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1. Introduction

Les traductions françaises figurant dans l’anthologie The Columbian Orator de Caleb Bingham (1797)[1] constituent à bien des égards une énigme traductologique. Pourquoi et comment ces textes ont-ils été traduits ? Pourquoi ont-ils, pendant si longtemps, été si peu étudiés en dépit de la renommée des personnalités convoquées (en particulier Napoléon Bonaparte) et de leur large diffusion (sous forme de livre jusqu’au milieu du xixe siècle et électronique en ce début de xxie) ? Il faut, afin de démêler l’écheveau de ces traductions, apporter un éclairage sur de multiples zones d’ombre.

Après une mise au point sur The Columbian Orator dans le contexte de la Jeune République américaine, qui permettra de situer les cinq textes français au sein de l’anthologie, il conviendra de souligner les différences et les convergences entre ces derniers, le corpus de textes français n’étant pas uniforme. Ainsi l’éloge de l’abbé Fauchet à Benjamin Franklin nécessite-t-il un traitement à part, car, bien que rédigé à peine six ans avant les textes du Directoire, il ne leur est nullement comparable. Ces différences internes au corpus sont l’indice d’une double évolution. Celle du langage diplomatique français, d’une part, et des relations franco-américaines, de l’autre. Sujette à des changements rapides, la perception de ces dernières dépendait avant tout de l’appartenance politique de chacun. Les raisons qui poussèrent Caleb Bingham à sélectionner, traduire et publier ces textes français apparaissent alors de façon plus précise. Elles tiennent à la politique intérieure et extérieure des États-Unis ainsi qu’à des enjeux langagiers, esthétiques et sociaux. Si Caleb Bingham semble rejoindre les personnalités françaises présentées dans son anthologie dans leur conception du langage, de l’héritage historique et de la rivalité avec l’Angleterre, certaines divergences se font néanmoins jour dans les replis des textes traduits.

2. The Columbian Orator, son contenu, ses objectifs et sa longévité

The Columbian Orator est un recueil de sermons, dialogues anonymes et discours politiques, de l’Antiquité à l’époque contemporaine, avec une inflexion sur la période de la guerre d’Indépendance. Il s’agit d’une anthologie servant de manuel scolaire ou de livre de lecture (school-book ou reader), genres particulièrement en vogue aux États-Unis à cette époque. Leurs auteurs entendaient constituer un nouveau patrimoine littéraire et symbolique devant remplacer les ouvrages britanniques, la bible ou les livres de psaumes utilisés jusqu’alors pour l’apprentissage de la lecture. L’objectif était d’assurer l’autonomie culturelle des États-Unis tout en formant les citoyens à l’art de l’éloquence. The ColumbianOrator est précédé de conseils sur l’art de s’exprimer en public, General Instructions for Speaking, et les textes sélectionnés dans la partie anthologie se chargeaient de fournir un réservoir de discours à valeur d’exemple dans lequel chacun pouvait puiser[2]. Ce qui rend The Columbian Orator particulièrement remarquable, c’est sa longévité. En effet, on compte pas moins de vingt-trois rééditions jusque dans les années 1830 pour un total de 190 000 exemplaires. Il faut attendre 1827 en effet pour que l’anthologie commence à être jugée démodée (Anonyme 1832 : 477)[3]. L’impact de l’anthologie dans les premières années de la jeune nation américaine fut donc grand et les traductions des textes français passèrent entre de très nombreuses mains, modelant ainsi de façon non négligeable l’image de la France aux États-Unis. Les traductions des discours français ont été quelque peu négligées par la critique, ce qui contraste avec l’abondance d’études portant sur d’autres textes de l’anthologie, notamment ceux qui prônaient l’abolition de l’esclavage ou abordaient la question indienne. Seul l’éloge civique de l’abbé Fauchet à la mémoire de Benjamin Franklin a quelque peu attiré l’attention, mais pas d’un point de vue traductologique. Ces discours sont pourtant les seules traductions d’une langue autre que le grec ou le latin et ils étaient extrêmement récents au moment de la publication de l’anthologie en 1797.

3. L’éloge civique de l’abbé Fauchet à Benjamin Franklin

L’éloge civique de l’abbé Fauchet à la mémoire de Benjamin Franklin fut prononcé à Paris à l’annonce du décès du grand homme en 1790[4]. De nature dithyrambique, nécessairement, l’éloge de l’abbé Fauchet se prête à une illustration du versant le plus idyllique des relations entre deux pays qui faisaient corps autour de la dépouille mortelle d’un savant alors unanimement apprécié de part et d’autre de l’Atlantique comme penseur et scientifique :

L’autorité « sur le monde physique » évoque les travaux scientifiques de Franklin et l’autorité « sur le monde moral », son almanach La Science du Bonhomme Richard, véritable succès de librairie depuis bien avant la Révolution de 1789. Chez Bingham, ce passage contient les références à l’électricité, mais évacue le statut de divinité prêté à Franklin :

He electrifed the consciences, in order to extract the destructive fire of vice ; exactly in the same manner as he electrified the heavens, in order peaceably to invite from them the terrible fire of the elements.

abbé Fauchet 1790, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 68[6]

La mention de « deux des attributs de la Divinité » et l’assimilation du savant à « un dieu bienfaisant descendu sur la terre » disparaissent ainsi, indiquant qu’une comparaison aussi hardie était possible dans la France post-révolutionnaire mais difficilement acceptable aux États-Unis[7]. Cette manipulation rejoint les conclusions d’une étude de la traduction du roman de Chateaubriand Atala faite par Bingham en 1802 où apparaît « an intentional effort to denature the Catholic dogmas to which Chateaubriand had given expression » (Schwartz 1930 : 10). L’éloge de l’abbé Fauchet, qui est assez long, n’est pas traduit en entier dans The Columbian Orator qui n’en présente qu’un extrait, vraisemblablement pour qu’il corresponde mieux au format de l’anthologie, les textes se devant d’être mémorisables. Les éléments délaissés par Bingham sont cependant signifiants. Ainsi la biographie de Franklin est-elle évacuée, car sans doute jugée connue du public américain. L’anthologie s’intéresse plutôt au passage traitant de sa vision de la femme :

Franklin was too great a moralist, and too well acquainted with human affairs, not to perceive that women were the arbiters of manners. He strove to perfect their empire ; and accordinglly engaged them to adorn the sceptre of virtue with their graces. It is in their power to excite courage ; to overthrow vice, by means of their disdain ; to kindle civism, and to light up in every heart the holy love of our country.

abbé Fauchet 1790, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 67

Cette citation commence une assez longue partie, sorte d’éloge dans l’éloge, qui traite des femmes en général, de la fille de Franklin en particulier, mais surtout des femmes américaines :

Immortal females of America ! I will tell it to the daughters of France, and they only are fit to applaud you ! You have attained the utmost of what your sex is capable ; you possess the beauty, the simplicity, the manners, at once natural and pure ; the primitive graces of the golden age. It was among you that liberty was first to have its origin. But the empire of freedom which is extended to France, is about to carry your manners along with it, and produces a revolution in morals as well as politics.

abbé Fauchet 1790, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 67

Les trois citations données jusqu’à présent permettent de constater que hormis une sélection imposée par le format de l’anthologie, la traduction sur le plan micro-textuel est relativement exacte. S’il y a, occasionnellement, de légères distorsions qui pourraient faire l’objet d’un commentaire, l’on est bien loin des tendances déformantes qui touchaient les textes littéraires à cette période comme dans le cas d’Atala de Chateaubriand par exemple. Cela est sans doute dû à la nature politique et idéologique de l’anthologie dans son ensemble et de ces textes en particulier : leur aspect factuel et leurs fins utilitaires exigeaient une traduction fidèle[8].

L’extrait de l’éloge civique de l’abbé Fauchet à Benjamin Franklin se démarque des autres discours français. Alors que l’abbé s’adonne à une hagiographie du savant et qu’il se penche sur son influence et celle des femmes américaines sur les moeurs françaises, les autres textes ont un caractère beaucoup plus martial et envisagent ou font envisager les relations franco-américaines sous un angle très différent. Cela est dû à la personnalité de leurs auteurs mais surtout au contexte de publication.

4. Le corpus martial des personnalités du Directoire de la République française

Il convient de reconstruire la chronologie des quatre textes émanant du Directoire, d’en offrir une brève description et de faire un rappel de la personnalité des auteurs. La figure de Pierre-Auguste Adet et, dans une moindre mesure, celle de Lazare Nicolas Marguerite Carnot sont restées dans l’ombre de l’histoire comparées à celle de Napoléon Bonaparte. Adet était ministre plénipotentiaire de la France aux États-Unis au moment de la publication de l’anthologie et Carnot, président du Directoire. Parfois surnommé l’organisateur de la victoire pour ses faits d’armes et sa gouvernance efficace, Carnot était en 1797 plus illustre que Bonaparte alors simple général d’armée. Ces accidents de l’histoire ont fait que les discours de Napoléon ont été republiés (ils sont donc facilement accessibles) et que son style a fait l’objet de travaux, éclairant au passage celui de Carnot et Adet. En revanche, les discours de ces derniers n’ont fait l’objet d’aucune publication autre que dans l’anthologie, si bien qu’ils sont plus commodément disponibles dans leur version anglaise. Même en l’absence de ces originaux, on peut tabler au regard de la traduction des textes de Bonaparte et de l’abbé Fauchet sur une certaine exactitude. Il est possible, dans certains cas, de prendre en compte une traduction sans procéder uniquement à une confrontation avec l’original. Comme l’indiquent Heilbron et Sapiro dans leur introduction au numéro de la revue Actes de la recherche en sciences sociales entièrement consacré à la traduction,

[a]u lieu de s’enfermer dans une problématique purement intertextuelle, portant sur le rapport entre un original et sa traduction, des questions proprement sociologiques sont apparues, qui portent sur les enjeux et les fonctions de traductions, leurs agences et leurs agents, l’espace dans lequel elles se situent.

Heilbron et Sapiro 2002 : 4

Par ailleurs, il convient de souligner le statut flottant du texte de Pierre-Auguste Adet. Écrit pour être entendu de George Washington, il a pu être rédigé directement en anglais[9]. Comme il procède d’une esthétique commune au reste du corpus (imagerie, lexique, procédés rhétoriques et oppositions structurantes) et que le rôle joué par Adet dans la transmission des textes apparaît évident au travers de la chronologie des événements, sa prise en compte est nécessaire.

Les deux proclamations du général Buonaparte (dont le patronyme n’est pas encore francisé) à l’armée d’Italie furent écrites au printemps 1796 à un mois d’intervalle l’une de l’autre, le 26 avril et le 20 mai (Tulard 2001)[10]. Elles obéissent au modèle qui assurera plus tard le succès des bulletins de la grande armée jusqu’à l’apogée de l’Empire : bilan des combats, prisonniers, matériel saisi, état des troupes adverses, chemin parcouru et à parcourir, faits d’armes remarquables, hardiesse de l’armée française, franchissement des obstacles naturels et humains :

Soldiers, You have in a fortnight gained six victories ; taken twenty-one stands of colours ; seventy-one pieces of cannon ; several strong places ; conquered the richest part of Piedmont ; you have made fifteen thousand prisoners, and killed or wounded more than ten thousand men. You had hitherto fought only for sterile rocks, rendered illustrious by your courage, but useless to the country ; you have equalled by your services the victorious army of Holland and the Rhine.

Bonaparte 1796a, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 154[12]

Prononcé à la fin du mois de mai de cette même année 1796 et présenté comme une oraison, le discours de Carnot s’articule en deux temps. Il commence par une évocation de la nature printanière comparée à l’enfance de l’homme :

Le discours fait ensuite un compte rendu des trois fronts ouverts par les armées françaises victorieuses, dont celle d’Italie, si bien que l’on y perçoit l’écho des proclamations de Bonaparte et qu’il prend lui aussi un tour martial.

Les textes de Bonaparte et de Carnot semblent, par leur contenu, ne pas s’inscrire dans une problématique transatlantique, car ils sont uniquement centrés sur la France et ses conquêtes européennes. Toutefois, comme nous allons le montrer, leur traduction joue un rôle dans la politique interne des États-Unis[14].

5. Espace politique des traductions

5.1. Le contexte politique global

Il convient de se tourner vers la question de l’inclusion de ces textes, martiaux et exogènes, au sein d’un recueil salué pour son patriotisme et son humanisme. Quelles étaient les intentions de Caleb Bingham en publiant ces textes ? On pourrait voir (et c’est en partie la démarche de Gilbert Chinard autour de l’éloge) ces traductions comme emblématiques des relations entre la France et les États-Unis. Selon Heilbron et Sapiro,

[e]n tant que transfert culturel, la traduction suppose d’abord un espace de relations internationales, constitué à partir de l’existence des États-nations et des groupes linguistiques liés entre eux par des rapports de concurrence et de rivalité. Pour comprendre l’acte de traduire, il faudrait donc l’analyser comme imbriqué dans des rapports de force entre des pays et leurs langues, et, par conséquent, le situer dans la hiérarchie internationale.

Heilbron et Sapiro 2002 : 4

Cependant, les États-nations sont eux-mêmes des ensembles fractionnés dont la construction est autant le résultat de luttes internes qu’externes, c’est pourquoi il serait naïf de penser que les choix de Bingham reflètent le point de vue américain dans son ensemble. Son propos est en fait partisan, car dans les années 1790 la question française joue un rôle de premier plan dans un paysage politique divisé entre fédéralistes et républicains. Caleb Bingham se situe du côté des républicains, lesquels sont favorables à la France :

The speakers given voice in Bingham’s Orator clearly sanctioned, and popularized for many years after, the unruliness and enlightened rationalism of the small republican societies that arose in the mid-1790s in imitation of French Jacobin clubs. These voluntary, egalitarian political groups manifested, in Joyce Appleby’s words, « a collective hope » for a better future based, in part, on active political participation.

Ganter 1997 : 476

Ce clivage entre fédéralistes et républicains matérialisé par des préférences sur le plan international se trouve brutalement stigmatisé par le traité américano-britannique connu sous le nom de son instigateur, Jay. Voulu par les fédéralistes, dont George Washington, et négocié en 1794 à l’insu des républicains, dont Thomas Jefferson, le traité modifiait, selon la France, le jeu d’alliances au profit de la Grande-Bretagne, d’où les efforts des républicains pour le remettre en cause[15]. Ainsi la France du Directoire et les républicains américains trouvent-ils un intérêt commun à une remise en cause de ce traité.

5.2. Mission de Adet et son rôle dans la transmission des textes

Pierre-Auguste Adet, qui prend ses fonctions de ministre plénipotentiaire en le 15 juin 1795, a mission de défaire le traité Jay au prix de démarches auprès du Congrès et d’une alliance ouverte avec les républicains (O’Brien 1996 : 221). En avril 1796, année électorale, Adet énumère ainsi les priorités de sa mission : « the necessity to get out the vote for a man devoted to France, the services which I could render to the Republic after his election » (O’Brien 1996 : 231). C’est dans ce contexte qu’il rend visite à ceux qu’il nomme dans sa correspondance avec le Directoire « Nos amis de la Baie du Massachusetts » pour les mobiliser en vue d’échéances que ces derniers pensent perdues d’avance[16].

À Boston, la librairie imprimerie de Caleb Bingham faisait office d’état-major pour les républicains :

Although there is no record that Bingham ever joined a radical club like the Massachusetts Constitutional Society or the Boston Jacobin Club, a bookstore he owned in Boston was a central meeting place for the beleaguered democratic-republicans of that Federalist city.

Ganter 1997 : 476

Caleb Bingham comptait donc nécessairement au nombre des amis évoqués par Adet. La visite de Adet à Boston, ville où Bingham joue un rôle politique certain, permet d’envisager une rencontre entre les deux hommes d’où découlerait l’inclusion des discours dans l’anthologie l’année suivante, car se livrait alors une véritable guerre idéologique par imprimé interposé.

6. Traduction de la diplomatie et diplomatie de la traduction : ruptures et continuités avec l’Ancien Régime

La traduction de ces textes était clairement vécue et perçue comme un geste conquérant. Si Pierre-Auguste Adet est parfois présenté comme un ambassadeur plus discret que ne le fut le citoyen Genet (l’un de ses prédécesseurs remarqué pour son audace et ses initiatives), il n’en fut pas moins actif. Les diplomates révolutionnaires et ceux du Directoire semblaient persuadés de pouvoir toucher directement l’opinion publique américaine et de l’influencer afin qu’elle fasse à son tour pression sur ses hommes d’État. La publication des textes français dans The Columbian Orator s’inscrit dans le cadre d’une guerre de papier que se livraient les points de vue opposés autour de cette question (Coleman 2008 : 190). Chaque camp n’hésitait pas à publier lettres et discours officiels afin d’exposer à l’opinion publique les activités du camp adverse[17].

6.1. Un nouveau langage diplomatique

Cette diplomatie conquérante et la volonté de toucher directement le public américain sont illustrées, sur le plan macro-textuel, par l’utilisation d’un canal de diffusion tel que The Columbian Orator mais l’on peut également en trouver des traces sur le plan micro-textuel dans l’adresse de Pierre-Auguste Adet au président George Washington. En effet, Chinard (1955) signale qu’il était de coutume chez les orateurs français de rendre hommage à la dette que la France avait contractée à l’égard de la Révolution américaine et aux grands exemples qu’elle en avait reçus et jamais l’inverse, afin de ne pas manquer aux vieilles règles du savoir-vivre qui faisaient que le bienfaiteur ne doit jamais rappeler le souvenir des bienfaits qu’il a rendus. Ce sont les orateurs américains qui étaient censés, en retour, souligner l’aide de la France (Chinard 1955 : 38). L’éloge de l’abbé Fauchet en 1790 obéit encore à ce modèle :

A second creation has taken place ; the elements of society begin to combine together ; the moral universe is now seen issuing from chaos ; the genius of liberty is awakened, and springs up ; she sheds her divine light and creative powers upon the two hemispheres. A great nation, astonished at seeing herself free, stretches her arms from one extremity of the earth to the other, and embraces the first nation that became so ; the foundations of a new city are created in the two worlds ; brother nations hasten to inhabit it. It is the city of mankind !

abbé Fauchet 1790, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 64

L’abbé Fauchet se garde bien d’évoquer l’aide de la France aux États-Unis et se contente de souligner l’antériorité de la liberté sur le sol américain. Il pose même Franklin en libérateur de l’Amérique : « One of the first founders of this universal city was the immortal FRANKLIN, the deliverer of America. » C’est dans ce domaine que le discours de Pierre-Auguste Adet se démarque et fait preuve d’innovation, car il fait directement référence à l’aide de la France pendant la guerre d’Indépendance :

On peut voir ici la volonté d’inventer un nouveau langage diplomatique qui était celle du Directoire[19]. Mais, comme il est impossible de faire complètement table rase du passé, ce qui caractérise les écrits du Directoire, de Napoléon et des armées de la République, c’est une certaine forme d’amalgame (Roger 2004 : 375). C’est pourquoi, tout en rejetant le modèle de l’Ancien Régime, les discours s’inscrivent tout de même dans une certaine continuité comme en témoignent, par exemple, les références à l’Antiquité qui sont des plus classiques.

6.2. L’héritage commun de l’Antiquité

Les nombreuses références à l’Antiquité, surtout chez Bonaparte (« La postérité nous reprochera-t-elle d’avoir trouvé Capoue en Lombardie ? » [Tulard 2001 : 136] ; « Shall posterity reproach us with having found a Capua in Lombardy ? » [Bingham 1797 : 135]), constituent à la fois un prolongement du discours d’Ancien Régime et un élément de cohésion entre la France et les États-Unis. En effet, on sait que les ancêtres de cette France ne sont pas encore les Gaulois : « la France consulaire, puis impériale, […] s’imagine comme une héritière de Rome plutôt que comme l’expression d’un peuple surgi de la terre gauloise » (Roulin 2004 : 233)[20].

L’héritage de l’Antiquité romaine, très présent chez Bonaparte, joue donc un double rôle. Dans les originaux, il sert de ciment entre la France et l’Italie, puis entre la France et les États-Unis en traduction. L’Antiquité constitue un point de convergence sur lequel une amitié internationale peut s’élaborer :

But to quiet the apprehensions of the people, we declare ourselves the friends of all, and particularly of those who are the descendants of Brutus, of Scipio, and those other great men whom we have taken for our models. To re-establish the capital [sic] ; to replace the statues of those who have rendered it immortal ; to rouse the Roman people entranced in so many ages of slavery ; this shall be the fruit of your victories.

Bonaparte 1796b, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 136[22]

L’héritage de l’Antiquité et la réduction de la distance historique avec celle-ci, illustrés par ce passage, informent l’économie globale de l’anthologie dans la mesure où l’on assiste à une juxtaposition des discours de personnalités américaines, britanniques, grecques, latines et françaises. De plus, l’ordre d’apparition des textes n’obéit nullement à l’ordre chronologique, ce qui participe d’un brouillage et contribue à mettre sur un même plan la parole des figures historiques de l’Antiquité et celle des contemporains. On assiste ainsi à une abolition des frontières géographiques, chronologiques et linguistiques dont participe justement la traduction des textes français.

Cette présence en filigrane de l’Antiquité explique aussi pourquoi le terme de proclamation est si fréquemment utilisé dans les textes du Directoire et leur traduction au détriment de celui de harangue. Les commentateurs, en revanche, ont tendance à utiliser les deux termes de façon interchangeable, par exemple pour désigner les textes de Bonaparte. Or, les deux termes ont des origines et des implications différentes et très signifiantes pour les orateurs de l’époque. Ainsi, de par son origine latine, la proclamation, qui renvoie à la voix et donc au corps dont elle sort et tire sa force, est toute entière tournée vers les choses, le monde, qu’elle se propose d’animer par décret. La harangue, quant à elle, renvoie, par ses origines germaniques, au cercle des auditeurs et elle suggère un corps social différemment hiérarchisé, comparativement à la proclamation. Sous la royauté, en effet, on pouvait haranguer le roi. La harangue est donc circulaire et réversible, ce qui l’oppose à la linéarité impérieuse de la proclamation. Il y a là un certain paradoxe, car, comme on va le voir, cette linéarité s’accompagne de tout un appareil rhétorique qui vise à renverser la hiérarchie héritée de l’Ancien Régime.

6.3. Des renversements sociolinguistiques

L’amalgame qui caractérise les discours du Directoire et leurs traductions est aussi celui d’une rhétorique aux finalités républicaines mêlée à des isotopies classiques. Dans ces discours, le lexique du corps reste fidèle aux équations traditionnelles entre différents lieux et sentiments ou perceptions : les yeux pour la vue, le front pour la bravoure, le sang pour le sacrifice. C’est comme si la noblesse chassée par la Révolution faisait retour sous la forme d’un lexique réputé poétique et littéraire marqué par un refus du trivial. Cette esthétique précieuse pourrait également participer de l’occultation des corps mutilés par la guerre moderne et à grande échelle qui fait là ses premiers pas. Ce langage aristocratique et précieux, mêlé à une rhétorique populiste, procède d’un hiatus ou d’un bouleversement sociolinguistique : on s’adresse au peuple et à l’armée en campagne, dont on connaît la rudesse du langage, voire son obscénité (la langue du bivouac), comme à un roi et l’on continue à pratiquer le refus et le détournement de la matière, du corps. Ce mélange sert de pivot ou de centre de gravité à un renversement catastrophique, car le peuple en vient à commander aux têtes couronnées :

Is there one among you whose courage is diminished ? Is there one who would prefer returning to the summits of the Alps and Appenines ? No : all burn with the desire of extending the glory of the French ; to humble the proud kings who dare to meditate putting us again in chains ; to dictate a peace that shall be glorious and that shall indemnify the country for the immense sacrifices which she has made.

Bonaparte 1796a, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 155

On remarque dans ce passage deux omissions. Si l’on comprend aisément que la liste de batailles soit épargnée au lecteur américain, la disparition de l’expression soldatesque esclave s’explique moins. Dans son autre proclamation, Napoléon Bonaparte signale la dette des ducs de Parme et de Modène envers les soldats de l’armée française, ce qui relève du même bouleversement de la hiérarchie d’Ancien Régime :

Soldiers, You are precipitated like a torrent from the heights of the Appenines ; you have overthrown and dispersed all that dared to oppose your march. Piedmont, rescued from Austrian tyranny, is left to its natural sentiments of regard and friendship to the French. Milan is yours ; and the republican standard is displayed throughout all Lombardy. The dukes of Parma and Modena are indebted for their political existence to your generosity.

Bonaparte 1796b, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 135

Ce passage montre comment, dans ce nouvel ordre, les monarques se retrouvent à la merci de soldats anoblis par les faits d’armes. Le lectorat de la jeune nation américaine, nouvellement affranchi du double joug de la Métropole anglaise et de la royauté, était à même de comprendre les bouleversements dont témoignent ces proclamations.

Mais les discours des personnalités du Directoire opèrent d’autres renversements. En effet, ce qui fait la force de ces écrits, c’est l’exemple donné aux civils par l’armée et les militaires. Comme le signale Granville Ganter : « as soldiers are aware, military commands are deeds, and Bingham further references the illocutionary force of language in Napoleon’s declaration of freedom to Italy » (Ganter 1997 : 467). Le bivouac du front en impose à la capitale, car c’est là, en périphérie, que se construit l’exemple et la morale pour l’intérieur, le centre. Les Américains ayant connu les affres d’une guerre menée sur leur propre sol et en grande partie par des civils pouvaient comprendre ces références et s’y identifier. Les proclamations avaient par conséquent plusieurs lectorats successifs. Au-delà du corps d’armée, c’est l’ensemble du corps social qui en constituait l’horizon et dans certains cas, elles étaient appelées à une diffusion proprement universelle, s’adressant, par-delà la nation française, au monde entier : « elles appellent même parfois la traduction comme la proclamation du 4 Messidor an VI faite en Égypte et destinée à la diffusion en arabe. L’horizon d’attente de la proclamation est donc vaste et peut inclure des populations étrangères » (Roger 2004 : 375).

L’inclusion des proclamations de Bonaparte et des discours des personnalités du Directoire au sein de l’anthologie n’avait donc rien d’incongru. Même si Pierre-Auguste Adet semble être le seul à s’adresser directement au peuple américain par le truchement de son adresse à George Washington, l’esprit de ces discours n’échappait nullement aux lecteurs de l’anthologie qui étaient même sans doute tentés de s’y reconnaître. Par ailleurs, ces textes étaient autant des modèles esthétiques qu’idéologiques.

7. Un discours de l’efficacité : proclamations et énergie du verbe et des images

Les textes français présentaient un intérêt pour leur valeur d’exemple, car si Bingham se proposait de former les citoyens à l’art de l’éloquence, cette dernière revêtait une importance égale en France. En effet, la période était impitoyable pour les piètres orateurs : survivre politiquement, c’était pouvoir convaincre et se faire entendre. Projetée, la voix devait porter et le discours être perçu par des foules civiles ou militaires sur le champ de Mars ou de bataille, ou lors d’une cérémonie officielle. C’est pourquoi en dépit d’étiquettes diverses (proclamation, oraison, adresse), les discours des dignitaires français se réclament tous de la proclamation et visent à l’efficacité.

Le nouveau régime politique instauré par la Révolution appelait un nouveau régime de la parole. Celui-ci était basé sur l’exaltation des faits plutôt que des idées et il était censé accompagner l’acte plus qu’il ne l’expliquait ou le justifiait (Roger 2004 : 378). Cette conception voire cette philosophie du langage correspondait exactement à celle de Caleb Bingham :

Central to Bingham’s philosophy of active virtue is the conviction that speech is an action. In the introduction to The Columbian Orator, he draws attention to the classical belief that a speaker’s action, or pronunciation, is the chief means of success in the art of persuasion.

Ganter 1997 : 466

Cette croyance dans le lien entre parole et action explique la présence, dans l’anthologie, de nombreux textes militaires dont la force découle, on l’a vu, de leur assimilation à des ordres. La recherche d’un effet immédiat de la parole explique également la fréquence du verbe proclamer dans les discours d’Adet et de Carnot ainsi que le statut de proclamation des discours de Napoléon. Pierre-Auguste Adet fait directement allusion à la mère de toutes les proclamations, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « When she [France] broke her chain, when she proclaimed the imprescriptible rights of man » (Bingham 1797 : 85) et tout acte de langage devient proclamation, comme chez Carnot : « You will, however, live forever in our hearts ; your children will be dear to us ; the republic will repay to them the debt they owe to you and we discharge here the first by proclaiming your glory and our gratitude » (Carnot 1796 : 85). Les discours du Directoire se veulent donc globalement efficaces par leur statut de proclamation et leur conviction d’agir sur le monde.

Par ailleurs, ils étaient animés d’une énergie particulière. En effet, les études portant sur le style de Bonaparte estiment que son efficacité découle de ce qu’il n’était ni de l’écrit ni de l’oral, car après de piètres débuts d’écrivain et à partir de 1796, « [l]e style de Bonaparte, affranchi de la plume et de la position assise grâce à la présence du scribe-auditeur, abolit certaines contraintes de l’écrit pour embrasser le mouvement » (Roger 2004 : 370-371). Cette écriture empreinte d’oralité correspondait parfaitement au projet de Bingham de former des orateurs sachant s’exprimer en public. Le discours de Carnot partage avec ceux de Bonaparte une énergie de la parole et du corps en mouvement, car, étant donné ses hautes fonctions, il devait vraisemblablement dicter à des secrétaires. Cette force est ensuite relayée sur le plan micro-textuel par les images et le lexique qui connotent l’impétuosité. Ainsi, lorsque Carnot évoque les armées françaises triomphantes, il le fait à l’aide d’une grande fréquence de verbes d’action qui propulsent littéralement le discours :

L’efficacité du discours des dignitaires français pourrait également découler du mode dualiste auquel ils obéissent. Ils instaurent, en effet, une série d’oppositions : le chef et ses hommes, la valeur des armées républicaines contre la lâcheté des ennemis monarchiques, la liberté contre les tyrans, mais encore le dénuement actuel ou passé face à la gloire de demain résumé chez Bonaparte par la formule « Il était de l’armée d’Italie ! » :

You will again be restored to your fire-sides and homes ; and your fellow-citizens, pointing you out, shall say, “There goes one who belonged to the army of Italy !”

Bonaparte 1786b, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 135

De toutes ces oppositions, c’est sans doute celle de la France à l’Angleterre, laquelle structure alors le paysage politique américain, qui sert le mieux les intérêts de Bingham et des républicains.

8. Présence de l’Angleterre et anglophobie

Napoléon Bonaparte et Carnot font preuve d’une anglophobie outrée qui ne donne lieu à aucune censure dans la publication de Bingham. Ainsi Bonaparte évoque-t-il les actions de l’Angleterre sans la nommer directement :

Let those who have unsheathed the daggers of civil war in France ; who have basely assassinated our ministers ; who have burnt our ships at Toulon ; let them tremble ! the knell of vengeance has already tolled.

Bonaparte 1796b, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 136

Carnot, quant à lui, n’hésite pas à nommer directement l’ennemi : « There they [les armées françaises] fly to exterminate the hordes of villains and traitors subsidized by England » (Carnot 1796, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 84). Adet, qui, rappelons-le, s’adresse à George Washington sur le sol américain, utilise quant à lui un langage beaucoup plus feutré :

C’est en cela que les textes de Carnot et Bonaparte, sans être directement liés à une problématique transatlantique, le sont en fait indirectement, car ils promeuvent l’image d’une France républicaine forte et conquérante ayant des chances de l’emporter en Europe. Dans l’économie de l’anthologie, la France apparaît donc comme un allié de longue date au travers de l’éloge de l’abbé Fauchet mais également comme un acteur incontournable de par son expansion territoriale sur le sol européen. Au travers des traductions publiées dans son anthologie, Caleb Bingham pousse son lectorat populaire à faire corps avec une France dont il promeut l’image victorieuse afin de la rendre incontournable dans un jeu d’alliances avec l’Europe, masquant le souvenir de la Terreur et son cortège de corps décapités relayé à l’envi par les fédéralistes. Bingham cherche ainsi à offrir un contrepoids et à redorer un blason français quelque peu terni.

9. Les limites du traduire : omission du pillage et des fusillés dans la traduction de la proclamation du 26 avril

C’est sans doute pour ne pas ternir un peu plus l’image de la France que la traduction de la proclamation du 26 avril omet un passage assez conséquent où est abordée la question du pillage et des exécutions au sein de l’armée d’Italie. Après avoir invité ses soldats aux exactions dans une première proclamation, Bonaparte se ravise et consacre, dans celle du 26 avril, le dernier paragraphe à cette question :

Or, une coupure très franche apparaît dans la traduction de The Columbian Orator :

Your victories, your successes, the blood of your brethren who died in battle ; all, even honor and glory will be lost. With respect to myself ; to the generals who possess your confidence, we shall blush to command an army without discipline, and who admit no other law than force.

Bonaparte 1796a, traduction attribuée à Caleb Bingham ; Bingham 1797 : 155

Outre la volonté d’enjoliver la réalité d’une guerre faisant irruption sous la forme des corps fusillés et du peloton d’exécution, l’idéal humaniste de Caleb Bingham a pu être déconcerté par le réalisme de Bonaparte. La référence à la loi contre la force, conservée par Bingham, s’inscrit assez bien dans la tradition du Télémaque de Fénelon, qui proclamait la supériorité du législateur sur les conquérants injustes. On connaît le succès de cet ouvrage en traduction et dans des éditions bilingues dans l’Amérique coloniale, puis aux États-Unis. Pourtant, les commentateurs de Bingham considèrent que, loin d’être animé d’un pacifisme passionné et de voir dans la guerre la honte du genre humain, il cultivait plutôt un certain goût du macabre. On pourrait donc également voir dans cette coupure, outre un escamotage destiné à ne pas ternir plus avant l’image de la France, une censure dirigée contre l’irruption du pronom de première personne manié un peu trop ostensiblement par Bonaparte dans ce passage.

10. Conclusion

L’incorporation de ces textes dans l’anthologie apparaît comme un geste diplomatique pour les Français et politique pour le camp républicain. L’idée d’une république une et indivisible par-delà l’Atlantique poussa Adet et le Directoire à vouloir faire corps avec les États-Unis dans une période de tensions. L’anthologie scella ce pacte circonstanciel visant à ranimer une alliance franco-américaine en perdition à l’aube de la quasi-guerre même si la fortune de best-seller de The Columbian Orator lui assurera une longévité dépassant de loin les événements qui l’ont vu naître. La décision de traduire, autant que la traduction des messages eux-mêmes, apparaît ici dans toute sa dimension idéologique, d’autant que les manipulations en ce qui concerne les replis du texte sont plutôt minimes si l’on fait abstraction de l’opération de sélection menée par Bingham. Ces traductions se situent à un point de rencontre entre un esprit de domination ou d’annexion qui caractérisera quelques années plus tard l’Empire français (et dont le Directoire montre les balbutiements) et la création d’un espace de dialogue et de circulation des idées. Bien que teintés de cet esprit totalitaire qui assimilait l’hégémonie française à l’universel et qui marquera l’Empire (Wilhelm 2004 : 700), ces textes furent relayés par Caleb Bingham et versés dans son anthologie pour leur valeur d’exemple et d’illustration d’un système de pensée alternatif destiné à influer sur un espace national en devenir.