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Quel est le rapport entre la traduction et l’humanité ? Comment peut-on définir la relation entre les langues et les positions qu’elles prennent l’une à l’égard de l’autre ? Comment peut-on définir les notions de domination et de colonisation par rapport à la traduction ?

Ce sont les questions auxquelles tente de répondre le dernier livre du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne qui, en 2022, a publié chez Albin Michel un livre qui est intitulé ainsi : De langue à langue : l’hospitalité de la traduction. L’auteur de ce livre est qualifié selon Le Monde, dans sa version anglaise du 20 août 2022[1], comme « one of the most important philosophers of our time ». Le titre de ce dernier ouvrage de Diagne nous semble en même temps révélateur et énigmatique ; bien qu’il se concentre sur les questions de traduction, le mot « hospitalité » soulève les débats à cause d’un sens ironique qu’il peut introduire dans le discours. L’hospitalité étant un état amical à l’égard des autres, le sous-titre nous évoque l’idée que la traduction entraîne des relations amicales basées sur le respect mutuel, même si le texte de cet ouvrage n’approuve pas forcément cette bienveillance.

Le livre dans sa forme structurelle est composé de cinq chapitres précédés d’une introduction et suivis d’une conclusion. Non seulement les chapitres mais aussi l’introduction et la conclusion portent des titres et c’est pourquoi on a l’impression que le livre se divise en sept chapitres. « La traduction contre la domination », tel est le titre de l’introduction qui montre la position de l’auteur sur l’humanisme de la traduction et les rapports entre les cultures et les nations. Dès les premières pages de l’introduction, Diagne révèle ses tendances universalistes et méprise la domination et la suprématie d’une langue sur les autres (p. 14). Il cite plusieurs fois Pascale Casanova (2015) selon laquelle chaque langue se range dans une catégorie qui représente son importance par rapport aux autres. Les langues de moindre importance meurent et cèdent leur place à une autre plus « prestigieuse ». La disparition de l’une entraîne les locuteurs vers une lingua franca qui absorbe peu à peu toutes les autres langues. Cela montre qu’il existe une asymétrie des langues dans la traduction. Selon l’auteur, qui cite encore Casanova, le seul moyen de « lutter contre une langue dominante, c’est d’adopter une position “athée” et, donc de ne pas croire au prestige de cette langue » (p. 17), car la traduction peut être source de dialogue et d’échanges ; elle est capable de créer la réciprocité et de faciliter la rencontre entre les humains, dissipant ainsi « l’asymétrie coloniale ».

Le premier chapitre est intitulé « Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre » ; le titre semble un peu extravagant pour un ouvrage traductologique. Pourtant, l’auteur fait implicitement allusion au contenu de ce chapitre où il se réfère, à maintes reprises, à Willard Van Orman Quine (2010) qui a mis de l’avant l’idée de la « traduction radicale ». Cette idée se présente, selon Diagne, « comme une situation d’asymétrie coloniale » (p. 21). Pour connaître cette traduction radicale, il faut savoir ce qui nous lie les uns aux autres ; ainsi doit-on imaginer un État avant la société, comme dit Rousseau. De même, pour comprendre un langage, il faut imaginer un État, une situation qui précède le langage pour qu’on puisse « examiner les raisons, ou plutôt, dit Rousseau, les émotions qui nous ont poussés à chanter nos phrases avant de prononcer nos mots » (p. 22). Selon Diagne, un manuel de traduction a un caractère provisoire, c’est un livre toujours ouvert « à l’épreuve des réactions que son usage provoque chez les indigènes » (p. 27). Ainsi, l’indétermination est une des caractéristiques de la traduction. Pourtant, pour que les manuels soient utilisables, il faut qu’il y ait quelque chose qui échappe à l’indétermination.

Plus loin dans le même chapitre, là où l’auteur commence un sous-chapitre intitulé « La linguiste et l’extraterrestre », il met en présence les méthodes de communication souvent retrouvées dans les scènes de rencontre entre les humains et les non-humains dans le septième art. Diagne démontre que dans certains films, humains et extraterrestres ont recours à un médium « universel » comme les notes de musique et les couleurs, tandis que dans d’autres films, « l’expérience de traduire et de se comprendre est imagée de langue à langue » (p. 41). L’auteur conclut finalement que la traduction met en rapport les langues et les compare, quelle que soit la distance qui les sépare.

Dans le deuxième chapitre, qui s’intitule « Le truchement et le traducteur », où l’auteur se réfère à des auteurs africains comme Amadou Hampâté Bâ (1980), on retrouve une mise en scène des relations tissées entre les colonisateurs et les peuples colonisés. L’auteur conclut que « la colonisation a besoin de traducteurs » (p. 60) pour mener à bien ses politiques et ses stratégies dans les pays colonisés. Ces traducteurs correspondent à de véritables « truchements » ou des moyens par le biais desquels les colonisateurs peuvent s’adresser aux peuples colonisés : voilà pourquoi un interprète est un agent qui est doté d’une intelligence culturelle complète de la situation du transfert d’un message. Les traducteurs, les administrateurs et les missionnaires :

traduisent dans deux sens : la Bible dans la langue des indigènes, l’orature[2] indigène dans les langues impériales européennes. Ils rencontrent au coeur même du travail de traduire l’hospitalité que des langues, dès lors comparables, peuvent s’offrir mutuellement.

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Dans un autre passage, l’auteur de ce livre, en se référant à Blaise Cendrars, pense que les langues africaines possèdent une beauté et une puissance plastique qui en est la force vitale. C’est la raison pour laquelle les oeuvres de la littérature africaine sont bien accueillies dans les langues européennes, parce qu’elles gardent cette beauté même après la traduction.

Le troisième chapitre s’intitule « Translations de l’art classique africain ». L’auteur commence ce chapitre en décrivant la situation des objets artistiques africains qui sont gardés dans les musées européens. Il affirme que le transfert de ces objets vers les pays occidentaux est une véritable « transplantation », car ces objets gardent toujours leur capacité de s’exprimer et de raconter leur propre histoire à d’autres hommes et d’autres femmes « ailleurs que dans les territoires où ils ont été créés, c’est manifester que leur voyage fut aussi traduction » (p. 86). Pourtant, selon Diagne, il ne faut pas oublier que la violence coloniale était à l’origine du transfert des oeuvres d’art africaines vers les musées ethnographiques en Europe. Plus tard, dans le même chapitre, Diagne se réfère à des philosophes comme William Emmanuel Abraham (1962) et Léopold Sédar Senghor (1964) qui ont insisté pour que les oeuvres africaines, malgré leurs différences, possèdent un point commun qui les rapproche les unes des autres ; ces oeuvres s’éloignent de la simple reproduction de la réalité et essaient de présenter ou de « traduire » une autre approche de la réalité. « En conséquence, l’oeuvre que crée l’artiste est “religieuse” d’abord parce qu’elle participe d’une connaissance vitale de la réalité comme flux créateur » (p. 99). Ainsi, l’artiste traduit un mouvement qui soulève les matériaux vers « la force émergente supérieure de leur composition » (p. 99). C’est ainsi que l’auteur compare la création d’une oeuvre à un acte religieux qui pourrait faire advenir une force spirituelle à partir de forces matérielles. Pourtant, il faut savoir que ce qui rend ces oeuvres religieuses est la poièsis qui les a créées et les a promues au rang d’objets d’art. Ainsi, ces objets d’art ne restent pas muets, car ils peuvent parler le langage de leur forme et c’est ainsi que Diagne les appelle « mutants ».

Le quatrième chapitre s’intitule « Le philosophe comme traducteur » et, tout comme les autres chapitres, il commence par une citation. Diagne, en tant que philosophe, semble trouver dans ce chapitre son terrain favori, la philosophie. Il essaie, tout d’abord, de présenter un décentrement selon lequel il existe plusieurs possibilités pour interpréter l’univers. L’auteur passe également en revue certains points de vue de Cicéron (1928) sur la traduction avant d’examiner le rapport entre le colonialisme et la traduction dans le cas des penseurs grecs traduits en latin et en arabe. Dans l’optique de Diagne, le point commun entre ces traductions est qu’elles ont « été effectuées dans des langues qui n’étaient pas en situation de se juger périphériques par rapport à un “hypercentre” » (p. 117), car le latin et l’arabe étaient largement utilisés dans différents coins de la terre. Diagne cherche ainsi à dessiner les différences entre les philosophies différentes et leurs influences sur la traduction. Il propose un nouveau modèle traductif au lieu des modèles de décolonisation de la pensée. Selon lui, le penseur africain vit dans un mouvement incessant entre la langue du colonisateur et la langue locale, car chacune d’elles crée chez lui un cogito, voire une identité. L’auteur appelle cette situation « l’entre-deux langues » et selon lui, elle « permet de sortir de l’enfermement dans l’une d’elles » (p. 134).

Le dernier chapitre se penche plus précisément sur la traduction de la parole divine. Selon Diagne, la parole de Dieu est sujette à une double traduction : une traduction verticale qui est l’expression de la volonté divine dans une langue humaine, et une traduction horizontale vers une autre langue humaine. Selon Spinoza, cité dans ce livre, la parole de Dieu est écrite de la main même de Dieu, sinon elle est soumise à la corruption comme toute autre écriture humaine. En ce qui concerne la traduction horizontale, l’auteur essaie de comparer la position de l’islam et du christianisme avant d’affirmer que ce dernier a adopté la traductibilité qu’il a utilisée comme son arme. Par contre, l’apprentissage par coeur des versets coraniques « a été le mode d’expansion de l’islam à travers le monde » (p. 150, citation de Lamin Sanneh 2015). À la fin de son livre, Diagne fait allusion à la traduction du Coran en persan ; il appelle cet acte ajamisation[3] et clôt ainsi son livre : « L’ajamisation manifeste la valeur du pluralisme en affirmant l’égale “noblesse” des langues humaines et leur ennoblissement continu par la traduction » (p. 157).