Abstracts
Résumé
L’on voudrait que la traduction soit considérée comme une création ; or toutes les traductions ne sont pas créatives. Dans quelle mesure et en quoi y a-t-il création en traduction ? Les approches cognitives permettent de faire la lumière sur l’élaboration du sens et de la forme en traduction, et de préciser la notion de créativité. Des modèles sont issus des théories et des études empiriques sur la question. Nous chercherons à les discuter à la lumière des résultats de nos propres observations. Nous proposons un modèle de la créativité qui intègre la compréhension et la réécriture : une double hélice traversée par cinq axes (formel, sémantique, référentiel, narratif et traductologique) pour rendre compte des différents niveaux sur lesquels s’exerce la créativité. Le cas particulier de la traduction littéraire sera aussi discuté. Finalement, nous dégagerons quelques critères de la créativité.
Mots-clés/Keywords:
- compréhension créative,
- réécriture créative,
- littérarité,
- critères de créativité
Abstract
Translators and translators’ associations all proclaim that translations are creations; though, not all translations are creative and no translation can be said to be creative from start to finish. What is the real extent of creativity in translation? That’s what this paper wants to address. Cognitive approaches in translation studies have shown how meaning and form are processed and how creative solutions emerge during the translation task. Theoretical and empirical studies on creativity have provided useful models that we want to discuss. We suggest that translational creativity is two-pronged as it works on comprehension and rewriting, and is multidimensional as it encompasses various operations at different levels. A double helix model crossed by five axes (formal, semantic, referential, narrative, translational) will be presented and illustrated without omitting the special situation of literary translation. Creativity criteria will be proposed.
Article body
Cet article s’appuie sur les résultats d’études empiriques visant l’observation des processus de traduction pour mettre en lumière la créativité inhérente à la traduction. Cette notion est ambiguë, car tout compte fait, en quoi consiste-t-elle si le texte original est le matériau premier et dernier ? L’auteur reste l’auteur. On contourne souvent la difficulté de la définition en assimilant la créativité à la fécondité des variantes envisagées (certains parlent de « générativité »), à l’ingéniosité des solutions retenues ; elle est même parfois expliquée par le comportement de l’expert dont le travail repose en partie sur la répétition, ce qui semblerait contredire l’idée de la créativité comme étant la solution unique à un problème nouveau. Nous sommes donc conduites à examiner dans quelle mesure et en quoi – et à quels moments – il y a création en traduction.
Dans une approche cognitive, nous discuterons, dans un premier temps, des modèles issus des théories et des études empiriques sur la question (point 1). Nous les examinerons au regard des résultats de nos propres observations en traduction (point 2), en distinguant la compréhension créative (point 3) et la réécriture créative (point 4). Nous proposerons au point 5 un modèle de la créativité qui intègre ces deux dimensions : une double hélice traversée par cinq axes (formel, sémantique, référentiel, narratif et traductologique) rendant compte des différents niveaux sur lesquels s’exerce la créativité, en traduction tant communicative que littéraire. Enfin, au point 6, nous proposerons quelques critères de la créativité traductionnelle.
1. Modèles et propositions théoriques rendant compte de la créativité
Des modèles de la créativité ont été proposés dans de nombreux domaines : en intelligence artificielle (Cohen 1988) ; en psychologie (Boden 1990, 1994 ; Sternberg et Lubart 1995 ; Sternberg 1998 ; Lubart 2000-2001 ; Weisberg 1993 ; Amabile 1983, 1996) ; dans l’industrie des jeux (résolutions de problèmes, procédures de recherche MINMAX, élagage Alpha-Beta, approfondissement progressif et élagage heuristique : Marshall, 1995 ; Newell & Simon, 1972 ; Simon, 1983) ; en négociation (Ury et Fischer 2003). Les études sur la créativité se sont aussi intéressées aux productions artistiques (Sternberg et Lubart 1995) ou scientifiques (Csikszentmihalyi 1996) et, plus récemment, à la création de sites Web (Bonnardel et Chevalier 2003).
D’une manière classique, la créativité est définie en sciences cognitives comme la « capacité à produire une idée exprimable sous une forme observable ou à réaliser une production (composition picturale, sculpturale, musicale, texte littéraire ou scientifique, publicité […]), qui soit à la fois novatrice (et inattendue), adaptée à la situation et considérée comme ayant de la valeur » (Dictionnaire des sciences cognitives, 2002 : 95). Selon la définition de la créativité donnée par Weisberg (1986 : 139-142), « a creative solution to a problem must meet two criteria : it must be novel and it must solve the problem in question. […] […] In addition to the creative solution to a problem, one can also talk about the creative analysis or formulation of a problem, which involves approaching a problem in a different way from the approaches taken by others ».
Phases et processus de création
Depuis le début du xxe siècle, des modèles de la créativité par phases ont été proposés. Wallas (1926), à la suite du mathématicien français Poincaré (Lubart 2000-2001 : 1995), distingue quatre phases générales de la créativité : la phase préparatoire, l’incubation, l’illumination et l’évaluation. Ghiselin, Rompel et Taylor (1973) étudient les aspects de l’attention et des sentiments. La créativité fait appel à la conscience, définie comme la focalisation voulue sur l’objet. Ils définissent trois phases du processus créatif (avant, pendant et après la réalisation).
Plus récemment, d’autres auteurs ont précisé certains aspects de ce modèle. Ainsi, pour Getzels et Csikszentmihalyi (1976) et Amabile (1996), l’identification du problème implique la perception d’un hic, de quelque chose qui « cloche » par rapport aux attentes : « Problem finding involves recognizing that a problem exists, finding gaps, inconsistencies, or flaws with the current state of the art » (Lubart 2000-2001 : 297). Dans le même sens, la reconnaissance d’un désordre (« finding mess », Isaksen et Treffinger 1985, ibid.) est vue comme l’amorce de la résolution créative de problème. (Nous verrons l’illustration de cette importante proposition dans notre section sur la traduction créative ci-dessous.) S’écartant du modèle classique par phases, de nombreux chercheurs (dont Eindhoven et Vinacke 1952, ibid., p. 298) décrivent aujourd’hui le processus créatif non plus par phases, mais plutôt en termes de processus concomitants et variables d’un sujet à l’autre : « A dynamic blend of processus that co-occur, in a recursive way throughout the work. »
Les composantes de la créativité
Tous les auteurs admettent que la créativité est reconnue par la valeur de la production et par le processus qui l’engendre. Mais, plus que la valeur de la production, ce sont les « tâches cognitives génératives » qu’ils ont le plus analysées et décomposées. Ainsi sont abondamment étudiés les concepts d’« image mentale » et de « représentation mentale » (ensemble structuré de connaissances, d’où dérivent de nouvelles connaissances engendrant de nouvelles procédures et de nouveaux plans d’action, Anderson 1978 ; Wender 1990 ; Denhière et Baudet 1992 ; Risku 1998). Les concepts de « fluidité conceptuelle » (Hofstadter et al. 1995) ou d’émergence de nouveaux concepts par glissements conceptuels (« fluency », Ulmann 1968 ; Preiser 1976) ; et de « réflexion convergente et divergente » (Schottländer 1972 ; Joerges 1977 ; Bergström 1988) sont rattachés à cette hypothèse de représentation mentale. Le processus de traduction fournit de nombreuses illustrations de ces aspects.
Parmi les différents processus cognitifs contribuant à la créativité, les auteurs distinguent :
les processus perceptifs, qui consistent en une succession d’opérations liées à l’élaboration des informations sensorielles (dans l’école gestaltiste, Gibson 1979 ; ou, à propos de la perception visuelle : Potter, 1983 ; Neisser, 1994, sur la perception directe, interpersonnelle et le système de représentation/reconnaissance « representation/recognition »). Ces processus « peuvent amener les créateurs […] à réinterpréter les productions en cours et à définir de nouveaux objectifs » (Bonnardel, in Tiberghien 2002 : 96) ;
la « définition des contraintes de l’espace-problème » qui permet d’ouvrir ou de restreindre l’espace de recherche d’idées, et d’orienter le cheminement et la fluidité de la pensée (Bonnardel, ibid.) ;
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les processus évaluatifs (évaluation de la production par le créateur).
Ces auteurs reconnaissent en outre que « la mise en oeuvre de ces processus et la construction (et reconstruction) de la représentation mentale du problème s’avère (sic) dépendante de plusieurs facteurs, tels que la nature du problème à traiter, les points de vue adoptés par les sujets ou leur niveau d’expertise dans le domaine considéré » (Ibid.).
Modèles et propositions théoriques dans le domaine linguistique
À l’issue d’études sur la compréhension au stade de la lecture auprès d’adultes, Kintsch a développé le modèle de l’intégration conceptuelle, intitulé Construction-Integration Model. « A context-insensitive integration process is followed by a constraint-satisfaction, or integration, process that yields if all goes well, an orderly mental structure out of initial chaos » (1998 : 5). Dans le modèle de la « Blending Theory », Fauconnier et Turner (1996, 1998, 2002) mettent l’accent sur la création de conceptualisations successives d’où naîtrait la créativité, et sur le rôle de la mémoire, qui intervient au niveau de l’information intra-textuelle, contextuelle, et des connaissances extralinguistiques.
2. Créativité en traduction
La plupart des chercheurs en traduction s’accordent pour dire que la problématique de la créativité est analogue à celle de la créativité en général. Des propositions émanant d’études empiriques ont été présentées sur les aspects psychologiques. La créativité traductionnelle fait appel à la conscience (focalisation sur l’objet, appelé focus dans le modèle de Dancette, 1997), à la résilience (détermination d’aller jusqu’au bout de la recherche d’une solution satisfaisante (Audet 2006), aux émotions (Jääskeläinen 1999 ; Tirkkonen-Condit et Laukkanen 1996) et à la sensibilité individuelle à certaines valeurs formelles (Audet 2006).
Modèles et propositions théoriques sur la créativité en traduction
Kussmaul (1991 : 92) reprend le modèle de la créativité en quatre phases. Au cours de la phase préparatoire, le sujet remarque la présence d’un problème et l’analyse. Il rassemble l’information ou les connaissances pertinentes et pose des hypothèses. Cette phase, qui favorise les opérations mentales conscientes et la réflexion, semble correspondre au stade de la compréhension du texte source (analyse, interprétation textuelle, détermination de la fonction du texte). Au cours de la phase d’incubation, le sujet effectue les différentes combinaisons et réorganisations des connaissances. À ce stade, la réflexion se fait davantage sur un mode associatif et subconscient, caractérisé par un état de relaxation physique et psychologique. Mais, tenter d’observer les processus relatifs à cette phase pose une difficulté de taille à l’analyste : ces phénomènes correspondent souvent à des moments de silence. Toutefois, dans le cas où ces pauses sont créatives, elles sont suivies d’une proposition de traduction qui, elle, peut être évaluée. Souvent, au cours de cette phase, le sujet détourne son attention sur une autre activité ; le rire et les plaisanteries favorisent cet état fécond. Ces observations sur les silences productifs sont également observées par Dancette (2003).
Le modèle en phases distinctes est vérifié par d’autres traductologues. Il se rapproche de celui de Heiden (2005) qui, abordant la question sous l’angle de la résolution créative de problème (kreatives Problemlösen)[1], cherche à cerner les moments de créativité au sein du processus de traduction. Par « moments », elle entend les différentes phases : « Orientationphase », « Draftingphase », « Revisionphase » et elle tente de localiser des pics de créativité pour définir les moments les plus créatifs. S’interrogeant sur ce qui distingue la créativité de la routine, Fontanet (2005 : 446) note que si un traducteur recourt à une solution créative déjà utilisée par le passé, « il ne s’agit plus de créativité, mais de réflexe ou d’expérience ». Pour Rydning (2004 : 857), « toute traduction professionnelle est constituée d’un mélange de correspondances préassignées et de créations discursives – à savoir de formulations lexicales consignées versus des formulations lexicales non données d’avance dans la langue d’arrivée ». Elle classe les créations discursives des personnes dont elle analyse le protocole de verbalisation dans trois catégories de procédure de transfert (Ibid. : 871) : automatique « dans le sens de routinier où le traducteur convoque des structures linguistiques à partir de schèmes cognitifs de sa mémoire sans efforts apparents » ; exploratoire « dans le sens où le raccordement des concepts aux formes linguistiques s’opère par voie d’association, […] pouvant donner lieu à plus d’une solution intermédiaire » ; réfléchie « car soumise à un discernement ». Cette dernière procédure de transfert se situe à cheval entre les deux procédures précédentes. Rydning met l’accent sur l’aspect inédit et non systématique (non prévisible) de la solution.
3. Illustration des modèles et des propositions théoriques
L’observation du processus de traduction s’est attachée à comparer les traducteurs selon plusieurs variables (langue maternelle, expérience professionnelle, expertise dans un domaine, études en traduction, etc.) afin de déceler les ingrédients d’une bonne performance. Ces facteurs jouent sur la créativité d’une manière globale et générale. Mais c’est au niveau local et individuel que l’on doit analyser la créativité. C’est pourquoi, dans le passé, les études empiriques ont toutes porté sur des petits groupes de répondants ne permettant d’obtenir ni résultats statistiques ni généralisations scientifiques. De plus, l’appréciation d’une solution créative est très subjective. Nous saluons une nouvelle génération de chercheurs utilisant des moyens informatiques permettant d’obtenir des données plus riches[2], et portant sur de plus grands groupes. Cela étant, l’analyse qualitative reste entachée de subjectivisme quand il s’agit d’apprécier la valeur d’une solution ; et elle pose donc toujours des problèmes méthodologiques.
En essayant de désambiguïser la notion de la créativité, nous proposons de distinguer la créativité au niveau de la compréhension et au niveau de la réécriture. Dans la section qui suit, nous illustrerons le concept de compréhension créative en reprenant le modèle de la « Blending Theory » de Fauconnier et Turner, et celui de la double hélice.
3.1. La compréhension comme intégration conceptuelle
Modèle de Fauconnier & Turner
Le modèle des espaces mentaux explique le passage du cadre linguistique à la scène cognitive. Il est multidimensionnel (« many-space model ») et se manifeste par la création d’un réseau conceptuel intégré « conceptual integration network ».
Par l’intégration conceptuelle, « qui s’opère en situation de discours », les éléments textuels apportent à tout moment des données (input) qui sont éclairées (autorisées) par l’espace générique (comprenant les connaissances antérieures), créant ainsi de nouvelles conceptualisations. Mais les structures conceptuelles en construction sont partielles et peuvent provenir de plusieurs espaces mentaux ; elles doivent donc s’intégrer, se comprimer et fusionner. Le résultat est l’émergence d’une nouvelle structure, qui se stabilisera à la fin du processus.
Les résultats d’une étude empirique auprès de quelques traducteurs illustrent ce processus. Une traduction était à faire de l’anglais au français en utilisant la méthode du protocole de verbalisation (« avant traduction »). Elle était suivie d’une rétrospection analytique et d’une entrevue (« post traduction ») s’appuyant sur la transcription du protocole, les traductions elles-mêmes et les brouillons.
Texte à traduire, tiré de la 4e de couverture du livre Reading the Holocaust (Clendinnen 1999) :
« Inga Clendinnen challenges our bewilderment. She seeks to dispel what she calls the Gorgon effect : the sickening of the imagination and the draining of the will that afflict so many of us when we try to confront the horrors of history. »
Voici le passage extrait de la rétrospection à laquelle s’est livrée l’une des répondantes, concernant la difficulté soulevée par l’expression Gorgon effect. Cet exercice de rappel reproduit les associations d’idées dont la répondante a gardé une conscience aiguë.
« The Gorgon effect ; au départ, je pense aux gorgones, ces sortes de coraux qu’on trouve dans la mer (j’ai fait de la plongée ; c’est un référent immédiatement accessible). Par association d’idées et par déduction, j’infère : corail ⇒ mal des profondeurs ⇒ nausée. Dans le contexte du livre dont il est question, l’association est autorisée, bien qu’incongrue : les horreurs de l’Holocauste donnent la nausée.
Puis je fais une vérification sur Google. Je tombe sur Médusa. Je pense au terme médusé. Je note avec satisfaction qu’on reste d’ailleurs dans le champ sémantique de la plongée ! ; puis je découvre le mythe de la Gorgone, monstre féminin de la mythologie grecque, dont la tête est surmontée de têtes de serpent et qui pétrifie quiconque croise son regard. Le terme pétrifier retient alors mon attention, puisque l’on peut être pétrifié de stupeur, d’horreur. »
Deux graphes sur le modèle de Fauconnier permettent de schématiser le processus de compréhension par intégration conceptuelle. Dans un premier temps, la répondante essaie de concilier les univers de la plongée et de l’Holocauste (espace générique représenté dans la bulle du haut).
Sur l’axe horizontal, on va de la première image de la gorgone (corail) à celle de l’horreur de l’Holocauste. Les structures (représentées dans les bulles) convergent et se stabilisent avec le concept de nausée (bulle du bas).
Le graphe ci-dessous correspond au deuxième temps de la recherche de la répondante. Il part d’un autre espace générique qui demande une conciliation de deux espaces cognitifs : le mythe de la Gorgone et l’Holocauste.
L’on voit qu’une structure cohérente a émergé par superpositions successives d’espaces mentaux relevant de différents univers de discours et par intégration de plusieurs structures conceptuelles.
Bien que ce soit un aspect secondaire de notre démonstration, attachons-nous un instant à la traduction finale retenue par la répondante : syndrome de pétrification. La répondante a gommé le nom propre, alors que l’expression effet de Gorgone lui est naturellement venue à l’esprit. Nous pouvons émettre l’hypothèse qu’elle reste accrochée à sa première structure (liée à l’espace mental de la plongée). L’ayant rejetée comme incongrue, elle jette la Gorgone avec l’eau de la Méditerranée ! Cet exemple de répression indique clairement la prégnance de l’image conceptuelle dans le jugement linguistique. Ayant fait au départ une mauvaise interprétation, la traductrice veut éviter pareil dérapage à son lecteur, par empathie et protection, ou par projection de sa propre vexation (des études sur la répression de solutions de traduction a priori satisfaisantes seraient à faire.)
Dans notre démonstration, nous avons vu l’illustration des processus décrits plus haut, de fluidité conceptuelle, d’analogies, de mise en relief et de mise en sourdine d’un élément de sens. Notre exemple démontre – sinon la créativité – du moins le travail fécond du traducteur. Les nouvelles conceptualisations, celles qui sont évoquées dans le protocole de verbalisation, sont des constructions du sens. L’on retrouve, selon les termes de Ghiselin et al. « […] l’invention d’une configuration qui augmente ou restructure l’organisation mentale constituant l’univers de la signification ou de la compréhension, par lequel nous situons le monde et nous-mêmes » (1973 : 89).
3.2. Modèle de la double hélice
Le modèle de la double hélice (Dancette 1995, 2003) reproduit la dynamique de la compréhension et de la reformulation en traduction, du temps 1 au temps n. La traduction suit une courbe hélicoïdale qui va de la forme linguistique initiale (texte original) à une autre forme linguistique (traduction), en passant par des opérations langagières, de compréhension et d’expression, à toutes sortes de niveaux linguistiques et extralinguistiques. La double hélice représente l’interaction entre les textes, les langues et les connaissances, dans un (ou plusieurs) univers de discours.
Dans le schéma qui suit figurent les grands axes sur lesquels s’exercent les opérations traductives. La boîte représente l’espace délimité par l’univers du discours et le texte (original et à traduire). Les cinq axes seront décrits en détail dans la deuxième partie de l’article, à propos de la traduction littéraire.
Pour illustrer ce modèle, nous reproduisons ci-dessous l’extrait de l’analyse rétrospective d’un protocole à propos de la traduction de l’expression searching, située dans la phrase tirée du même texte :
Texte à traduire : « Searching and eloquent, Reading the Holocaust is an uncompromising attempt to extract the comprehensible – the recognizably human – from the unthinkable. »
Analyse rétrospective : « Searching and eloquent, qui cherche, qui fouille, qui interroge ; ça, c’est l’auteur, mais un livre ? Voyons le dictionnaire : rigoureux, fouillé ; ces équivalents réduisent le sens ; voyons dans l’Oxford : penetrating, keenly observant, un regard inquisiteur (ça, c’est un autre monde de référence ; ça ne marche pas), perspicace, exigeant ? »
(Il y a là reconnaissance d’une impasse. Après consultation auprès d’une anglophone, historienne spécialisée dans le domaine et connaissant le livre, le protocole est repris.)
« Que veut-on dire quand on désigne quelqu’un par l’expression a searching intelligence/a searching mind ? Qui est ouvert d’esprit, qui a l’ouverture d’esprit. Clendinnen analyse les faits pour les comprendre ; elle n’a pas les réponses. Les questions à propos de l’Holocauste sont complexes ; elle ne fait qu’émettre des hypothèses. Mais je parle ici de la démarche du chercheur ; bien, ça s’applique aussi au livre. En fait, elle est ouverte, sans dogmatisme. Pas dogmatique ; au positif, ça donne quoi ? Sans dogmatisme et avec éloquence ? On patine ; on ne peut pas saisir toutes les acceptions de sens à moins de paraphraser sur un paragraphe entier… C’est tellement difficile quand l’anglais juxtapose comme ça des adjectifs qui ne vont pas ensemble (searching and eloquent) ; parce que chaque mot donne lieu à un développement ; ce n’est plus de la traduction. Bon, essayons : Le livre Reading the Holocaust, qui interroge les faits quitte à réviser les réponses, avec ouverture d’esprit et éloquence ; j’y arrive : Le livre… qui interroge les faits sans dogmatisme et avec éloquence ; que veut dire éloquence ici ? Voici un nouveau problème ; j’y reviendrai. En fait, pour searching, il me faudrait une métaphore, une image. Elle me viendra peut-être plus tard. »
Voici la double hélice faisant figurer les axes sur lesquels s’effectue le travail de la répondante (axes sémantique, référentiel, formel, traductif), et les solutions qu’elle a envisagées pour traduire l’idée de searching.
Les équivalents se présentent en nombre sur l’axe sémantique : fouillé, rigoureux, ouvert d’esprit, sans dogmatisme, etc. L’axe référentiel rend compte d’une réflexion passant du livre au contexte de l’Holocauste et à la démarche de l’auteur. L’axe formel met en lumière l’évolution de la forme des équivalents recherchés : adjectifs, périphrases, métaphores. Enfin, l’axe traductif rend compte d’une position sur la traduction : « un développement n’est plus de la traduction ». La recherche oscille entre des solutions hypertextuelles et des traductions à la lettre.
Les analyses rétrospectives des protocoles liés aux deux exemples présentés ci-dessus portaient sur la compréhension comprise comme une intégration conceptuelle et une conciliation des contraintes de niveaux différents. Nous voyons que la créativité est au centre de ces opérations.
3.3. Définition de la compréhension créative
Nous proposons de définir la compréhension créative comme la capacité d’intégrer et de concilier des éléments du sens (sémantiques, référentiels, syntaxiques, stylistiques, phoniques, visuels, etc.) disparates, voire incongrus, et d’en faire une production concise (unique) et cohérente. La compréhension, pour être créative, suppose une perception large des éléments du sens, ouverte à l’incongru, à la reconnaissance d’une exigence élevée qui, à son tour, suppose une expérience et une connaissance d’expert. Ainsi, la traduction de searching par fouillé ou rigoureux serait inadéquate et non créative, car elle ne rendrait pas compte de quelque chose de fondamental que contient le texte de départ ; elle ne reconnaîtrait pas le « désordre » dont parlent Isaksen et Treffinger (1985). La compréhension créative passe par une augmentation du premier sens perçu lors de la lecture, une restructuration de l’organisation mentale, afin de rétablir l’ordre. Elle suppose aussi la production d’un objet global satisfaisant aux règles de l’art.
Nous voyons que la compréhension créative en traduction s’exerce à la fois sur les concepts et sur la forme. Elle implique une aptitude à percevoir et à analyser de manière nouvelle le problème sous toutes ses formes. Cela nous amène à énoncer une condition de la compréhension créative, à savoir l’interrogation sur tous les éléments – référentiels et formels – du sens. Car, selon nous, même si l’approche cognitive fait ses choux gras de la compréhension, on ne saurait s’arrêter au conceptuel ; la traduction est plus. Il convient alors de montrer l’interaction de deux plans du travail : 1) le travail sur le référentiel (monde extérieur) – travail conceptuel ; 2) le travail sur la forme (style ; matière littéraire ; formes poétique, visuelle, musicale).
4. La traduction comme réécriture créative
La compréhension et l’expression créatives dans le domaine littéraire créent une problématique particulière, car le texte littéraire bafoue les règles de la congruité ; le référentiel y est interne. La fiction est une histoire possible, un « comme si ». Elle est une feinte, une fabrication. Elle définit, dans sa plus grande généralité, la capacité de l’esprit humain à inventer un univers qui n’est pas celui de la perception immédiate. (Saint-Gelais, in Le dictionnaire du littéraire, 2002 : 225)
Voyons donc ce qui différencie le texte littéraire du texte de communication :
En stylistique de la réception, Molinié (1997 : 110) définit la littérarité par les « déterminations langagières qui ne sont pas rigoureusement nécessaires à la complétude sémantico-syntaxique et informative de l’énoncé ». Elle est autre chose qui s’ajoute à l’information transmise.
En psycholinguistique, Kintsch (1998 : 204-214) définit le langage littéraire comme un ensemble de contraintes dans lequel tous les éléments – des relations textuelles aux images et au style, en passant par l’aspect émotif et la tonalité de l’ensemble – concourent à l’effet de littérarité, alors que, dans le texte scientifique, les idées sont ordonnées selon les contraintes imposées par l’analyse scientifique.
En traductologie, Folkart (1991 : 456) distingue deux types de traduction : la traduction transitive (traduction technique-scientifique) qui privilégie les liens de l’énoncé avec l’extralinguistique. Elle consiste à réactualiser le dénoté discursif verbalisant les contenus propositionnels et pragmatiques pour aller droit au lien référentiel. Inversement, la traduction-pratique (traduction littéraire) privilégie la dimension sémiologique de l’énoncé. Elle « vise à remanifester, à travers le texte d’arrivée, le lien idiolectal qui, dans le texte de départ, assurait la remotivation de l’expression par le contenu ».
Que serait une traduction créative ? Folkart distingue très subtilement la traduction mimétique de la véritable création traductionnelle. La traduction mimétique, ou traduction re-création, est l’acte de refaire le parcours créateur dont le texte de départ constituait l’aboutissement, comme réplique du procès de l’auteur. Elle est toujours marquée, dit Folkart, par rapport à l’écriture directe, d’une perte inéluctable de cohérence à tous les niveaux (du prédiscursif au registre dialectal, en passant par l’onomastique, les unités culturelles, etc.). Par opposition à la traduction mimétique, la création traductionnelle prolonge le processus créateur. « Elle procède d’un vouloir-dire qui s’invente au fur et à mesure qu’il s’actualise à travers l’écriture » (Ibid., p. 425-426). Nous comprenons ainsi que, pour Folkart, la création traductionnelle dépasse les simples exercices de réénonciation et de réécriture, puisqu’elle implique une nouvelle énonciation qui réinvente, pour son propre compte, le parcours créateur et – ajoutons-nous – puisqu’elle parvient à une nouvelle « textualisation » au sens de Debray-Genette[3].
5. Les 5 axes de la créativité traductionnelle
La créativité en traduction littéraire présente des spécificités. L’axe formel y revêt une plus grande importance que dans la traduction de communication ; l’axe référentiel se renforce par l’axe intraréférentiel (Folkart 1991 ; Meschonnic 1999) ; et l’axe narratif – généralement absent (ou très peu développé) dans la traduction de communication – s’ajoute.
Nous énumérons ci-dessous les éléments qui caractérisent ces axes et reprenons les résultats de l’analyse des protocoles de verbalisation produits lors d’une expérience sur la traduction littéraire (Audet 2006) afin de fournir quelques exemples concrets.
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Axe formel (Molinié 1997, 1998) : mouvement et forme de la phrase, figures de la répétition ; modalités discursives (qui explicitent les différentes attitudes du locuteur), modalités appréciatives (adverbes, comparaisons) ; matériel sonore.
Les traducteurs ont conscience du rythme, de l’ordre particulier des masses syntaxiques (ex. : inversions, troncations de phrase), de la mélodie (évocation d’une phrase musicale, allitérations et valeurs phonétiques particulières).
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Axe narratif (Adam 1999 ; Guillemin-Flescher 1992 et Rabatel 1998) : allusions, inférences, sous-entendus créés par les instances énonciatives du texte et par les tropes (litote, hyperbole, ironie).
Les traducteurs observés s’interrogent sur le point de vue (ex. : qui parle, le narrateur, son personnage, ou encore, les personnes à qui il donne indirectement la parole [pour les critiquer ou endosser leur point de vue ?]). Qu’est-ce que l’auteur nous donne à penser, ou à voir ou à anticiper ? Quelle impression cherche-t-il à créer ? Comment rendre l’ironie ou l’allusion ? Ai-je raison de voir ces allusions ?
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Axe sémantique (Mazaleyrat et Molinié 1989 ; Molinié 1997, 1998) : connotations des lexies (archaïsmes, onomatopéiques et onomastique), connotations de registre et de niveau, tropes (métonymie-synecdoque et métaphore).
Les traducteurs observés sont sensibles à la valeur évocatrice, suggestive, de ces marques, se créent des images mentales, font des associations. Ex. : « Je la vois comme un canard, qui se dandine » ; « C’est l’idée de renard qui me vient à l’esprit, quelqu’un de rusé, sournois, l’approche des Sioux. »
Axe traductif (principes de traduction, Berman 1995 ; Folkart 1991 ; Meschonnic 1999) : les traducteurs observés hésitent entre hypertextualité et traduction à la lettre ; ils recherchent à la fois la naturalité de l’expression et le respect de la langue de départ. Ils se demandent, par exemple, comment exprimer une idée avec ses nombreuses évocations et ses connotations sans paraphraser.
Axe intraréférentiel (Meschonnic 1999 ; Folkart 1991 ; Molinié 1997, 1998 ; Adam 1999) : travail sur les chaînes anaphoriques (pronominales, isotopiques et intertextuelles). Les traducteurs observés notent le renvoi à des éléments sémiologiques déjà évoqués, saisissent l’isotopie et sont sensibles aux structures d’anticipation.
6. Critères de créativité
Arrivées à ce stade de notre analyse de la créativité, nous devons poser une question à laquelle se soustraient souvent les auteurs : comment établir, parmi les participants, ceux qui sont créatifs, et en quoi ils le sont ? Nous proposons quelques critères, sans avoir la prétention d’être exhaustives.
Les notions d’aboutissement de la traduction (stabilisation du mouvement hélicoïdal) et de prolixité (ou générativité) fournissent un élément pertinent de réponse. Lorsqu’on compare les protocoles de verbalisation, on note que les commentaires les plus intéressants couvrent un vaste empan, sur tous les axes d’analyse, de l’avant-traduction à la post-traduction ; les commentaires les moins intéressants se limitent au seul plan lexical. Les traductions abouties sont celles qui parviennent à un degré de structuration interne élevé, généralement après un travail sur un grand nombre de variantes de traduction, et qui se stabilisent dans une textualisation jugée satisfaisante par l’auteur-traducteur.
La satisfaction comme critère de créativité : les protocoles de verbalisation et les post-traductions rendent compte de l’expression de la satisfaction des répondants. Les traducteurs expriment leur satisfaction en regard du rendu de faits de littérarité ou d’un élément du sens : traduction du rythme chez certains, de la valeur connotative ou du jeu figural chez d’autres.
L’évaluation. On observe que les personnes qui évaluent tôt leur production, dès les premiers stades de leur travail, sont plus créatives que les autres (étude empirique sur la rédaction de nouvelles, Lubart, 1994). Plus on est exigeant tôt dans son auto-évaluation, plus on a de chances de voir émerger des solutions satisfaisantes. En traduction, faire un premier jet médiocre et penser à le corriger plus tard n’encourage pas la créativité.
La résilience, à savoir la détermination à rendre les aspects auxquels on est sensible. Qu’il s’agisse de la valeur évocatrice d’un « mot expressif », du respect du rythme phrastique, d’une figure de la répétition ou de tout autre caractérisant, les créatifs poursuivent le travail traductif (en l’étalant souvent sur plusieurs jours) jusqu’à l’obtention d’une solution qui les satisfasse. La corrélation entre le temps passé à résoudre un problème de traduction et la créativité a également été observée chez ces traducteurs.
La reconnaissance des exigences élevéesdu domaine (« the state of the art »). La créativité s’exerce à partir de cette reconnaissance : c’est par ce biais que l’expérience et les connaissances d’expert influent sur la créativité. Sans les connaissances d’expert, les anomalies, ambiguïtés, écarts par rapport aux attentes ne peuvent même pas être perçues.
En bref, il semble que les traducteurs créatifs soient des traducteurs cohérents et résilients : quand ils perçoivent un élément important à rendre, ou un effet à produire, ils s’acharnent et mettent toutes leurs ressources au service de leur tâche.
Conclusion
Nous espérons avoir précisé la notion de créativité en traduction. Elle relève plus du savoir-faire que du hasard, comme nous l’avons montré en définissant les axes sur lesquels elle s’applique. Nous avons remarqué, en effet, que la créativité s’exprime sur et avec les contraintes (linguistiques, textuelles, formelles, etc.) et dans leur dépassement. Nous avons relevé le rôle, entre autres facteurs, des dispositions psychologiques, telles que la sensibilité, la satisfaction et la détermination. Nous avons observé que la créativité s’appuie sur de nombreuses interrogations conceptuelles et formelles. Enfin, il ressort clairement de nos observations que le processus créatif en traduction est hautement structuré, guidé par la recherche des conditions et des solutions optimales.
Appendices
Notes
-
[1]
S’appuyant notamment sur les définitions données par Funke (2003), Barron (1969), Stein (1974), Newell, Shaw et Simon (1962), et Hussy (1998).
-
[2]
Le logiciel Translog garde en mémoire toutes les corrections faites à l’écran ; Transcorrect recense tous les brouillons et les corrections faites par un tiers.
-
[3]
C’est-à-dire, selon les termes de Debray-Genette (De Biasi 2000 : 91), « un texte qui montre une certaine aptitude à fabriquer une structuration interne assez solide pour résister aux forces des structures préexistantes (linguistique, sociale, psychique…) ».
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