Il ne fait pas de doute que l’histoire de la traduction n’est plus une discipline marginale au sein des études de la traduction. Il ne s’agit pas d’un ensemble de recherches qui servent exclusivement à reconstruire le passé d’une profession ou à faire miroiter des fragments de ce passé à travers le rétroviseur de l’histoire. Il s’agit bel et bien d’une partie de l’Histoire tout court. Les interprètes au pays du castor est un texte qui enrichit le catalogue, toujours insuffisant, de l’histoire de la traduction, et dans ce cas précis, l’histoire de la traduction au Canada. Celan étant dit, il faut reconnaitre aussi que c’est un texte qui contribue à l’histoire du Canada. Il n’y a aucune raison pour dresser des frontières infranchissables entre les historiens « purs » et les historiens de la traduction. Chacun de son côté essaie de raconter l’histoire d’une communauté et d’une région de ce monde. On peut constater la complémentarité entre les « deux catégories d’historiens » dans la nature même des textes produits par les historiens de la traduction. Ces derniers citent constamment les oeuvres des historiens dits « purs » ou « professionnels » pour édifier le contexte où se déroulent les événements relatifs à l’histoire de la traduction. En même temps, ils offrent aux historiens « purs » des pistes inexplorées et des récits inédits grâce au fait qu’ils ont dépoussiéré des caisses de documents délaissées par l’histoire des protagonistes et des grands moments. Sans le chercher vraiment, les historiens de la traduction appliquent les techniques de la micro-histoire en diminuant l’échelle d’observation. Ainsi, ils libèrent les traducteurs et les interprètes, éternels personnages secondaires, de l’arrière-plan afin de les mettre en relief. Il s’agit de l’art de convertir une note de bas de page en un livre. Le personnage « insignifiant » acquiert les dimensions du protagoniste dans l’historiographie de la traduction, surtout quand l’historien décide de choisir la biographie, la courte biographie ou le portrait. Il s’agit de situer l’individu au centre, de progresser du général vers le particulier, sans perdre de vue le contexte. Dans Les interprètes au pays du castor, Jean Delisle nous propose des récits de vie de plusieurs intermédiaires linguistiques qui étaient au service des États, et des marchands de fourrures, tout en servant parfois leurs propres intérêts. Des femmes et des hommes de tous horizons qui ont pu repousser les limites de l’incommunication. Des histoires de vie qui s’étalent sur quatre siècles avec des dénouements dramatiques, dans la plupart des cas. On apprend de prime abord que l’histoire de l’interprétation au Canada commence par un recrutement forcé de deux Iroquoiens, Domagaya et son frère Taignoagny, enlevés par les hommes de Jacques Cartier le 24 juillet 1534 pour qu’ils soient formés en France en tant que truchements (p. 11). L’acquisition de la langue des ravisseurs n’entraîne pas forcement la fidélité à leur cause. Jacques Cartier a constaté cette réalité après son retour en Nouvelle-France accompagné des deux interprètes « francisés ». Le même problème d’allégeance s’est répété à plusieurs reprises dans presque toutes les colonies à travers l’histoire. C’est le dilemme de l’interprète autochtone qui connait très bien la langue des siens, leur culture et leur mentalité, mais qui n’est pas forcément fidèle à la cause de l’homme blanc qui l’a recruté. Les soupçons d’infidélité ne pesaient pas seulement sur les interprètes autochtones mais aussi sur les interprètes blancs en milieu autochtone ou les interprètes issus de couples mixtes. Les soupçons étaient parfois infondés, mais pas toujours. En fait, l’image de l’interprète blanc bien intégré dans les milieux indigènes ne suscite pas seulement de …
Appendices
Bibliographie
- Febvre, Lucien (1965) : Combats pour l´histoire. Paris : Armand Colin.
- Ginzburg, Carlo (1994) : Microhistoria : Dos o tres cosas que sé de ella [Microhistoire : deux ou trois choses que je sais d’elle]. Manuscrits. 12 :13-42.
- Levi, Giovanni (1999) : Sobre microhistoria. In : Peter Berke, dir. Formas de hacer historia. Madrid : Alianza Editorial, 119-143.
- Renan, Ernest (1882) : Qu’est-ce qu’une nation ? Paris : Calmann Lévy
- Serna, Justo et Pons, Anaclet (1993) : El ojo de la aguja. ¿De qué hablamos cuando hablamos de microhistoria ? La historiografía. In : Pedro Ruiz Torres, dir. Madrid : Marcial Pons, 93-134.