que c’est une bonne expérience au niveau humain mais j’aimerais retourner à mon coeur de métier [le contrôle de gestion] donc je ne pense pas que je renouvellerai à terme des trois ans.

Contrôleur de gestion, Réformiste

Alors même que l’institution a recruté ces « réformistes » pour leurs connaissances en gestion, leur départ constitue une fuite de compétences qui freine l’insertion d’un contrôle de gestion pertinent et affaiblit les systèmes déjà établis.

En conclusion, pour protéger l’institution militaire, les « institués » tentent d’affaiblir le contrôle de gestion en instrumentalisant conjointement leur grade et la culture du secret (TABLEAU 1).

Instrumentalisation du « vase-clos » et affaiblissement du contrôle de gestion

Historiquement, les armées ont pris pour habitude de vivre en « vase-clos » en standardisant les compétences et en interchangeant les hommes selon un rythme triennal. Ainsi, un militaire pouvait occuper un poste de cuisinier alors qu’il possédait une formation de mécanicien. Cette logique a permis à l’institution de subvenir à ses besoins par elle-même mais également de protéger ses valeurs et son identité. Mais cette culture du « vase-clos » est remise en cause depuis une vingtaine d’années. La professionnalisation l’a d’abord ébranlé alors que l’insertion du contrôle de gestion a constitué une seconde menace. Ce nouveau contrôle technocratique mène, en effet, au recrutement de réservistes ou d’individus en contrats courts, spécialistes des questions de contrôle de gestion. Les « institués » s’opposent à ce type de recrutements externes. Ils redoutent que la noblesse et la générosité des forces armées ne se fassent pervertir par l’égoïsme, l’individualisme et la finance de la société civile. Affirmant que les armées sont « auto-suffisantes » et disposent de compétences en interne, les « institués » préfèrent « parachuter » des militaires aux postes de contrôleurs de gestion. Ils instrumentalisent le « vase-clos » dans le but de freiner la diffusion du contrôle de gestion et de préserver les contrôles socio-idéologiques militaires.

C’est dans l’intérêt de certains de rester en vase clos pour garder la culture intacte. Le bureau finance et analyse économique perd ses prérogatives (…) Est-ce un mal ? Je ne sais pas, en fait si je ne fais pas de langue de bois, je vais vous dire que pour moi ce n’est pas un mal qu’on perde les prérogatives de la finance, qu’elle aille à des gens plus compétents et non à des militaires. Moi je veux faire avancer les choses parce qu’on a le contrôle de gestion qu’on veut ! Le problème c’est que le MGM[5] veut garder l’indépendance, l’autonomie, il veut avoir les manettes. Donc il va dire que ce n’est pas normal (…).

Contrôleur de gestion, Réformiste

De plus, les « institués » estiment que le contrôle de gestion ne mérite pas de gâcher des individus prometteurs.

Même sans diplôme, c’est bon, vous vous en sortez. Je serais arrivé sans master, je n’aurais pas fait plus, mieux ou différemment.

Contrôleur de gestion, Institué

Ils allouent alors ces postes à des individus peu diplômés.

Sur certains commandements ou dans certains bureaux de l’Etat-major, ce n’est pas du haut du panier, loin de là. Donc ça c’est typiquement le chef qui a décidé que le contrôle de gestion était une fonction tout à fait annexe dont il était obligé de s’occuper mais à laquelle il ne portait pas beaucoup d’égards et sur laquelle il ne faisait pas beaucoup d’efforts.

Contrôleur de gestion, Réformiste

Les « réformistes » se plaignent que le contrôle de gestion souffre d’un « amateurisme » qui appauvrit ses productions.

Un militaire qui a toujours fait des opérations c’est difficile de le parachuter sur un poste financier. Il ne faut pas des amateurs pour reprendre une phrase qui a défrayé la chronique il y a peu ! ! ! (…) Il y a parfois beaucoup d’amateurisme, je suis d’accord dans un sens avec cette phrase.

Contrôleur de gestion, Réformiste

S’ils tentent de convaincre les commandants qu’il serait pertinent d’externaliser les tâches de contrôle de gestion aux mains de « professionnels » du domaine, ils échouent souvent dans cette démarche. En effet, contrairement à leurs concurrents, les « réformistes » n’occupent presque jamais de postes « managériaux » et n’ont qu’une influence très limitée sur le processus de recrutement des contrôleurs de gestion. Cette « déprofessionnalisation » de la fonction freine son insertion et l’affaiblit.

En conclusion, dans le but de protéger l’institution militaire, les « institués » instrumentalisent le « vase-clos ». Plutôt que de recruter des Officiers Sous Contrat formés au contrôle de gestion en Université ou en écoles, ils allouent les postes de contrôle de gestion à des militaires ignorants du domaine. Cette instrumentalisation d’un contrôle socio-idéologique est rendue possible par leur position managériale. Elle mène à une déprofessionnalisation de la fonction contrôle de gestion et un appauvrissement de ses productions (TABLEAU 1).

Instrumentalisation de l’esprit de camaraderie et affaiblissement du contrôle de gestion

« L’esprit de camaraderie » est un contrôle socio-idéologique qui incite les militaires au respect réciproque mais aussi à l’entraide, à l’assistance et à la collaboration en cas de détresse ou de danger. Il fonde l’esprit de corps caractéristique des forces armées. Dans le but de « préserver » cet esprit de camaraderie et de ne pas brusquer des subordonnées qui seraient réticents, certains « institués » préfèrent ne pas s’investir dans la fonction. De plus, plutôt que de cacher leurs réticences, ils les partagent avec leurs subordonnés.

J’entends souvent mes sous officiers râler et dire « mais vous nous faites chier avec ça ». Et je leur réponds « mais moi aussi ça me fait chier ».

Contrôleur de gestion, Institué

En se comportant ainsi, les « institués » en poste de commandement légitiment les résistances de leurs subordonnés et les incitent à ne pas réaliser les tâches de contrôle de gestion qui leur incombent.

Il y a aussi ceux qui sont en commandement et qui veulent une forme de paix sociale. Je suis là pour trois ans maximum, je ne veux pas me fâcher avec mes gens, alors je les laisse vivre. Je ne vais pas imposer du contrôle de gestion, ils vont se sentir mal, fliquer. Alors je n’embête personne. Je ne m’embrouille avec personne.

Contrôleur de gestion, Réformiste

Les « réformistes » expliquent que ce manque d’appui de certains commandements et l’attentisme induit par ces actions freinent l’insertion du contrôle de gestion.

Pourtant, l’esprit de camaraderie ne signifie pas que les militaires doivent être constamment d’accord et partager les mêmes opinions et croyances. Ce contrôle socio-idéologique stipule, au contraire, que tout militaire doit respecter l’avis de ses camarades. Dès lors, rien n’empêche, en théorie, un commandant de s’investir dans la démarche et d’inciter ses subordonnés à le faire même si ces derniers paraissent a priori réticents. En réalité, l’esprit de camaraderie est ici détourné de sa définition première. Les « institués » l’utilisent pour justifier leur manque d’engagement dans la fonction et leur manque d’entrain. Cette action est à nouveau rendue possible par l’occupation de postes managériaux.

En conclusion, les « institués » instrumentalisent l’esprit de camaraderie pour ne pas s’investir dans la fonction contrôle de gestion. Ce manque de soutien du commandement légitime les résistances des subordonnés et affaiblit la fonction contrôle de gestion qui peine à obtenir les informations nécessaires au bon déroulement de ses activités. À nouveau, l’instrumentalisation d’un contrôle socio-idéologique mène à l’affaiblissement du nouveau contrôle technocratique (TABLEAU 1).

Tableau 1

Affaiblissement des contrôles technocratiques par l’instrumentalisation des contrôles socio-idéologiques

Affaiblissement des contrôles technocratiques par l’instrumentalisation des contrôles socio-idéologiques

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Renforcement des contrôles socio-idéologiques par les contrôles technocratiques

Dans le but de protéger l’institution militaire, les « institués » tentent aussi de renforcer leurs contrôles socio-idéologiques. Ils usent alors de discours de résistance ayant pour but de mettre en valeur la suprématie des contrôles socio-idéologiques militaires et reposant sur deux types de registres : celui valorisant la spécificité de la mission des armées et celui affirmant que les armées ont inventé le contrôle de gestion.

Discours valorisant la spécificité de la mission des armées et renforcement des contrôles socio-idéologiques

Les « institués » commencent d’abord par affirmer que les armées sont dotées de qualités telles, qu’elles peuvent se passer de tout système de contrôle de gestion. Si ces discours sont caractéristiques d’individus menant des actions de résistance, ils permettent aussi aux « institués » de mettre en valeur l’absurdité des systèmes de contrôle de gestion eu égard à la pertinence de leurs contrôles socio-idéologiques.

La cohésion c’est le ciment de toute notre institution, c’est là qu’on se différencie du monde civil et des entreprises. La cohésion se fait de différentes manières mais pas en remplissant des tableaux de bord. (…) La cohésion elle dépend du chef qui contribue ou non à la cohésion, qui insuffle ou non le bon esprit. Mais elle dépend le plus souvent des hommes. »

Commandant d’unité, Institué

Par ailleurs, il est possible de souligner que les « institués » font constamment appel à des termes socialement valorisés pour décrire leur « ingroup » alors qu’ils usent de termes socialement dévalorisés pour qualifier leur « outgroup », c’est-à-dire les « réformistes ». Ces discours font leur chemin dans les esprits, à tel point que certains réformistes en viennent également à les relayer.

L’objectif c’est plus de servir son pays, de garantir sa sécurité, d’être le porte parole, le porte drapeau à l’étranger mais bon pas vraiment de faire les comptes.

Contrôleurs de gestion, Réformiste

Ce verbatim montre que les « réformistes » finissent par adhérer à la croyance collective qui postule une suprématie de la culture militaire sur les contrôles technocratiques. Ils affirment eux-aussi que ce que les militaires font est juste, noble et pertinent. Ceci participe au renforcement de la croyance en la puissance des contrôles socio-idéologiques militaires.

Puis, les « institués » ne manquent pas d’insister sur la nature exceptionnelle de la mission de l’institution : faire la guerre. Les « institués » jouent ici sur le registre du pathos.

Je lutte contre l’invasion du vocabulaire de l’entreprise parce que le métier militaire n’est pas un métier comme un autre, ce qui ne nous dispense pas naturellement d’appliquer des règles de management. On confie à un soldat, un marin, un aviateur, la responsabilité de protéger mais aussi la possibilité de détruire, de tuer ou d’être tué. (…) Elle implique la reconnaissance de ce que j’appelle la spécificité militaire et de ses vertus de courage, d’audace, de goût du risque, de désintéressement. Ma vraie inquiétude en tant que chef d’état major des armées est là : qu’on perde l’identité militaire en banalisant le métier militaire. Le jour où on aura perdu notre âme, on aura beau avoir les plus beaux équipements du monde, nous n’aurons plus d’armée

Journal du dimanche (21/06/08) – Propos de Jean-Louis Georgelin (Chef d’Etat Major)

Ces discours permettent de mettre en exergue la spécificité de la mission des armées et de la noblesse de ses valeurs et de ses hommes. Il reste à noter que ces discours de résistances sont parfois prononcés par les plus hauts commandements militaires et relayés dans la presse ou dans des journaux spécialisés. Cet état de fait leur donne une puissance accrue pour convaincre les individus de l’extrême pertinence des contrôles socio-idéologiques militaires qui poussent les hommes au courage, à l’audace et au désintéressement ultime (TABLEAU 2).

Discours affirmant que les armées ont inventé le contrôle de gestion et renforcement des contrôles socio-idéologiques

Dans ce type de discours, les « institués » prétendent que commander une unité repose sur des logiques de pilotage et que tout commandant d’unité sait intuitivement faire du contrôle de gestion.

Quand vous avez commandé un régiment, le contrôle de gestion ok, ça fait sourire. Gérer des choses avec des ressources données ce n’est pas vraiment différent du commandement. (…) Dans le contrôle de gestion, on a toujours une mission, des effets à obtenir, des moyens. Comme quand on commande !

Commandant d’unité, Institué

Les « réformistes » se heurtent également à des « institués » affirmant que les armées n’ont pas attendu le contrôle de gestion pour savoir piloter leurs unités.

Dans mon tour de France, j’ai trouvé des officiers agacés quand je leur parlais de carte stratégique, de vision stratégique, du monde Kaplan et Norton. Ils me disaient « on n’a pas besoin d’eux pour savoir ça » !

Contrôleur de gestion, Réformiste

Ces discours, parfois prononcés par des hauts commandants, font leur chemin dans les esprits si bien que les « réformistes » finissent par y adhérer et les relayer. Ils en viennent, notamment, à affirmer que les systèmes de contrôle de gestion sont issus des armées.

Quand on regarde les méthodes de raisonnement tactique c’est très similaire au contrôle de gestion, on définit là où on veut aller à la fin et par quels moyens on compte s’y prendre. Le SWOT par exemple sur lequel se base le CG, ça correspond bien et ce sont des choses qu’on fait depuis la nuit des temps nous ! Toutes les pratiques de management et de sociologie organisationnelle viennent du monde militaire historiquement.

Commandant d’unité, Réformiste

Les « réformistes » insistent ainsi sur l’extrême pertinence des contrôles socio-idéologiques militaires qui mènent à de nombreuses innovations managériales et à de bonnes pratiques de commandements. Sans compter qu’en utilisant des expressions comme « depuis la nuit des temps » ou « toutes les pratiques de management et de sociologie organisationnelles viennent du monde militaire », ils leur confèrent une suprématie, à la fois dans le temps et dans l’espace (TABLEAU 2).

En conclusion, sous la pression du contrôle de gestion, les « institués » usent de discours dans lesquels ils se confortent sur la justesse de ce que les militaires pensent, de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font et ne cessent de souligner la spécificité de leur mission et la noblesse de leur métier. Ces discours ont une portée souvent très large dans la mesure où ils sont aussi prononcés par des hauts commandants et/ou relayés dans la presse. Ils font, dès lors, leur chemin dans les esprits et les « réformistes » finissent également par les prononcer. Ainsi, plutôt que d’affaiblir les contrôles socio-idéologiques, l’insertion de systèmes de contrôle de gestion donne, au contraire, l’occasion aux « institués » de renforcer leur croyance en la suprématie de leurs contrôles socio-idéologiques.

Tableau 2

Renforcement des contrôles socio-idéologiques par les contrôles technocratiques

Renforcement des contrôles socio-idéologiques par les contrôles technocratiques

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Interprétation des Résultats

Notre étude débouche sur deux principaux résultats. Elle souligne dans un premier temps que les contrôles socio-idéologiques sont en mesure d’affaiblir de nouveaux contrôles technocratiques, par l’intermédiaire d’actions de résistance. Puis, elle montre comment l’insertion de contrôles technocratiques conduit à renforcer la croyance des individus en la pertinence de leurs contrôles socio-idéologiques, par l’intermédiaire de discours de résistance. Ces relations qu’entretiennent les contrôles technocratiques et les contrôles socio-idéologiques peuvent s’expliquer par une combinaison de phénomènes identitaires et politiques.

Dans leurs actions de résistance, les « institués » instrumentalisent les contrôles socio-idéologiques et parviennent ainsi à affaiblir les contrôles technocratiques. Cette dynamique relationnelle (affaiblissement des contrôles technocratiques par les contrôles socio-idéologiques) peut être expliquée par la combinaison de deux phénomènes : l’utilisation de stratégies identitaires de conservation de supériorité (Tajfel et Turner, 1979, 1986) et la possession de systèmes d’influence (Mintzberg, 2003). Dans la théorie de l’identité sociale, Tajfel et Turner (1979, 1986) expliquent qu’un groupe social possédant un statut supérieur peut user de stratégies identitaires ayant pour but de converser sa supériorité sociale. À cet instar, les « institués », sentant leur supériorité menacée par l’arrivée d’un nouveau contrôle technocratique, cherchent à la conserver. Pour y parvenir, ils instrumentalisent leurs contrôles socio-idéologiques (instrumentalisation du grade ou de la culture du secret, par exemple). Cette utilisation politique de leurs contrôles socio-idéologiques freine l’insertion de nouveaux contrôles technocratiques. Les « réformistes » tentent alors de répliquer (stratégies de parrainage) et de revaloriser leur groupe social, mais ne parviennent à triompher. La raison de leur échec est liée aux systèmes d’influence (Mintzberg, 2003) à la disposition des groupes d’acteurs. Les « réformistes » ont un grade souvent faible. Ils n’occupent presque jamais de position managériale. Leurs compétences et savoirs sont inutiles dans la mesure où le contrôle de gestion est orienté vers le reporting et non vers le pilotage et l’aide à la décision. Leurs stratégies de parrainage échouent. Ils n’ont donc ni système d’idéologie, ni système d’autorité, ni système de compétences spécialisés, ni système politique (Mintzberg, 2003) sur lesquels appuyer leurs stratégies identitaires. À l’inverse, les stratégies identitaires de conversation de supériorité des « institués » reposent sur de multiples systèmes d’influence : leur grade, leurs positions managériales, leur connaissance des contrôles socio-idéologiques et leur capacité à les instrumentaliser. Dans ces luttes identitaires, les « institués » sont dès lors favorisés par une culture qui leur octroie un système d’autorité et un système d’idéologie qu’ils utilisent de manière politique (Mintzberg, 2003) pour affaiblir les nouveaux contrôles technocratiques.

En plus d’affaiblir les nouveaux contrôles technocratiques, les « institués » - parfois aidés des « réformistes » - profitent de l’insertion de ces systèmes pour réaffirmer, au travers de discours de résistance, la suprématie de leurs contrôles socio-idéologiques. Cette dynamique relationnelle (renforcement des contrôles socio-idéologiques par les contrôles technocratiques) peut également être expliquée par la combinaison de phénomènes identitaires et politiques : l’utilisation de stratégies identitaires d’extension de supériorité (Tajfel et Turner, 1979, 1986) et la possession de systèmes d’influence (Mintzberg, 2003). En effet, si un groupe social disposant d’un statut social fort peut chercher à conserver sa supériorité lorsqu’il se sent menacé, il peut aussi mettre en oeuvre des stratégies identitaires pour étendre cette supériorité (Tajfel et Turner, 1979, 1986). À cet instar, sous la menace du contrôle de gestion, les « institués » tentent d’étendre leur supériorité et la suprématie de leurs contrôles socio-idéologiques, par l’intermédiaire de discours de valorisation de leur groupe social. La mobilisation de ce discours est typique d’une stratégie de « créativité sociale » (Tajfel et Turner, 1979, 1986), par laquelle les membres d’un groupe utilisent un discours valorisant les caractéristiques de l’ingroup, et dévalorisant celles de l’outgroup. Dans notre cas, les « institués » décrivent des militaires généreux et prêts à sacrifier leur vie face à des contrôleurs de gestion égoïstes qui comptent chaque centime d’euro, et ne manquent pas de rappeler la suprématie, dans le temps et dans l’espace, de leurs contrôles socio-idéologiques. Dans ces discours, les « institués » s’appuient à la fois sur le système d’influence hiérarchique (discours prononcés par des hauts commandants) et sur le système d’influence politique (discours relayés dans la presse) (Mintzberg, 2003). Face à eux, les « réformistes » manquent, à nouveau de systèmes d’influence. Dotés de grade faibles, ils ne peuvent convaincre de la pertinence des contrôles technocratiques, ni par leur prestance, ni par un accès quelconque à la presse. Dès lors, ces discours renforcent la croyance des militaires en leurs contrôles socio-idéologiques. Mais le renforcement ne s’arrête pas là. Les « réformistes » en viennent à se sentir insignifiants, à adhérer aux discours des « institués » et à les colporter eux-mêmes, renforçant d’autant plus leur portée. Ainsi, en reprenant à leur compte le discours des « institués », les « réformistes » admettent la supériorité sociale des « institués » et la primauté de leurs contrôles socio-idéologiques, de telle sorte qu’un consensus social émerge sur la hiérarchie des groupes (Tajfel et Turner, 1979, 1986). Initialement menacés par l’insertion de nouveaux contrôles technocratiques, les contrôles socio-idéologiques portés par les « institués » se trouvent finalement renforcés.

En conclusion, nos résultats montrent, qu’en cas de tension, les contrôles technocratiques et socio-idéologiques peuvent entrer en compétition. Cette compétition résulte de la volonté des individus de préserver leur identité en défendant/étendant la supériorité de leur groupe social. L’issue de la compétition dépend, quant à elle, des systèmes d’influence que les acteurs ont à leur disposition. Dès lors, cette étude met en valeur l’importance des phénomènes identitaires et politiques dans la cohabitation entre les contrôles technocratiques et socio-idéologiques.

Conclusion

Cette recherche débouche sur trois principales contributions : elle met en exergue la possibilité de relations de compétition entre les contrôles technocratiques et socio-idéologiques; elle apporte une vision « humanisée » des relations entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques dans laquelle les phénomènes identitaires et politiques jouent un rôle primordial; elle prouve qu’une implantation forcée de contrôles technocratiques ne suffit pas à les faire dominer et à faire changer les mentalités ou les pratiques organisationnelles.

D’abord, ce travail vient élargir la palette de relations entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques envisagée par la littérature. Dans la théorie de la contingence (Ouchi et Maguire, 1975; Ouchi, 1979, 1980; Merchant, 1982, 1985; Mintzberg, 1982, 1990; Wilkins et Ouchi, 1983), les contrôles technocratiques et socio-idéologiques, appréhendés comme alternatifs et indépendants, sont « coopératifs dans l’alternance ». Les contrôles socio-idéologiques viennent au secours des contrôles technocratiques lorsque l’organisation se trouve dans une situation où ces derniers s’avèrent inefficaces. Inversement, les contrôles technocratiques peuvent prendre le relai des contrôles socio-idéologiques si ces derniers ne sont pas aptes à générer une performance optimale. Parallèlement, dans le courant de recherche s’intéressant à la cohabitation des contrôles technocratiques et socio-idéologiques (Barker, 1993; Ferner, 2000; Kunda, 1992; Alvesson et Kärreman, 2004), les auteurs mettent en valeur des relations de « coopération dans la coexistence ». Les contrôles technocratiques peuvent ainsi servir de « véhicules » aux contrôles socio-idéologiques. Inversement, les contrôles socio-idéologiques peuvent mener à la création de contrôles technocratiques. Notre recherche, en s’intéressant à des situations de tension, montre, quant à elle, qu’il arrive que les contrôles technocratiques et socio-idéologiques entrent en compétition plutôt que de coopérer. Nous montrons notamment que les contrôles socio-idéologiques peuvent affaiblir les contrôles technocratiques. Inversement, l’insertion de contrôles technocratiques peut renforcer les contrôles socio-idéologiques.

Par ailleurs, cette recherche met en valeur le rôle des acteurs dans la cohabitation entre les contrôles technocratiques et socio-idéologiques. Elle montre donc que la domination d’un contrôle technocratique ou socio-idéologique ne dépend pas de facteurs internes et externes comme l’âge de l’organisation, sa taille, la complexité des tâches, etc. (Ouchi et Maguire, 1975; Ouchi, 1979, 1980; Merchant, 1982, 1985; Mintzberg, 1982, 1990; Wilkins et Ouchi, 1983). Les relations entre les contrôles technocratiques et socio-idéologiques évoluent plutôt au gré d’effets identitaires et politiques. Dans notre cas d’étude, la volonté de conserver un statut social valorisé (Tajfel et Turner, 1979, 1986) mène les tenants des contrôles socio-idéologiques à entrer dans une compétition sociale. Ils mettent alors en place des actions et discours de résistance dans lesquelles ils instrumentalisent leurs contrôles socio-idéologiques (Mintzberg, 2003). Possédant un plus grand nombre de systèmes d’influence que les tenants des contrôles technocratiques, ils parviennent à freiner l’insertion des contrôles technocratiques et à réaffirmer la suprématie de leurs contrôles socio-idéologiques.

Enfin, cette recherche montre qu’une implantation forcée de contrôles technocratiques ne suffit pas à les faire dominer et à faire changer les mentalités ou les pratiques organisationnelles. Au contraire, les contrôles technocratiques peuvent se trouver affaiblis et les contrôles socio-idéologiques renforcés. Nous expliquons que ce type de situation émerge lorsque les tenants des contrôles socio-idéologiques sentent que leur identité est menacée et qu’ils détiennent encore des systèmes d’influence puissants, susceptibles de les aider à défendre la supériorité de leur catégorie sociale. Ainsi, cette recherche fournit aux praticiens du secteur public quelques explications des résultats inattendus de leurs réformes. Elle permet de comprendre pourquoi la volonté de rationnaliser la gestion des administrations d’Etat - plutôt que de modifier aussi bien les comportements que les modes d’organisation des acteurs publics ou encore leurs représentations et référentiels d’action (Carassus et al., 2012) - a mené à un renforcement des contrôles socio-idéologiques et à un affaiblissement des contrôles technocratiques. Ce travail permet ainsi de dégager trois pistes de réflexions pour les praticiens souhaitant contrecarrer les effets potentiellement négatifs d’une contradiction entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques. Premièrement, dans ce type de situation et afin d’éviter toute réaction identitaire, il peut être bénéfique de convaincre les acteurs que les contrôles technocratiques et socio-idéologiques peuvent coopérer, se compléter et se soutenir plutôt que de se concurrencer. À titre d’exemple, dans le secteur public, il pourrait être pertinent de montrer aux acteurs que la mission de service public et la survie des valeurs qui lui sont attachées dépendent, en partie, de la performance financière. Inversement, il paraît fondamental de rappeler à ceux qui ont pour mission d’insérer de nouveaux systèmes de contrôle de gestion, qu’ils opèrent dans une organisation ayant une culture forte, susceptible de faire levier dans la recherche de la performance organisationnelle. Deuxièmement, pour parer aux réactions identitaires, le développement de systèmes de contrôle plus « hybrides » et adaptés à la culture de l’organisation pourrait aider les praticiens. Dans le secteur public, le déploiement d’une telle démarche passe cependant par une meilleure gestion de la ressource humaine « contrôleur de gestion ». Il semble notamment fondamental de mieux les acclimater à la culture du secteur public ou bien de les doter d’un binôme issu du secteur public. Troisièmement, s’il n’est pas possible de contrecarrer les réactions identitaires et que les contrôles technocratiques et socio-idéologiques entrent effectivement en compétition, il peut s’avérer pertinent de doter les tenants des nouveaux contrôles technocratiques de plus nombreux systèmes d’influence. Ils pourraient ainsi faire contrepoids face aux actions des tenants des contrôles socio-idéologiques. À titre d’exemple, dans le secteur public, il serait intéressant de mener des actions pour légitimer les compétences des contrôleurs de gestion et leur donner plus de perspectives de carrière (qui leur permettraient de monter en grade).

Si notre travail débouche sur des apports susceptibles d’enrichir la littérature en contrôle de gestion, il présente cependant un certain nombre de limites. Premièrement, il ne s’intéresse qu’à un cas unique et ne permet pas d’estimer si nos analyses sur les relations entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques sont généralisables. Deuxièmement, notre étude ne s’intéresse qu’à la cohabitation entre les contrôles socio-idéologiques qui existaient avant la LOLF et les contrôles technocratiques (par les résultats) instaurés par la LOLF. Elle fait abstraction des contrôles bureaucratiques qui étaient en vigueur avant la LOLF. Troisièmement, si notre travail empirique repose sur une proximité très forte avec le terrain d’avril 2006 à novembre 2009, il manque de recul par rapport à la LOLF, mise en application en 2006. Nous n’offrons ainsi qu’une description de la première phase des relations entre les contrôles technocratiques et socio-idéologiques. Peut-être ont-elles évolué par la suite ?

Afin d’étendre nos contributions pratiques et théoriques, nous proposons quatre perspectives. D’abord, il pourrait être intéressant de mener une recherche-action ayant pour objectif de tester les trois pistes de réflexion évoquées précédemment. Par exemple, nous pourrions travailler avec une organisation publique et essayer d’y mettre en place des systèmes de contrôle de gestion plus « hybrides ». Nous pourrions ainsi comprendre si une approche adaptée à la culture de l’organisation permet d’éviter les réactions politiques et identitaires que nous constatons dans notre propre recherche.

Par ailleurs, il serait pertinent de répliquer notre étude à d’autres organisations publiques (hôpitaux, musées, théâtres, police, etc.) ou privées subissant l’insertion d’un nouveau contrôle technocratique. Nous serions ainsi susceptibles d’enrichir nos analyses en constatant si les relations entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques sont identiques ou divergentes selon les contextes et pour quelles raisons.

Nous encourageons aussi de futures recherches à s’intéresser également aux contrôles bureaucratiques. Comme le soulignent Batac et al. (2009), le secteur public français a longtemps été dominé par des contrôles bureaucratiques puissants que nous ne saurions négliger dans notre appréhension des relations entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques. Peut-être les contrôles bureaucratiques apportent-ils un contrepoids aux contrôles socio-idéologiques ou, au contraire, les renforcent-ils dans leurs affrontements avec les contrôles par les résultats. L’étude d’un triptyque plutôt que d’un diptyque permettrait ainsi de compléter nos apports.

Enfin, nous pensons que nous pourrions enrichir nos contributions en rencontrant à nouveau les acteurs des armées françaises. Plusieurs années après avoir quitté le « terrain », nous serions ainsi capables de constater si des évolutions ont eu lieu dans les relations entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques. Cette perspective nous paraît primordiale à investiguer pour plusieurs raisons. D’abord, l’apport d’une vision de long terme sur la relation étudiée permettrait de savoir si la compétition perdure ou si elle finit par laisser place à une coopération ou une domination. De plus, cette nouvelle enquête nous permettrait de comprendre si l’institution est toujours divisée en deux catégories (« institués » et « réformistes ») ou si elle a laissé place à des individus plus hybrides et porteurs de projets de réconciliations. Enfin, cette analyse de long terme permettrait aussi d’apporter un regard processuel sur les relations entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques plutôt qu’un regard à un instant t. Dès lors, nous pourrions comprendre quelles étapes et conditions permettent de basculer d’une compétition à une coopération entre contrôles technocratiques et socio-idéologiques, ou d’une compétition à une domination, ou encore quels facteurs entretiennent le statut quo. Nous serions ainsi en mesure d’expliquer pourquoi le contrôle de gestion finit par s’intégrer, par coopérer avec les contrôles socio-idéologiques ou par devenir marginal, voire disparaître de l’organisation.