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La connaissance est une navigation sur un océan d’incertitude, à travers des archipels de certitude.

Edgar Morin 1999 : 47

1. Introduction

Si le doute est connu et reconnu comme une composante de la méthode de travail des traducteurs, c’est à condition qu’il soit méthodique, surtout au stade de la formation initiale :

Il est important, surtout en début d’apprentissage, de pratiquer le doute méthodique. Cela fait partie de la méthode de travail à acquérir. Le doute et la multiplication des recherches et des vérifications font aussi partie de l’apprentissage. Assurance, rapidité et qualité viennent avec le temps.

Delisle 2013 : 87

De fait, la notion de « doute méthodique » remonte à Descartes qui, dès 1637, posait les bases de ce doute salutaire qui consiste à « déraciner [de l’esprit] toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser auparavant » (2008 : 33). Toujours selon Descartes (2008 : 33), le doute ne doit pas conduire à l’irrésolution, mais « à découvrir la fausseté ou l’incertitude des propositions » examinées « non par de faibles conjectures, mais par des raisonnements clairs et assurés » : pour lui, défaire des opinions « mal fondées » permet d’en « établir de plus certaines ». En somme, pour paradoxal que ce raisonnement puisse paraître, c’est du doute que naît la certitude, sinon l’assurance.

2. Doute, incertitude et compétence professionnelle

Aujourd’hui, dans de nombreuses sphères d’activité, on s’efforce de renouer avec les vertus du doute : dans le domaine de l’enseignement, en particulier, certains chercheurs misent sur la valorisation du doute comme vecteur de changement et d’amélioration, voire d’efficacité des enseignants. Ainsi, Wheatley (2002 : 7) déplore la croyance traditionnelle selon laquelle l’efficacité d’un enseignant se mesurerait à l’aune de sa confiance en lui – laquelle se définirait a contrario par l’absence de doute –, croyance dont le corollaire est que les doutes ou incertitudes d’un enseignant jetteraient le discrédit sur son efficacité. Or, pose-t-il en préalable, pour être fructueuse, la réflexion doit être fondée sur le doute qui, de concert avec l’incertitude, favorise la créativité dans la résolution de problèmes, puisque l’activité humaine est guidée par la nécessité de résoudre l’incertitude, précisément (Wheatley 2002 : 9). Le doute et l’incertitude seraient donc les meilleurs moteurs de résolution de problèmes : or, comme nous le mentionnions en 2009 à la suite de plusieurs autres traductologues, la traduction est souvent considérée comme une activité de résolution de problèmes. Apprivoiser le doute serait donc un gage de l’efficacité du traducteur dans l’accomplissement de ses tâches.

Cela étant, la frontière entre le doute méthodique et le doute personnel est parfois ténue, même si la différence est de taille ; dans la plupart des écrits portant sur le rôle du doute dans la pratique professionnelle, le doute personnel (« self-doubt ») est clairement reconnu comme une entrave à l’efficacité. En effet, comme le signale Bandura (1995 : 6), « it is difficult to achieve much while fighting self-doubt ». Wheatley (2002 : 11), se faisant l’écho de Bandura (2000 : 77) et d’Oettingen (1995 : 171), est d’ailleurs conscient que « some may struggle to fully grasp the benefits of […] efficacy doubts, perhaps because they have focused on the experience of being “plagued by self-doubt” ». Ainsi, à l’extrême, les deux catégories de doute s’opposent : si le doute méthodique est un moteur, le doute personnel est un frein. Dans cette perspective, on comprend mieux que l’efficacité d’un professionnel puisse être liée à sa capacité à se questionner sans nécessairement se remettre en question, soit à sa confiance en lui. D’ailleurs, pour les spécialistes de la compétence, c’est la confiance en soi qui permet d’« affronter des situations d’incertitude » (Scallon 2004 : 83).

2.1. Compétence professionnelle et confiance en soi

La compétence professionnelle est généralement définie comme

un savoir-agir complexe qui fait suite à l’intégration, à la mobilisation et à l’agencement d’un ensemble de capacités et d’habiletés (pouvant être d’ordre cognitif, affectif, psychomoteur ou social) et de connaissances (connaissances déclaratives) utilisées efficacement, dans des situations ayant un caractère commun.

Lasnier 2001 : 30

Dans le modèle tridimensionnel de Le Boterf (2011 : 227), l’« agir avec compétence » repose précisément sur la dynamique entre trois composantes : le « savoir-agir », dont relève le savoir-faire disciplinaire proprement dit, le « pouvoir-agir », qui touche essentiellement à l’organisation du travail et le « vouloir-agir », qui concerne l’image de soi et la confiance du professionnel. La compétence du professionnel ne dépend donc pas exclusivement de son savoir (ou savoir-faire) disciplinaire ou technique, mais de l’équilibre entre les trois pôles de l’agir, dont la confiance en soi.

Comme nous l’avions mentionné en 2009, la question de la confiance en soi du traducteur comme fondement de sa compétence professionnelle n’a été que rarement abordée, et elle l’est généralement relativement à l’apprentissage de la traduction, dans le contexte de la formation initiale des traducteurs (Froeliger 2004 ; 2005, Kiraly 2000, Kussmaul 1995). Le lien avec la compétence professionnelle proprement dite est encore embryonnaire, et sans doute Hönig peut-il faire figure de précurseur lorsqu’il affirme :

[…] transfer competence must be seen separately from translatory competence, because only the latter can create the self-confidence necessary to rely on one’s transfer competence rather than subject its data again and again to unnecessary monitoring as we can observe with most semi-professional translators.

Hönig 1991 : 84

Pour Hönig, c’est donc la confiance en soi qui permet au traducteur de transformer sa compétence technique de transfert linguistique en compétence traductionnelle, au sens professionnel du terme, ce qui constitue, avant l’heure, une application du concept d’« agir avec compétence » au domaine de la traduction professionnelle. Toutefois, il apporte une nuance, puisqu’il avance que la confiance en soi (qui ressortit au « vouloir-agir ») intervient à l’intérieur même du pôle « savoir-agir » (qui fait référence au savoir-faire technique), et non pas généralement pour créer une dynamique globale entre les trois pôles selon le modèle de Le Boterf.

2.2. La compétence professionnelle du traducteur

Ainsi que le faisait remarquer Vienne en 1998, la compétence professionnelle du traducteur (ou compétence traductionnelle) a pendant longtemps été réduite au savoir-faire « linguistique » ou disciplinaire du processus, c’est-à-dire au « savoir-agir » au sens de Le Boterf (2011 : 227). À notre connaissance, Vienne (1998 : 2-3) est l’un des premiers à avoir proposé de distinguer quatre éléments constitutifs de la compétence traductionnelle : le premier est la « capacité d’analyser diverses situations de traduction », soit

la détermination préalable de ce que nous nommons postulat traductif – démarche précédant la traduction elle-même et visant à établir une stratégie de traduction fondée sur le type de texte, son origine, ses destinataires et sa fonction.

Collombat 2009 : 48

Le deuxième est la « capacité de gérer et de traiter l’information », qui va au-delà de la simple compétence méthodologique en matière de recherche terminologique ponctuelle pour comprendre la gestion d’un fonds documentaire « personnalisé » adapté au domaine et au contexte d’exécution des mandats (clients, cibles, etc.). Le troisième élément est plus novateur : il touche la « capacité d’argumenter » et recouvre le « dialogue avec le donneur d’ouvrage » de même que la capacité de justifier ses choix et de convaincre le client de leur pertinence. Le quatrième et dernier élément se démarque lui aussi : il s’agit de la « capacité de coopérer » avec des non-traducteurs, essentiellement les spécialistes des domaines auxquels ressortissent les mandats de traduction.

Nous ne prétendrons pas procéder ici à une revue de la documentation scientifique qui soit exhaustive – il s’agit simplement de mettre en contexte l’étude que nous nous proposons de présenter. Depuis Vienne, un certain nombre d’études se sont penchées sur les compétences psycho-physiologiques du traducteur. C’est le cas notamment de celles du groupe PACTE (2003 ; 2005), qui n’en mentionne toutefois que les aspects liés à la mémoire, à la capacité de concentration, à la persévérance ou à l’esprit critique (PACTE 2005 : 610), sans d’ailleurs les différencier. Plus récemment, le Groupe d’experts European Master’s in Translation (EMT) mis en place en avril 2007 par la Direction générale de la traduction (DGT) de l’Union européenne a publié en 2009 un rapport intitulé Compétences pour les traducteurs professionnels, experts en communication multilingue et multimédia dans lequel sont détaillées les « compétences en matière de prestation du service de traduction » (Groupe d’experts EMT 2009 : 4). On relèvera en passant que cette formulation présente le mérite de la clarté – le terme de compétence traductionnelle utilisé par Vienne (1998) demeurant malgré tout empreint d’une certaine ambiguïté. Parmi les composants de la compétence globale des traducteurs professionnels énoncés par le groupe d’experts EMT figure clairement la « dimension interpersonnelle », laquelle se décline en treize sous-éléments qui ne sont pas sans rappeler le libellé de la grande majorité des offres d’emploi en traduction, et dont nous mentionnerons les deux qui viennent en appui aux considérations énoncées plus haut : « savoir négocier avec les donneurs d’ouvrage » et « savoir s’auto-évaluer » (Groupe d’experts EMT 2009 : 5). Par comparaison, les grilles de compétences de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ 2015) comportent essentiellement des indicateurs visant le « savoir-faire » et très peu ressortissant à la dimension interpersonnelle. Les énoncés en lien avec cette dernière y demeurent par ailleurs très généraux : à la compétence « gérer un dossier ou un projet », par exemple, on trouve comme indicateur « encadrer du personnel ou des sous-traitants, le cas échéant », et sur les cinq indicateurs qu’elle comporte, la compétence « conseiller » comprend notamment « savoir communiquer avec le client », « savoir reconnaître les besoins du client » et « convenir avec le client de la solution appropriée ».

3. L’enquête auprès de traducteurs professionnels

Comme la composante psychosociale n’est que peu ou rarement prise en compte dans la description des compétences générales attendues d’un traducteur professionnel, il est possible de croire intuitivement que les traducteurs en exercice pourraient considérer l’interférence des aspects émotionnels liés au doute et à la négociation dans le processus de réalisation du mandat comme une entrave, même si de nombreux chercheurs en psychologie sociale, notamment Goleman (1998, cité dans Letor 2006 : 5), ont mis en évidence des modèles intégrant à la compétence globale les compétences émotionnelles telles que, en particulier, la conscience de soi (en lien avec la confiance personnelle) et les compétences interpersonnelles (capacité de gestion des conflits, aptitude à la collaboration et à la coopération). Le « savoir-faire » étant en effet largement valorisé dans les professions langagières, nous avons voulu observer jusqu’à quel point la difficulté à gérer le doute et la négociation pouvait obérer la capacité des traducteurs professionnels à s’acquitter de leurs mandats.

Pour documenter cet aspect spécifique de la pratique de la traduction professionnelle ont été recueillies, par l’intermédiaire d’un sondage, les perceptions de traducteurs et traductrices professionnels francophones travaillant au Québec et au Canada.

3.1. Méthodologie

Le sondage a été diffusé du 17 octobre au 24 novembre 2014 auprès des organismes suivants, tous canadiens :

  • Association des traducteurs, terminologues et interprètes du Manitoba (ATIM)

  • Association des traducteurs et interprètes de la Nouvelle-Écosse (ATINE)

  • Association des traducteurs et interprètes de l’Ontario (ATIO)

  • Association of Translators & Interpreters of Alberta (ATIA)

  • Association of Translators and Interpreters of Saskatchewan (ATIS)

  • Corporation des traducteurs, traductrices, terminologues et interprètes du Nouveau-Brunswick (CTINB)

  • Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ)

  • Society of Translators and Interpretors of British Columbia (STIBC)

  • Association des travailleurs autonomes et micro-entreprises en services linguistiques (ATAMESL)

  • Réseau des traducteurs et traductrices en éducation (RTE)

Ce sondage, administré sur la plateforme SurveyMonkey, comptait 17 questions à choix multiples et une zone de commentaires libres à la fin. Il a permis de recueillir l’avis de 180 répondants, ce qui n’est pas négligeable. En l’absence de données précises sur le nombre de personnes ayant reçu le lien vers le sondage, il est impossible de déterminer le taux de réponse. On peut toutefois dire à titre indicatif que l’OTTIAQ compte environ 2 000 membres : au total, ce sont donc vraisemblablement quelque 3 500 professionnels qui ont reçu le sondage.

Les 17 questions – auxquelles s’ajoute la zone de commentaires facultatifs – figurent en annexe.

Vingt et un répondants (12 %) ont utilisé la zone de commentaires facultatifs de la question 18, exclusivement pour manifester leur intérêt à l’égard de la thématique et des questions, ainsi que leur souhait de se voir communiquer les résultats de l’enquête.

Les pourcentages ont été arrondis pour des raisons de lisibilité.

3.2. Données sociodémographiques

Les répondants étaient constitués de 78 % de femmes et de 22 % d’hommes, ce qui est représentatif de la profession ; le profil démographique apparaissant dans le Rapport de l’enquête sur les conditions de travail et tarifs des langagiers en 2012 (ATAMESL 2014) indique en effet 81 % de femmes et 19 % d’hommes.

Les répondants étaient à 68 % des travailleurs indépendants, ce qui, là encore, semble représentatif de la profession, du moins au Canada et au Québec. Selon l’enquête de l’ATAMESL, de fait, 79 % des langagiers sont travailleurs autonomes ; ce pourcentage est de 65,5 % selon le sondage annuel sur la tarification et les revenus de l’OTTIAQ (2014 : 3). À noter que les statistiques publiées dans Emploi-Avenir Québec (Gouvernement du Canada 2015) indiquent 41,2 % de travailleurs autonomes (contre 11,2 % pour l’ensemble des professions). Ainsi, si la proportion d’indépendants demeure significative parmi les traducteurs, il se pourrait aussi que ceux qui travaillent à leur compte soient en outre davantage portés à participer aux enquêtes et sondages pour lesquels leur participation est sollicitée.

L’âge des répondants se situait essentiellement entre 35 et 65 ans ; un répondant avait plus de 75 ans.

Les répondants travaillaient à 88 % en traduction générale ou dans le domaine des sciences humaines, plus spécifiquement en arts, communication, littérature, sciences humaines et sociales, tourisme et loisirs et traduction générale, selon la liste des spécialités de l’OTTIAQ.

Le questionnaire administré visait à vérifier certaines hypothèses relatives aux éventuelles différences entre les traducteurs et les traductrices en matière de confiance en soi, à la gestion de l’inévitable sous-optimalité de certaines solutions de traduction (négociation du traducteur avec son propre perfectionnisme), au processus de négociation des choix de traduction avec le client et à l’instauration de la confiance de celui-ci en la compétence du traducteur. Il visait aussi à caractériser les aires précises où se manifestent les doutes : aspects linguistiques, textuels ou contextuels, différences éventuelles entre les domaines, par exemple.

3.3. Principaux résultats

3.3.1. Les différences hommes/femmes

La différence genrée en matière de confiance en soi – laquelle préside au traitement réservé au doute et à l’attitude relativement à la négociation – constitue un aspect psychologique très documenté. Les travaux de Lenney (1977), qui représentent encore aujourd’hui une base sur laquelle se fondent bon nombre de travaux, ont permis de mettre en évidence trois paramètres dans l’approche genrée de la confiance en soi (Lenney 1977 : 3). Le premier touche le type de tâche, même si, selon Lenney, les tâches spécifiquement concernées ne sont pas clairement définies. Comme le fait observer Cox (2005 : 34), ce critère pourrait s’appliquer à des tâches qu’une femme elle-même jugerait « inadaptées à son genre », cette perception évoluant selon les époques. Évidemment, la traduction étant une activité professionnelle fortement féminisée, ce critère ne s’y applique pas. Le deuxième paramètre concerne la clarté des directives et de la rétroaction appliquées à la tâche, l’ambiguïté de ces aspects nuisant apparemment à la confiance en soi des femmes, toujours selon Lenney (1977 : 3-4). On pourrait donc penser qu’une situation de doute ou d’incertitude dans un contexte professionnel pourrait influer sur la confiance en soi des femmes spécifiquement. Le troisième paramètre concerne la présence d’indices de comparaison ou d’évaluation sociales. Fait intéressant, dans ses travaux sur l’évaluation en didactique de la traduction, Gardy (2015 : 155-156) a précisément observé une différence notable dans la perception de la fonction comparative de l’évaluation selon le sexe : parmi les répondants à son enquête, 25,86 % des hommes contre 15,72 % des femmes voyaient dans l’évaluation un excellent moyen de se situer par rapport aux autres. De fait, selon les résultats de son étude, les femmes seraient plus enclines à ressentir négativement le stress lié aux évaluations (Gardy 2015 : 192) : on pourrait donc penser qu’il existe un lien entre cette perception négative de l’évaluation de la part des femmes et les situations de doute ou de négociation en contexte professionnel, qui recèlent la possibilité d’une évaluation par un interlocuteur de la qualité du travail livré. Or, les résultats de notre enquête laissent entrevoir la possibilité d’une réalité moins stéréotypée que ce à quoi on pourrait s’attendre au regard des différences genrées.

L’analyse globale des résultats ne montre pas de différence majeure dans les réponses selon le sexe des répondants, ce qui peut s’expliquer par le fait que près de 80 % des répondants sont des femmes. D’une manière générale, on observe chez les femmes une approche plus nuancée caractérisée par une plus grande fréquence de « un peu d’accord » par rapport à « tout à fait d’accord » aux questions 2, 10 et 11.

Cela étant, on observe quelques écarts intéressants lors de l’analyse par filtre : ainsi, les femmes sont plus nombreuses à estimer que le doute est normal (75 % contre 68 % des hommes), ce qui tendrait a contrario à indiquer qu’elles seraient plus disposées que les hommes à le tolérer. Les facteurs les plus susceptibles de provoquer le doute sont comparables pour les deux sexes : les femmes sont toutefois plus nombreuses à blâmer la piètre qualité du texte de départ (74 % contre 65 % des hommes).

On relève aussi une propension plus importante des femmes à laisser des incertitudes non résolues (22 % le font souvent ou à l’occasion, contre 12,5 % des hommes), surtout lorsque les délais sont trop serrés (26 % contre 15 % des hommes) ou que la communication avec le client est difficile (21 % contre 15 % des hommes). Les hommes sont d’ailleurs plus enclins à ne pas signaler une incertitude non résolue au client (10 % contre 2 % des femmes) ; ils sont également deux fois plus susceptibles que les femmes de ne pas laisser d’incertitudes non résolues dans un texte livré en raison d’une communication préalable systématique avec le client (18 % contre 9 % des femmes). Les femmes affirment quant à elles plus souvent s’efforcer de ne pas laisser d’incertitudes dans un texte livré (15 % contre 10 % des hommes) et lorsqu’elles le font, elles le signalent autant que le font les hommes, tout en étant plus nombreuses à assortir les incertitudes d’explications et de solutions de rechange (72 % contre 52 % des hommes). Ces résultats laissent apparaître une plus grande tendance des hommes à envisager une négociation ou des éclaircissements préalables à la livraison du mandat, et un souci plus marqué de la part des femmes non seulement de résoudre les incertitudes de manière autonome, mais de justifier leurs choix de traduction. D’ailleurs, à la question 9, les femmes sont plus nombreuses à déclarer avoir souvent le sentiment de négocier davantage avec elles-mêmes qu’avec leurs clients ou réviseurs (21 % contre 15 % des hommes). De prime abord, on pourrait interpréter cette attitude comme la conséquence d’une certaine insécurité relativement au paramètre de comparaison ou d’évaluation sociales mis en évidence par Lenney (1977 : 3), mais cette hypothèse nous semble invalidée par les réponses à la question 9, où il apparaît que les femmes sont plus nombreuses à considérer la collaboration et la négociation avec des non-traducteurs comme souhaitables (43 % contre 38 % des hommes), même si elles sont aussi plus nombreuses à estimer qu’on ne devrait pas avoir à le faire (18 % contre 10 %). Elles sont aussi non seulement plus nombreuses à déclarer que la négociation les stimule (11 % contre 3 % des hommes), mais également moins nombreuses à affirmer que celle-ci les insécurise (13 % contre 18 % des hommes), et beaucoup moins nombreuses que les hommes à estimer que la collaboration et la négociation avec des non-traducteurs constituent une source potentielle de conflits (17 % contre 28 % des hommes). Au final, les femmes semblent en général avoir un certain penchant pour l’autonomie dans la réalisation du mandat ; la négociation, lorsqu’elle intervient, semble davantage assumée, peut-être parce qu’avant d’y recourir, les femmes s’efforcent de résoudre un maximum d’incertitudes. Les hommes, eux, semblent s’« exposer » à la négociation plus rapidement, plus souvent en laissant des incertitudes non résolues dans leurs traductions livrées, ce qui, logiquement, les conduit à redouter la négociation – d’autant plus qu’ils ont un certain idéal de traduction : car paradoxalement, ce sont les hommes qui déclarent le plus souvent viser la traduction parfaite (28 % contre 19 % des femmes) ; comme ils sont par ailleurs proportionnellement plus nombreux à dire livrer la traduction la plus conforme au tarif (5 % contre 1 % des femmes), on peut penser qu’ils envisagent sans doute la notion de perfection dans une perspective non pas absolue mais relative, en fonction des paramètres d’exécution et de la finalité du mandat.

Pour les hommes comme pour les femmes, la terminologie est l’aspect le plus susceptible de donner lieu à une négociation avec le client ou le réviseur, dans une proportion comparable pour les deux sexes (50 % pour les hommes et 51 % pour les femmes). Tous les autres aspects cités donnent moins lieu à négociation pour les femmes que pour les hommes, ce qui recoupe les résultats précédents, lesquels ont mis en évidence que les femmes préféraient apparemment résoudre les incertitudes par elles-mêmes, de même que les réponses à la question 9, où les femmes sont moins nombreuses à déclarer que les négociations sont fréquentes avec leurs clients ou réviseurs (11 % contre 18 % des hommes). D’ailleurs, 5 % des femmes affirment que ces négociations sont systématiques avec certains interlocuteurs – ce que ne déclare aucun homme –, ce qui tendrait à indiquer qu’elles sont moins fréquemment les initiatrices de la discussion. Enfin, près de la moitié des hommes (48 %) estiment que la négociation fait partie intégrante du processus de traduction, avis partagé par seulement 30 % des femmes.

Enfin, les répondants des deux sexes affirment dans une proportion comparable que les négociations sont de moins en moins nécessaires au fil des années (33 % des hommes et 34 % des femmes) et qu’ils ont souvent le sentiment que la négociation entraîne une baisse de qualité de la traduction (15 % des hommes et 14 % des femmes). De même, ils estiment à la quasi-unanimité que la nécessité de négocier disparaît à mesure que s’installe la confiance réciproque avec le réviseur (98 % des hommes et 93 % des femmes) ; les femmes sont cependant plus nombreuses à penser que l’augmentation de la confiance en soi du traducteur réduit la nécessité de la négociation (78 % contre 70 % des hommes).

3.3.2. Les différences selon l’expérience

Le nombre d’années d’expérience professionnelle donne lieu à des différences de perception notables.

Les traducteurs ayant moins de 5 ans d’expérience sont plus nombreux à considérer le doute comme normal (80 % contre 73 % pour l’ensemble des répondants) et à le considérer comme stressant (17 % contre 11 %) ou paralysant (7 % contre 2 %), et moins nombreux à le considérer comme souhaitable (43 % contre 52 %). À noter qu’ils sont également moins nombreux à le considérer comme « inévitable » (30 % contre 34 %), ce qui pourrait laisser supposer qu’ils pensent douter en raison de leur inexpérience. Cette hypothèse serait confirmée par le fait qu’ils sont plus nombreux que l’ensemble des répondants à estimer que l’expérience aide à moins douter (97 % contre 85 %).

Étonnamment, les plus expérimentés (30 ans d’expérience et plus) sont également plus nombreux que l’ensemble des répondants à considérer le doute comme normal (79 % contre 73 %) et moins nombreux à le considérer comme souhaitable (42 % contre 52 %). Ils sont toutefois plus nombreux à estimer qu’il faut l’éviter (8 % contre 3 %) et moins nombreux à le juger inévitable (25 % contre 34 %) : en commentaire, un répondant a mentionné que le doute était paradoxalement à la fois souhaitable et à éviter, en particulier lorsqu’une simple question au client permet de le faire disparaître. En somme, les plus expérimentés assument davantage le doute (même s’ils le trouvent pour certains stressant ou paralysant) et semblent établir une distinction plus nette entre le « doute méthodique » et le doute personnel. D’ailleurs, cette hypothèse pourrait être confirmée par le fait qu’ils ne sont que 75 % (contre 97 % pour les moins de 5 ans d’expérience et 85 % pour l’ensemble des répondants) à penser que l’expérience aide à moins douter.

Curieusement, les traducteurs les moins expérimentés doutent beaucoup moins de la phraséologie (23 % contre 34 %). A contrario, les plus expérimentés (30 ans et plus) doutent davantage de la phraséologie (42 % contre 34 %), mais moins de la terminologie (42 % contre 48 %, et 50 % pour les moins de 5 ans). Les plus jeunes sont également moins gênés par les ambiguïtés du texte de départ (77 % contre 82 %), contrairement aux plus expérimentés (96 %). Les plus jeunes sont en outre deux fois moins nombreux à éprouver des difficultés à faire des choix de traduction (7 % contre 14 % et 13 % pour les 30 ans et plus). Par contre, comme pour les plus expérimentés, la mauvaise qualité du texte de départ les fait plus souvent douter (80 % et 79 %, contre 72 %). Les attentes du client font également davantage douter les moins expérimentés (30 % contre 21 %), ces attentes étant moins gênantes pour les plus expérimentés (17 %).

D’une manière générale, les traducteurs ayant moins de 5 ans d’expérience et les plus expérimentés font davantage confiance aux lexiques spécialisés que l’ensemble des répondants (63 % et 63 % contre 57 %). Par contre, le recours aux banques de données terminologiques décroît avec le nombre d’années d’expérience (90 % pour les plus jeunes, 86 % pour l’ensemble et 71 % pour les plus expérimentés), ce qui est inversement proportionnel au recours aux sources documentaires (56 %, 43 % et 75 %) et à Google (84 %, 80 % et 79 %). À noter que les moins expérimentés comme les plus expérimentés se tournent un peu plus souvent vers les forums (27 % et 29 % contre 24 %), mais moins souvent vers les réseaux sociaux (3 % contre 4 %), pratique par ailleurs très marginale (et inexistante chez les plus expérimentés). En commentaires, les répondants les plus expérimentés mentionnent le recours aux clients et aux spécialistes du domaine : les plus jeunes et l’ensemble des répondants évoquent le client, mais peu le recours aux spécialistes du domaine.

Il semblerait donc que les plus expérimentés favorisent les recherches terminologiques ponctuelles et la consultation des spécialistes du domaine, tandis que les plus jeunes utilisent les termes déjà répertoriés. Ces variations sont peut-être le reflet de différences dans la formation initiale. Elles peuvent aussi traduire une plus grande confiance en eux des traducteurs d’expérience, voire une plus grande défiance de leur part à l’égard des terminologies normalisées.

S’agissant des incertitudes non résolues dans une traduction livrée, les traducteurs ayant moins de 5 ans d’expérience sont presque deux fois plus nombreux à en laisser quand les délais sont trop serrés (43 % contre 23 % et 20 % pour les plus expérimentés). Ils sont également presque deux fois plus nombreux à laisser des incertitudes quand la communication avec le client est trop difficile (30 % contre 19 % et 25 % pour les plus expérimentés) et deux fois moins nombreux à ne jamais laisser de zones d’incertitude (7 % contre 13 % et 21 % pour les plus expérimentés). On pourrait avancer l’hypothèse que la relation avec le client (durée, confiance) est un facteur déterminant, car les plus jeunes sont apparemment davantage gênés par les délais ou la communication défaillante avec le client, ces deux aspects se bonifiant visiblement avec le temps.

Les moins expérimentés sont par ailleurs deux fois moins nombreux à s’efforcer de résoudre toutes les incertitudes avant de livrer une traduction (7 % contre 14 % et 17 %) et le cas échéant, ils sont moins nombreux à les signaler au client (60 % contre 67 % et 75 %). Ce constat semble paradoxal rapporté aux réponses à la question 1, mais cela pourrait laisser supposer que les moins expérimentés ne doutent pas des mêmes choses que les plus expérimentés. Ce résultat pourrait aussi signifier qu’avec l’expérience, on résout de plus en plus d’incertitudes, les recherches documentaires permettant sans doute de le faire plus efficacement qu’une simple consultation de banque de données terminologiques, mais qu’on s’autorise davantage à en laisser, en fournissant au client explications et solutions de rechange, au besoin.

Les traducteurs ayant moins de 5 ans d’expérience sont proportionnellement plus nombreux à viser la traduction la plus conforme aux attentes du client (53 % contre 48 %) et moins nombreux à viser la traduction la plus conforme aux normes du métier (33 % contre 46 %) ; en commentaire, un répondant mentionne toutefois qu’il signale au client les hiatus entre ses attentes et les normes. À noter que les plus expérimentés sont les plus attachés à respecter à la fois les attentes du client (63 % contre 48 %) et les normes du métier (63 % contre 46 %), et à viser la traduction la plus adaptée aux délais (71 % contre respectivement 67 % et 63 % pour les moins expérimentés). Le fait que les plus expérimentés conjuguent attentes du client et normes du métier pourrait indiquer une meilleure intégration de la négociation dans le processus de réalisation du mandat.

Pour les traducteurs peu expérimentés, les négociations les plus fréquentes sont celles qui visent la tension entre norme et usage (53 % contre 35 %), et les attentes du client donnent lieu à un peu plus de négociation que pour les traducteurs expérimentés (40 % contre 35 %). La terminologie est moins souvent l’objet de négociations (43 % contre 51 %), de même que le sens du texte de départ. Rappelons que les moins expérimentés se réfèrent plus souvent que leurs aînés aux lexiques et banques de données terminologiques : peut-être leur est-il plus facile, en citant des sources reconnues, d’imposer leurs choix terminologiques, tandis que les plus expérimentés, qui se fondent un peu plus souvent sur leurs recherches terminologiques ponctuelles, doivent être en conséquence plus persuasifs à l’égard des clients.

Les jeunes traducteurs sont moins nombreux à estimer que les négociations sont de moins en moins nécessaires avec leurs clients (20 % contre 34 %), ce qui est logique car ils manquent de recul. Fait notable, ils sont plus nombreux à avoir le sentiment de devoir négocier autant, sinon plus, avec eux-mêmes qu’avec les autres (33 % contre 20 %), ce qui pourrait traduire une certaine insécurité. D’ailleurs, ils sont également plus nombreux à déclarer que négocier les insécurise (20 % contre 14 %), qu’on ne devrait pas négocier avec des non-traducteurs (20 % contre 16 %), que la négociation avec des non-traducteurs est une source potentielle de conflits (33 % contre 19 %), que la négociation avec des non-traducteurs conduit souvent à une baisse de qualité (37 % contre 14 %) et bien moins nombreux à considérer la négociation comme souhaitable (27 % contre 42 %).

Il apparaît que certains paramètres évoluent avec le temps : les traducteurs ayant plus de 30 d’expérience sont plus nombreux que l’ensemble des répondants à considérer que la négociation fait partie de la traduction (42 % contre 34 %). En corollaire, ils ne considèrent pas plus que l’ensemble des répondants que la négociation est de moins en moins nécessaire (33 %), et ils sont moins nombreux à estimer qu’on ne devrait pas négocier avec des non-traducteurs. Il semble donc que la négociation ne soit pas nécessairement liée à l’expérience, mais qu’elle fait partie des modalités d’exercice de la profession, ce que les plus expérimentés sont le plus enclins à accepter.

L’ensemble de ces résultats peut indiquer une certaine insécurité de la part des moins expérimentés, là encore, voire une perception erronée des conditions d’exercice de la profession – nous considérerons comme « juste » la perception des plus expérimentés, puisqu’elle correspond à une réalité vécue sur de nombreuses années.

Aucune différence significative n’a été observée quant à la diminution de la nécessité de négocier à mesure que s’installent la confiance mutuelle et la confiance en soi, ces deux derniers paramètres étant très majoritairement jugés comme déterminants dans la négociation.

3.3.3. Les différences selon le domaine de spécialité

On ne relève que très peu de différences de perception selon les domaines : on observe par exemple que les traducteurs spécialisés dans les domaines scientifique et technique doutent un peu moins des aspects liés à la terminologie, à la phraséologie et à la complexité du texte original, mais la différence est vraiment minime (2 % de différence pour chaque aspect). Ils ont également un peu plus tendance à recourir aux ressources documentaires (60 % contre 56 %) et aux lexiques spécialisés (60 % contre 58 %), et moins tendance à utiliser les banques de terminologie (84 % contre 86 %) et Google (1 % de différence).

Les aspects nécessitant le plus de négociation en traduction spécialisée sont la terminologie (54 % contre 51 % pour l’ensemble des répondants) et les attentes du client (38 % contre 36 %). Par contre, le sens du texte original (36 % contre 39 %), la mauvaise qualité du texte original (34 % contre 38 %) et la tension norme/usage (29 % contre 35 %) sont un peu moins présents.

Les différences les plus notables se situent entre les traducteurs de littérature et l’ensemble des répondants : les traducteurs d’oeuvres littéraires doutent moins en raison de la complexité du texte original (33 % contre 42 %), mais davantage de la phraséologie (47 % contre 34 %) et des ambiguïtés (87 % contre 82 %), même si ce n’est pas aussi spectaculaire que ce à quoi on aurait pu s’attendre, et de la qualité du texte original (80 % contre 72 %), ce qui est étonnant lorsqu’on pense au caractère quasi sacré généralement accordé au texte littéraire et à la voix de l’auteur. Les attentes du client sont également plus souvent source de doutes (33 % contre 21 %).

Ces variations sont également éloquentes quant au choix des outils utilisés pour trancher en cas de doute : les premiers utilisent davantage les ouvrages de référence (87 % contre 81 %), ce qui est logique, étant donné que la langue générale est plus présente en littérature que la langue de spécialité. Ils utilisent également davantage les banques de terminologie (93 % contre 86 %) et les sources documentaires (67 % contre 56 %), mais moins Internet (73 % contre 84 %). Par contre, ils utilisent deux fois plus les forums de traducteurs (47 % contre 24 %), et ils sont près de la moitié à le faire. Le fait que les traducteurs littéraires interrogés disent solliciter l’avis des pairs est d’autant plus intéressant que, par attraction avec l’image de l’écrivain, on pense souvent que la traduction littéraire est un acte de création individuel.

Autre écart notable : les traducteurs littéraires sont beaucoup plus souvent enclins à laisser des zones d’incertitudes lorsque les délais sont trop courts (40 % contre 23 %), et ils semblent avoir plus facilement accès au client pour résoudre les incertitudes : ils ne sont que 13 % (contre 19 %) à laisser des incertitudes quand la communication avec le client est difficile et 13 % (contre 11 %) à déclarer ne jamais laisser d’incertitudes car ils communiquent toujours avec le client préalablement à la remise de la traduction. Précisons que dans le domaine littéraire, le client est généralement l’éditeur ; aucun filtre du présent questionnaire – qui était prioritairement destiné aux traducteurs pragmatiques – ne permet de spécifier la nature des relations avec l’auteur, par exemple. De même, les répondants ayant eu la possibilité de cocher plusieurs domaines de spécialité, il est possible – et même fort probable – que les traducteurs qui se sont déclarés « littéraires » dans le formulaire du sondage ne le soient qu’occasionnellement et que leurs réponses concernent leur pratique relativement à d’autres domaines.

Les différences entre les littéraires et les autres sont également significatives en ce qui a trait à la négociation : si la terminologie fait un peu moins souvent l’objet d’une négociation (47 % contre 51 %) – ce qui n’est guère étonnant, la langue générale étant la matière première de la littérature –, c’est le contraire pour tous les autres aspects. La phraséologie, en particulier, est presque deux fois plus présente dans les négociations (33 % contre 14 %), et la tension entre norme et usage est plus fréquente (47 % contre 35 %) : cet aspect peut s’expliquer par le fait que même pour une traduction, les éditeurs confient généralement la révision à des réviseurs unilingues, dont l’approche est souvent très normative. De même, le sens du texte de départ (47 % contre 39 %) est plus souvent négocié : outre que les textes littéraires peuvent contenir des ambiguïtés, les textes originaux, même édités, peuvent contenir des erreurs. Le plus marquant, c’est que justement, la mauvaise qualité du texte de départ est plus fréquemment mentionnée par les littéraires que par l’ensemble des répondants (47 % contre 38 %) : l’on s’attendrait à ce que ce soit le contraire, dans la mesure où bon nombre de « textes pragmatiques soumis à la traduction sont de composition médiocre » (Delisle 2013 : 631). Outre la question des délais éditoriaux qui peut entraîner des erreurs résiduelles, il se peut aussi que cet écart soit le fait d’une plus grande exigence des traducteurs littéraires à l’égard du texte, dont ils seraient plus rapidement prompts à critiquer la qualité. Enfin, autre point d’intérêt, le fait que les attentes du client sont elles aussi plus présentes (40 % contre 36 %) : un traducteur d’édition doit négocier non seulement avec l’éditeur, mais aussi avec le réviseur et, parfois, avec l’auteur, et ce n’est pas nécessairement plus facile que dans un contexte de traduction pragmatique, car les enjeux et la nature des intervenants y sont particuliers et parfois complexes (Collombat 2010 : 64).

La perception de la négociation indique plusieurs différences entre les littéraires et les autres : s’ils estiment dans la même proportion que la négociation fait partie du processus de traduction (33 % contre 34 %), ils se disent plus souvent insécurisés par la négociation (20 % contre 14 %), aucun ne se dit stimulé par la négociation (0 % contre 14 %), et ils sont moins nombreux à estimer que la collaboration avec des non-traducteurs est souhaitable (27 % contre 42 %), même s’ils sont également moins nombreux à y voir une source de conflit potentiel (13 % contre 19 %). Et paradoxalement, même si aucun n’estime que négocier avec le client est une perte de temps (0 % contre 2 %), ils sont plus nombreux à juger que la négociation conduit à une baisse de qualité de la traduction (20 % contre 14 %). En somme, même si la notion de négociation commence à faire son chemin en traduction de littérature, sous l’impulsion d’Eco (2009 : 17), elle n’y est pas encore pleinement intégrée par les traducteurs eux-mêmes.

3.3.4. Les différences selon le contexte d’exercice

Les traducteurs autonomes recourent plus souvent aux forums de traducteurs que l’ensemble des répondants pour trancher en cas de doute (31 % contre 24 %), tandis que ceux qui exercent dans la fonction publique le font très rarement (5 %), ce qui s’explique de deux façons : d’une part, la confidentialité de certains mandats gouvernementaux les contraint à une certaine discrétion et d’autre part, les traducteurs du gouvernement disposent sur leur lieu de travail de collègues, terminologues et traducteurs, auxquels ils peuvent se référer directement.

Il n’est par ailleurs guère surprenant que l’adéquation de la qualité de la traduction avec le tarif ne soit mentionnée par aucun traducteur employé de la fonction publique.

On relève par contre des différences notables parmi les traducteurs actifs au sein d’entreprises de services linguistiques (cabinets de traduction), qui ont en moyenne 10-14 ans d’expérience. Ils ne sont que 59 % (contre 73 % de l’ensemble des répondants) à considérer le doute comme normal, 41 % (contre 52 %) à le considérer comme souhaitable, et ils sont plus de deux fois plus nombreux (29 % contre 13 %) à juger le doute stressant ou paralysant. Ils sont par ailleurs convaincus à 100 % que le doute disparaît avec l’expérience. Ils livrent également très majoritairement la traduction la plus conforme aux délais (76 % contre 67 %) et beaucoup moins souvent la traduction la plus conforme aux normes du métier (29 % contre 46 %). Ils négocient un peu plus souvent avec leurs réviseurs (18 % contre 13 %), estiment plus souvent que la négociation fait partie du processus (41 % contre 34 %) et éprouvent significativement moins souvent le sentiment de devoir négocier plus avec eux-mêmes qu’avec les autres (6 % contre 20 %). Ils sont plus souvent insécurisés par la négociation (18 % contre 14 %) et moins souvent stimulés (6 % contre 9 %). Ils sont moins nombreux à juger souhaitable la négociation avec des non-traducteurs (30 % contre 42 %), et plus nombreux à estimer que c’est une source potentielle de conflit (24 % contre 19 %) et que la négociation conduit à une baisse de qualité (18 % contre 14 %).

La différence est la plus notable avec les conseillers linguistiques en entreprise, qui sont à 61 % convaincus que la négociation fait partie du processus (contre 34 % de l’ensemble) et à 55 % convaincus que la négociation avec des non-traducteurs est souhaitable (contre 42 % de l’ensemble), même s’ils sont paradoxalement plus nombreux à la considérer comme une source potentielle de conflits (30 % contre 20 % pour l’ensemble) ou comme un facteur de baisse de qualité (21 % contre 14 % pour l’ensemble).

Il ressort de ces constats que les traducteurs autonomes ou en coopérative de traduction, les employés des gouvernements ou de services linguistiques de grandes entreprises semblent plus sereins face au doute ou à la négociation que les employés de cabinets de traduction. À noter que ce sont ces derniers qui sont le plus rarement en contact avec des non-traducteurs, clients ou spécialistes d’un domaine : ils sont supervisés par des réviseurs, qui sont des pairs expérimentés. Il importera sans doute de travailler de manière plus approfondie la relation entre le réviseur et le révisé au cours de la formation initiale afin de minimiser les perceptions négatives risquant, à terme, de nuire à la compétence globale du traducteur travaillant en entreprise de services linguistiques ou, à tout le moins, à la qualité de son environnement de travail. On pourra dans cette optique se référer utilement à l’ouvrage d’Horguelin et Pharand, qui comporte un chapitre entier sur les aspects relationnels de la pratique de la révision (2009 : 67-73).

4. Conclusion

Comme nous l’avons vu au début du présent article, la compétence globale d’un professionnel repose sur une interaction dynamique entre ses compétences techniques et ses compétences interpersonnelles, voire entre son « intelligence académique » et son « intelligence émotionnelle » (Letor 2006 : 4). Les résultats de notre sondage laissent entrevoir que les aspects émotionnels liés en particulier au doute et à la négociation sont souvent difficilement tolérés par les traducteurs professionnels – et pourtant, « les émotions font bien partie intégrante de la vie professionnelle » (Bobot 2010 : 409). De fait, la compétence du traducteur telle qu’elle se reflète abondamment dans la formation initiale est très souvent réduite à sa seule compétence technique de transfert linguistique. Ce hiatus est d’autant plus dommageable que les profils détaillés sur les offres d’emploi en traduction font presque systématiquement référence à l’entregent et à l’aptitude au travail en équipe, c’est-à-dire aux compétences interpersonnelles : les résultats du sondage indiquent d’ailleurs les difficultés relationnelles particulières ressenties par les jeunes traducteurs employés dans les cabinets de traduction.

Dans cette perspective, une réelle intégration de la compétence interpersonnelle dans la formation initiale des traducteurs paraît indispensable en vue d’optimiser l’employabilité des jeunes diplômés et d’arrimer au mieux la formation universitaire à la réalité du marché professionnel. Outre la relation entre le révisé et le réviseur mentionnée plus haut, l’acquisition d’une aptitude avérée au travail collaboratif est primordiale, en complément aux compétences disciplinaires individuelles du « savoir-agir ». Le travail en équipe permettant de maximiser la compétence globale du traducteur par le développement du « pouvoir-agir » et du « vouloir-agir » est de plus en plus présent dans les cursus universitaires : toutefois, les applications didactiques en sont encore trop peu nombreuses. De fait, si l’on ne peut que se féliciter de l’apparition d’un objectif consacré spécifiquement au travail en équipe dans la troisième édition de La traduction raisonnée (Delisle 2013 : 137-142), force est de constater que le contenu en est encore embryonnaire.

Pour que cette indispensable mutation ne vienne pas grossir les rangs des utopies, il faudra veiller à ce que les enseignants et formateurs soient non seulement sensibilisés à l’importance de la compétence interpersonnelle, mais qu’ils soient aussi outillés pour en maximiser l’incorporation dans leurs cours de manière à combiner l’acquisition de l’aptitude au travail en équipe et l’apprentissage collaboratif. Ce tournant implique à notre avis une reconnaissance des particularités des formations universitaires professionnalisantes, caractérisées en particulier par la nécessité, pour les professeurs-chercheurs, de disposer d’une connaissance approfondie des milieux professionnels de la traduction et d’entretenir des relations avec ces milieux. Il implique aussi une véritable conciliation, au sein d’une traductologie renouvelée, entre la recherche fondamentale, la didactique et la pratique professionnelle de la traduction.

Au final, considérer la traduction dans la seule perspective de la résolution de problèmes ne serait par ailleurs aujourd’hui plus suffisant : dans le prolongement des travaux de Durieux (2009), nous serions d’avis de l’inscrire désormais dans une perspective décisionnelle, plus précisément, de l’analyser sous l’angle de la prise de décision, qui permettrait réellement de « prendre en compte le facteur émotionnel dans la communication interlinguistique et interculturelle » (Durieux 2009 : 366). En effet, le souhait légitime de voir la traduction reconnue comme une profession à part entière et la traductologie, comme discipline scientifique, a souvent conduit à la tentation d’une objectivation rationnelle à l’excès, selon l’hypothèse normative « qu’il existe un décideur idéalement rationnel dont le comportement répond à des axiomes très clairement formulés » (Berthoz 2003 : 21). La traductologie contemporaine nous paraît apte à transcender ce courant rationaliste : renouer explicitement avec les vertus du doute et valoriser les aspects émotionnels de la pratique professionnelle du traducteur favoriseraient l’émergence de la confiance en soi et de la conscience de soi qui permettraient aux traducteurs de demain d’être des décideurs assumés.