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1. Introduction

« Le brevet de l’Holocauste expirera bientôt » (Biber 2009 : 248). Cette affirmation de la professeure Biber, de l’Université de technologie de Sydney, met en lumière le débat actuel sur la « transgression des limites » dans la représentation et la paratraduction de sujets de société vivants, comme c’est le cas de la tentative d’anéantissement des juifs dans l’Europe du XXe siècle. La façon dont les traumatismes sociaux collectifs, pour citer Alexander (2013 : 2), sont (ré)investis au moyen de représentations symboliques de la souffrance, constituant ainsi des cadres allégoriques applicables à l’identité collective, est directement liée aux multiples interprétations culturelles de ce passé récent. Le présent article vise à analyser l’exposition Mirroring Evil : Nazi Imagery/Recent Art présentée au Musée juif de New York en 2002, en exploitant le champ théorique de la paratraduction établi par l’École de Vigo (2004), qui cherche à déconstruire et remettre en question tout ce qui « se passe en périphérie du texte », en marge du processus de traduction (Yuste Frías 2022 : 56) de l’événement traumatisant ; ici, dans l’art. Cette exposition controversée d’art contemporain se compose d’oeuvres de treize artistes de renommée internationale. Ces oeuvres confèrent un sens nouveau et actuel aux images historiques du Troisième Reich, dans le but de démontrer comment les images peuvent façonner notre perception de la nature du mal à notre époque. Le fait de (ré)imaginer et de (ré)interpréter certains traumatismes aboutit à la transformation de l’identité collective d’un groupe déterminé qui produira de nouveaux événements de société, tels que la responsabilisation morale quant aux événements passés. Ainsi, nous cherchons à poser la problématique de l’existence de limites dans la paratraduction des traumatismes sociaux collectifs, et notamment de l’Holocauste, en recherchant parmi les oeuvres de cette exposition les « transtextualités » des images et en mettant en évidence les paratextes (péritextes et épitextes) liés à chacune d’entre elles.

2. Contexte

La chroniqueuse du New York Times Kershaw (2002)[1] a déclaré que la majorité des oppositions à l’exposition s’étaient manifestées avant son inauguration. Elle a rappelé que le dernier événement ayant suscité un tel « tollé » quant à son contenu avait eu lieu en 1999 au Museum of Art de Brooklyn, où une Madone était représentée couverte de bouse d’éléphant. Bénéficiant d’un important financement de la part de personnes physiques et d’entreprises, et surtout à travers le programme Animating Democracy[2] Initiative soutenu par l’organisation Americans for the Arts, l’exposition aurait été motivée par la « stimulation du dialogue civique » sur des questions contemporaines majeures. Pour ce faire, le levier d’action serait la « citoyenneté engagée », comme l’a dénommé Americans for the Arts à travers plusieurs événements artistiques. Supposant qu’Alexander (2013) est dans le vrai et que les musées sont effectivement des tentatives de présenter diverses déclarations et affirmations en vue de la construction d’une mentalité politique, leur signification collective fonctionne finalement comme un mécanisme physique d’activation de la mémoire, également collective, quant à une question politique du passé, dans certaines situations traumatisantes. Il ne fait aucun doute que les événements sont une chose distincte de leur représentation et de leurs paratraductions.

Figure 1

Manifestation devant le Musée juif de NY contre l’exposition « Mirroring Evil Nazi Imagery/recent Art » - Mars 2002, Ezio Petersen

Manifestation devant le Musée juif de NY contre l’exposition « Mirroring Evil Nazi Imagery/recent Art » - Mars 2002, Ezio Petersen

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Sur la figure 1 ci-dessus, particulièrement éloquente, un homme juif d’âge mûr tient une affiche en face du musée, où l’on peut lire la mention Nazi Museum. Le Musée juif de New York a été créé en 1904 dans l’ancien Séminaire théologique juif des États-Unis. Il était alors uniquement destiné à la communauté juive. En 1947, il a été ouvert au grand public lorsque la famille Warburg a fait don de sa maison (Warburg House), située dans la Fifth Avenue de Manhattan. Il est considéré comme le premier musée judaïque des États-Unis et le plus ancien au monde, en dehors de celui d’Israël, avec la plus grande collection d’art judaïque. D’où la symbolique de ce membre de la communauté utilisant le terme « nazi » pour se référer au musée, critiquant la façon dont l’exposition paratraduirait le traumatisme collectif de sa communauté. Finchelstein (2021) a signalé la nécessité de désacraliser l’Holocauste comme objet historique, afin de pouvoir le présenter et en débattre dans toute sa complexité. La sacralisation de l’Holocauste a non seulement rendu sa représentation « impossible », « interdite », mais a aussi isolé tout ce domaine d’étude du vaste domaine dédié à l’étude des génocides contemporains. De ce fait, ce processus historique est considéré comme unique au lieu d’être envisagé dans toute son universalité : en effet, il est également le cadre de construction juridique, conceptuelle et symbolique du terme génocide.

Les manifestations s’étant déroulées en face du musée avant l’ouverture de l’exposition exprimaient l’exact opposé de l’argument défendu par Finchelstein. En considérant que l’Holocauste est un traumatisme social sacralisé par le concept d’ « événement limite », c’est-à-dire par la radicalisation de la violence et les extrémités auxquelles des individus ont été capables de se livrer par des temps exceptionnels, celui-ci devient une rupture singulière au sein de la moralité et de l’éthique, rendant ainsi impossibles les paratraductions et les représentations qui le feraient redescendre de son piédestal. Si le nazisme se définit théoriquement comme la négation de l’altérité (Schurster 2016 : 207), comme un exercice d’escalade de la violence dans les relations en vue de la non-reconnaissance de l’autre et de son extermination totale, alors, quand un membre de cette communauté qualifie de « nazi » un lieu de mémoire, cette personne affirme que l’intention de l’institution est d’exterminer la mémoire, ce qui constituerait la seconde mort de la communauté : la première étant due aux fascismes historiques, et la seconde s’effectuant par le biais de la mémoire et de ses (para)traductions. L’homme à l’affiche de la figure 1 occupe le centre de l’image. Il est le seul à porter un manteau gris au lieu de noir, et à porter le chapeau de feutre ou de laine habituellement utilisé par les juifs orthodoxes non hassidiques, par-dessus la quipá. Nous pouvons en déduire que cet homme est vraisemblablement un membre de la branche Chabad. Il ne s’agit pas de la simple représentation d’un acte symbolique de protestation. Le papier blanc et les lettres noires sont porteurs d’un sens bien plus important et profond. Ce que cet homme tient entre ses mains, c’est l’Histoire elle-même, c’est le devoir de mémoire appliqué de manière radicale à une interdiction du passé. C’est la concrétisation de sa sacralisation. Cette affiche illustre que la traduction de l’expérience de ce passé traumatisant a été paratraduite à l’époque en source de douleur.

Un survivant de Buchenwald de 81 ans brandissait une affiche où était écrit : « J’y étais. Je témoigne : le génocide, ce n’est pas de l’art ! » (Kershaw 2002). Selon Isaac Leo Kram, témoin oculaire des événements de la Seconde Guerre mondiale, l’exposition banalise la douleur, « tourne en ridicule la souffrance humaine » en mélangeant l’Histoire véritable avec des objets issus du commerce. Le sens des propos de Kram, c’est qu’il existe des limites à la représentation du passé traumatisant. Dans l’exposition, ces limites seraient transgressées au nom de l’art contemporain, bien que les oeuvres et les installations exposées soient signées par des artistes dont l’ascendance se situe aussi bien du côté des victimes que des criminels. Rosenbaum (Kleeblatt 2001), directrice du musée au moment de l’exposition, affirmait dans la préface du catalogue que les artistes essayaient de « surmonter ce passé traumatisant » en traduisant les images du nazisme à destination du « monde d’aujourd’hui ». Elle explique que l’objectif de l’exposition est d’explorer la « nature du mal » à partir d’une interprétation radicale de la relation entre l’art et l’Holocauste qui, pendant des décennies, était axée uniquement sur les images tragiques des victimes. Selon Rosenbaum, les oeuvres de l’exposition placent le spectateur devant un dilemme moral : « Comment réagir face à des images menaçantes et accusatrices, issues d’une histoire qui ne pourra jamais être oubliée ? » (Kleeblatt 2001). Pour Rancière, être spectateur, c’est être à l’écart « à la fois de la capacité à connaître et du pouvoir d’agir », comme s’il nous renvoyait à Platon et à l’idée d’une « maladie du regard subjugué par les ombres » (Rancière 2010). D’après cette interprétation, le regard du spectateur d’une exposition, ne parvenant pas à se détacher de la vision sacralisée de la terreur inspirée par un passé traumatisant, sombrerait dans les ténèbres de la kriegsneurose, d’une mémoire ayant réduit les espaces de traduction et de paratraduction du passé à une forme « moralement correcte » et « éthique » de voir le monde. Ainsi, non seulement la connaissance du passé serait soumise à la cristallisation de son contenu, mais sa forme serait également prisonnière, tenue de répondre aux aspirations souhaitées, voire autorisées, de certains groupes pour représenter la douleur. Ici, l’exercice de traduction de la douleur et de la souffrance dans l’art se heurte à la limite posée par l’interdiction de la parole et de la traduction, depuis la perspective d’un contenu « consensuel » confronté à une « forme » controversée. Ces polémiques se concentrent d’ailleurs plus sur le présent que sur le passé, lequel constitue le point de départ et le principe directeur des oeuvres d’art de cette exposition.

Mirroring Evil : Nazi Imagery/RecentArt, le titre de l’exposition, remplit son rôle de paratexte, en introduisant de manière symbolique et synthétique l’objectif des conservateurs et les sens multiples des oeuvres présentées. D’après Yuste Frías (2022 : 35-36), les paratextes présentent et introduisent le texte de façon à « assurer sa réception et sa consommation ». En partant de ce principe, l’expression mirroring evil évoquerait l’idée selon laquelle ces oeuvres seraient aptes à refléter le « mal », à représenter et à paratraduire toute la brutalité de l’événement historique, en actualisant son interprétation. Ce concept de reflet du mal, de portrait du mal, véhicule l’idée que chaque « expectateur » est capable de ressentir le passé en se voyant reflété dans les oeuvres et toute leur historicité.

Si la réalité démontre une acceptation mécanique de la vie et du passé de chacun, alors la subjectivité transcendante de la liberté artistique visant à reconfigurer et paratraduire le traumatisme place sa représentation dans le domaine de l’imaginaire, non pas afin de prouver que ce traumatisme est indescriptible, faute de mots et de formes, mais précisément pour dire que l’ « absurdité » de la violence radicale appelle à un dialogue permanent avec le présent, pour répondre justement à l’avertissement de Gutman : « L’Holocauste doit refuser d’entrer dans l’Histoire » (Gutman, Schatzker et al. 1984).

En 1994, le Musée a présenté une exposition sur le processus de mémoire de l’Holocauste et les complexités des usages et des sens prêtés à la mémoire et aux mémoriaux. Le principe directeur de cette exposition était la « préservation de la mémoire ». L’idée selon laquelle un « lieu de mémoire » (Seligmann-Silva 2005) étant un lieu de traduction du passé traumatisant destituerait le Musée de sa fonction d’espace permanent de réélaboration de cette mémoire, un espace démontrant que la mémoire ne traverse pas les âges de manière statique mais connaît au contraire une transformation constante et profonde. Selon une perspective plus générale, les musées et les mémoriaux, dans leurs « expositions permanentes », aujourd’hui plus communément appelées « expositions de longue durée », ont interprété l’Holocauste comme un lieu de deuil et de contemplation, plutôt que comme un événement social vivant et invitant à des discussions sur les blessures de chaque époque actuelle. Cela revient à considérer le passé comme une chose devant laquelle on doit s’incliner plutôt que la problématiser. La traduction de l’événement traumatisant s’est transformée ensuite en cristallisation de la douleur. S’il existait comme simple fait, il a été immortalisé dans la pierre.

Jusqu’ici, nous avons identifié deux concepts fondamentaux pour notre analyse de l’exposition Mirroring Evil : Nazi Imagery/Recent Art : la représentation et la paratraduction. Afin de les différencier et de les replacer dans leur contexte historique au sein de notre thèse, il est essentiel de présenter quelques définitions de ces deux termes appliqués à l’objet de notre analyse.

3. La représentation depuis la perspective de la paratraduction

En 1961, Moscovici retire de l’oeuvre de Durkheim le concept de « représentation sociale ». Son objectif était d’identifier ainsi des phénomènes multiples, autant dans le domaine des représentations individuelles et collectives (complexité du social) que psychologiques ou sociales. Le développement de ces études et leurs usages en sciences humaines ont créé un carrefour à mi-chemin entre la sociologie et la psychologie sociale. Penser et interpréter la réalité quotidienne seraient les deux formes primaires de montrer les représentations sociales, visant à « déterminer nos positions par rapport à des situations, des événements, des objets et des communications qui nous concernent » (Sêga 2000 : 129). Pour aller à l’essentiel, la représentation sociale n’est pas façonnée comme une copie de la réalité et d’un idéal, ni comme une subjectivisation ou la partie objective de l’objet. Elle doit en revanche être comprise comme un processus « établissant la relation entre le monde et les choses » (Sêga 2000 : 130).

En sciences humaines, ce concept a longtemps été employé comme un terme vulgarisé, sans définitions majeures, et se référait presque exclusivement à l’histoire culturelle. L’origine latine du terme « représentation », representare, véhicule le sens de rendre présent, voire de présenter de nouveau quelque chose. Une fois dissocié de son utilisation religieuse liée à l’idée selon laquelle, aux XIIIe et XIVe siècles, les papes et les cardinaux « représenteraient le Christ et ses apôtres, le terme a gagné du terrain au sein de la théorie politique », grâce à la définition de Hobbes dans son ouvrage Léviathan, paru en 1651 (Santos 2014 : 29). L’image, l’idée : c’est ainsi que le terme « représentation » est défini dans la majorité des dictionnaires de langue anglaise et portugaise, et même dans certains dictionnaires spécialisés de philosophie (Abbagnano 1974). Abbagnano revient à la pensée d’Okham en distinguant trois définitions possibles du terme représentation (Abbagnano 1963) :

  • Ce par quoi une chose est portée à la connaissance (connaissance représentative) ;

  • Connaître quelque chose qui mène à la connaissance d’une autre (l’image comme représentation de ce qui est image) ;

  • Provoquer la connaissance de la même manière que l’objet provoque la connaissance (focalisation sur l’objet).

C’est le philosophe allemand Kant qui a introduit ce concept en philosophie, en le définissant comme le « genre de tous les actes ou manifestations cognitives » (Fernandes 2009). En sciences humaines, ce concept se caractérise par une profonde ambiguïté. Il peut désigner soit l’absence, soit l’évocation (mimétisme) (Santos 2014). Il apparaît clairement que nous évoquons un concept polysémique pour lequel il est difficile de s’accorder sur une définition unique correspondant à chaque sous-catégorie. C’est également le cas de la représentation sociale, le terme le plus utilisé actuellement dans les recherches universitaires, qui sert précisément à expliquer les objectifs et les événements à travers une perspective collective, sans ignorer l’individu et son rôle subjectif dans ce monde comme représentation.

Pour définir la représentation sociale, la notion la plus intéressante à nos yeux est évoquée dans l’oeuvre de Jodelet (1994), qui l’interprète à la fois comme une notion transversale et comme l’outil fondamental d’un domaine multidisciplinaire. L’auteure utilise le vocable « représentation » en allemand, pour faire la distinction entre Vorstellung, la représentation comme activité mentale individuelle ou sociale, et Darstellung, le résultat de cette activité, les propositions faites quant à l’état des choses (Jodelet 2016). Ainsi, sa définition soutient l’idée selon laquelle la représentation serait l’établissement d’un lien entre le sujet (individuel ou collectif) et un objet qu’il souhaite remplacer, en créant un sens symbolique. Le caractère transdisciplinaire de cette immersion anthropologique la rend précieuse pour notre analyse. Elle poursuit l’idée selon laquelle les représentations seraient un besoin de comprendre et de donner du sens à la vie quotidienne et à tous les événements passés ou présents qui l’entourent, en intégrant l’Histoire dans ce contexte. Par conséquent, si les représentations sociales sont autant de manières de donner du sens à l’expérience et si l’acte de paratraduction de l’image est, lui aussi, comme l’affirme Yuste Frías (2011), une expérience, il existe alors un lien profond entre ces deux domaines. Tout cela nous invite à réfléchir, dans une démarche paratraductologique, sur ce qui se passe en marge du processus traductif ou au seuil du traduire (Yuste Frías 2022 : 56) dans toute installation mise en place dans un musée. L’appropriation de la mémoire, qui consiste non seulement à représenter mais surtout à inventer, ferait du passé un phénomène métatraductif qui dépasserait alors l’acte intentionnel de « préservation » ou de « remémoration », pour devenir un acte visant à faire l’expérience de l’objet dans le temps. C’est en cela que représenter et paratraduire sont complémentaires. En expliquant que les représentations établissent des liens de « co-naissance » avec la réalité sociale, Godelier (2014) nous permet d’élargir ce concept au domaine de la traduction et de la paratraduction. Traduire c’est, entre autres, établir des liens, créer un pont entre les relations, bien sûr, mais en ayant fait, au préalable l’expérience du seuil. Car, contrairement à la conception régnante, la traduction n’est pas que passage, elle offre autant l’expérience du seuil et en recueille une interprétation autre. C’est sur cet aspect de l’expérience liminale que porte la pensée de l’École de Vigo quand Yuste Frías ne cesse de souligner l’importance du seuil, devenue pensée liminale, en traduction avec la notion de paratraduction.

En definitiva, la novedad teórica de la noción de paratraducción en traductología radica en aceptar, de una vez por todas, en los Estudios de Traducción un pensamiento liminar que permita crear una ética del umbral aplicable a las prácticas profesionales de la traducción y de la interpretación como fuerzas transformadoras de la realidad.

2022 : 59 ; les caractères gras sont de l’auteur

La notion de paratraduction, mise en évidence par ce néologisme, est apparue en 2004 dans la thèse de doctorat du professeur Garrido Vilariño (2005), réalisée sous la direction du professeur Yuste Frías. À la lecture de la thèse, il apparaît clairement que la paratraduction serait, outre une terminologie nouvelle, un outil méthodologique applicable à la traductologie. Yuste Frías, qui est aujourd’hui le théoricien de la paratraduction le plus reconnu et le chercheur principal du Groupe TI4 Traduction & Paratraduction de l’Université de Vigo, affirme qu’un retour à la notion de paratextualité de Genette est indispensable à la compréhension de la paratraduction. Tout comme la paratraduction, la paratextualité est un néologisme créé en 1979 en référence à la notion de « transtextualité » (Genette 1979). Selon l’historique du concept genettien de « paratexte » établi par Yuste Frías (Yuste Frías 2022 : 32-36), s’apparentant à une archéologie de la paratraduction, Genette revenait sur sa pensée bien des années plus tard pour dire que ce qu’il avait voulu désigner par le terme « paratextualité » était, en réalité, de la « transtextualité », c’est-à-dire « tout ce qui met le texte en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes » (Yuste Frías 2022 : 32). Nous remarquons que la naissance de la notion de « transtextualité » selon Genette entretient une relation profonde avec la philosophie de la transcendance appliquée au langage.

C’est à partir de cette voie théorique que se construit la notion de paratextualité comme conséquence de deux sous-catégories : le péritexte, soit tout ce qui entoure le texte au sein de son espace physique, et l’épitexte, soit tout ce qui est extérieur au texte, au livre, à son support physique, à ce qui lui permet de circuler à travers des médias d’autres types (Yuste Frías 2022 : 35). Comment le paratexte mène-t-il à la paratraduction ? Yuste Frías nous appelle à la méfiance envers les définitions hâtives : une « traduction du paratexte » ne donne pas nécessairement naissance à une paratraduction. L’auteur de l’École de Vigo défend la thèse fondamentale selon laquelle la notion de

paratexte ne peut se centrer uniquement et exclusivement sur le paratexte littéraire et le support du livre imprimé. À l’époque numérique, les productions paratextuelles relatives aux travaux de traduction dépassent cet ensemble de paratextes verbaux du domaine littéraire décrits par Genette.

Yuste Frías 2022 : 38, notre traduction

Ainsi, la paratraduction s’apparente à une frontière. En effet, son domaine s’étend au-delà de la traduction des paratextes, en permettant une interprétation plus profonde qui s’avère nécessaire à l’exercice de traduction à l’ère numérique. L’interprétation des sens à travers une approche multimodale, où les paratextes sont considérés sous diverses formes non verbales, constituerait l’enjeu central du processus de paratraduction. Yuste Frías affirme catégoriquement que les textes traduits ne peuvent pas exister par eux-mêmes ; ils doivent être accompagnés de manière adéquate par leurs « paratextes paratraduits ». Par conséquent, la paratraduction est la déconstruction de tout ce qui se trouve en « périphérie du texte ». L’élargissement de la notion de paratraduction à d’autres façons de traduire le monde, à celles qui ne relèvent pas du langage verbal, implique impérativement la paratraduction des processus historiques, qu’ils soient traumatisants ou non. Chacun de ces processus dispose de sa marge, sa frontière, sa zone de transition, sa zone de transaction, ses structures symboliques, son intentionnalité, sa subjectivité et, d’une certaine manière, sa transcendance.

La paratraduction, au même titre que les représentations sociales des traumatismes collectifs, comporte de nombreux seuils ayant besoin de traduction. Nous sommes ici au carrefour des travaux de l’historien et du traducteur, qui s’intéressent à la temporalité fluide de l’entre, du « milieu », du lieu qui existe au sein de la subjectivité de l’acte, de la langue, de l’objet, et des processus menant cette notion à se transformer en novlangue, qu’elle soit une traduction verbale ou une représentation allégorique sous forme d’oeuvre d’art dans l’exposition d’un musée. Comme l’exprime Yuste Frías en citant et réinterprétant la phrase de Cassin, la paratraduction invite à « pratiquer la gymnastique du “entre” et à compliquer l’universel » (Yuste Frías 2022 : 57).

Si nous pouvons définir les images et les oeuvres d’art comme une expression textuelle alternative du monde, nous devons nécessairement nous demander si ces formes possèdent une « limite » applicable à leur manière d’interpréter et de représenter le passé, et particulièrement les sujets douloureux et sensibles. C’est la raison pour laquelle, avant d’étudier les oeuvres de l’exposition, il est nécessaire d’aborder le sujet des limites de la représentation et de la paratraduction.

4. Des limites pour représenter et paratraduire ?

La représentation et la paratraduction d’un événement limite nous obligent à repenser le statut et la vérité en sciences humaines. En parallèle, elles remettent en question les relativistes, critiqués pour leur approche de la responsabilité sociale en regard de leur « libre » interprétation de la douleur et de la souffrance (Malerba 2006). Le séminaire de 1991, organisé par l’historien de l’Holocauste Friedländer et intitulé Probing the limits of Representation. Nazis and the ‘Final Solution’ (Friedländer 1992), a réuni les plus grands théoriciens du monde entier pour débattre de cette question : l’Holocauste peut-il être décrit, ou même représenté, de manière convaincante ? L’enjeu principal du séminaire était de problématiser l’existence d’éléments interdits dans notre manière de représenter ou de raconter l’extermination des Juifs en Europe. L’idée selon laquelle les documents et les témoignages de ce passé douloureux seraient source d’objectivité pour l’interprétation historique de l’événement a été confrontée à la perception des formes valides et possibles pour le représenter. Il existe ainsi une recherche sur la relation entre la forme et le contenu visant à expliquer la « réalité du passé » et la prétendue « équivalence des récits ». La confrontation majeure de l’événement a opposé les théoriciens White et Ginzburg, qui ont entraîné le débat sur la voie théorique des dimensions éthiques.

La mise en intrigue et la vérité historique, de l’Américain White, problématisait les limites applicables à l’élaboration de ce que l’auteur appelait les « intrigues ». Selon lui, il existe une forte relativité dans « toute représentation d’un phénomène historique » (White 2016 : 247), puisqu’il s’agit nécessairement d’une fonction du langage. L’interprétation de White provient de l’idée selon laquelle toute déclaration factuelle est une entité linguistique relevant de l’ordre du discours (2016 : 248). Cette affirmation nous amène à nous demander si l’élaboration discursive du traumatisme social collectif est régie par une quelconque limite de forme, de style, d’esthétique ou, de manière plus générale, de représentation et de paratraduction, de façon à pouvoir raconter le traumatisme de manière « responsable », ou si n’importe quel symbole, allégorie ou genre appartenant à notre époque serait apte à conférer à cet événement historique la « vérité »[3] nécessaire à ce que Levi appelle le « devoir de mémoire » (Levi 2019). Les provocations de White visent à introduire dans le débat la question suivante : des thématiques extrêmes comme le nazisme et la solution finale peuvent-elles imposer, par la barbarie de l’acte commis, une limite « absolue » de ce qui peut ou non être dit, représenté et paratraduit à leur sujet ? S’il existait des limites régissant la représentation et la paratraduction d’un phénomène historique, cela ne reviendrait-il pas à imposer une limite à l’« imagination historique » elle-même, responsable en grande partie de conférer au passé la pluralité qu’il nous impose ? Selon l’historien, aucun domaine historique ne serait indépendant du point de vue adopté par la méthode narrative. Par conséquent, le récit historique et la fiction seraient intimement liés. Friedländer emprunte une voie différente en défendant que « toute narration historique induit un choix. En choisissant son emplotment, c’est-à-dire la manière de construire l’intrigue, l’historien détermine un régime explicatif qui lui est propre, sa vision de la vérité historique » (Friedländer 2007 : 143). Selon Friedländer, l’enjeu principal réside dans le fait de remettre en cause les manières de raconter les faits, au lieu d’analyser les faits en fonction de la manière dont ils sont racontés.

White (2016) préfère considérer que les récits narratifs sont non seulement des affirmations factuelles et des arguments, mais qu’ils sont aussi constitués d’éléments rhétoriques et poétiques définissant l’orientation de l’histoire à raconter. Il s’inscrit en faux contre la représentation telle que la considèrent les historiens, c’est-à-dire une interprétation des faits : pour sa part, il la tient pour une « affirmation factuelle synthétique ». Le langage objectif par le métalangage, l’idée selon laquelle, au-delà d’en compléter la perception, les récits sont partie intégrante du fait. White propose une équivalence entre les différents types de récits portant sur le Troisième Reich, en démontrant que tous détiennent une validité heuristique et peuvent faire partie de la représentation sociale du traumatisme collectif. Si tout langage est une façon de traduire quelque chose, et si la paratraduction correspond exactement à la traduction des paratextes composant le texte en question, l’analyse de White nous permet de penser qu’à l’instar de la représentation, la paratraduction du génocide ne possède pas de forme « noble » ni même « correcte » : il existe tout au plus une paratraduction adaptée à l’« intrigue » à raconter.

Selon ce mode d’interprétation, Auschwitz n’échappe pas à l’emprise du langage, et ne serait donc pas exclu du domaine du discours ou de la raison. Aucun « test d’authenticité » ou de « véracité » ne devrait autoriser ou non la représentation ou la paratraduction d’un phénomène. L’esthétique et le discours figuratif gagnent ainsi en importance, et les oeuvres de l’exposition Mirroring Evil : Nazi Imagery/Recent Art acquièrent leur possibilité d’exister, non pas pour rompre une esthétique faisant l’objet d’un consensus éthique sur la question de l’Holocauste, mais pour présenter un langage figuratif, une vision particulière d’un événement historique réalisé par une génération qui n’est plus témoin oculaire du génocide.

Dans son texte Lextermination des Juifs et le principe de réalité (Ginzburg 2016), l’intellectuel italien Ginzburg s’oppose farouchement à la pensée de White. Il défend que l’Histoire et le génocide perpétré contre la communauté juive européenne ne relèvent pas exclusivement de l’équivalence des récits. La différence entre la façon de comprendre et d’appliquer le domaine de l’interprétation réside dans l’opposition totale de Ginzburg avec l’idée selon laquelle les discours sont créateurs d’objets. Il s’appuie sur l’analyse du réel proposée par Vidal-Naquet, semblable à la proposition de Ranke au XIXe siècle : l’idée de « ce qui s’est réellement passé » (Vidal-Naquet 1987).

L’historien italien nous alerte sur le danger de l’approche de White, où la représentation et la narration font l’objet d’un traitement historique. Pour l’auteur des États-Unis, il existe une grande différence entre une interprétation qui transforme profondément la réalité du massacre et une interprétation qui n’a pas abouti à ce résultat. D’après lui, l’« interprétation israélite laisse intacte la “réalité ” de l’événement, tandis que l’interprétation révisionniste le déferait en le redécrivant de manière à en faire une chose différente de ce que les victimes savent de l’Holocauste » (Ginzburg 2016 : 273). Selon Ginzburg, White commet la lourde erreur de relier l’idée de la vérité au principe d’efficacité. Le discours révisionniste et négationniste deviendrait ainsi acceptable dès lors qu’il est accompagné d’une herméneutique efficace.

La façon dont l’Holocauste est représenté et paratraduit actuellement ouvrirait la voie à une meilleure compréhension de l’histoire de ce traumatisme, qui serait alors considéré comme une question de mémoire publique aux implications éthiques et morales importantes (LaCapra 2008). Toute transgression extrême possède deux caractéristiques concomitantes : alors qu’elle étire et plie l’objet dans son effort pour le reconfigurer, elle s’expose au risque d’un traitement excessif pouvant aboutir à des super-interprétations qui, dans le cas spécifique des traumatismes collectifs, représentent un risque évident de minimiser les actes de barbarie.

5. Les zones de silence comme espace paratraductif

Plusieurs fonctionnaires du Musée juif de New York ont fait savoir que l’exposition Mirroring Evil : Nazi Imagery/Recent Art ne traiterait pas de l’Holocauste mais de la façon dont « les jeunes artistes analysent la société d’aujourd’hui, en utilisant des images de l’ère nazie » (Kleeblatt et al. 2001). McBee (2002) a déclaré que l’exposition était un débat sur le caractère sacré mais aussi « profane » de l’Holocauste, et qu’elle interrogeait le rôle de l’art dans cette confrontation. D’après Kleeblatt, conservateur de Mirroring Evil, les éléments du nazisme réemployés dans les oeuvres exposées sont les instincts humains de « l’abri, la famille et la beauté » (Kleeblatt et al. 2001). Il soutient que la fonction de ces oeuvres d’art est de soumettre les récits à une épreuve fondamentale. L’exposition serait ainsi une confrontation directe avec nos « croyances cristallisées ». Si l’art nous met à l’épreuve, selon les dires de Kleebatt, et qu’il est une autre façon d’analyser le mal, il aurait alors pour fonction de placer le spectateur dans un champ d’émancipation, faisant de lui un « moyen ». Ici, comme en paratraduction, le « seuil » serait une catégorie fondamentale. L’« expectateur » se tiendrait donc sur le seuil entre l’unicité et l’universalité du traumatisme social collectif, qui rend possible le « dialogue » en traduisant les « zones de silence » et en donnant un sens à la représentation de la catastrophe.

L’exposition se compose de dix-neuf oeuvres d’art et installations, dont certaines abordent directement le sujet de l’Holocauste tandis que d’autres utilisent des images du nazisme pour évoquer certains sujets sensibles de la société contemporaine comme la glamourisation du mal, la relation entre sexe et pouvoir, et notre mode de consommation déterminé par le statut plutôt que par une réflexion sur la nature de ce que nous consommons. Pour positionner l’art en tant que « transgresseur », le catalogue a été publié plus de deux mois avant l’ouverture de l’exposition, suscitant un fort émoi dans les médias sur la relation entre la forme et le contenu appliquée à un sujet aussi sensible. Menachem Rosensaft, président du réseau International Network of Children of Jewish Holocaust Survivors et membre du conseil US Holocaust Memorial Council, considère que cette exposition étant hébergée par le Musée juif, lui-même placé sous l’égide du Séminaire théologique juif des États-Unis, elle engage la responsabilité de l’établissement qui lui a conféré la légitimité de « profaner l’Holocauste » (McBee 2002).

Lors du montage de l’exposition, forts des vives critiques reçues jusqu’alors, tant de la part des médias que de nombreux groupes issus de la communauté juive, les conservateurs ont ajouté un avertissement sur certaines oeuvres considérées comme « plus perturbantes ». Une sortie alternative a été aménagée afin que les visiteurs puissent quitter l’exposition sans voir d’oeuvres perturbantes comme Lego Concentration Camp Set, de Zbigniew Libera, et It’s the Real Thing, d’Alan Schechner. Le Musée a sérieusement pris en main son travail de « contextualisation », pour retirer toute possibilité d’interprétation autonome au spectateur, jusqu’à perdre, d’une certaine manière, cette intention de « transgression » proposée par les conservateurs. À côté de chaque oeuvre, une plaque expliquait les « motivations » des artistes et comportait une tentative de définition de l’art conceptuel ainsi que les questions censées être suscitées par l’oeuvre d’art. Nous remarquons l’amplitude des efforts déployés en matière d’encadrement conceptuel. Celui-ci agit comme un mécanisme préventif de défense, en laissant la responsabilité de l’interprétation de l’oeuvre entre les mains du spectateur. En plus de ces textes, l’exposition comportait des vidéos thématiques problématisant les questions suivantes : 1. Comment les « arts », dans leur définition la plus large, utilisent les images du nazisme pour représenter le mal ? 2. Qui est autorisé à parler « au nom de » l’Holocauste ? 3. Quelles sont les limites pour représenter des faits terrifiants ? 4. Pourquoi devons-nous combattre, lutter contre le mal perpétré par le nazisme ? 5. Comment l’art est-il un mécanisme fondamental pour représenter l’indivisible ? En raison de la nature des vidéos, courtes et destinées au grand public, les récits sont dépourvus de profondeur. De la même manière, les questions, dont chacune pourrait faire l’objet d’une exposition et de plusieurs séminaires spécialisés, comme cela a été fait à de nombreuses reprises, n’aboutissent à aucune réponse ; les vidéos se contentent de les soulever.

La vidéo qui clôture l’exposition présente des entretiens avec plusieurs personnages, dont des survivants de la Shoah. Les commentaires et les discours des artistes, des éducateurs, des conservateurs, des témoins et des éminences de la communauté juive, ont soulevé des questions et apporté des réponses de manière succincte, se contentant de diversifier les points de vue sur ce qui a été exposé à travers les oeuvres et les installations. Dans sa tentative de fournir d’autres éléments démontrant que l’expansion de la représentation de la Shoah est un projet viable, le Musée a lancé divers programmes éducatifs, dont une séance publique quotidienne, une heure avant la fermeture de l’établissement, pour débattre de la représentation du nazisme dans les oeuvres d’art contemporaines. La proposition du Musée, enrichie par la projection de films dans toute la ville et d’autres lieux de débat, confirme l’amplitude du questionnement sur le traitement réservé au traumatisme collectif par l’exposition, tout en démontrant la préoccupation du lieu de mémoire pour l’ouverture du dialogue avec le grand public. Notre analyse se restreint à deux oeuvres exposées dans le cadre de Mirroring Evil : Lego Concentration Camp et It’s the Real Thing : Self Portrait at Buchenwald, qui, selon nous, synthétisent toute la profondeur de la relation entre la représentation et la paratraduction des événements traumatisants, soit l’enjeu de ce texte.

Figure 2

Lego Concentration Camp - Zbigniew Libera

Lego Concentration Camp - Zbigniew Libera

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L’artiste polonais Zbigniew Libera, auteur de Lego Concentration Camp, a eu l’idée de cette oeuvre en 1996, bien avant l’exposition. L’entreprise LEGO Corporation a elle-même sponsorisé l’oeuvre à ses débuts ; mais, quelques mois après avoir pris connaissance du détail de l’oeuvre, elle a menacé d’intenter une action en justice contre l’utilisation de ses pièces dans une oeuvre polémique. L’oeuvre était assortie de la même caisse que les célèbres jeux de construction de l’entreprise danoise, et a été exposée sous la forme de deux éléments : la caisse en elle-même, et la maquette d’un camp de concentration avec ses baraques, ses fours crématoires, ses cadavres, sa fosse collective, sa potence publique et ses tours de surveillance. L’oeuvre avait déjà été exposée dans d’autres galeries avant cette exposition, mais elle était alors accompagnée d’un texte explicatif comparant, par analogie, la diffusion de la violence à travers les jouets et les produits de puériculture avec l’endoctrinement nazi des enfants. L’utilisation des couleurs rouge, bleu et jaune, la disposition des personnages et la façon dont l’ensemble de la maquette et de la caisse ont été pensées, évoquent immédiatement l’univers créé par le jeu de construction LEGO dans l’imaginaire social, qui les associe à la lucidité et aux phases de développement psychomoteur des enfants, et non à cette version du jeu de « construction du mal ». Ici, le problème soulevé par Van Alphen (2001) réside dans ce que nous appelons un objet d’identification pour le spectateur. Avec ce modèle, l’oeuvre-jouet ne mènerait pas à une identification ou au développement d’empathie avec la victime, mais avec le criminel.

Van Alphen a raison d’interroger la façon dont les oeuvres à l’origine de cette identification avec le bourreau peuvent servir dans la construction de la mémoire de l’Holocauste. Ce type de représentation, si nous mettons entre parenthèses la question de l’intentionnalité de l’auteur, serait-elle une forme de « pédagogie de l’Holocauste » ?[4] Elle est libératrice dans la mesure où elle donne aux spectateurs la possibilité de construire leur propre camp de concentration, mais en les plaçant du côté des bourreaux. C’est une expérience, comme celle menée par le psychologue Zimbardo (2012) ; à l’exception près qu’ici, il n’existe aucune possibilité de s’identifier avec la victime.

Quel est l’effet produit sur la construction sociale de la mémoire du traumatisme collectif par le fait d’amener les personnes à s’identifier avec le bourreau, en l’humanisant et en donnant à ces personnes la possibilité de concevoir l’Holocauste comme un ensemble d’outils physiques, pouvant être utilisés de manière ludique dans leur propre maison ? Les défenseurs de l’oeuvre ont beau prétendre que ce jeu de construction de LEGO en forme de camp de concentration cherche à refléter l’ingéniosité malintentionnée de l’architecture de la destruction, voire, comme l’a affirmé le conservateur de l’exposition, l’historien de l’art Kleebatt, une autre façon de montrer les archétypes du biopouvoir présentés dans la pensée de Foucault (2004), nous nous trouvons ici face à des impératifs éthiques d’altérité et de responsabilisation vis-à-vis de l’autre, qui échappent complètement au contrôle de l’auteur de l’oeuvre.

Si la pédagogie des traumatismes collectifs est comprise comme une pratique culturelle à caractère transgénérationnel, elle sera alors la principale responsable de la transmission de l’événement quand le dernier témoin aura disparu. Pour aller au-delà des nombreuses interprétations et même des jugements qui ont été portés sur les oeuvres de l’exposition dont il est question ici, il est important de reprendre le texte d’Alphen (2001), qui explique à quel point il est dangereux de considérer que l’art se prête à la pédagogie sous prétexte d’atteindre un « objectif supérieur », comme le Nie Wierder [Plus jamais]. L’art et l’éducation, quand il s’agit d’un sujet sensible, n’ont pas besoin d’une opposition. Néanmoins, le caractère transgénérationnel intrinsèque à l’Holocauste en tant qu’événement suscite de profondes modifications dans la façon dont l’acte de mémoire est évoqué, ce qui doit inclure également une vision esthétique de l’événement. Il est évident que les oeuvres de Libera doivent être interprétées en fonction de l’esthétique propre à son monde. En effet, son oeuvre utilise fréquemment des objets appartenant au monde symbolique contemporain, comme les jouets ou des éléments de salons de beauté ou de salles de sport.

Figure 3

Holocaust LEGO - 1996, Zbigniew Libera ©2016

Holocaust LEGO - 1996, Zbigniew Libera ©2016

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L’oeuvre controversée de Libera met en lumière les attentes de la société relativement à l’oeuvre d’art, en plus de faire preuve d’une forte « droiture morale » sur le rôle que joue l’art dans l’éducation des individus contemporains. Il existe une évidente répression, voire une interdiction, appliquée à l’art et aux traumatismes collectifs, tout particulièrement quand l’Holocauste occupe le centre du débat. L’art enseigne et constitue, surtout quand il s’agit d’un jouet, le symbole de l’enfance et le synonyme de la liberté. L’apprentissage progressif se construit par ce que les enfants créent et recréent à travers l’art. Il est impossible de jouer avec le LEGO de Libera. En revanche, serait-il possible de comprendre à travers lui la relation entre un objet de consommation de l’imaginaire enfantin et l’apprentissage de l’Holocauste, au moyen d’un récit qui défie notre façon habituelle de nous souvenir ?

Le 28 avril 1945, c’est la libération du camp de concentration de Buchenwald. L’éminente photographe Margaret Bourke-White (la première femme autorisée à mener son activité en territoire soviétique) est parvenue à un résultat qui serait, pour la société de médias et d’actualité BuzzFeed, l’une des images emblématiques du XXe siècle. À cette époque, les images des camps de concentration étaient perçues comme une dénonciation et comme la preuve du mal radical perpétré par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. L’image en question représente la baraque de Buchenwald et l’état effrayant des prisonniers, vêtus de haillons et dénués de toute humanité en raison des conditions imposées par leurs bourreaux. L’image, qui fut ensuite adaptée selon la conception nouvelle de Schechner, a été originellement publiée dans la revue Life en 1945. À l’époque, le photojournalisme diffusait largement et se disputait les images de l’ « horreur », de la « barbarie », notamment aux États-Unis (Souza 2019). Ici, cette photographie remplit le rôle de ce que Didi-Huberman (2020) a dénommé le « faire regarder », le fait d’obliger à rendre réelle l’histoire immédiate.

Figure 4

Libération de Buchenwald - Margaret Bourke-White / Getty Images

Libération de Buchenwald - Margaret Bourke-White / Getty Images

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Obscénité, manipulation, irrespect, transgression morale, violation de la limite éthique : voici quelques-unes des accusations essuyées par Schechner lors de l’exposition de son montage de la photographie de la libération du camp de concentration, transformée en son autoportrait avec une canette de Coca-Cola diet en main.

Figure 5

Self Portrait at Buchenwald : It’s the Real Thing - Alan Schechner

Self Portrait at Buchenwald : It’s the Real Thing - Alan Schechner

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Bien nourri, les cheveux bien peignés, le col entrouvert selon des critères de mode précis, l’image de la cannette de soda mise en avant en surbrillance : ce sont là quelques-unes des caractéristiques qui composent ce photomontage intégrant l’auteur dans cette photographie emblématique. L’image est ici traitée comme un lieu de conflit social. Le réalisme et la lecture codifiée du passé se transforment en inquiétudes du présent, qui a besoin de se référer à l’événement traumatisant comme point de départ pour réfléchir sur la texture du temps et sa capacité à promouvoir les plis de l’Histoire (Imperato 2005). Les médias, la consommation, la réification, la critique des grandes entreprises mondiales, la mise en spectacle du grand capital : voilà tous les éléments qui semblent implicitement liés aux possibilités d’interprétation de l’oeuvre de Schechner. À travers ce photomontage, nous pourrions également soulever les questions de l’indigestion, de la lassitude et de la saturation en relation avec l’image de l’Holocauste. L’enjeu est de définir le cadre de cette image, entre la perspective de banalisation de la barbarie et celle de la reprise du débat en d’autres sphères d’une thématique « saturée » par les usages et les abus de la représentation et des possibilités paratraductives.

Imperato (2005) a signalé l’existence d’un « désordre sémiotique » complet. Il a construit, en vue de l’étude de ce traumatisme collectif, un nouvel ensemble de paradigmes au moyen de la re-signification. Ce que dépeint l’oeuvre de Schechner, c’est peut-être le fruit d’une société de masse, qui cherche dans l’allégorie à vider de sens les objets représentés ; ou serait-ce plutôt une critique de cette société qui, à travers un événement fondateur de notre époque, appelle à une réflexion sur le rôle de la réification de « nos grandes tragédies » ? L’épitexte de la canette de Coca-Cola ici présente indique qu’à notre époque, il n’existe aucun contrôle absolu sur les systèmes de représentation. Que chaque époque exploite le passé pour elle-même, en le traduisant et le paratraduisant selon les questions qu’il lui évoque.

La mise en avant des pyjamas des prisonniers, dotés des mêmes « codes-barres » que sur les produits, est une allusion à l’extermination de masse perpétrée par les nazis à l’encontre de la communauté juive. Le code-barres serait le moyen utilisé par l’artiste pour illustrer ce processus de réification, de transformation de l’autre en marchandise : un processus employé par le nazisme qui, au lieu de prendre fin à la libération des camps de concentration et d’extermination, se serait poursuivi avec d’autres caractéristiques, sous d’autres formes, à notre époque. Ainsi, la mise en valeur de l’objet que tient l’auteur, présent dans l’image, serait directement liée à cette référence. D’après lui, ce que l’État a été capable de commettre dans le passé réside encore entre les mains des grandes entreprises. Le processus de réification analysé par Honneth (2007) induit une profonde négation de l’autre, au point de ne plus le reconnaître autrement que comme une marchandise, qu’il s’agisse de son utilisation ou de son échange. Si la réification est un comportement, une habitude mentale, comme l’explique Honneth, nous menant à perdre notre capacité d’engagement affectif avec l’autre, alors les re-significations de l’Holocauste la pratiquant sans aucun cadre restrictif courent également ce risque. Le travail d’interprétation ne revient pas à l’objet qui produit le sens, mais à la personne qui le lit et lui donne un sens à ses yeux, selon sa propre vision du monde. Yuste Frías insiste sur le fait indéniable que « voir » n’est pas la même chose que « regarder » et quand on prend conscience de la valeur méthodologique de la paratraduction, on apprend à regarder les images pour ne les voir que dans toute manifestation du traduire où il faut les lire et les interpréter (2011 : 262). Par conséquent, face au monde réifié, l’attribution d’une lecture « correcte » ou même « prudente » au spectateur d’oeuvres aussi polémiques nous semble être un excès de naïveté.

Schechner et son oeuvre sont la preuve que l’Holocauste ne sera jamais envisagé uniquement comme un phénomène temporel, historique. Toutes les questions liées à l’État d’Israël, au conflit israélo-palestinien, les problématiques d’identité et de nationalismes présentes dans le monde entier, feront toujours l’objet de débats à l’évocation de l’Holocauste. Toutes ces questions nous semblent déjà excessivement complexes. Quand d’autres questions, issues de ce qu’Adorno appelle le capitalisme tardif, viennent s’y ajouter, la compréhension de l’événement traumatisant nous semble alors encore plus éloignée. Bien souvent, les multiples significations de l’interprétation d’un objet ne le rendent pas plus apte à être compris ; au contraire, elles l’éloignent du domaine de ce qui peut être dit. Il nous semble que c’est là que se situe la problématique de cette image.

6. Conclusion

Elie Weisel, prix Nobel de la paix, a été l’un des plus fervents détracteurs de l’exposition Mirroring Evil, en affirmant publiquement que sa présence dans le monde de l’art constitue « un grand pas en avant pour le kitsch et la vulgarisation de l’Holocauste » (McBee 2002). Il semblerait que l’obsession de la civilisation occidentale pour l’Holocauste comme « traumatisme social collectif » du XXe siècle se soit prolongée jusqu’à atteindre le XXIe siècle. La difficulté à passer outre ce traumatisme dans l’époque suivant la Seconde Guerre mondiale a en grande partie contribué à reléguer tout type de questionnement moral dans une zone de silence et d’interdictions qui ont empêché le développement d’une solidarité collective envers les survivants de la catastrophe. Toute représentation sociale réalise une rétrospective au moyen des registres symboliques hérités de l’événement. Quant à la paratraduction, elle rend possible ce que Yuste Frías appelle « les marges et à la marge » dans la traduction (2022 : 56-59), c’est-à-dire tout ce qui est autour mais, surtout, tout ce qui est exclu du processus de traduction. C’est pourquoi, tandis que l’une, la représentation, mène sa recherche dans les ruines, l’autre, la paratraduction, les dépasse en s’intéressant à ce qui les entoure, les accompagne, les enveloppe, les présente et constitue leur sens le plus profond. Ainsi, une lecture plus complexe de l’exposition controversée du Musée juif de New York exige de comprendre que les registres symboliques sont évoqués quand l’Holocauste est utilisé comme point de départ, et que ce qui l’entoure doit également être lu pour que l’analyse puisse rendre compte d’un ensemble et de toute la sensibilité requise par l’objet.

La table installée en fin d’exposition comporte peut-être le contenu le plus riche, fondamental pour la lecture de l’époque où elle a été présentée au grand public : les recueils contenant les commentaires manuscrits des personnes étant passées par ces couloirs et ces salles et ayant observé les oeuvres et les installations. Selon le récit de McBee (2002), après un mois et demi d’ouverture, les recueils comptaient cent cinquante commentaires, sans compter ceux laissés de manière virtuelle sur les ordinateurs attenants. Les opinions exprimées sont extrêmement diverses, mais l’ensemble permet d’établir un diagnostic de l’effet produit par ce qui a été vu et ressenti par les spectateurs. Tandis que certains présentent l’exposition comme « la meilleure façon de combattre le nazisme », d’autres la caractérisent comme une « banalisation (…), une farce déguisée en art ». Une partie du public estime que la proposition a été « mal exécutée », qu’elle n’est « une provocation ni visuelle ni mentale ». « Égoïsme et autocongratulation des artistes » ; « la preuve du mercantilisme des artistes » ; « l’une des choses les plus perturbantes que j’ai jamais vues » (McBee 2002). Ce vaste panel d’opinions démontre que l’un des principaux objectifs de l’exposition d’art a bien été rempli : faire sortir les individus de leur zone de confort et les amener à réfléchir sur leur propre façon d’observer le monde. C’est pourquoi il nous semble que l’un des commentaires de ces recueils placés en fin d’exposition est finalement une excellente synthèse de ce qui a été présenté : « (…) depuis le 11 septembre, toutes ces questions, encore des questions, n’ont fait qu’augmenter (…) maintenant je suis en larmes, mais merci pour cette exposition » (McBee 2002). Nous ne parviendrons pas à donner une réponse définitive sur l’existence ou non de limites à la représentation et à la paratraduction d’un traumatisme social collectif. Toutefois, il est vrai qu’en représentant et en paratraduisant, nous sommes imprégnés des questions inhérentes à notre propre époque. Quiconque représente le passé et observe à travers lui ce qui se trouve au-delà, ou le paratraduit, n’y parvient qu’en s’immergeant dans sa propre société et tout ce qu’elle exige. Avant toute chose, représenter et paratraduire sont une problématique sociale, remise entre les mains du chercheur par la société.