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Les monographies critiques à propos des littératures autochtones dans le contexte francophone sont plutôt rares. Quant au corpus lui-même, la littérature innue est sans contredit la plus représentée parmi les littératures des Premières Nations au Québec actuellement, avec une quinzaine de romans, une vingtaine de recueils de poésie, sans compter les nombreux essais, les récits, les contes, etc. Une histoire de la littérature innue, de Myriam St-Gelais, était donc, dans ce paysage littéraire et critique, fort attendue. Accompagné d’une préface en innu-aïmun et en français d’Yvette Mollen et d’une présentation de Daniel Chartier (qui a dirigé le mémoire de maîtrise de l’autrice duquel est tiré l’essai), l’ouvrage est humble et ambitieux à la fois. Si St-Gelais prend bien garde de présenter son projet comme celui d’une histoire singulière et nécessairement partielle de la littérature innue, elle se lance néanmoins dans ce projet d’envergure, qui consiste à produire « une analyse historique du parcours de la littérature innue » (p. 3); ce qu’elle fera en accordant une importance particulière aux productions écrites qui émergent au tournant de la décennie 1970. L’approche en apparence nationaliste de l’autrice, héritière d’un mouvement qui émerge dans les années 1980 aux États-Unis et qui se prolonge au Canada avec des ouvrages comme ceux de Daniel Heath Justice (Our Fire Survives the Storm: A Cherokee Literary History, 2005), de Neal McLeod (Cree Narrative Memory: From Treaties to Contemporary Time, 2007) et de Nelly Duvicq (Histoire de la littérature inuite du Nunavik, 2019), pour ne nommer que ceux-là, n’est pas exclusive. En effet, St-Gelais apporte les nuances nécessaires à son histoire littéraire en montrant bien comment la littérature de la nation innue ne s’est pas constituée en vase clos, mais bien comment celle-ci est interreliée, voire interdépendante de l’émergence et de la continuité de toutes les littératures autochtones au Québec qui partagent une histoire, des institutions et un territoire. St-Gelais veut néanmoins montrer que la littérature innue se développe à même ses propres traditions culturelles et intellectuelles.
Dès l’introduction, le projet est clair : présenter une analyse critique et historique de la littérature innue produite en français et en innu-aïmun, en considérant la pluralité de ses formes littéraires (oralité, pratiques scripturaires, écriture alphabétique). Le premier chapitre, le plus ambitieux peut-être, couvre toute la période qui précède l’essai autobiographique pionnier d’An Antane Kapesh publié en 1976 (Eukuan nin matshi- manitu innushkueu / Je suis une maudite sauvagesse). La littérature orale y est abordée rapidement et l’attention est plutôt portée sur les pratiques scripturaires dans une volonté de déconstruire la binarité oralité/écriture, qui tend à renforcer la suprématie de la perspective coloniale de l’histoire. St-Gelais dresse la liste des premiers manuscrits publiés, le plus souvent des ouvrages religieux traduits en innu-aïmun dès 1632. L’arrivée des missionnaires sur le territoire innu aura en effet des conséquences importantes sur la transformation des pratiques littéraires. Que ce soit l’évangélisation de la population, la sédentarisation ou la scolarisation qui deviendra obligatoire en 1920, la colonisation modifie la manière de transmettre les histoires. Or, la littérature innue n’est pas entièrement dépendante de l’arrivée des missionnaires, puisque des pratiques orales, certes, mais scripturaires également (les bâtons à message ou la toponymie, par exemple) précèdent la présence européenne sur le territoire. Les Innus, dès le xviiie siècle, entretiennent également des correspondances, qui sont d’ailleurs qualifiées de « littéraires » par la linguiste José Mailhot (1992), mais ces pratiques d’écriture demeurent privées, au contraire de celles des religieux qui circulent dans l’espace public. Il faut, en effet, attendre les années 1970 pour voir émerger des pratiques d’écriture littéraires dans l’espace public, ce qui entraînera, selon St-Gelais, une « redéfinition, une réorientation et une réinvention de la littérature innue contemporaine » (p. 28).
Au tournant des années 1970, les Innus, comme d’autres Autochtones au pays, prennent donc la parole publiquement, et par écrit, pour défendre leur culture et pour dénoncer les politiques coloniales d’assimilation, parmi lesquelles le livre blanc de 1969. Le contexte sociopolitique de cette décennie, au Québec et au Canada, reconduit les mouvements de résistance autochtones des années 1960 aux États-Unis. Après un bref portrait historique de cette émergence de l’écriture littéraire moderne, St-Gelais choisit trois oeuvres qu’elle considère comme canoniques afin d’approfondir la compréhension de l’histoire littéraire par l’analyse textuelle. Eukuan nin matshi-manitu innushkueu / Je suis une maudite sauvagesse, d’An Antane Kapesh, fournit un exemple de prise de parole publique dans la seconde moitié du xxe siècle et permet à l’autrice d’affirmer, à la suite de José Mailhot, que c’est avec cette oeuvre publiée en 1976 que naît « une véritable littérature innue » (p. 34). En convoquant par la suite le recueil Bâtons à message / Tshissinuatshitakana de Joséphine Bacon, publié en 2009, c’est la notion de continuité culturelle qui est abordée en cela que la poète est présentée comme une passeuse d’histoires, comme celle qui lie entre elles les traditions du passé et les perspectives contemporaines à même sa poésie; et c’est par la relation entre les langues (l’innu-aïmun et le français) que cette transmission est rendue possible chez Bacon. Quant au premier roman de Naomi Fontaine, Kuessipan, il clôt la réflexion sur la littérature innue moderne dès lors qu’il propose un regard renouvelé sur les conditions de vie du peuple innu. Par une fiction fragmentaire et par une poétique dans laquelle les silences sont importants, le roman de Fontaine ouvre une fenêtre sur le quotidien dans une communauté de la Côte-Nord. Il dévoile et démystifie, par une écriture que St-Gelais situe au croisement de la fiction et du geste documentaire (p. 58), une réalité, celle de la réserve, tout en plaçant cette réalité en dialogue avec d’autres espaces et d’autres traditions culturelles innues : celles du Nutshimit.
Si les deux premiers chapitres du livre privilégient une approche somme toute chronologique, tantôt par une large saisie des pratiques antérieures à l’émergence d’une littérature publique dans les années 1970, tantôt par une analyse de textes emblématiques, le dernier chapitre, lui, dévie de cette perspective historique pour reparcourir les périodes déjà présentées dans les chapitres précédents par une analyse des conditions d’institutionnalisation de la littérature innue. Mais c’est peut-être bien le chapitre central, consacré aux oeuvres contemporaines, qui dissone de l’ensemble, par l’attention portée aux textualités de Kapesh, de Bacon et de Fontaine, comme en une volonté de faire cohabiter deux projets : celui d’une histoire de la littérature innue et celui d’une étude littéraire se tenant au plus près des textes. Si les analyses sont en effet pertinentes et bien menées, elles empêchent une saisie plus large des écritures autochtones contemporaines et facilitent les omissions. Quoi qu’il en soit, le dernier chapitre renoue avec l’ambition première d’une histoire littéraire en pluralisant les angles d’approche et en resituant la littérature innue au sein des institutions littéraires autochtones et québécoises (maisons d’édition, revues et périodiques), et ce, en mettant en relief le développement de telles institutions hors des centres urbains notamment (l’Institut Tshakapesh ou la revue Littoral, par exemple). Dans ce portrait très large qui se dessine en fin de parcours, l’essai aborde également les discours critiques autour des littératures autochtones produites, le plus souvent, en français et l’inclusion tardive de ces littératures dans les programmes universitaires au Québec.
Au terme de ma lecture, je me demande si l’essai de Myriam St-Gelais n’aurait pas pu échapper aux catégories qui ont, jusqu’à présent, servi à définir les littératures autochtones et les études qui y sont consacrées : le territoire, en l’occurrence celui du Québec actuel, et la langue française adoptée par plusieurs communautés sur le territoire. En effet, l’autrice omet complètement tout le corpus littéraire innu publié en anglais au Labrador, qui émerge pourtant à la même période. Or, si la littérature innue se constitue à même les traditions culturelles et intellectuelles de la nation, si on veut en faire une histoire complète, n’y aurait-il pas des liens essentiels à établir entre les productions littéraires innues au Québec et au Labrador? Une telle étude n’a pas, à ce jour, été réalisée, mais il me semble qu’elle permettrait de réellement soutenir le projet d’une redéfinition et d’une réorientation non seulement du corpus, mais de son étude en modifiant les catégories définitoires que sont les frontières et les langues coloniales. Néanmoins, on excuse rapidement cette omission dans le travail de St-Gelais lorsque l’on se rappelle qu’il s’agit d’une recherche menée dans le cadre d’un mémoire de maîtrise, ce qui impose donc de circonscrire un corpus plus modeste.
Enfin, si l’essai de St-Gelais n’apporte pas nécessairement un éclairage neuf sur la littérature innue, voire sur les littératures autochtones au Québec, il offre quelque chose d’essentiel : une première synthèse documentée et rigoureuse de cette littérature et des discours critiques qui l’entourent, des conditions de son émergence et de son institutionnalisation. En cela, il s’agit d’un ouvrage important et nécessaire qui sera, j’en suis convaincue, d’une grande utilité et d’une grande pertinence pour s’initier à l’étude des littératures autochtones et, plus encore, pour les enseigner. Sans être un ouvrage de vulgarisation, Une histoire de la littérature innue est un texte particulièrement accessible et, en cela, il a le potentiel de devenir un outil pédagogique précieux, ce pour quoi il était justement attendu.