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La terminologie, en tant qu’activité scientifique et pratique, est une composante indissociable de toute activité de communication et de traduction spécialisée. Depuis les années 1980 et les bouleversements théoriques qui se sont produits, plusieurs ouvrages théoriques et manuels pratiques ont été publiés (par exemple Cabré 1999 ; Gaudin 2003 ; Temmerman 2000), dans une volonté de se distancer de la théorie générale de la terminologie (TGT) et de ses principes, jugés trop éloignés du fonctionnement linguistique des termes (p. 17). L’ouvrage de Marie-Claude L’Homme se situe à la fois dans cette continuité et s’en distingue, par le nombre d’aspects théoriques et pratiques traités et par la richesse des réflexions soulevées par les défis posés par le travail terminologique fondé sur des textes réels[1]. L’autrice puise alors dans sa propre expérience de praticienne et tire parti de plusieurs théories linguistiques pour développer une méthode de travail solide, qui repose sur des critères opérationnels.

Cet ouvrage fait suite au manuel intitulé La terminologie : principes et techniques, publié d’abord en 2004, puis dans une seconde édition en 2020 (L’Homme 2004/2020). Il se compose de neuf chapitres, partant des concepts fondamentaux de la terminologie et évoluant vers des problématiques toujours plus complexes. Loin de s’arrêter aux concepts de base, l’autrice interroge de nombreuses problématiques, du point de vue tant des approches traditionnelles centrées sur les connaissances, ou « knowledge-driven » (p. 24), que de l’approche lexico-sémantique, ou « lexicon-driven » (p. 26), qu’elle propose. Ses propos sont ponctués d’exemples, tirés de son expertise en terminographie et dont les lecteurs et les lectrices trouveront les références en fin d’ouvrage.

Le premier chapitre, intitulé « Why apply lexical semantics in terminology ? », se présente comme une introduction générale à l’ouvrage. L’Homme donne un aperçu des problématiques qu’une approche lexico-sémantique permet de résoudre et présente les principaux arguments sous-tendant la pertinence de cette approche, ainsi que la nécessité de considérer les applications pour lesquelles une démarche terminologique est mise en oeuvre. Elle explique ainsi que « any task that deals with terms in running text […] needs to implement some degree of lexico-semantic analysis » (p. 3).

Le deuxième chapitre, « Terminology », présente les principes fondamentaux de la terminologie, en tant que discipline scientifique et pratique, et fournit les points de repère essentiels pour en comprendre l’évolution. L’autrice décrit les principes développés dans la TGT, à partir des travaux fondateurs d’Eugen Wüster (Wüster 1979) et des deux postulats suivants : les connaissances sont structurées et la communication spécialisée doit être non ambiguë. Elle relève ensuite les problématiques linguistiques soulevées par cette vision centrée sur les connaissances, par exemple l’idée selon laquelle les concepts et les systèmes conceptuels sont indépendants de la langue, puis elle évoque les critiques qui ont été formulées par d’autres linguistes et terminologues à l’encontre de la TGT (par exemple Bourigault et Slodzian 1999 ; Cabré 1999 ; Gaudin 2003 ; Faber 2012) et qui ont ciblé en particulier le manque de prise en compte des contextes linguistiques, sociolinguistiques et culturels dans lesquels les termes évoluent. En évoquant ces critiques, et les avancées technologiques permettant le traitement informatique de grands volumes de textes, l’autrice replace l’émergence de l’approche lexico-sémantique dans un contexte où les évolutions théoriques de la terminologie ont favorisé un rapprochement avec les théories linguistiques, reconnaissant ainsi un plus grand rôle au fonctionnement linguistique des termes.

C’est ensuite dans le troisième chapitre de l’ouvrage, « Lexical semantics for terminology », que l’autrice développe le cadre théorique de la sémantique lexicale, tel qu’elle l’applique à la terminologie. Avec un exemple tiré du domaine informatique, L’Homme compare les approches issues de la TGT et les approches lexico-sémantiques, afin d’en faire ressortir les spécificités. Le propos s’articule autour de la pertinence de la sémantique lexicale pour la terminologie, du fait que ce cadre « handles some linguistic properties of terms that other terminological frameworks driven by knowledge overlook » (p. 19) et permet ainsi d’effectuer des distinctions sémantiques fines entre termes, ou entre les différents sens d’un terme, et de prendre en compte leur combinatoire, contrairement aux approches centrées sur les connaissances. D’un point de vue méthodologique, le recours à des textes rassemblés en corpus constitue une différence significative entre ces approches. Il est pourtant « an essential part of terminological analysis since it provides the basic material to support the understanding of terms » (p. 34). Le chapitre se poursuit avec la description des deux approches lexico-sémantiques sur lesquelles L’Homme s’appuie, à savoir la lexicologie explicative et combinatoire (Mel’čuk, Clas et al. 1995) et la sémantique des cadres (Fillmore 1976), qu’elle juge particulièrement appropriées pour la terminologie et la terminographie, puisqu’elles ont été appliquées à la création de ressources.

Le quatrième chapitre, « What is a term ? », aborde les questions épineuses de la définition de terme et de l’identification des termes en corpus. Bien que les termes constituent l’objet d’étude de la terminologie et que leur identification, leur description et leur enregistrement dans des ressources représentent les fondements du travail terminologique, « there is no real consensus on the notion of ‘term’, and making a list of relevant terms in a given domain is not an easy task » (p. 55). Dans ce chapitre, L’Homme ne se contente pas de dresser un bilan des difficultés – bien connues des terminologues – d’une distinction nette entre terme et mot. Au contraire, elle discute en détail les questions fondamentales soulevées par l’idée même d’une distinction entre terme et mot, aussi bien dans la perspective de la TGT que dans la perspective lexico-sémantique. Elle démontre ainsi que « term is a relative notion » (p. 66), qui ne peut s’appréhender qu’à l’intérieur d’un domaine de connaissances. L’identification des termes d’un domaine dépend par ailleurs de l’application pour laquelle ils sont définis. Fidèle à l’orientation didactique de l’ouvrage, la suite du chapitre présente les différentes approches du terme selon les théories plus récentes de la terminologie, puis détaille une série d’arguments permettant de considérer les termes comme des unités lexicales. L’autrice détaille ensuite quatre critères systématiques visant à opérationnaliser la tâche d’identification des termes en corpus, dont l’élaboration et la mise en oeuvre constituent un apport majeur de ses travaux en terminologie (voir par exemple L’Homme 2004/2020).

Le cinquième chapitre, intitulé « Concepts, meaning and polysemy », traite des problématiques liées à la définition des concepts, dans une perspective centrée sur les connaissances, et à l’identification du sens des termes, dans une perspective lexico-sémantique. L’Homme démontre les avantages et les lacunes de chacune des perspectives dans le traitement de ces problématiques, dans une optique aussi bien théorique que pratique, avec toutefois une orientation vers la pratique qui domine. L’objectif appliqué de création de ressources guide les réflexions de l’autrice, qui propose plusieurs solutions opérationnelles à des questionnements occasionnés par le travail sur des textes réels. Par exemple, l’autrice montre comment tirer profit des acquis de la lexicographie pour gérer la question de la polysémie, tant pour distinguer les différents sens d’un terme à partir de textes que pour les représenter adéquatement dans les ressources. La démarche est illustrée avec un exemple tiré du domaine de l’environnement, qui permet de percevoir concrètement les avantages de cette approche.

Le sixième chapitre, « Predicative terms, participants and arguments », poursuit la démonstration et se focalise sur la prise en compte, ou non, des propriétés linguistiques des termes. Du point de vue lexico-sémantique, L’Homme argumente sur la nécessité d’adapter la manière de décrire le fonctionnement des termes, en tenant compte en particulier de la distinction entre unités prédicatives et unités non prédicatives. Puisque certains termes sont des prédicats, la description de leur fonctionnement dans les textes et de leur sens doit être complétée par la description de leurs arguments. Plusieurs exemples démontrant l’intérêt de cette approche sont présentés, notamment la possibilité de différencier les « sens spécialisés » et les « sens généraux » d’une unité lexicale, ce qui permet d’effectuer des distinctions fines dans les ressources.

Le septième chapitre, intitulé « Relations between concepts and terms », contraste les deux types d’approches sur leur manière d’appréhender les relations entre les concepts et entre les termes. L’autrice distingue les relations conceptuelles, abordées du point de vue du knowledge paradigm, des relations terminologiques, exploitées dans l’approche lexico-sémantique. Bien qu’elle ait des conséquences sur le plan méthodologique, cette distinction est avant tout théorique : dans le premier cas, les relations conceptuelles sont exploitées pour mettre au jour la structure conceptuelle d’un domaine et pour définir les concepts selon la place qu’ils occupent dans ce système ; dans le second cas, les relations terminologiques servent à comprendre les relations entre les termes et le sens qu’ils véhiculent. Dans les faits, les relations sont similaires, puisque les relations conceptuelles sont principalement taxinomiques et partitives et les relations terminologiques, qui reprennent la distinction opérée en sémantique lexicale entre les relations paradigmatiques et syntagmatiques, comprennent l’hyperonymie et la méronymie. L’Homme souligne cependant plusieurs différences notables, par exemple la possibilité, avec les relations terminologiques, de décrire le fonctionnement de termes qui relèvent d’autres catégories grammaticales que les noms, lesquelles ne sont pas prises en compte avec les relations conceptuelles, ou encore l’intérêt des relations syntagmatiques pour les ressources, notamment pour inclure des informations sur la combinatoire des termes. Cette mise en regard permet au lectorat de saisir précisément les principes de l’analyse terminologique selon chacune des approches.

Le huitième chapitre, « Discovering structures in specialized domains », porte de manière plus ciblée sur la pratique de la terminologie, tout en insistant sur les difficultés de cette pratique, de par le travail sur des données réelles et la grande complexité des réseaux de relations, entre concepts et entre termes, qui en émergent. Les deux parties qui composent ce chapitre montrent les structures auxquelles aboutissent une analyse fondée sur les relations conceptuelles, d’une part, et une analyse fondée sur les relations terminologiques, d’autre part, et mettent en exergue les divergences entre les structures, inhérentes aux divergences théoriques et méthodologiques qui caractérisent les approches. Leurs limites sont illustrées avec des exemples tirés de ressources réelles, notamment EcoLexicon, pour les approches centrées sur les connaissances (EcoLexicon 2018)[2], et les DiCoEnviro (2018)[3] et DiCoInfo (2018)[4], développés par l’autrice, pour l’approche lexico-sémantique.

Le dernier chapitre de cet ouvrage, « Equivalence in terminology », prend une orientation multilingue et aborde la question de l’équivalence entre plusieurs langues. L’autrice détaille le traitement de l’équivalence d’abord du point de vue des approches centrées sur les connaissances, où l’on considérera l’équivalence conceptuelle, puis de celui de l’approche lexico-sémantique, où l’on parlera d’équivalence terminologique. Dans le premier cas, le travail terminologique se focalise sur l’identification des désignations appropriées, dans plusieurs langues, pour un concept clairement délimité et indépendant des langues. Dans le second cas, en revanche, l’équivalence se détermine entre plusieurs termes, dans des langues différentes, selon qu’ils véhiculent le même sens. L’autrice évoque ensuite plusieurs difficultés globales liées à l’absence d’équivalents, à des équivalences partielles et à des asymétries entre langues. Sont par après abordées des difficultés qui émergent plus particulièrement de la recherche d’équivalents en corpus, par exemple lorsqu’un terme dans une langue n’est pas systématiquement rendu par un terme dans une autre langue, mais par une paraphrase ou un hyperonyme dans une reprise anaphorique.

L’une des forces de l’ouvrage est incontestablement son traitement des approches issues de la TGT, en comparaison de l’approche lexico-sémantique qui y est présentée. Cet ouvrage se différencie alors non seulement des seules critiques de la TGT, mais également des publications qui se sont attachées à décrire la réception des travaux d’Eugen Wüster[5] ou à les replacer dans leur contexte. Par la mise en regard des deux types d’approches, les lecteurs et les lectrices sont ainsi à même de saisir parfaitement l’intérêt de l’approche lexico-sémantique par rapport aux approches centrées sur les connaissances, mais aussi – et surtout – leur complémentarité : « terminological analysis must incorporate aspects of both knowledge-driven and lexicon-driven approaches to linguistic content » (p. 27). Le grand nombre de propositions concrètes et de critères pour soutenir le travail terminologique et rendre opérationnels certains choix liés à des difficultés qui émergent du travail sur corpus, qui sont caractéristiques de l’ensemble des travaux de L’Homme, est une autre force qu’il faut souligner. Lexical Semantics for Terminology : An introduction, de par son orientation didactique et les questionnements théoriques et pratiques abordés, constitue ainsi un ouvrage de référence aussi bien pour les néophytes que pour les terminologues expérimentés.