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Pour beaucoup et depuis bien longtemps (Nagashima, 1977), la France est synonyme de luxe et le luxe représente la vitrine de la France. S’appuyant à l’origine sur un modèle de type aristocratique, élitiste et artisanal qui a fait sa renommée, elle a ensuite développé ses marques selon une logique plus démocratique, visant à répondre à la demande de clients internationaux de plus en plus nombreux (Barrère et Santagata, 2005; De Ferrière le Vayer, 2007; Roux et Floch, 1996). Pour faire face à la demande croissante de la clientèle asiatique, et d’Amérique latine, les capacités de production ont du être accrues. Cela a amené Vuitton et Hermès, par exemple, à ouvrir de nouveaux sites de production pour pallier le manque de stocks disponibles, sauf à allonger les délais d’attente de la clientèle et à limiter leur production. De plus en plus de managers des marques françaises de luxe évoquent ainsi la délocalisation d’une partie de leur processus de production à l’étranger. Même si le recours à cette option stratégique n’est pas souvent mis en avant, de nombreux articles de presse révèlent au grand jour les pratiques des entreprises du secteur (par exemple, Béghin, 2011). Une émission d’« Envoyé spécial » sur France 2 en date du 21 décembre 2012 a été consacrée à la délocalisation du luxe français.

Une étude exploratoire menée auprès de dirigeants des maisons françaises de luxe[1] a permis de révéler deux principales raisons de la délocalisation de leurs produits (Koromyslov, 2007). Premièrement, comme dans d’autres secteurs industriels, ce choix stratégique permet aux entreprises de réduire leurs coûts de main-d’oeuvre. C’est pourquoi, les dirigeants choisissent de localiser tout ou partie de leur appareil productif dans des pays à faible coût de main-d’oeuvre. Il peut s’agir des pays asiatiques (Bangladesh ou Chine), du Maghreb (Tunisie ou Maroc), de l’Europe de l’Est (Roumanie, Slovénie ou Hongrie), voire de certains pays d’Europe occidentale tels que l’Italie dont les coûts de production seraient « 30 % moins chers qu’en France » (selon les éléments apportés par les managers de ces maisons). Une autre raison invoquée pour expliquer les mouvements de délocalisations du luxe est la recherche de savoir-faire spécifiques à l’étranger. Ces savoir-faire peuvent avoir pratiquement disparu en France, comme c’est le cas du travail de la maille ou de la confection du prêt-à-porter pour homme qui se sont déplacés aujourd’hui de la France vers l’Italie. Il existe donc des cas où l’on décide délibérément de profiter de la légitimité du pays de délocalisation, de sa capacité à fabriquer un type de produit spécifique car ce pays disposerait de savoir-faire particuliers et reconnus. Ces mouvements de délocalisations mettent en évidence le délicat paradoxe qui contraint ces maisons à « opérer à l’international », tout en s’appuyant sur l’ancrage des traditions qui ont fait leur réputation. Ainsi, comment justifier aux yeux des acheteurs le choix d’une localisation différente de celle à laquelle ils étaient habitués lorsqu’on est une marque de luxe disposant d’un héritage particulier ?

L’objectif de cette étude empirique est d’évaluer les conséquences de cet acte entrepreneurial de la part des maisons françaises du luxe qui consiste à délocaliser une partie de leurs activités. Basée sur les études antérieures menées dans d’autres secteurs industriels, ainsi qu’une recherche qualitative exploratoire, cet article s’intéresse au design et à la fabrication comme étapes de la chaîne de valeur pouvant connaître une délocalisation. Deux niveaux de luxe différents et deux types différents de pays de délocalisation sont testés. Les tests ont été effectués sur une marque représentative du luxe français – Hermès - auprès d’un échantillon de consommateurs de marques de luxe.

L’influence de la perception de l’origine des produits sur l’acte entrepreneurial de délocaliser

Dans ce travail, c’est l’acte entrepreneurial (Lumpkin et Dess, 1996) de délocaliser des activités à l’étranger qui nous intéresse ainsi que les facteurs qui conduisent à (ou empêchent) cet acte, notamment ceux liés à la perception des produits délocalisés. A cet effet, nous mobilisons la littérature sur les stratégies de localisation des entreprises (Colovic et Mayrhofer, 2011; Jacquier-Roux et Paraponaris, 2011) ainsi que sur l’effet « pays d’origine » (Country-of-Origin Effect).

Parmi le grand nombre de théories de l’internationalisation, l’approche basée sur le processus d’internationalisation (Johanson et Vahlne, 1977; 1990) voit l’internationalisation comme un processus linéaire composé de plusieurs étapes; le processus d’apprentissage basé sur l’expérience acquise par l’entrepreneur ainsi que la réduction de la distance psychologique entre l’entreprise et les nouveaux territoires contribuant à l’intensification de l’orientation internationale d’une entreprise. Un autre courant théorique met au centre les capacités de l’entrepreneur, son expérience, ses compétences et ses réseaux (Oviatt et McDougall, 1994). Selon cette deuxième approche, l’esprit international est une qualité essentielle de l’entrepreneur qui lui permet de réussir à l’étranger. Mais l’entrepreneur « international » qui se distingue par des compétences que les autres entrepreneurs ne possèdent pas (McDougall et al. 1994) doit également prendre en compte les facteurs environnementaux influençant sa décision. En matière de délocalisation, la perception qu’ont les clients d’un produit qui « quitte » son territoire d’origine est un de ces facteurs analysés par la littérature sur l’effet « pays d’origine » (Country-of-Origin Effect). Les travaux sur cet effet ont été nombreux depuis une quarantaine d’années (Papadopoulos et Heslop, 2002; Usunier, 2006) révélant les déterminants de la localisation ainsi que les perceptions et autres conséquences de l’effet « pays d’origine » sur les évaluations des acheteurs. Plusieurs méta-analyses présentent une synthèse de ces effets (par exemple, Verlegh et Steenkamp, 1999; Peterson et Jolibert, 1995). Plus récemment, Pharr (2005) a résumé les antécédents, les modérateurs et les résultats des effets du « pays d’origine ».

Or, très peu de recherches dans ce domaine se sont intéressées aux produits de luxe (Usunier, 2006). Ces études ont principalement mis en évidence l’image de la France en tant que fabricant et celle des produits français; ces derniers sont perçus comme beaux, uniques, chers, créatifs, luxueux et destinés à des classes sociales élevées (Nagashima, 1977; Darling et Kraft, 1977; Lillis et Narayana, 1974). D’autres sont limitées à l’étude des associations entre les images des pays et le luxe. Là également, la France se distingue comme le meilleur pays pour le luxe du point de vue de répondants français et allemands (Dubois et Paternault, 1997). Qu’en est-il de la perception d’une marque de luxe française, dès lors que tout ou partie de son processus de production serait délocalisé, et qui ne serait donc plus « made in France » ?

Effet du pays d’origine, délocalisation de la fabrication, du design et hypothèses sur les évaluations de la marque par les clients

L’effet « pays d’origine » (Country-of-Origin Effect, COO) recouvre une multitude de facettes, dont les plus importantes renvoient à l’effet du pays de fabrication (Country-of-Manufacture, COM), celui du pays de conception ou du design (Country-of-Design, COD), celui du pays d’origine des composants (Country-of-Parts, COP) ou encore l’effet du pays d’assemblage (Country-of-Assembly, COA). Notre étude s’intéresse aux seuls effets du pays de design (COD) et de fabrication (COM), car ils constituent les options stratégiques les plus souvent évoquées par les managers des marques de luxe. Ce sont en même temps des éléments d’information primordiaux pour le consommateur de cette catégorie de produits. La plupart des étiquettes mentionnant l’origine des produits de luxe précisent le pays de fabrication seul ou associé au pays de conception ou de design du produit (cf. illustration 1).

Illustration 1

Exemple d’étiquettes mentionnant l’origine des produits pour une robe Courrèges et un jean Dior

Exemple d’étiquettes mentionnant l’origine des produits pour une robe Courrèges et un jean Dior

Illustration 1 (continuation)

Exemple d’étiquettes mentionnant l’origine des produits pour une robe Courrèges et un jean Dior

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Insch et McBride (1998) distinguent l’effet du pays de design, celui du pays d’assemblage (ou de fabrication) et celui du pays de composants sur la qualité de plusieurs catégories de produits. Ils soulignent que les trois facettes du pays d’origine (pays de design, de composants ou d’assemblage) affectent les perceptions de la qualité des produits. Les résultats varient en fonction de la catégorie de produits concernée. Tandis que les pays de design et d’assemblage s’avèrent importants pour les chaussures de sport, la perception de la qualité des téléviseurs dépend tout d’abord du pays d’origine des composants. Par ailleurs, Li et al. (2000) montrent que l’impact négatif du pays de design, lorsqu’il est mal choisi par l’entreprise, ne peut être compensé par un pays d’assemblage positif ou un supplément de garantie. En revanche, l’inverse serait possible : un bon pays de design peut atténuer l’impact négatif du pays d’assemblage. Chao (1993), ne détecte pas d’effet compensatoire entre le pays de design et le pays d’assemblage. Malgré la richesse des études évoquées, la question de l’importance relative de l’une ou l’autre des facettes du pays d’origine demeure ainsi ouverte.

Les marques de luxe proposent des produits irréprochables en termes de qualité (Dubois et al., 2001), et cette qualité doit se manifester partout : depuis les matières premières employées jusqu’aux services sur le point de vente (Roux, 2009). La délocalisation du luxe est susceptible de semer un doute dans l’esprit du consommateur, quant au respect des normes de qualité pour un produit dessiné ou fabriqué en dehors de son pays d’origine. Deux autres caractéristiques majeures concernent l’intemporalité des produits de luxe (Lipovetsky et Roux, 2003) et le rêve engendré à leur simple évocation (Dubois et Paternault, 1995). L’intemporalité renvoie au fait que les produits de luxe traversent les époques tout en préservant leur part identitaire. Autrement dit, ils ont une longue histoire et leur élaboration s’effectue dans le respect des traditions manufacturières. La délocalisation du luxe est susceptible de constituer une rupture avec le passé des maisons de luxe et de briser ainsi le rêve auquel les consommateurs aspirent. Pour Jaffé et Nebenzahl (2001) la perception des marques pour les produits de prestige ou de statut est fortement liée à celle de leur pays d’origine, ce qui rendrait impossible toute délocalisation. De même, Kapferer et Bastien (2009) considèrent que les délocalisations correspondent au marché de masse, et non à celui du luxe. Il convient également de souligner que la nouvelle clientèle du luxe est plus jeune et de plus en plus issue des classes moyennes ; plus sensible au prix et moins fidèle aux marques, l’achat d’un produit de luxe correspond à un acte plus exceptionnel qui se traduit par une importante recherche d’information (notamment, à travers Internet) et un niveau d’exigence élevé vis-à-vis des marques (Roux, 2009).

Si l’état actuel des recherches ne permet pas de conclure de façon unanime sur l’importance de l’effet du pays de design par rapport à l’effet du pays de fabrication pour expliquer les évaluations des consommateurs, les consommateurs devraient accorder probablement plus d’importance à l’étape de fabrication d’un produit de luxe comparativement au design. En effet, la fabrication repose sur des critères plus objectifs, plus tangibles, alors que le design tient compte des critères plus subjectifs, plus intangibles. De même, beaucoup de créateurs actuels dans les maisons de luxe françaises sont étrangers : par exemple, l’allemand Karl Lagerfeld chez Chanel ou le belge Raf Simons chez Dior ayant remplacé le britannique John Galliano. Qui plus est, le fait de délocaliser le design (la création) pourrait tout simplement amener des idées nouvelles. Par conséquent, selon nous, une fabrication délocalisée présenterait probablement un risque plus grand pour les marques dont l’effet se répercuterait sur l’ensemble de ses produits et affecterait par là-même les attitudes des consommateurs. Ces constats nous conduisent à formuler notre première hypothèse :

H1 a) Quelle que soit l’étape concernée (design ou fabrication), la délocalisation d’un produit de luxe de la France vers un autre pays entraîne des conséquences négatives pour les marques concernées, à savoir une baisse en termes de qualité perçue (H1a1), d’évaluation globale (H1a2) et d’intention d’achat (H1a3).

H1 b) Les conséquences négatives sont plus grandes en cas de fabrication délocalisée, qu’en cas de design.

Les études sur l’effet « pays d’origine » ont également pris en compte la capacité perçue des pays à dessiner, fabriquer ou assembler des produits ou alors à fournir des composants de qualité. Cette capacité jouera sur l’image de ces pays en tant qu’acteurs dans la chaîne internationale de valeur. Ainsi, convient-il de différencier l’impact de la délocalisation en fonction des pays vers lesquels on s’oriente. Certains peuvent en effet être perçus comme étant plus capables que d’autres de dessiner ou de fabriquer des produits de luxe. Les travaux sur l’effet « pays d’origine » ont étudié la cohérence « pays – catégorie de produits » ((in)cohérence favorable/défavorable) (Roth et Romeo, 1992). Obermiller et Spangenberg (1989), quant à eux, avancent que l’évaluation d’une robe pourrait être affectée négativement par le « Made in Germany » comparativement au « Made in Italy ». Un tel raisonnement ne serait-il pas encore plus applicable aux produits de luxe ? Par conséquent, nous posons que :

H2. Les conséquences négatives de la délocalisation du design ou de la fabrication sur les évaluations des marques (baisse en termes de qualité perçue (H2a), d’évaluation globale (H2b) et d’intention d’achat (H2c)) seraient moins importantes (plus importantes) lors du transfert dans un pays ayant (n’ayant pas) la capacité perçue à dessiner ou fabriquer les produits de luxe.

Certains travaux ont pris en compte l’impact du niveau d’implication du consommateur sur l’ampleur de l’effet « pays d’origine » (Gurhan-Canli et Maheswaran, 2000). Il semblerait que l’effet « pays d’origine » soit plus fort pour les produits impliquants que pour les produits non impliquants (Ahmed et d’Astous, 1993) et que l’implication soit liée, entre autres, au prix des produits (Samiee, 1994). En effet, plus le risque perçu lié à l’achat est élevé, plus les consommateurs sont impliqués, et plus ils auront tendance à mettre du temps pour rechercher des informations sur le produit (Balabanis et al., 1996). Globalement, tous les produits de luxe peuvent être considérés comme impliquants, notamment par rapport à des produits « ordinaires ». Mais l’ensemble des produits de luxe n’est pas homogène, car les prix peuvent varier de moins de 100 € (par exemple, pour un parfum) à plus de 10 000 € (pour une robe Haute Couture). Avec une nouvelle clientèle du luxe, plus jeune, de plus en plus issue des classes moyennes et plus sensible au prix (Roux, 2009), ceci pourrait se traduire dans des niveaux d’implication différents. Allérès (2005) distingue ainsi trois niveaux de luxe : (1) le luxe « suprême » ou « inaccessible » qui correspondrait à quelques produits fabriqués en toutes petites séries ou à l’unité et qui relèvent de l’artisanat (par exemple, une robe Haute Couture); (2) le luxe « intermédiaire » qui constitue la première déclinaison du luxe inaccessible, dont les produits sont plus abordables en termes de prix, même si ce dernier demeure élevé (par exemple, le prêt-à-porter de luxe, la bagagerie, les montres, etc.) et, enfin, (3) le luxe « accessible » dont les produits sont fabriqués en grande série et parfois entièrement automatisés (par exemple, les accessoires de mode). Si la délocalisation ne concerne pas le niveau inaccessible du luxe, les deux autres niveaux (intermédiaire et accessible) sont susceptibles de connaître des délocalisations (Koromyslov, 2007). Etant donné la différence de prix entre ces trois niveaux de luxe, on peut s’attendre à ce que l’implication du consommateur varie en conséquence et influence de fait les évaluations des consommateurs. Ainsi, la dernière hypothèse avance que :

H3. Les conséquences négatives de la délocalisation sur les évaluations des marques, en termes de qualité perçue (H3a), d’évaluation globale (H3b) et d’intention d’achat (H3c) sont plus fortes pour le luxe intermédiaire que pour le luxe accessible.

Méthodologie : Une expérimentation faisant varier le pays de délocalisation, l’étape de délocalisation et le niveau de luxe

L’expérience mise en place repose sur un plan factoriel incomplet asymétrique avec trois attributs : pays d’origine (France / pays acceptable / pays inacceptable), étape de délocalisation (fabrication / design), niveau de luxe (luxe accessible / luxe intermédiaire). Plusieurs pré-tests effectués auprès des consommateurs de produits de luxe et des managers des marques de luxe ont permis d’effectuer des choix en termes de marques, produits et pays adéquats.

Choix de la marque et des produits testés

Dans le cadre d’un projet de recherche plus large (Koromyslov, 2009), un pré-test auprès de consommateurs de produits du luxe a permis de présélectionner deux marques : Dior et Hermès. Les deux maisons sont différentes en termes de structure actionnariale : Dior appartenant à LVMH, groupe « multimarques », leader mondial du luxe, et Hermès étant l’une des dernières grandes maisons françaises de luxe à l’actionnariat familial[2]. Les deux marques sont également très différenciées en termes d’image perçue par les consommateurs. En effet, bien que toutes les deux soient citées spontanément (lors de notre pré-étude) parmi les marques de luxe, Hermès est vue comme une marque traditionnelle et artisanale, alors que Dior est très souvent considérée comme une marque plus extravagante et dans l’air du temps.

Ainsi, pour des besoins de cet article, nous avons retenu la marque Hermès comme représentative du luxe français intemporel. La maison Hermès fondée en 1837 par Thierry Hermès fut initialement connue pour ses harnais et les selles, avant de se développer dans la maroquinerie, les vêtements, la soie, les arts de la table, l’horlogerie et les parfums. Aujourd’hui, cette maison maîtrise seize métiers différents.

Deux produits de cette marque différenciés en fonction du niveau de luxe ont été utilisés dans notre étude : le foulard Hermès (prix : 250 €) pour le luxe accessible, et le sac Kelly d’Hermès (4100 €) pour le luxe intermédiaire. Ces choix respectent les critères du luxe accessible et intermédiaire cités ci-dessus (Allérès, 2005). Le foulard Hermès figure au catalogue de la marque depuis 1937. Le sac, initialement lancé dans les années 30, a été baptisé en 1956 « le Kelly », du nom de l’actrice qui le portait sur une photographie avec son fiancé, le prince Rainier III de Monaco. Cela a créé un véritable engouement pour ce modèle. Enfin, ces deux produits renvoient aux deux segments d’offre dans le luxe pouvant connaître la délocalisation (selon les résultats du pré-test auprès des professionnels du luxe auxquels nous avons fait référence en introduction) : l’habillement-prêt-à-porter, y compris les accessoires textiles pour le foulard et la maroquinerie-cuir pour le sac à main.

Sélection des pays de délocalisation

Pour la sélection des pays de délocalisation acceptable et inacceptable, nous avons réalisé une pré-enquête[3] auprès de quatre-vingt-dix-sept répondants à l’aide d’un questionnaire court dans lequel nous leur demandions de mesurer la capacité perçue d’un certain nombre de pays, dont la France, à dessiner ou fabriquer des produits de luxe. La liste de pays soumise aux répondants correspondait aux bassins de production actuels ou potentiels en cas de délocalisation. Elle était établie sur la base des entretiens avec des managers du luxe lors de la phase de pré-test et des études sectorielles disponibles (Eurostaf, 2003; IFM, 2004). Ainsi, l’évaluation de l’Italie est ressortie comme la plus proche du score de la France (supérieure à 6 sur une échelle en 7 points) alors que le Bangladesh (pour les produits textiles) ou Taiwan (pour les cuirs) étaient les moins bien évalués (score proche de 2 sur une échelle en 7 points).

Protocole de l’étude finale

Pour mesurer les conséquences de la délocalisation du luxe, nous avons procédé en deux temps. Dans un premier temps (t0), chaque répondant était invité à remplir un premier questionnaire en ligne. Outre des questions sur la familiarité avec le luxe et la marque, il comportait des questions sur la qualité perçue, l’évaluation globale et l’intention d’achat de la marque Hermès dans un contexte où aucun de ses produits (accessible ou intermédiaire) n’était concerné par la délocalisation (ie., produits dessinés et fabriqués en France) (cf. Mesures). Ces évaluations constituaient notre base de référence. Environ un mois plus tard (t1), les répondants étaient soumis à un second questionnaire en ligne dans lequel on leur présentait les mêmes produits mais cette fois-ci présentés comme délocalisés (cf. annexes A1 et A2 : exemples de visuels utilisés en t0 et en t1). Ils devaient alors réévaluer la qualité perçue, l’évaluation globale et l’intention d’achat de la marque compte tenu de ce nouveau contexte expérimental. Il convient de préciser que lors de la première vague d’enquête, les répondants ignoraient qu’ils seraient interrogés une deuxième fois. Concernant l’effet de la délocalisation, nous testions, d’une part, l’impact du design délocalisé des produits de luxe avec le maintien de la fabrication en France et, d’autre part, l’impact de la fabrication délocalisée avec le maintien du design en France. Cette situation où seule une étape de la chaîne de valeur connait une délocalisation est la plus proche de la réalité du terrain. La collecte des données s’est déroulée sur Internet. Les participants à l’étude, sollicités par courriel, se sont rendus sur un site web dédié à l’expérimentation via un lien hypertexte inséré dans le corps de message. Chaque répondant n’était soumis qu’à deux cas de délocalisation : un traitement pour le produit de niveau accessible et un autre pour le produit de niveau intermédiaire. L’ordre de présentation des produits de niveau accessible et intermédiaire était inversé pour la moitié des questionnaires[4].

Echantillon

L’échantillon se compose de diplômés d’une école de commerce française, tous en activité au moment de l’enquête. Nous avons interrogé par e-mailing 1 925 répondants issus du fichier des diplômés appartenant à des promotions des quarante dernières années. Au total, 278 répondants ont accepté de participer aux deux étapes de l’étude (en t0 et t1), soit un taux de 14 % environ. Chaque répondant ayant évalué deux produits Hermès, ceci aboutit à 529 observations valides (après élimination des observations n’ayant pas satisfait à la question de contrôle sur la mémorisation de la provenance du produit évalué[5]). Les caractéristiques sociodémographiques des répondants permettent de les rapprocher de la cible du luxe (conformément à l’étude IPSOS 2007), avec un salaire médian de 45 500 euros annuels. Par ailleurs, l’échantillon est exclusivement constitué de personnes qui connaissaient la marque évaluée et qui ont déjà eu l’occasion d’acheter ou de recevoir en cadeau un produit de luxe. Le recours à des vrais consommateurs – et non à des étudiants – est particulièrement recommandé quand il s’agit d’évaluer les intentions d’achat (Peterson et Jolibert, 1995). Tous les répondants ont été affectés aléatoirement à chaque traitement. L’ensemble des groupes de répondants est homogène en termes de caractéristiques sociodémographiques (test du Chi² non significatif) et de familiarité avec la marque étudiée (p>0,05).

Mesures

Les méta-analyses de Peterson et Jolibert (1995) et de Verlegh et Steenkamp (1999) font ressortir trois variables qui ont été intégrées dans la plupart des travaux sur l’effet « pays d’origine » : la qualité perçue, l’évaluation globale et l’intention d’achat. Nous les avons également retenues ici pour appréhender les conséquences des délocalisations à différents niveaux. De manière générale, l’impact du pays d’origine est plus fort au niveau des perceptions qu’au niveau de l’intention d’achat (Peterson et Jolibert, 1995). Toutefois, les méta-analyses n’ont pas intégré de recherches sur les produits de luxe. Et comme l’impact sur l’intention d’achat des produits de luxe est plus fort, comparativement aux produits « non luxe » (Piron, 2000), nous analysons les effets au niveau des trois variables attitudinales, y compris l’intention d’achat. Le tableau 1 présente leurs mesures.

Tableau 1

Mesures : qualité perçue, évaluation et intention d’achat de la marque

Mesures : qualité perçue, évaluation et intention d’achat de la marque

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Résultats : Les conséquences de la délocalisation sur l’évaluation de la marque et les intentions d’achat des clients

L’analyse des données est réalisée à l’aide du logiciel SPSS 19. Les hypothèses sont testées à l’aide d’une MANOVA avec mesures répétées, qui montre un effet significatif (à la fois au niveau de la qualité perçue et de l’évaluation globale, mais pas pour l’intention d’achat) de la capacité perçue du pays d’origine à dessiner/fabriquer un produit de luxe (F3,519=30,8; p<0,001) et de l’étape de délocalisation (F3,519=6,5; p<0,001), mais pas d’effet significatif du niveau de luxe (F3,519=0,51; p=0,68). Nous constatons également un effet d’interaction, bien que significatif seulement au niveau p<0,1, entre la capacité perçue du pays d’origine et l’étape de la délocalisation (F3,519=2,3; p=0,8). Les résultats de la MANOVA étant significatifs, nous avons ensuite effectué une ANOVA pour chaque variable dépendante afin d’identifier les différences potentielles. Le tableau 2 présente les moyennes des variables dépendantes pour l’ensemble des cas de délocalisation.

Tableau 2

Scores moyens : qualité perçue, évaluation et intention d’achat de la marque

Scores moyens : qualité perçue, évaluation et intention d’achat de la marque

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Un impact négatif de la décision de délocaliser

H1a postule que, quelle que soit l’étape délocalisée, la délocalisation entraine des conséquences négatives sur les évaluations des consommateurs, à savoir une baisse de la qualité perçue, de l’évaluation globale et de l’intention d’achat des marques. Cette hypothèse est confirmée pour la qualité perçue (H1a1) et l’évaluation globale (H1a2), mais pas pour l’intention d’achat (H1a3). Les différences en termes d’évaluations (illustrées par la figure 1) entre les origines française et étrangère sont statistiquement significatives (pour la qualité perçue : F1,521=621,9; p<0,001; pour l’évaluation globale : F1,521=318,3 ; p<0,001). Le score moyen de la qualité perçue (évaluation globale) pour l’origine française se situe à 6,24 (5,73), tandis qu’il est de 4,67 (4,46) en cas d’origine partiellement étrangère.

Figure 1

Evaluations de la marque en cas de délocalisation

Evaluations de la marque en cas de délocalisation

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Des conséquences plus importantes en cas de délocalisation de la fabrication

La délocalisation de l’étape de fabrication entraîne une dégradation plus forte de la qualité perçue (MQualitéFab=4,32 vs. MQ.Design=5,01; p<0,001) et de l’évaluation globale (MGlobaleFab.=4,06 vs. MG.Design=4,84; p<0,001), que la délocalisation du design. Ainsi, l’hypothèse 1b est également acceptée pour la qualité perçue et l’évaluation globale. En revanche, nous rejetons l’hypothèse 1b au niveau de l’intention d’achat.

Figure 2

Evaluations de la marque en cas de délocalisation du design vs fabrication

Evaluations de la marque en cas de délocalisation du design vs fabrication

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Un impact différent selon le lieu de délocalisation

Comme le montre la figure 3, les effets de la délocalisation, tant du design que de la fabrication, sont plus négatifs en cas de départ dans un pays jugé inacceptable, que dans un pays acceptable pour la qualité perçue (F1,521=88,7; p<0,0001) et pour l’évaluation globale de la marque (F1,521=66,9; p<0,0001), mais pas pour l’intention d’achat. A titre d’exemple, la délocalisation vers le Bangladesh ou Taiwan entraine automatiquement une baisse de 2 à 3 points de la qualité perçue ou de l’évaluation globale de la marque. L’abandon de l’origine française au profit de l’Italie apparaît comme le moindre mal, avec des dégradations qui demeurent limitées. Ainsi, l’hypothèse H2 est confirmée tant pour la qualité perçue (H2a) que pour l’évaluation globale de la marque (H2b) et rejetée pour l’intention d’achat (H2c).

Figure 3

Evaluations de la marque en cas de délocalisation dans un pays acceptable (Italie) vs inacceptable (Taiwan/Bangladesh)

Evaluations de la marque en cas de délocalisation dans un pays acceptable (Italie) vs inacceptable (Taiwan/Bangladesh)

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Figure 4

Evaluations de la marque en cas de délocalisation du luxe accessible vs intermédiaire

Evaluations de la marque en cas de délocalisation du luxe accessible vs intermédiaire

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Un effet identique quelle que soit la nature du produit

En ce qui concerne la qualité perçue et l’évaluation globale, les conséquences de la délocalisation sont dans la plupart des cas plus négatives pour le luxe intermédiaire que pour le luxe accessible (cf. figure 4). Toutefois, les différences ne sont pas statistiquement significatives (qualité perçue : F1,521=1,1; p=0,29; évaluation globale : F1,521=0,74; p=0,39; intention d’achat : F1,521=0,03 ; p=0,9). Par conséquent, l’hypothèse H3 est rejetée pour l’ensemble des variables attitudinales.

Nous constatons également un effet d’interaction – non attendu - entre le type de pays de délocalisation et l’étape concernée pour la qualité perçue (F1,521=3,9; p=0,049). Pour l’Italie comme pays acceptable pour une délocalisation, la différence entre la qualité perçue du design (MDesign Acc.=5,6) et la fabrication (MFab.Acc=5,19) est relativement plus faible que pour les pays n’étant pas perçus comme acceptables (MDesign Inacc.=4,37; MFab.Inacc.=3,49).

Discussion

Notre étude montre que les délocalisations des produits de luxe affectent négativement la perception des consommateurs. Autrement dit, les consommateurs valorisent l’origine des produits de luxe. Ils préfèrent les produits dessinés et fabriqués en France aux produits délocalisés, ne serait-ce que partiellement. Les délocalisations ont un impact moins dramatique, si elles concernent l’étape de la conception (design) plutôt que de la fabrication, et si elles ont lieu dans des pays qui sont perçus favorablement en tant que pays de design ou de fabrication de produits de luxe. Alors qu’un pays comme l’Italie est, dans certains cas, considéré comme équivalent à la France, des pays comme le Bangladesh ou Taiwan ne le sont manifestement pas. Cette dernière observation tend à montrer que l’étude ne souffre pas d’un biais d’ethnocentrisme systématique. Les consommateurs français semblent donc prendre en compte chaque situation spécifique et évaluer dans quelle mesure le contexte étranger pourrait s’avérer préjudiciable ou bénéfique pour la marque.

Les résultats présentés ici pour la marque Hermès se confirment, dans un travail plus large, pour la marque Dior. Les effets pour cette marque évoluent dans le même sens que pour Hermès, à quelques nuances près : il s’avère que la délocalisation en Italie de la marque Dior ne provoque pas une baisse aussi significative dans les évaluations des clients. L’Italie confirme son statut de challenger pour la France en ce qui concerne Dior, marque de mode et d’accessoires de mode. De même, l’ampleur de la baisse des évaluations des clients de la marque Dior est légèrement plus faible lors de la délocalisation dans un pays inacceptable, notamment pour fabriquer les produits. Les clients Dior seraient plus enclins à admettre ces pratiques pour cette marque qui appartient à un groupe multimarques globalisé, dont les produits sont largement diffusés et promus, alors qu’ils seraient plus exigeants envers Hermès qui demeure dans l’esprit de beaucoup une maison plus artisanale et donc plus authentique.

Contre notre attente, les résultats pour les produits de luxe intermédiaire et accessible sont similaires. Soit l’implication des consommateurs pour des produits de luxe de niveaux de prix différents est identique, soit l’implication n’a pas d’influence sur la perception des produits de luxe délocalisés. Selon la première explication, une marque de luxe le reste, qu’elle soit associée à un produit dont la valeur unitaire est très élevée ou plus modérée. Même pour le luxe accessible s’adressant à une cible dont le pouvoir d’achat est plus faible et qui y accède donc de façon plus exceptionnelle, la relation du consommateur à la marque semble forte. Par conséquent, les exigences vis-à-vis des marques de luxe sont importantes, quel que soit le niveau de luxe. Une autre explication pourrait être liée à l’approche méthodologique choisie. Cette recherche a porté sur la perception finale d’une marque de luxe et non sur le processus d’évaluation menant à cette perception, ou encore la mesure de son degré de luxe (Vigneron et Johnson, 2004). Une telle mesure aurait permis de déterminer dans quelle mesure la perception du niveau de luxe associé à la marque se trouverait modifiée. Les répondants se trouvaient dans une situation d’exposition forcée. Or, en réalité, la situation pourrait être différente. Il est possible que les consommateurs ne recherchent pas toujours des informations sur la provenance des produits, ou, du moins, ne le font pas de la même manière pour les produits de luxe accessible et intermédiaire. Plus le produit est cher, plus les arbitrages prix-valeur peuvent s’appuyer sur un traitement de l’information plus en profondeur et au niveau d’attributs spécifiques, au rang desquels, la qualité des matières, et le lieu de fabrication peuvent être déterminants, pour justifier le prix consenti par le client.

Par ailleurs, l’analyse des trois variables attitudinales donne un autre résultat intéressant. Dans toutes les situations, l’impact de la délocalisation sur la qualité perçue est plus fort que sur l’évaluation globale de la marque. De même, quelle que soit la manipulation, l’impact sur l’évaluation globale de la marque est, dans la plupart des cas, plus fort que sur l’intention d’achat. Il semblerait que même pour les produits de luxe, les perceptions de la qualité et l’évaluation globale soient plus « primitives » que l’intention d’achat (Peterson et Jolibert, 1995). Dans le cadre de ces résultats, une exposition des participants a suffi pour affecter la composante cognitive des attitudes (qualité perçue) et l’attitude globale (évaluation de la marque). Par contre la modification de la composante conative (comportementale) est plus soumise à un effet d’inertie. Elle devrait nécessiter des expositions répétées pour que l’impact du pays d’origine en tant qu’attribut informationnel soit plus fort (Fishbein et Ajzen, 1975). Comme l’intention d’achat ne semble pas affectée de façon significative par la délocalisation, on peut se demander si les consommateurs n’intègrent pas la nouvelle donne des délocalisations comme un mal nécessaire. En effet, on peut imaginer une forme d’acceptation de celles-ci qui, même si elles nuisent à l’image, n’affecterait pas l’achat final. Pour autant, si on fait le parallèle avec les études récentes sur les effets en retour des extensions de gamme de marques de luxe sur les relations des clients avec la marque, on observe que toutes les relations sont dégradées, y compris les intentions d’achat auprès des clients des catégories de produits les plus chères (Magnoni et Roux, 2012). De telles mesures, associées à des expositions répétées, permettraient d’affiner nos résultats dont nous faisons l’hypothèse qu’ils devraient aller dans le sens d’une dégradation, y compris des intentions d’achat.

Notons que l’ampleur de l’impact sur la qualité perçue de la marque varie en fonction du type de délocalisation et qu’il est toujours négatif. En ce qui concerne l’évaluation globale de la marque, les consommateurs semblent prendre en compte d’autres éléments qui atténuent la dégradation de celle-ci, comparativement à la qualité perçue. Ces résultats rejoignent ceux des méta-analyses sur l’effet « pays d’origine » (Peterson et Jolibert, 1995; Verlegh et Steenkamp, 1999).

Un dernier aspect, non explicitement étudié dans ce travail, mérite d’être discuté : l’origine (nationale) du « créateur emblématique » d’une marque, permet-elle d’influencer les perceptions des consommateurs ? Autrement dit, les clients acceptent-ils plus facilement une délocalisation s’ils savent que le directeur artistique d’une maison française de luxe n’est pas français ? Selon nous, c’est la localisation initiale de la maison, son origine qui compte et non la propriété de son capital : Cartier est perçue comme une marque française, portant le nom de son créateur français, même si son capital est actuellement étranger. De même, c’est l’origine du fondateur qui rend la marque légitime : Dior est une marque française, créée par Monsieur Dior, son capital est toujours français, même si les directeurs artistiques qui se sont succédés au fil du temps étaient italiens, anglais ou, aujourd’hui, belge; de même, Chanel est une maison française, même si son designer vedette est actuellement allemand. Les mouvements à la tête de la direction artistique des maisons de luxe sont fréquents. Un directeur artistique peut passer d’une maison à une autre mais, aussi étranger soit-il, il travaille à Paris, pour une maison française, et le lieu de la création doit être le plus proche possible des ateliers de production. Paris reste le lieu qui fédère la créativité et la création.

Conclusion, implications managériales et limites

En comparant deux étapes de la chaîne de valeur (design ou fabrication), deux niveaux de luxe (accessible ou intermédiaire) et deux types de pays de délocalisation (acceptable ou inacceptable), ce travail est un des premiers qui permettent de valider empiriquement les effets la délocalisation pour les marques françaises du luxe. Les réponses de 278 clients de marques de luxe montrent que le transfert du design ou de la fabrication de la France vers l’étranger affecte leur qualité perçue et leur évaluation globale. Par contre, la délocalisation n’a pas d’effet significatif sur l’intention d’achat des marques. L’article permet aux gestionnaires des marques de luxe de savoir sous quelles conditions et dans quelle mesure leurs marques souffrent de la délocalisation.

Implications managériales

Même si, dans l’ensemble, nos résultats mettent en évidence une dégradation de la qualité perçue et de l’évaluation globale des marques de luxe en cas de délocalisation, la situation n’est pas la même pour les différentes étapes de la chaîne de valeur. Par exemple, l’évaluation des produits Hermès dessinés en Italie, est presque aussi positive que lorsque ces produits sont dessinés en France. Cela renforce l’image de l’Italie comme proche de celle de la France, en matière de qualité du design et de la fabrication (Ponsolle des Portes et Branchini, 2010). Ces porte-paroles des maisons de luxe françaises et italiennes, soulignent les points communs de ces deux pays dans le paysage du luxe européen. Selon eux, « le luxe fait partie de l’identité de la France et de l’Italie et plonge ses racines au plus profond de leur histoire (p. 49) ». Les maisons de luxe françaises et italiennes se sont développées sur la base de leur savoir-faire unique, allié à une créativité artistique sans cesse renouvelée. Bien que la France bénéficie actuellement d’un avantage sur les autres pays, en tant que pays de design ou de fabrication de produits de luxe, dans des circonstances particulières d’autres pays pourraient donc assumer un rôle similaire. Aujourd’hui, l’Italie est en mesure de remplir ce rôle; demain, d’autres pays pourraient le faire.

Beaucoup de consommateurs sont aujourd’hui habitués au rôle joué par les créateurs/designers étrangers dans les maisons de luxe françaises. Sans doute, ont-ils contribué en grande partie au succès mondial des marques concernées. Mais en même temps, l’intégration, voire la mise en valeur systématique des talents créatifs étrangers peut avoir favorisé chez les clients une meilleure acceptation de la délocalisation des marques françaises de luxe. Le fait d’employer des créateurs/designers étrangers en France peut constituer la première étape du processus de délocalisation ; le transfert du design à l’étranger peut en être la deuxième, et la fabrication la dernière. Même si notre étude n’a pas analysé cet aspect, il convient de noter que lorsque les décisions de délocalisation sont rendues publiques, elles sont susceptibles d’entrainer de l’incompréhension de la part des consommateurs, voire des réactions des pouvoirs publics. Telle fut la situation de la maison britannique Burberry pour laquelle la délocalisation des polos de l’usine de Treorchy vers la Chine a provoqué une vague de contestations au point que le président de la marque et sa directrice générale ont dû s’expliquer devant le Parlement sur les raisons qui poussaient cette entreprise à délocaliser sa production (Challenges, 2007). Cette décision compromettait ainsi le « Made in England », auquel les consommateurs de la marque étaient et sont toujours attachés. Par conséquent, les marques de luxe doivent anticiper de telles réactions. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles dans la plupart des cas, les délocalisations ne devraient être que transitoires, le temps de revivifier sur le territoire qui fonde la légitimité de la marque les savoir faire artisanaux nécessaires. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles Hermès a décidé de relocaliser en France dans la Loire une unité de « roulottage » des ourlets des carrés, opération réalisée auparavant en partie à Madagascar.

Limites et prolongements

La clientèle du luxe d’aujourd’hui attache de l’importance aux valeurs sûres et à l’authenticité de l’offre (Roux, 2009). Ainsi, l’arbitrage ne se ferait pas en fonction de la relation habituelle qualité-prix mais en fonction du raisonnement valeur-prix (value for money). Ces éléments n’étaient pas tous pris en compte dans cette recherche. Par exemple, le concept d’authenticité perçue des produits de luxe et sa probable remise en cause pourrait être étudié dans un contexte de délocalisation (Beverland, 2005).

Par ailleurs, notre analyse se limite aux seules étapes de design ou de fabrication et ne distingue que des pays les plus favorables et les plus défavorables à une délocalisation. Il serait intéressant d’intégrer d’autres étapes ainsi que des pays « intermédiaires » qui peuvent avoir un certain savoir-faire dans la fabrication d’articles de mode et constituent de fait d’autres options possibles pour la délocalisation, par exemple, la Tunisie, le Maroc, voire la Chine. L’approvisionnement en composants (matières premières) mériterait également d’être pris en compte à l’avenir. Dans notre étude, les consommateurs français constituent un échantillon particulier, dans le sens où ils évaluent des produits « domestiques ». Les recherches montrent que les évaluations des produits et marques dépendent du degré d’ethnocentrisme du consommateur, autrement dit de sa tendance à préférer des produits locaux par rapport aux produits étrangers (Shimp et Sharma, 1987). De même, il conviendrait d’étudier les réactions de consommateurs étrangers, pour évaluer leur degré d’attachement au « Made in France » pour les marques françaises de luxe, qui dominent toujours le marché. Enfin, notons le contexte d’exposition des participants. Ceux-ci n’avaient pas l’occasion de toucher le produit. Ils ont réagi à des visuels du produit, ce qui a tendance à augmenter l’ampleur des effets constatés (Peterson et Jolibert, 1995). Le dispositif empirique ressemble donc davantage à un achat sur Internet qu’au cadre d’une boutique de produits de luxe.. En revanche, les participants ont évalué plusieurs produits, ce qui réduit les effets constatés par rapport aux études mono-produit. Enfin, comme évoqué plus haut les répondants n’ont été exposés qu’une seule fois pour chaque produit testé, alors que dans la réalité les expositions seraient répétées.

Malgré les limites évoquées, cette étude est la première à analyser la perception de la délocalisation des produits de luxe français. Ainsi, elle devrait intéresser tant les chercheurs que les praticiens. Le fait d’avoir analysé les effets pour différents niveaux de produits de luxe et pour différents éléments de la chaîne de valeur, permet aux managers de mieux anticiper les effets de leurs décisions.