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Introduction

Avant d’entamer un développement sur l’enseignement de la traduction, il y a lieu de régler son compte à une première objection préjudicielle. La traduction est-elle un art ou une science ? La capacité de traduire procède-t-elle d’un talent inné ou d’un long apprentissage ? Naît-on traducteur ou le devient-on à force d’étude et de travail ? Finalement, est-il possible, voire pertinent, d’enseigner la traduction ?

L’existence même du présent volume témoigne de l’évidence de la réponse, réponse intuitive, empirique et pragmatique. Force est de constater que la traduction s’enseigne dans des écoles, instituts et universités dans le monde entier ; voilà pour la possibilité. Quant à la pertinence, pour ne pas dire l’efficacité, force est de constater que les employeurs de traducteurs, tels que les organisations internationales, relèvent globalement une différence notable entre les traducteurs diplômés et les autres, en faveur des premiers, ce qui les conduit à exiger des candidats qui postulent à un emploi de traducteur une formation spécifique, sanctionnée par un diplôme représentant l’aboutissement de quatre à cinq années d’enseignement supérieur.

Par ailleurs, une réflexion sur l’enseignement de la traduction ne saurait se limiter à relater une expérience, si réussie soit-elle, pour en préconiser la réplication. De même, il ne saurait être question de proposer un programme idéal, sorte de modèle exemplaire, dont il serait souhaitable de se rapprocher au plus près. Une telle attitude présupposerait que la traduction est une activité singulière, homogène, clairement définie et parfaitement bornée. Or, la traduction se révèle être une activité plurielle, polymorphe et multidimensionnelle. C’est pourquoi tenter de tracer un cadre explicite pour l’enseignement de la traduction conduit à s’interroger sur les circonstances envisagées.

Si donc il existe plusieurs formes de traduction, l’enseignement censé y mener doit revêtir, lui aussi, des formes différentes. De plus, tout enseignement présuppose des moyens humains et matériels qui ne sont pas les mieux répartis à la surface du globe. Enfin, le marché de l’emploi et les besoins sont très variables d’un pays à l’autre, ce qui interdit la réplication d’un modèle unique à l’échelle de la planète, et ce n’est pas le moindre paradoxe en cette ère de mondialisation.

L’enseignement de la traduction peut poursuivre quatre grands objectifs : (1) enseigner une langue étrangère ; (2) former de futurs professeurs de langue ; (3) former de futurs traducteurs professionnels ; (4) former de futurs formateurs de traducteurs. Selon l’objectif visé, l’enseignement de la traduction s’organise en vertu de principes différents.

Enseignement d’une langue étrangère

Dans ce cas, l’exercice de traduction répond à une préoccupation tout axée sur la langue. La traduction est alors considérée comme la mise en contact de deux langues. La démarche mise en oeuvre dans l’opération traduisante est de nature contrastive. La traduction permet de mettre en évidence les différences de découpage du lexique et de structures syntaxiques entre les deux langues et, ainsi, contribue à l’apprentissage de la langue étrangère[1]. Outre la fonction d’exercice d’apprentissage, la traduction joue un double rôle pédagogique : d’une part, elle sert de contrôle des connaissances, puisqu’en effectuant la traduction l’apprenant apporte la preuve qu’il a bien appris les listes de vocabulaire et les règles de grammaire et qu’il sait les appliquer ; d’autre part, elle sert de support de retour d’information pour l’enseignant qui, en évaluant les traductions effectuées par les apprenants, peut se rendre compte de la manière dont son enseignement a été reçu et de son efficacité. Dans cette optique, une langue est un code linguistique et la traduction consiste à le convertir en un autre code linguistique. Le code se compose d’éléments préexistants à l’opération de conversion dans lesquels il y a lieu de puiser pour exécuter la traduction[2]. Le dictionnaire bilingue est alors l’outil de travail privilégié. Cette vision de la traduction, qui se fonde sur la théorie linguistique de la traduction (Durieux, 2000), sous-tend un enseignement classique : distribution d’un texte à traduire, préparation de la traduction écrite par les apprenants pour le cours suivant, proposition orale de la traduction préparée par les apprenants, améliorations apportées par approximations, par essais et erreurs, corrigé imposé par l’enseignant. « Le professeur propose un corrigé qui est “performance magistrale” au double sens de la chaîne parlée produite par l’enseignant et de l’exploit inégalable : les deux sont confondus » (Ladmiral, 1994 : 74). Les apprenants sont évalués par rapport à la performance de l’enseignant, référence absolue vers laquelle tendre, et ont pour objectif de réduire l’écart qu’ils accusent par rapport au corrigé type.

Dans ce cadre, il y a lieu d’établir une distinction entre la version et le thème. De ce fait, ces deux exercices ne sont pas symétriques. Le thème n’est l’inverse de la version que de façon très superficielle. Si, pour des francophones, la version est par exemple la traduction d’anglais en français, le thème est la traduction de français en anglais, mais la réversibilité s’arrête à cette définition succincte, et ne résiste pas à un examen des démarches impliquées. Ainsi, la version est principalement un exercice d’expression en langue maternelle. La qualité d’une version est fonction de la qualité de la rédaction et donc de la compétence acquise en matière d’écriture en langue maternelle. Bien entendu, contrairement aux exercices de pure rédaction, l’apprenant n’exprime pas ses propres idées mais les idées d’un tiers exprimées en langue étrangère, qu’il doit au préalable avoir comprises. Si la compréhension de la langue étrangère est donc une phase nécessaire mais non suffisante pour réaliser une version correcte, dans bien des cas, les étudiants font valoir qu’ils ont bien compris ce que veut dire le texte à traduire, mais qu’ils ont du mal à l’exprimer dans leur propre langue. Il semblerait donc que, le plus souvent, la difficulté majeure de la version se situe au niveau de la rédaction en langue maternelle, comme en témoigne l’exemple suivant :

After the Bentley murder, Rose Hill stood empty two years. Lawns mounted to meadows : white paint peeled from the balconies ; the sun, looking more constantly, less fearfully, in than sightseers’ eyes through the naked windows, bleached the floral wallpapers.

Ces premières lignes d’une nouvelle d’Elizabeth Bowen ne sont effectivement pas difficiles à comprendre. La circonstance est posée : suite à un meurtre, une maison reste inhabitée pendant deux ans. La description qui suit est très visuelle : personne n’a tondu les pelouses qui sont devenues de vraies prairies tant l’herbe est haute ; la peinture extérieure s’est écaillée ; le soleil a décoloré les papiers peints parce qu’il n’y a plus de rideaux aux fenêtres. Curieusement, la rédaction en français de ce bref passage a posé bien des problèmes aux apprenants[3] qui ont multiplié les maladresses d’expression. Par exemple, l’énoncé Lawns mounted to meadows est grammaticalement simple : sujet plus verbe plus complément indirect. Le vocabulaire est courant et les correspondances répertoriées dans les dictionnaires bilingues sont sans surprise : lawn = pelouse ; meadow = pré, prairie ; to mount = monter ; to mount to (sth) = s’élever à (qqch). Toutefois, sur ces bases, le transcodage est impossible en français : les pelouses s’élevaient à des prairies, ou les pelouses montaient en prairies. De fait, monter en prairie n’est pas correct. Cette erreur résulte de l’analogie avec monter en graine qui est une expression figée lexicalisée dont l’emploi convient bien à des plantes. Une démarche contrastive conduit à souligner qu’il n’y a pas de décalque possible entre l’anglais et le français. En effet, monter en graine ne donne pas lieu à une expression figée articulée autour de l’emploi du verbe to mount. En anglais, le choix usuel est to go to seed ou to run to seed. La difficulté rencontrée par les apprenants est l’occasion de rappeler les différentes acceptions de to mount, ses formes transitives et intransitives, et surtout ses constructions phraséologiques.

Le corrigé proposé (imposé ?) par l’enseignant, pourrait être, par exemple :

Deux ans après l’affaire Bentley, Rose Hill était toujours inhabitée. Les pelouses étaient devenues de véritables prairies ; la peinture blanche des balcons s’était écaillée ; le soleil, qui pénétrait par les fenêtres sans rideaux de façon plus appuyée et moins craintive que le regard des curieux, avait décoloré le papier peint fleuri.

Sur le plan linguistique, ce passage ne comporte pas de vocabulaire rare ou difficile, la syntaxe est claire. Sur le plan traductologique, les apprenants voient bien ce que cela veut dire en anglais, mais ils ne savent pas comment le dire en français. En conséquence, dans son attitude docimologique, l’enseignant risque de sanctionner un défaut de rédaction en langue maternelle, plus qu’une insuffisance de connaissance de la langue étrangère. Cela joue dans les deux sens. De même que la qualité défectueuse de la rédaction en langue maternelle risque de faire croire à une connaissance insuffisante de la langue étrangère, une rédaction élégante en langue maternelle peut masquer de réelles carences dans la maîtrise de la langue étrangère.

En revanche, le thème n’est pas un exercice de style dans la langue étrangère. Il est d’abord un exercice d’application, d’application du vocabulaire et des règles de grammaire apprises. Dans l’enseignement/apprentissage d’une langue étrangère, le thème se limite au thème grammatical. D’ailleurs, bien souvent, le texte à traduire est choisi pour les tournures qu’il comporte et dont la transposition dans la langue étrangère pose des problèmes spécifiques. Les méthodes d’enseignement des langues étrangères proposent d’ailleurs souvent pour l’exercice de thème des phrases isolées qui illustrent des points de grammaire expliqués dans la leçon correspondante.

Formation de professeurs de langue

Dans de nombreux pays, l’apprentissage des langues étrangères se fait principalement dans le cadre des études secondaires. Il y a donc lieu de former les futurs professeurs de langue en tenant compte du fait qu’ils sont destinés à enseigner au collège ou au lycée. D’ailleurs, en France par exemple, la profession de professeur de langue comporte un passage obligé par ce qu’on dénomme « les concours » : le certificat d’aptitude professionnelle à l’enseignement secondaire (CAPES) qui confère un accès à l’enseignement en collège, et l’agrégation qui confère un accès à l’enseignement en lycée. En conséquence, la formation de professeurs de langue en France se confond en partie avec la préparation aux concours. Or, les concours, CAPES et agrégation, prévoient une épreuve de traduction écrite (version + thème) à l’admissibilité et une épreuve de traduction orale (version + thème) à l’admission. Ainsi, l’enseignement de la traduction dans la préparation aux concours comporte un volet écrit et un volet oral.

L’enseignement de la traduction écrite dans le cadre de la préparation aux concours, et plus particulièrement la préparation à l’agrégation, porte ou devrait porter sur un savoir-faire et non plus sur un savoir. L’enseignement d’une langue étrangère est la transmission d’un savoir – vocabulaire, grammaire, etc. – mais, dans ce cadre, l’exercice de traduction a pour objet de faire mettre en application le savoir acquis. Un préalable à la formation de futurs professeurs de langue est que ces derniers aient déjà acquis le savoir nécessaire en langue étrangère. De fait, en France, la préparation au CAPES d’anglais, par exemple, intervient après l’obtention d’une licence d’anglais, et la préparation à l’agrégation d’anglais intervient après l’obtention d’une maîtrise d’anglais. Une connaissance suffisante de la langue étrangère étudiée est donc présupposée. L’enseignement de la traduction dans le cadre de la formation de futurs professeurs de langue s’appuie donc sur un savoir censé être acquis et peut alors porter sur le savoir-faire, autrement dit sur la méthode à mettre en oeuvre pour (1) exécuter des traductions satisfaisantes, et (2) faire exécuter des traductions satisfaisantes. Sans revenir sur le débat stérile qui oppose ceux qui considèrent la traduction comme un art à ceux qui la considèrent comme une science, force est de constater qu’en traduction, comme dans toute discipline, on peut maîtriser un savoir-faire sans pour autant être capable de l’enseigner efficacement. Il y a donc une dimension méthodologique importante dans l’enseignement de la traduction s’inscrivant dans le cadre de la formation de futurs professeurs de langue. Tout au long de l’exercice, l’enseignant doit s’appliquer à faire remarquer les écueils à éviter, l’illusion du transcodage et la naïve insuffisance des procédés de traduction couramment repris[4], au demeurant fort utiles pour l’enseignement/apprentissage de la langue étrangère, mais notoirement peu pertinents pour la réalisation de traductions autres que des versions et thèmes pédagogiques. Par exemple, l’annonce « no vacancies » peut certes justifier la traduction « complet » s’il s’agit d’une pancarte fixée sur la porte d’un hôtel, mais aussi appeler la traduction « pas d’embauche » s’il s’agit d’un panneau placardé sur la porte d’une entreprise[5].

Si la réalisation d’une traduction exige une analyse, voire une certaine forme d’exégèse du texte original, à l’agrégation, par exemple, le candidat doit être en mesure d’effectuer la même forme d’exégèse de la traduction produite. De fait, au concours de l’agrégation, l’épreuve de traduction a pour objet de montrer la maîtrise de la langue étrangère ? compréhension en version et expression en thème, en déjouant les éventuels pièges ? et la capacité d’utiliser cette forme d’exercice pour enseigner ladite langue étrangère. A cet effet, il est important d’être en mesure de justifier toute prise de position traductologique.

L’enseignement de la traduction dans le cadre de la préparation à l’agrégation peut donc combiner utilement deux démarches : (1) une approche méthodologique décomposée et (2) un entraînement à la version (ou au thème) de concours. En donnant des principes et des éléments de méthode réplicables à toute une série de situations de traduction, la première approche permet au candidat d’acquérir les réflexes nécessaires pour exécuter une traduction satisfaisante afin de réussir le concours et, en même temps, en le faisant réfléchir à la manière d’aborder et de traiter le texte à traduire, lui donne les outils pour surmonter les difficultés d’ordre linguistique, culturel et intertextuel et le prépare à son futur métier de professeur de langue. La seconde approche, celle de l’entraînement intensif, vient efficacement se superposer à la première au cours des dernières semaines de préparation avant le concours. Le mode de préparation au concours qui consiste à imposer un entraînement intensif[6] dès le début de la préparation, sans prendre le temps de mener une réflexion méthodologique et de travailler la méthode, est le plus souvent voué à l’échec et cela à double titre : d’une part, le candidat s’entraîne à traduire de nombreuses pages, mais rien ne lui évite de répéter les mêmes erreurs ; sauf à espérer qu’un des textes préparés « sorte » effectivement au concours, comme on ne traduit jamais deux fois le même texte, le travail de traduction effectué par l’apprenant, suivi d’une comparaison de sa production au corrigé type établi par l’enseignant, reste de portée ponctuelle. D’autre part, le candidat n’est pas préparé à expliquer et enseigner la matière, à son tour.

Pendant longtemps, l’exercice de traduction dans le cadre de la préparation aux concours s’est situé dans le prolongement de la traduction telle qu’elle est pratiquée dans l’enseignement des langues étrangères. D’ailleurs, ne s’agissait-il pas, en réalité, de former ainsi de futurs professeurs de langue ? L’intérêt porté au strict fonctionnement de la langue étrangère par rapport à la langue maternelle semblait tout à fait justifié. La théorie sous-jacente était la théorie linguistique de la traduction. Or, récemment, on a pu observer une lente évolution vers une ouverture aux principes découlant de la théorie interprétative de la traduction. De fait, les rapports de jury de concours, notamment de l’agrégation, déplorent de plus en plus les réflexes de calque et de transcodage des candidats et font état d’exigences qui relèvent plus de la réécriture que de la transposition linguistique. Le bref passage ci-dessous, extrait de la version donnée à l’agrégation en 1996[7] illustre cette tendance. L’héroïne se réjouit d’aller rendre visite à sa tante à qui elle est profondément attachée et qui habite au bord de la mer.

– And now the familiar swoop down to Tresaith, looking down on the weeds on the roofs of the cottages, peering to the left as they swept round the bend, hungry for the first glimpse of sea –.

Voici le commentaire du jury sur ce passage :

Traduire avec précision ne veut pas dire calquer. Voici, par exemple, une traduction qui a été très régulièrement trouvée dans les copies :

Et maintenant la route familière jusqu’à Tresaith, regardant les herbes sur les toits des maisons, regardant à gauche comme ils passaient le virage désireux de se nourrir du premier regard sur la mer.

Dans l’échelle des fautes, le jury ne place pas en premier la méconnaissance de swoop, ni l’inexactitude sur weeds ou peering, ni même la maladresse de la traduction de hungry for the first glimpse of sea. Ce qui paraît inacceptable et fait gravement chuter la note, c’est le calque de structure qui aboutit à une cascade de ruptures de construction : La route ne peut regarder la mer comme ils passaient le virage ; quant au virage, il ne saurait être désireux.

Et voici la traduction proposée par le jury :

Et maintenant, familière la plongée sur Tresaith : image d’herbes folles sur le toit des maisons en contrebas, coup d’oeil à gauche dans le grand tournant pour guetter avec avidité l’endroit où la mer apparaît pour la première fois.

On constate le souci de qualité d’écriture en langue maternelle, mais surtout l’abandon de la mise en contact des deux langues au profit d’une démarche interprétative axée sur le sens en situation. De plus, les choix traductologiques sont faits en fonction de l’effet à produire. Ici, il y a clairement l’expression d’une attente impatiente avec le repérage d’indices visuels annonçant la proximité d’une arrivée tant désirée.

Cette évolution transparaît aussi dans la traduction orale. Les épreuves orales d’admission à l’agrégation comportent un exercice dit de compréhension-restitution, qui remplace la version orale d’autrefois. En fait, il s’agit pour le candidat d’écouter un document sonore d’environ trois minutes en langue étrangère, le plus souvent extrait de la presse radiodiffusée ou télévisée, puis sans préparation d’en restituer le sens dans sa langue maternelle. L’exercice porte explicitement sur le contenu du message écouté (le sens) et non sur sa forme (la langue). Pour préparer les candidats à ce type d’épreuve orale, il y a lieu de les entraîner à construire le sens à partir des mots perçus, puis à conserver le sens en mémoire et à oublier les mots. Il s’agit en fait d’amener les candidats à dérouler le fil conducteur du discours, en mobilisant tout leur savoir de la situation évoquée. À cet effet, les méthodes d’enseignement de l’interprétation consécutive sont tout à fait efficaces.

Formation de traducteurs professionnels

« … J’expose à mes élèves la théorie de la traduction, mais aussi des indications sur le vocabulaire et en outre sur la transposition des syntaxes anglaise et française d’une langue à l’autre. […] … les élèves ont chaque semaine un texte à traduire, qu’ils me remettent et que je corrige avec grand soin, puis que je commente en classe, relevant les erreurs commises et éclairant sur les règles applicables. » Cet extrait d’une lettre de Pierre Daviault (1943), qui fut le fondateur du premier cours de traduction professionnelle à l’Université d’Ottawa au Canada en 1936, donne lieu aux commentaires suivants : « Aujourd’hui encore, les écoles de traduction au pays n’appliquent pas d’autres méthodes que celle-là, comme quoi la pédagogie des cours pratiques de traduction n’a pas beaucoup évolué depuis 45 ans » (Delisle, 1981 : 10). Si telle est la situation au Canada, c’est que ce pays bilingue reste attaché à la mise en regard de ces deux langues, comme par un effet de miroir, l’une se reflétant sur l’autre.

En ce début de xxie siècle, qu’il soit permis de proposer une tout autre organisation de l’enseignement. Après l’enseignement des langues et la formation de professeurs de langue, avec la formation de traducteurs professionnels, on change de paradigme. La traduction n’est plus considérée comme un transfert inter-linguistique mais comme un acte de communication. Il ne s’agit plus de mettre deux langues en contact, mais de mettre des personnes en contact : l’auteur d’un texte et le lecteur/utilisateur de la traduction de ce texte. Si, dans le domaine pédagogique, le seul lecteur de la traduction produite par l’apprenant est l’enseignant, dans la réalité du métier de traducteur, la traduction s’adresse à des lecteurs qui en ont besoin pour s’informer ou pour agir. La traduction professionnelle, par opposition à la traduction pédagogique, présente donc une dimension fonctionnelle. Le traducteur intervient comme un relais dans la chaîne de communication, son rôle est de « comprendre pour faire comprendre » (Durieux, 1995 : 15). La théorie sous-jacente n’est plus la théorie linguistique, mais la théorie interprétative de la traduction. Le traducteur ne s’arrête pas au dire pour le transposer dans une autre langue, mais s’en sert comme d’un tremplin pour accéder au vouloir dire, comme d’une matière à partir de laquelle construire le sens de l’énoncé. De fait, le sens n’est pas attaché aux mots mais se construit à partir des mots. À cet effet, le traducteur fait appel à ses connaissances linguistiques, mobilise ses connaissances du sujet traité et ses connaissances connexes souvent sollicitées par un jeu d’analogie, prend en compte la situation de production du texte rassemblant l’ensemble des circonstances, ce qui lui permet d’interpréter le dire pour en faire émerger le vouloir-dire. Il s’approprie alors le vouloir-dire ; en d’autres termes, c’est ce que lui-même veut dire à son tour à son lecteur. Il lui reste enfin à l’exprimer dans la langue voulue, généralement sa langue maternelle, pour produire la traduction. Toute cette démarche a des implications en matière d’enseignement, sur le plan tant de son contenu que de son organisation.

Pour former des traducteurs professionnels, la méthode d’enseignement s’articule en deux temps. Dans un premier temps, il y a lieu de décomposer la démarche mise en oeuvre dans l’opération traduisante afin d’en identifier les étapes successives, les isoler et les faire travailler séparément. Dans un second temps, il est utile de familiariser les apprentis-traducteurs à leur futur métier en les plaçant dans des situations de simulation des conditions d’exercice de la profession. À cet égard, l’enseignant veillera à les faire travailler sur des textes authentiques, intégraux, constituant des sortes d’exemples représentatifs des textes auxquels ils seront confrontés dans leur vie active. On remarque que, si le premier temps de cette action didactique a un caractère fondamental qui lui donne une portée universelle, le second temps est en partie subordonné aux caractéristiques du marché du travail pour lequel les apprentis-traducteurs sont formés. On observe, par exemple, que l’École de traduction et d’interprétation (ÉTI) de Genève forme principalement ses élèves à la traduction économique, juridique et institutionnelle. Cette orientation se justifie par la présence à Genève de très nombreuses organisations internationales, qui sont demandeuses de ce type de compétences. En revanche, l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs (ÉSIT) de l’Université de Paris III insiste plus particulièrement sur la formation à la traduction technique et scientifique, parce que le marché français de la traduction est dominé par des entreprises industrielles et commerciales qui recherchent ce savoir-faire.

Le premier temps, celui de l’approche méthodologique, regroupe une série de cours coordonnés, destinés à faire acquérir aux apprentis-traducteurs une méthode de travail efficace. À cet effet, l’enseignant choisit un sujet, de préférence un thème porteur par son actualité : par exemple, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, ou la recherche médicale sur une pathologie donnée, ou le réchauffement de la planète, etc. Dans le domaine retenu, l’enseignant identifie plusieurs thèmes secondaires sur lesquels faire travailler les apprentis-traducteurs, comme s’il s’agissait de préparer une traduction spécialisée. On remarquera que la méthode de préparation vaut aussi pour l’interprète qui doit intervenir dans une conférence spécialisée, que ce soit en consécutive ou en simultanée.

À propos du débat sur le réchauffement de la planète, par exemple, de nombreux thèmes secondaires peuvent être pertinents qui, tout en se rattachant au sujet ciblé, l’abordent sous différents aspects, notamment, phénomènes météorologiques, processus chimiques, problèmes industriels, préoccupations écologiques, décisions administratives et politiques : le cycle du carbone, les couches de l’atmosphère, l’effet de serre, la couche d’ozone et ses avatars, la pollution atmosphérique, les CFC, les dispositions prises par la communauté internationale, etc. Le but de ce type de travail est de familiariser les apprentis-traducteurs avec les méthodes de recherche documentaire et d’exploitation de la documentation. En présentant un exposé clair et bien structuré du thème étudié, l’apprenti-traducteur montre, d’une part, qu’il a acquis des connaissances qu’il est ensuite en mesure de mobiliser pour comprendre un texte à traduire traitant de ce sujet et, d’autre part, qu’il maîtrise la méthode de travail et qu’il sera donc capable de l’appliquer à tout autre sujet, selon les besoins. L’exploitation de la documentation doit permettre « non seulement de comprendre de quoi on parle, mais aussi de savoir comment on en parle » (Durieux, 1988 : 69)[8]. De fait, une analyse de la documentation dans les deux langues – celle du texte original et celle de la traduction à effectuer – fournit concomitamment les moyens terminologiques et phraséologiques nécessaires à la production de la traduction. Ainsi, à titre d’illustration, toujours à propos du réchauffement de la planète, une dépêche de l’AFP, reprise par le journal Le Monde du 13 février 2001, évoque les suites des négociations de La Haye :

Trois points-clés de la négociation restent à conclure : les puits (comptabilisation de l’absorption des gaz à effet de serre par les forêts et les terres agricoles), le poids respectif des mesures énergétiques nationales et du recours aux crédits d’émission, et le contrôle des engagements pris par les pays signataires.

Deux mois plus tôt, le magazine The Economist s’en était déjà fait l’écho :

The argument in The Hague centres… in particular on the use of emissions trading and carbon sinks (such as forests)…

C’est donc bien une exploitation de la documentation qui permet d’établir une fiche terminologique réalisant un rapprochement entre puits et sinks, ainsi qu’entre crédits d’émission et emission trading, ce qu’aucun dictionnaire bilingue français-anglais ne fournit[9]. Si cette forme de préparation est nécessaire et revêt même une importance primordiale, elle n’est pas pour autant suffisante pour former de futurs traducteurs professionnels. Il y a donc lieu de mener l’opération jusqu’à son terme et de choisir des textes à traduire qui se prêtent à la mise en application du travail préparatoire. C’est pourquoi le second temps est celui de l’entraînement à l’exécution de la traduction de textes représentatifs de ceux auxquels les apprentis-traducteurs seront le plus probablement confrontés dans leur vie professionnelle.

Formation de formateurs de traducteurs

La maîtrise de la méthode à appliquer pour effectuer des traductions satisfaisantes est sinon un prérequis en tout cas au moins une première étape dans la formation de futurs formateurs de traducteurs. Il est en effet indispensable de dominer un savoir-faire pour pouvoir l’enseigner et le transmettre. Toutefois, ces futurs formateurs de traducteurs ne sont pas toujours des traducteurs professionnels ayant eux-mêmes reçu un enseignement méthodologique adéquat. C’est même assez rarement le cas ; le plus souvent, ce sont des professeurs de langue qui souhaitent évoluer en professeurs de traduction. Il est alors impératif de les sensibiliser au déroulement de l’opération traduisante, de montrer l’insuffisance et la non-pertinence de la seule application des règles de la linguistique contrastive, et de développer longuement l’approche méthodologique de la traduction professionnelle. On remarque que la méthode appliquée à l’exécution de la traduction de textes de nature technique vaut également pour la traduction de textes littéraires[10] (Durieux, 2000a).

Une fois la méthode acquise, il reste un point crucial qui mérite une réflexion approfondie : le choix des textes de travail. En effet, le seul matériau dont dispose l’enseignant pour former des futurs traducteurs professionnels et donc des futurs formateurs de traducteurs, c’est le texte de travail. Il apparaît donc utile d’amener les futurs formateurs à réfléchir sur ce qu’est un bon texte de travail et quelles en sont les caractéristiques.

Tout d’abord, il faut prendre conscience de ce qu’il n’existe pas de bon texte de travail dans l’absolu. En effet, un texte est « bon » s’il est adapté au niveau d’apprentissage des étudiants. Rares sont les textes dont on peut dire qu’ils sont « bons » intrinsèquement. De fait, tout texte de travail doit s’inscrire dans une progression. Ainsi, un texte peut être jugé « bon » s’il est proposé après tel texte et avant tel autre, ou bien pour un début de formation plutôt qu’en fin de cursus, ou encore comme objet d’étude collective mais non comme sujet d’examen, ou inversement. De même que l’on a distingué deux temps majeurs dans la formation de traducteurs professionnels – approche méthodologique et entraînement à l’exécution de traductions – de même, il y a lieu de dissocier deux catégories d’exigences pour le choix des textes de travail. Tout en étant fondamentales, les propositions ci-dessous n’en sont pas moins limitées avec une portée strictement indicative. Il reste un véritable travail de recherche à mener pour tenter de formaliser la détermination des critères de choix des textes de travail. Or, c’est une tâche à laquelle se trouve confronté tout formateur de traducteurs.

Pour le développement méthodologique, il importe d’amener les apprentis-traducteurs à affronter des difficultés de différente nature : linguistique, culturelle, intertextuelle, thématique, notamment. Les textes sont choisis en fonction de l’activité pédagogique à laquelle ils peuvent donner lieu.

Pour l’entraînement à l’exécution de traductions, il est utile de placer les apprentis-traducteurs dans une situation qui soit la plus proche possible de celle de la vie professionnelle. À cet effet, la simulation des conditions d’exercice du métier doit être la plus fidèle possible. Les textes choisis constituent un échantillon des textes susceptibles d’être à traduire dans la vie professionnelle. Pour couvrir le plus vaste éventail, l’échantillonnage peut se faire par genre, par exemple : textes prescriptifs tels que modes d’emploi et notices pour mettre l’accent sur la fonctionnalité et l’ergonomie du texte ; textes promotionnels tels que publicités rédactionnelles et communiqués de presse pour travailler la réception et l’intégration de la traduction dans la culture d’accueil ; textes juridiques tels que règlements et contrats pour étudier l’adaptation du texte en fonction de systèmes et de régimes administratifs et juridiques différents ; textes informatifs tels que rapports et articles pour roder la mise en application de la méthode de recherche et d’exploitation documentaire ; matériaux audiovisuels tels que films et feuilletons pour se familiariser avec les contraintes du doublage et du sous-titrage. En outre, pour se rapprocher au plus près des réalités du métier, l’enseignant veillera à n’utiliser que des textes authentiques et intégraux et à en préciser l’origine (date, auteur/provenance, circonstances d’émission du texte à traduire, etc.) ainsi que la destination de la traduction (support de diffusion, usage prévisionnel, mission à remplir, etc.)[11]. Bien entendu, en situation de formation, ces indications sont fictives, mais elles permettent à l’apprenti-traducteur de s’habituer à prendre des positions traductologiques en fonction d’une situation de communication. Cette prise en compte de la destination de la traduction produite conduit à envisager des activités spécialisées comme la traduction éditoriale, la traduction de conférence, la synthèse d’information, et à sensibiliser les futurs formateurs de traducteurs à ces formes particulières d’exercice du métier.

Enfin, bien entendu, les conditions d’exercice de la profession n’étant pas celles qui règnent dans une salle d’examen traditionnelle, il y a lieu, dans le cours de la formation, d’initier les futurs formateurs de traducteurs aux nouvelles technologies de l’information et de la communication et, notamment, aux outils informatiques d’aide à la traduction : recherche documentaire sur Internet, gestion de bases de données terminologiques et textuelles, utilisation de logiciels de TAO. Toutefois, il faut bien prendre conscience qu’il ne s’agit là que d’outils, susceptibles de faciliter l’application de la méthode enseignée. À l’heure actuelle, l’outil informatique ne peut en aucun cas se substituer à la maîtrise de la mise en oeuvre d’une méthode de travail humaine rigoureuse.

Conclusion

Les grands principes énoncés ci-dessus tissent la toile de fond, mais ils ne sauraient être appliqués sans discernement. De même qu’il n’existe pas une seule et unique forme d’enseignement de la traduction qui soit valable pour toutes les catégories d’apprenants, de même il n’existe pas un modèle unique de formation de traducteurs professionnels qui soit valable pour tous les établissements d’enseignement et tous les pays du monde. C’est pourquoi le présent développement porte sur des principes et se garde bien de proposer un programme censé être de portée universelle. En effet, une recherche d’efficacité conduit à réaliser une adaptation nécessaire de ces principes au contexte socioéconomique dans lequel s’inscrit l’enseignement considéré.

De même que le traducteur adapte sa traduction au destinataire et à la culture d’accueil, de même l’enseignant adapte son enseignement aux besoins de son auditoire. Or, ces besoins sont déterminés principalement par deux paramètres : d’une part, le niveau moyen de l’acquis préalable des apprenants et, d’autre part, les compétences requises par le marché de l’emploi. Il incombe à l’enseignant de concevoir son enseignement de façon à établir la jonction entre ces deux niveaux. Or, à cet effet, il n’existe pas de solution unique et exemplaire. Chaque situation est particulière. Les ressources humaines et les moyens matériels disponibles diffèrent d’un pays à l’autre et, à l’intérieur d’un même pays, souvent d’un établissement à l’autre. Là où les professeurs de langue sont propulsés dans le rôle de formateur de traducteurs, il faut bien commencer par convaincre les enseignants de ne pas confondre opération traduisante et linguistique contrastive. Là où les ressources documentaires sont rares, il faut bien mettre la méthode de travail en adéquation avec les moyens disponibles.

À l’ère de la mondialisation, le marché de l’emploi de traducteurs tend évidemment à s’ouvrir au-delà des frontières, mais les marchés locaux avec leurs exigences particulières restent prépondérants, ne serait-ce qu’en raison des langues pratiquées. En conséquence, la conception d’un programme d’enseignement de la traduction pour un établissement donné dans un pays donné passe par une étude du marché de l’emploi, un audit de la situation politico-économique et académique dans laquelle doit s’inscrire le cursus, une analyse de la finalité visée par ce cursus et un recensement des moyens disponibles pour y parvenir.