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1. Introduction

André Clas, tout un personnage… de la traduction, de la terminologie, de la lexicologie et des questions langagières en général au Canada, en Europe, en Afrique et en Amérique latine. Notre collègue collectionne les titres : Professeur émérite et Pionnier de l’Université de Montréal, Chevalier des Palmes Académiques, membre de la Société Royale du Canada, Docteur Honoris Causa de l’Université d’Alicante (Espagne), Membre d’Honneur de l’Ordre des traducteurs du Pérou, Médaille Joseph Zaarour de l’Institut de traduction et d’interprétation de Beyrouth (Université Saint-Joseph), membre d’honneur de la Société des traducteurs du Québec (SFT), directeur du Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal, directeur de Meta, et j’en passe… Il collectionne aussi les initiatives langagières : créateur du mot courriel, fondateur de l’Observatoire du français moderne et contemporain et du GRESLET (Groupe de recherche en sémantique, lexicologie et terminologie), co-fondateur du Réseau LTT[1], de TERMIUM, du DBC (Dictionnaire bilingue canadien)[2] et de la Banque du français québécois, membre correspondant du Trésor de la langue française, membre de la Société royale du Canada…

2. Entrevue

GLB - Bonjour André. C’est un honneur pour moi de te recevoir. Sylvie Vandaele (directrice de Meta de 2009 à 2014) et moi avons hérité de 40 ans de ton travail à la barre de Meta. C’est un bien bel héritage ! La direction de Meta a récemment décidé de créer une nouvelle rubrique dans la revue qui comprendra des entrevues de traductologues. Il nous est paru évident de commencer par toi. Sais-tu le pourquoi de cette initiative ?

AC - C’est avec grand plaisir que je répondrai à tes questions, Georges. Je sais que Meta est en bonnes mains et je suis prêt à collaborer avec ton équipe. Non, j’ignore ce qui vous a poussé à créer une nouvelle rubrique, mais ça me semble une excellente idée. On ne connaît des traductologues que leurs écrits ou leurs titres. Or, ils et elles sont bien plus que cela. Ils ont joué un rôle fondamental. Il faut les sortir de l’ombre, les reconnaître.

GLB - Notre vraie motivation, au-delà de l’intérêt que tu viens de mentionner très justement, est de faire une plus grande place au français dans les pages de Meta. Ces entrevues, nous allons les publier en français, même si elles peuvent être conduites dans une autre langue. Augmenter la place du français dans la revue est un mandat que j’ai reçu de l’Université de Montréal et des Presses de l’Université de Montréal (PUM) en 2014 lorsque j’ai assumé la direction. C’est aussi ce que souhaite le Fonds de recherche du Québec Société et Culture (FRQSC), l’un de nos subventionnaires, comme tu le sais.

GLB - En guise d’introduction, j’aimerais te demander : à ton avis, à quoi doit-on associer au premier chef le nom d’André Clas ? À la revue Meta ? À TERMIUM ? Au GRESLET ? Au DBC ? Au Réseau LTT ? Au Département de linguistique et de traduction ? Quelle a été la réalisation à laquelle tu as consacré le plus d’efforts et qui t’a donné le plus de satisfaction ? Ce ne sont peut-être pas les mêmes… Et celles dont tu as les meilleurs souvenirs ? On reviendra plus tard sur toutes ces réalisations.

AC - Le fleuron de ma couronne, pour employer un vieux cliché, sera toujours sans contredit Meta. Mais pour les retombées universitaires internationales, LTT a été un parfait outil. Il est impossible de dissocier Meta de LTT. Tous deux sont des outils d’enseignement inégalables, de dissémination des nouvelles idées et techniques ! Donc pour répondre à la question, mes meilleurs souvenirs sont liés à LTT. Ce réseau a permis d’organiser une foule d’activités langagières, des réunions internationales dans les domaines de la lexicologie, la terminologie et la traduction, soit les domaines qui ont toujours été au coeur de mes préoccupations. LTT visait surtout à internationaliser les relations dans ces domaines, c’est-à-dire susciter et organiser des réunions, des colloques, des ateliers de formation, et ce, dans les cinq continents. L’idée était de réunir, dans une même tribune, principalement les universités partiellement ou entièrement de langue française, comme le mentionnait le nom officiel de l’AUPELF[3] aujourd’hui AUF. Comme l’AUPELF avait son siège à Montréal, l’Université de Montréal était tout indiquée pour lancer ce réseau. J’en ai été l’artisan. En 1986, à la suite d’une réunion à Ottawa des doyens des universités canadiennes, notre doyen m’a chargé de répondre à la demande de l’AUPELF et c’est comme cela qu’est né ce réseau qui répondait à un mouvement moderniste de la traduction, au besoin en formation, en outils linguistiques, glossaires, dictionnaires, entre autres.

GLB - Donc, c’est ce réseau LTT qui a pris en charge tout ce mouvement « moderniste » de la traduction, comme tu l’appelles ? Qu’entends-tu par-là ?

AC - Le mouvement s’est amorcé bien avant LTT, mais le réseau y a grandement contribué. On publiait déjà bien des choses dans Meta. Je dis « moderniste » parce que jusqu’au début des années 80, les choses ne bougeaient guère en traductologie. Toutes les universités enseignaient en suivant la « méthode » Vinay et Darbelnet, les réflexions théoriques continuaient d’être subordonnées à la linguistique, la terminologie n’en était qu’à ses débuts. Tout le monde travaillait dans son petit coin. Il fallait internationaliser. LTT a contribué à mettre en commun des connaissances et des expériences venues des quatre coins du monde. Grâce à LTT, j’ai visité une dizaine de pays africains, des étudiants venaient ici. Ils connaissaient bien les problèmes de traduction inhérents à leurs langues multiples et on essayait de les aider. Des étudiants d’autres latitudes ont aussi séjourné à Montréal et collaboré à la diffusion de la traductologie au sens large dans le monde. Avec mes collègues, nous organisions des ateliers de formation, des rencontres et des colloques. Mon dernier colloque en tant qu’organisateur, a été « Pour une traductologie pro-active » à l’occasion du 50e anniversaire de la revue Meta en 2005. Mais avant cela, les colloques ont été nombreux grâce à l’appui, notamment de l’AUPELF-UREF[4]. En voici quelques-uns dont je me souviens :

  • Premier colloque international de linguistique et de traduction, Université de Montréal (1970) ;

  • Deuxième colloque international de linguistique et de traduction, Université de Montréal (1972) ;

  • Premières Journées scientifiques du réseau LTT de l’AUPELF-UREF, Fès (1989) ;

  • Colloque « La traduction proligère », Montréal (1990) ;

  • Deuxièmes Journées scientifiques du réseau LTT de l’AUPELF-UREF, Mons (1991) ;

  • Troisièmes Journées scientifiques du réseau LTT de l’AUPELF-UREF, Montréal (1993) ;

  • Séminaire sur l’aménagement linguistique pour l’ACCT, Montréal (1994) ;

  • Quatrièmes Journées scientifiques du réseau LTT de l’AUPELF-UREF, Lyon (1995) ;

  • Cinquièmes Journées scientifiques du réseau LTT de l’AUPELF-UREF, Tunis (1997) ;

  • Première rencontre linguistique méditerranéenne, Tunis (1998) ;

  • Sixièmes Journées scientifiques du réseau LTT de l’AUPELF-UREF, Beyrouth (1999) ;

  • Colloque Dét 2000, Détermination et Formalisation (26 février) à Bellaterra, Espagne (2000) ;

  • Journée du Dictionnaire (22 mars), Paris, Université Cergy-Pontoise (2000) ;

  • TTIT 2000 (28-30 septembre), Université de Tunis 1, Tunisie (2000).

1.1. Meta

GLB - Donc, LTT comme un des meilleurs souvenirs. Nous y reviendrons certainement. Est-ce que Meta n’a pas demandé plus de travail ? Je rappelle pour nos lecteurs que Meta est née en 1955 comme le Journal des traducteurs. Son premier directeur était le frère Stanislas-Joseph et l’abonnement coûtait 2 $ pour 5 numéros ! Un an plus tard, la revue passe à l’Université de Montréal avec pour directeur le célèbre Jean-Paul Vinay. Puis, en 1966, la revue devient Meta et passe aux Presses de l’Université de Montréal avec pour directeur Blake Hanna jusqu’en 1967. Le numéro coûtait 1 $. Je ne peux m’empêcher de mentionner que depuis le 22 octobre, le Journal des traducteurs est en accès libre sur Érudit. C’est donc en 1967 qu’André Clas entre en scène jusqu’en 2007 : 40 années ! Tu es Monsieur Meta, comme on t’appelle au Département ! Raconte-nous les débuts.

AC - Oui, 40 ans, ça ne me rajeunit pas ! Meta a demandé beaucoup de travail. Je connaissais certaines revues publiées en Europe et ailleurs, et donc je savais qu’il me fallait acquérir de l’expérience. Je savais aussi que je ne pouvais travailler seul. J’ai par conséquent fait appel à des collègues du Département et j’ai obtenu le soutien de certains. J’ai dû ensuite trouver les moyens. Une revue ne naît pas comme par enchantement ; l’Internet n’existait pas à l’époque en 1967. Mais le monde changeait. On sentait un vent favorable au développement de la traduction et de la terminologie. Je pressentais que la revue pourrait devenir une grande revue. Le monde changeait, pas seulement au Canada, qui a certes joué le rôle de pionnier dans l’essor de la traduction et de la terminologie professionnelle dans le monde, mais également de la traduction académique. Rappelez-vous, les premiers programmes universitaires de traduction et interprétation sont apparus en Europe mais surtout au Canada. Cela bougeait partout. La traduction devenait indispensable. Il y a eu d’abord la fièvre des dictionnaires pour épauler la traduction professionnelle. Au Québec, la Loi 101 de francisation des entreprises a donné naissance à l’Office de la langue française (aujourd’hui Office québécois de la langue française, OQLF). Son mandat consistait à encourager l’usage du français dans tous les secteurs d’activité de la province, d’où des besoins accrus de traduction. Les terminologues naissants, sous l’impulsion notamment de Robert Dubuc, se sont mis à travailler sur des glossaires spécialisés. Et puis, il y a eu Meta. Autre changement majeur, l’entrée de la traduction à l’Université.

GLB - Revenons-en à Meta. Donc, tu as pris la direction de Meta en soixante-sept. La revue à ce moment-là avait à peine deux ans en tant que revue universitaire. Quelle revue as-tu trouvée ? Quelles ont été tes premières initiatives ? Qu’est-ce que tu as fait pour faire de Meta ce que Meta est aujourd’hui ? Ce qui m’intéresse, c’est le tout début. Là, la revue avait deux ans. Tu prends la revue en mains, qu’est-ce que tu fais d’abord ? Qui étaient les auteurs ? Les évaluateurs ? Qui te secondait, un comité de rédaction, une assistante ? Quels étaient les problèmes ? Je m’excuse de te bombarder de questions à ce point…

AC - Oui, les débuts ont été difficiles. La revue était connue avant tout dans le milieu professionnel, et surtout canadien. Les universités venaient tout juste d’intégrer des cours et des programmes de traduction. Les « traductologues » étaient plutôt rares, on ne les appelait pas encore comme cela à l’époque. Le terme traductologie ne sera créé que plus tard par Brian Harris, un collègue d’Ottawa. Mais, comme tu le sais, j’ai fait mon doctorat en Allemagne et là il y avait pas mal de gens qui s’intéressaient à la traduction aussi. C’est comme cela que j’ai commencé à jeter des ponts avec l’Europe. Avec toute l’Europe. L’Allemagne était une pionnière des études sur la traduction. Pensons à Otto Kade, Albrecht Neubert, Katarina Reiss et Hans Vermeer… Je connaissais ce beau monde même si ma thèse ne portait pas directement sur la traduction.

GLB - Ah bon. Et sur quoi portait-elle ?

AC - Ma thèse de doctorat était un essai de stylistique comparée français-anglais-allemand. Elle avait comme titre Le champ notionnel du pronom indéfini « on » et je l’ai faite sous la direction des professeurs Mario Wandruszka et Eugenio Coseriu ; elle a été soutenue en 1966 à l’Université de Tübingen.

GLB - Bravo ! Qui aujourd’hui se souvient de Wandruska et de Coseriu ? Et pourtant, les études contrastives multilingues doivent autant à Wandruska qu’à Vinay et Darbelnet. Quant au linguiste Coseriu, il a publié un article des plus intéressants sur la traduction[5]. Pour revenir à Meta. Aujourd’hui et depuis plusieurs années, Meta doit lutter contre une concurrence féroce d’autres revues très prestigieuses. Mais Meta reste quand même dans le peloton, en tête des revues de traduction dans le monde. Un des gros problèmes qu’on rencontre et que ma prédécesseure Sylvie Vandaele a rencontré, c’est le financement de la revue. En effet, la revue ne se finance pas grâce aux revenus des abonnements qui entrent dans un fonds commun aux revues de l’Université, géré par les Presses de l’Université. Donc, nous ne vivons que des subventions fédérales et provinciales. Comment cela se passait-il pendant les 40 ans de ta direction ?

AC - Le financement a toujours été un problème majeur. On fonctionnait de la même façon, avec des subventions. Et il fallait faire beaucoup de demandes. Les Presses de l’Université de Montréal touchaient les abonnements et aussi les abonnements électroniques d’Érudit. Je te rappelle que Meta a été la première revue mise en ligne par Érudit, et cela en 1998. Du fait des coûts d’impression, il fallait aussi se battre sur le nombre de pages de la revue, ce qui me semble le comble !

GLB - Est-ce que vous aviez un comité de rédaction, un comité scientifique ? Comment fonctionniez-vous au tout début ?

AC - Nous avions un comité de rédaction, il fallait bien évaluer. Nous n’avions pas une base de données comme celle que vous avez maintenant avec des centaines d’évaluateurs experts. Nous devions faire tout le travail nous-mêmes. Ce n’est que plus tard que nous avons pu faire appel à des collègues un peu partout dans le monde. À l’époque, tous les articles étaient lus par ce comité constitué.

GLB - Et concrètement, à l’Université vous aviez une aide ? Vous aviez quelqu’un qui collaborait à la revue ?

AC - Pas au début, tout le travail se faisait au comité. Puis le secrétariat du Département a commencé à taper les textes pour nous. Il régnait une bonne entente entre collègues avec bien sûr parfois quelques problèmes. Plus tard, nous avons eu des assistants, la revue devenant plus importante. Nous les recrutions parmi les étudiants de doctorat et de maîtrise.

1.2. TERMIUM

GLB - Parle-moi de TERMIUM. Sa création date de quelle époque à peu près ?

AC - 1968, si mes souvenirs sont exacts. Mes travaux de recherche pour mon doctorat m’avaient aussi orienté vers la terminologie et m’avaient amené en 1968 à la création de la Banque de Terminologie de l’Université de Montréal. À cette époque, l’Université de Montréal avait également un groupe de chercheurs en traduction automatique (le fameux système METEO qui a donné naissance à TERMIUM). Il ne faut pas négliger de mentionner qu’à cette époque j’avais la chance de diriger un département en plein essor avec de jeunes collègues dynamiques. Ce sont eux qui ont créé TERMIUM. Meta a servi à diffuser nos activités. Tout était en effervescence à cette époque ; dès qu’on découvrait quelque chose de nouveau, on le publiait dans Meta. Il a fallu parfois apprendre à se battre mais aussi parfois à perdre.

GLB - Peux-tu expliquer ce qui distingue les activités de LTT de celles de TERMIUM, la terminologie ?

AC - La terminologie était à part ; à l’époque, elle devait répondre à des besoins professionnels, quoique Robert Dubuc l’enseignait à l’université et avait déjà publié son manuel. Il nous fallait encourager la création de bases de données et apprendre à les gérer pour en tirer le meilleur parti. On ne disposait pas de corpus en ligne comme de nos jours.

GLB - Comment se faisait tout ce travail de lexicologie, de terminologie, de dictionnaires ?

AC - On ramassait des documents, on photocopiait et on extrayait, au début, manuellement les termes, les définitions, les exemples. C’était un travail chronophage ! L’informatique a tout changé. Aujourd’hui, c’est devenu banal mais à l’époque il fallait des bénévoles, des gens de bonne volonté ! On en a trouvé notamment dans le réseau LTT, qui a vraiment été au coeur de toutes mes activités langagières. En dehors du Canada, j’avais des contacts en France, en Belgique, en Allemagne, en Tunisie, au Maroc et au Liban. D’autres pays viendront s’ajouter plus tard.

GLB - Et après 40 ans de Meta ? 40 ans c’est assez exceptionnel. Je ne connais personne qui ait dirigé une revue pendant 40 ans. Ça fait un peu plus de dix ans maintenant que tu as abandonné. Est-ce que ça a été douloureux de dire, fini, j’arrête ?

AC - Non, il était temps de passer la main à des collègues plus jeunes. Il faut savoir partir, mais je ne suis pas très loin, je ne perds jamais de vue Meta et je m’intéresse toujours à vos réalisations. Je regarde Meta continuer et, bien sûr, j’en suis très fier.

1.3. 50 % français à Meta

GLB - Nous rencontrons aujourd’hui un nouvel obstacle. Bien qu’aucune décision définitive n’ait été encore prise, l’organisme subventionnaire provincial exigerait que le contenu de la revue soit à 50 % en français. Meta est une revue nettement internationale, mais elle est née au Québec et elle entend encourager la publication des travaux scientifiques en français. Mais que penses-tu de cette contrainte d’obliger Meta à publier 50 % de son contenu en français ? C’est très difficile d’atteindre une telle proportion ! Est-ce justifié ? Comment vois-tu la place du français dans les publications scientifiques ?

AC - Ce combat n’est pas récent. Même si Meta a toujours eu une vocation francophone, elle a aussi pour mission de faire connaitre et de publier les nouveautés dans le monde de la traduction : elle doit donc être ouverte au reste du monde. Aucune langue ne se suffit à elle-même. Donc Meta est maintenant trilingue, elle publie en français, en anglais et en espagnol, mais nous avons publié dans d’autres langues quand la nécessité de faire passer l’information immédiate l’exigeait. Il suffit de parcourir les numéros spéciaux sur la traduction dans d’autres pays. Après tout, il ne faut pas perdre de vue que Meta était le Journal des Traducteurs et avait en quelque sorte la mission de représenter la grande famille mondiale des traducteurs. L’important c’est la transmission rapide des nouveautés, donc dans la langue initiale. Il faut bien sûr publier en même temps un résumé et des mots-clés dans les trois langues de Meta.

GLB - Certains numéros sont majoritairement en anglais mais la proportion d’articles en espagnol augmente de jour en jour. L’espagnol est devenu une langue de travail de Meta. Est-ce que c’est une bonne idée d’avoir ajouté l’espagnol comme langue officielle de Meta ? Est-ce qu’on pourrait penser à une autre langue ? Ou est-ce préférable de rester avec trois langues ? Babel publie dans presque toutes les langues. Est-ce que ce serait une bonne chose pour Meta de commencer à publier en allemand, par exemple, ou en portugais, en italien ?

AC - C’est une excellente idée d’avoir adopté l’espagnol comme langue de travail et tu as raison, on pourrait, à l’occasion, ajouter d’autres langues, le portugais, l’allemand, l’arabe, le chinois, etc., tout en gardant la priorité au français.

1.4. Libre accès de Meta

GLB - Une dernière question à propos de Meta. Meta actuellement vit de ses abonnements aux PUM, et des subventions à l’Université. Jusqu’il y a peu, on avait une barrière mobile de deux ans. Donc, la revue était diffusée au public gratuitement après deux ans. Aujourd’hui, les organismes subventionnaires exigent une année. Donc, un chercheur canadien subventionné est dans l’obligation de rendre publics ses articles après un an. Mais bientôt nous passerons en accès libre complet, très bientôt. Qu’en penses-tu ? Comment les revues vont-elles continuer à fonctionner si les ressources des abonnements n’existent plus ? Tout va être mis directement en ligne et le papier disparaîtra.

AC - Difficile de donner une opinion, les circonstances changent. Je pense que notamment les bibliothèques vont conserver leur abonnement papier. Plusieurs pays n’abandonneront pas le papier aussi rapidement qu’on le croit. On le voit aujourd’hui. Même avec une année de barrière mobile, le nombre d’abonnements n’a guère diminué. Ce à quoi il va falloir veiller, c’est à ce que gratuité ne devienne pas synonyme de « on va publier n’importe quoi dans Meta », donc de baisser la qualité de la revue. Il faut continuer d’être exigeant. De la rigueur, du sérieux, du nouveau c’est juste !

1.5. Terminologue, lexicologue, traductologue

GLB - Pour revenir à ma première question, tu as toujours travaillé en traduction, en terminologie, en lexicologie, en francophonie, etc. À quel domaine langagier t’associes-tu le mieux ? À un seul domaine ou à tous en même temps ? Es-tu avant tout terminologue, lexicographe, lexicologue, traductologue ?

AC - Je suis un enseignant ! Tous ces domaines sont fondamentaux pour la formation des traducteurs, sans oublier la phonologie.

GLB - Voilà qui est clair ! Depuis près de 60 ans, tu prêches, au Canada, pour une approche multiple tant linguistique, que sectorielle et théorique. Le Canada, diront certains, est un pays bilingue qui n’a jamais pris le tournant du multilinguisme, en tout cas pas dans les universités où l’on enseigne la traduction. Il y a des tentatives à gauche et à droite mais ça reste un marché essentiellement bilingue, le Canada.

AC - C’est une erreur. Je ne préconise pas le multilinguisme pour tous mais connaître une ou plusieurs langues autres que les langues officielles est un énorme atout pour un chercheur. Tu es bien placé pour le savoir. Un de mes anciens professeurs, polyglotte, répétait que seules les sept premières langues étaient difficiles à apprendre et que les suivantes étaient un jeu d’enfant. Je n’irai quand même pas jusque-là.

GLB - Le néologisme « courriel », comment est-il né ? Et comment a-t-il été reçu ?

AC - C’est le mot logiciel qui m’a inspiré, agréable au son avec ce « iel ». Le mot courriel a été accepté immédiatement. Il a été diffusé par Meta. Autre preuve de l’importance de la revue pour la transmission des nouveautés. Depuis son apparition, la création du mot a même été attribuée à d’autres, ce qui est flatteur, cela signifie que le mot était une réussite.

GLB - Mais la France n’a pas encore adopté le courriel complètement, on assiste à une certaine résistance.

AC - C’est vrai, mais on le retrouve de plus en plus à la télévision et dans la presse écrite, dans la plupart des pays francophones et même en France.

GLB - Pour passer à autre chose, parlons du GRESLET que tu as fondé à l’Université de Montréal en 1984. C’était un groupe de recherche de l’Université qui a attiré beaucoup d’étudiants d’Afrique, d’Afrique du Nord et même d’Asie. Donc c’est un peu toi qui as favorisé l’ouverture internationale au Département de linguistique. Quel en est le résultat aujourd’hui ?

AC - Le GRESLET a effectivement attiré beaucoup d’étudiants étrangers. Il favorisait les rencontres et les échanges, c’était une sorte de pépinière. Il est difficile, pour répondre à ta question, d’évaluer les retombées dans les différents pays et ici. Il y a eu certes des publications. Des vocations, des créations de programmes. Je ne saurais les quantifier, mais encore à l’heure actuelle, je reçois des témoignages, des signes de vie d’anciens stagiaires. Certains sont repartis dans leur pays où ils poursuivent une carrière universitaire, d’autres sont restés au Canada. Le résultat au Département ? Tu es mieux placé que moi pour le dire… Mais il me semble que le Département a acquis une renommée internationale incontestable et que ses professeurs figurent parmi les meilleurs au monde.

1.6. Le DBC

GLB - Est-ce qu’on peut parler un peu du Dictionnaire bilingue canadien ? Parce que ça fait quand même à peu près 25 ans que tu l’as lancé avec ta collègue d’Ottawa, Roda Roberts. C’est une entreprise un peu folle parce que l’objectif, si je ne m’abuse, était de faire un dictionnaire bilingue confectionné par des étudiants.

AC - En effet, une idée folle. Cela nous semblait être un outil d’enseignement unique, exceptionnel. Nous n’avions pas envisagé les écueils que nous allions rencontrer : des problèmes d’organisation, de formation et de financement. Au tout début, nous avons fait appel aux compétences de certains collègues, Jean Beaudot en particulier, pour la partie informatique. Nous avons ensuite créé une base de données canadiennes bilingue.

GLB - La première phase était donc la création d’une base de données canadiennes ?

AC - Oui, canadienne. J’avais formellement interdit de copier des définitions, de reprendre les exemples des autres dictionnaires. Dès lors, ça devenait avant tout une formation pour les étudiants encadrés par des professeurs ou des terminologues. Mais l’entreprise était gigantesque et impliquait de nombreux acteurs. C’est là où notre vigilance n’a pas été suffisante et il y a eu des dérives qui nous ont coûté du temps et de l’argent. Je dois toutefois reconnaitre que nous avons tout de même bénéficié d’un financement généreux de la part du gouvernement canadien.

GLB - Où en est le Dictionnaire bilingue canadien ?

AC - Il est terminé et les 100 000 entrées se trouvent à l’Université d’Ottawa, mais il reste des vérifications à faire. Comme je le disais, beaucoup de participants sont intervenus, des étudiants et aussi des bénévoles intéressés par cet énorme labeur. Il nous a manqué une certaine rigueur à laquelle il faut maintenant remédier. Mais disons que le travail est fait. Je ne peux dire quand tout sera vraiment terminé, ni s’il verra le jour sur papier ou en ligne. Cela ne dépend plus de moi. Tout comme la Banque de terminologie, le DBC est désormais à Ottawa.

GLB - Je pense que l’on a fait le tour de pas mal de choses, est-ce que tu veux rajouter quelque chose ?

AC - Je vais essayer. J’ai fait tellement de choses, je ne me suis jamais ennuyé ! J’étais là dès l’origine de l’École de Traduction qui a donné le Département actuel. Il y a eu Meta. Puis, TERMIUM, la Banque de terminologie, le GRESLET, le DBC et même l’entrée à la CIUTI. Il s’agissait de la Conférence internationale permanente d’instituts universitaires de traduction et interprétation. C’était un club « sélect » réservé aux plus grands et réussir à y faire entrer l’Université de Montréal a été une de mes plus grandes satisfactions. Une consécration pour notre École de traduction, un label de qualité en quelque sorte.

GLB - Tu as fêté les 50 ans de Meta. J’ai fait les 60 ans. Ça fait plaisir à voir, non ? Le temps et les moyens m’ont manqué, mais j’ai un moment pensé à célébrer les 65 ans. 65 ans, c’est l’âge de la retraite, mais ça ne le sera pas pour Meta. Les auteurs nous font confiance, les évaluateurs collaborent de façon enthousiaste et les articles ne cessent de nous parvenir. Ton héritage fructifie. Merci André !

AC - Pour conclure, je te remercie, Georges, de m’avoir permis avec cette entrevue de revivre les bons moments de ma carrière à l’Université de Montréal et en particulier ceux passés à la tête de Meta. Comme tu es bien placé pour le savoir, diriger une revue demande beaucoup d’efforts et ce n’est pas non plus sans expérimenter quelques déceptions et déboires. Je suis bien tranquille, Meta étant en de très bonnes mains, et elle connait de grandes réussites sous ta houlette.

3. Conclusion

La présente entrevue a été effectuée à l’été 2019 puis s’est enrichie petit à petit jusqu’à la fin de l’automne. Nous sommes conscients de n’avoir pas abordé tous les volets de la vie académique d’André Clas, ç’aurait été tâche laborieuse voire non pertinente dans ce contexte. Rappelons-nous seulement que plusieurs institutions de taille doivent sinon leur existence du moins leur développement et leur essor à André Clas : la revue Meta, le Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal, le réseau LTT, le DBC et l’AUF. Nous tous, collègues du Département et collaborateurs de Meta, lui sommes redevables. Nous n’avons pas non plus voulu fatiguer davantage André qui au cours des derniers mois a dû subir plusieurs interventions chirurgicales mineures mais fastidieuses. Au début de cette fatidique année 2020, il a souffert un ACV dont il ne s’est pas encore remis. Nous lui souhaitons un prompt rétablissement. Ci-dessous nous avons voulu présenter un aperçu de la carrière académique d’André Clas ainsi qu’une bibliographie sélective.