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Vous en avez assez, d’être obligé d’avoir double compétence pour réussir, vous en avez assez, d’être forcé d’apprendre une autre langue pour vous débrouiller dans votre propre pays? Le fait d’appartenir à une nation – la nation canadienne-française – c’est important, pour vous? Alors, luttez pour la reconnaissance totale du français au Québec. Luttez pour l’unilinguisme, et pour l’indépendance politique, économique et culturelle de votre patrie[3].

Lysiane Gagnon, L’Indépendance, 1963

Au Québec, la Révolution tranquille constitue une période tumultueuse marquée, entre autres, par l’essor du mouvement indépendantiste. En l’espace de quelques années, de jeunes intellectuelles et intellectuels lancent plusieurs revues d’idées et d’essais, dans le but d’imaginer les contours du futur pays à naître. De ce fait, la décennie 1960 constitue l’âge d’or des revues indépendantistes, période durant laquelle elles représentent un lieu privilégié de débats pour toute une génération d’intellectuelles et d’intellectuels québécois[4]. Faisant le pont entre les sphères du politique et du culturel, le réseau des revues indépendantistes regroupe un ensemble idéologiquement éclectique de militantes, de militants, d’intellectuelles et d’intellectuels, qui ont un objectif commun : la création d’un État québécois indépendant. Dynamique, ce réseau contribue à la (re)définition du nationalisme au Québec, entre la création de la première revue indépendantiste de l’après-guerre, Laurentie (1957), et la fondation du Parti québécois (PQ) (1968), événement qui consacre l’effondrement de ce réseau et la convergence des militants indépendantistes au sein de la coalition péquiste de René Lévesque[5].

Or, si l’historiographie récente a révélé de nombreux aspects méconnus de l’histoire de ce réseau, dont ses idéologies, ses principaux acteurs et ses liens avec le monde militant et politique, nous en savons encore assez peu sur la place et le discours des femmes intellectuelles qui collaborent à ces revues, notamment en ce qui a trait aux années 1950 et 1960[6]. Soulignons que plusieurs études sur les liens entre le nationalisme et le féminisme durant la décennie 1970 ont été publiées depuis la fin des années 1990, notamment par Diane Lamoureux, Stéphanie Lanthier, Anne Thériault, Micheline Dumont, Jean-Philippe Warren et Sean Mills[7]. Lamoureux, en particulier, a mis en lumière les antagonismes entre le nationalisme péquiste des années 1970 et le féminisme de la deuxième vague associé, entre autres, à la revue Québécoises deboutte! Elle a révélé qu’une partie des féministes des années 1970 ont été inspirées, entre autres, par le nationalisme révolutionnaire des années 1960 et ont incorporé dans leur discours une grille d’analyse qui puisait dans le lexique marxiste-léniniste et anticolonial. Stéphanie Lanthier s’est, quant à elle, intéressée aux revues des années 1960, dont Parti pris, en insistant sur « l’impossible réciprocité » des finalités idéologiques du nationalisme radical et du féminisme radical, dans son étude du discours et du point de vue des intellectuels indépendantistes masculins de la Révolution tranquille. Pour elle comme pour Jean-Philippe Warren, le discours révolutionnaire des partipristes fait fi de la question du statut des femmes, envisageant l’indépendance du Québec dans une logique du statu quo où les femmes sont maintenues dans leur rôle traditionnel de mères de famille. Ils rejoignent ainsi la thèse de Sean Mills sur la fracturation des liens entre le mouvement nationaliste et le mouvement féministe survenue au début des années 1970, au moment où s’institutionnalise le mouvement indépendantiste au Parti québécois et où les féministes commencent à s’éloigner de la « rhétorique nationaliste »[8]. En cela, la perspective des intellectuelles indépendantistes des années 1960 a été peu étudiée par les spécialistes, qui se sont surtout intéressés aux écrits masculins et, en particulier, au symbolisme associé à la figure de la femme et aux rapports de pouvoir et d’exclusion. Seules Micheline Dumont et, plus récemment, Marie-Andrée Bergeron et Anne Caumartin ont tenté de faire la lumière sur la place et le discours des femmes dans les revues indépendantistes des années 1960. Dumont a montré que les femmes qui ont publié dans la revue L’Action nationale se caractérisent par leur « invisibilité », à la fois à l’intérieur de ce réseau spécifique, mais aussi au point de vue de certains de leurs écrits qui font l’apologie du rôle traditionnel des femmes dans la société canadienne-française[9]. Bergeron et Caumartin se sont, quant à elles, penchées sur les écrits des collaboratrices de Parti pris, en affirmant qu’elles étaient « solidaires de leurs camarades masculins dans leur façon de documenter et d’étayer le projet de révolution québécoise[10] ». Elles estiment notamment que leur engagement politique et littéraire témoigne d’une inscription dans le champ intellectuel et culturel québécois, un constat que nous partageons entièrement.

L’objectif de notre étude est donc de faire connaître les idées des principales figures intellectuelles féminines et la place qu’elles occupent dans le réseau des revues indépendantistes entre 1957 et 1968[11]. Pour ce faire, nous nous intéressons aux postes qu’elles occupent dans ces revues, mais aussi aux idées qu’elles mettent de l’avant dans leurs articles (éditoriaux, chroniques, reportages), qui couvrent les champs politique, culturel et socioéconomique. Notre analyse se situe au carrefour de l’histoire intellectuelle et de l’histoire des idées et tire parti des concepts associés à l’invisibilité et au genre. Partant du constat de Micheline Dumont, nous cherchons à savoir si les femmes qui collaborent à ces revues sont effectivement « invisibles » ou si, plutôt, elles contribuent à la conceptualisation et à l’apparition d’une nouvelle culture politique durant la Révolution tranquille, associée à la prise de parole citoyenne. Rappelons que pour Dumont, l’invisibilité des femmes dans la culture politique et intellectuelle de la Révolution tranquille ne fait aucun doute :

La présence des femmes dans les lieux de discussion est largement minoritaire. Le genre, c’est-à-dire les rapports sociaux de sexe, est à l’oeuvre dans ces revues. Il se manifeste par le recours implicite, voire explicite, à un universel masculin, à l’invisibilité des actions politiques des femmes, à un recours systématique à une conception masculine de l’ordre social et de l’identité collective. Invisibles et occultées dans les revues intellectuelles, au moment même où elles se produisent, les revendications et les actions des femmes seront par la suite invisibles dans la très grande majorité des ouvrages consacrés à la décennie des années 60 en général et à la Révolution tranquille en particulier[12].

Notre analyse portant sur la période antérieure à la fracturation entre les mouvements indépendantistes et féministes décrite dans l’historiographie, nous cherchons à savoir si les intellectuelles de notre corpus font effectivement une distinction entre ces deux sensibilités. En ce sens, la question du genre, telle que définie par Joan Scott, est centrale pour bien cerner la place des intellectuelles dans le réseau des revues indépendantistes. Malgré le fait que les écrits des femmes indépendantistes portent rarement sur la question du genre ou le statut des femmes[13], cela ne signifie pas pour autant l’absence de sens lié à la question des rapports de pouvoir du point de vue des rôles sociaux entre les hommes et les femmes. Comme Scott le rappelle, « souvent, l’accent mis sur le genre n’est pas explicite, mais il n’en est pas moins une dimension décisive de l’organisation de l’égalité et de l’inégalité. Les structures hiérarchiques reposent sur des perceptions généralisées du rapport prétendu naturel entre masculin et féminin[14] ». Dans le cas qui nous concerne, un pan important du militantisme indépendantiste des années 1960 peut être interprété comme une défense du statu quo en matière de rôles sociaux des femmes. Selon Diane Lamoureux, « une composante importante du mouvement féministe [des années 1970] a voulu être partie prenante du processus de modernisation du Québec. Pour ces féministes […], cette modernisation impliquait comme conséquence logique l’accès au statut d’État-nation », d’où la primauté accordée à la question nationale[15]. Cependant, comme le souligne Lanthier, « une telle réciprocité est impossible entre les deux mouvements à cause de l’exclusion des femmes du mouvement de libération nationale et de l’image passéiste […] que les nationalistes […] se sont construite des femmes[16] ». Ce phénomène contribuera, entre autres phénomènes sociopolitiques et culturels de l’époque, à l’émergence du féminisme radical au début des années 1970. Malgré ce statut précaire, nous sommes d’avis, tout comme Bergeron et Caumartin, que les femmes qui s’expriment par l’écrit dans les revues étudiées possèdent le statut « d’intellectuelles », en raison de leur engagement public pour l’indépendance nationale et de leur « positionnement à l’intérieur de l’appareil discursif et éditorial » de ces publications ainsi que de l’utilisation d’un ton polémique, frondeur et revendicateur[17]. En cela, le parcours de ces femmes nous permet de mieux appréhender les transformations de la culture politique et intellectuelle du Québec durant la Révolution tranquille.

Pour réaliser notre analyse, nous avons centré notre attention sur cinq revues actives[18] durant la Révolution tranquille, soit L’Action nationale (1933-)[19], Liberté (1959-)[20], L’Indépendance (1962-1968)[21], Parti pris (1963-1968)[22] et La Nation (1964-1968)[23]. Celles-ci constituent les principales publications indépendantistes et nationalistes des décennies 1950-1960 (tirage, nombre de collaborateurs, rayonnement). Certaines sont d’orientation traditionaliste (La Nation) ou conservatrice (L’Action nationale), alors que d’autres sont plutôt campées à gauche dans le camp de la social-démocratie (L’Indépendance, Liberté) ou du socialisme révolutionnaire (Parti pris). Toutes se rejoignent néanmoins sur la nécessité de mettre sur pied un État national francophone et indépendant au Québec[24]. Aux fins de notre étude, nous avons effectué l’inventaire des signatures et de la composition des comités éditoriaux de ces revues pour la période 1957-1968. Nous avons aussi analysé une trentaine de textes publiés par des femmes afin de relever les principales thématiques dans leurs écrits politiques. Les fonds d’archives de ces publications n’ont cependant pas pu être consultés, la plupart étant inexistants ou inaccessibles. Il en va de même des fonds d’archives des intellectuelles retenues dans notre étude, qui font cruellement défaut. Les revues constituent ainsi la matière première pour examiner le discours des intellectuelles indépendantistes et leurs trajectoires. Malgré la qualité des informations qu’on y trouve, elles offrent peu d’information sur les jeux de coulisses qui ont cours lors des réunions de la rédaction. Elles ne disent rien non plus sur la manière dont y sont intégrées les femmes et sur la réception de leurs écrits de la part des autres collaborateurs. Devant les limites méthodologiques liées à ce type de sources, notre article adoptera donc une démarche exploratoire. Divisé en trois parties, il fera le point sur le rôle des revues dans la mouvance indépendantiste, les principales figures féminines qui oeuvrent dans ce réseau et, enfin, leurs idées et les principaux thèmes de leurs discours.

Les revues d’idées dans le Québec de la Révolution tranquille

Option politique historiquement marginale[25], l’indépendantisme connaît une résurgence à la fin des années 1950. Plusieurs facteurs contribuent à ce phénomène, dont le mouvement de centralisation opéré par le gouvernement fédéral canadien depuis la fin des années 1930, qui tente de s’approprier des domaines de pouvoir traditionnellement dévolus aux provinces, tels que la sécurité sociale, l’éducation ou la culture. S’inscrivant dans le contexte des Trente Glorieuses, la création de l’État-providence canadien s’oppose à la conception autonomiste du gouvernement québécois, en lien avec les fondements du fédéralisme bon-ententiste. Pour pallier la centralisation croissante et afin de proposer des solutions à celle-ci, le gouvernement unioniste de Maurice Duplessis met en place la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (commission Tremblay)[26]. Active entre 1953 et 1956, la Commission présente au terme de ses travaux un rapport influent illustrant le caractère problématique de la centralisation fédérale dans certaines juridictions provinciales. La publication du rapport en 1956 entraîne une certaine mobilisation dans les rangs intellectuels et politiques, les commissaires estimant qu’une réforme du fédéralisme est nécessaire afin d’éviter une crise politique au pays. Le caractère problématique des relations entre le pouvoir des provinces et le pouvoir fédéral sera remis en lumière une décennie plus tard, lors des travaux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1963-1970)[27]. Présidée par André Laurendeau et Davidson Dunton, la Commission constate que la montée du nationalisme au Québec est causée par l’inégalité de statut des langues française et anglaise au pays et par la marginalisation croissante des francophones dans l’espace politique fédéral, deux facteurs ayant contribué à l’émergence du mouvement indépendantiste au Québec. Pour les commissaires, l’heure est grave, puisqu’ils jugent que le Canada traverse la pire crise de son histoire. En cela, la multiplication des regroupements indépendantistes au Québec au tournant de la décennie 1960 et l’adhésion d’une frange de la jeunesse québécoise à l’idéal indépendantiste témoignent de la difficulté qu’ont les élites fédéralistes à renouveler leur discours et, surtout, de l’accélération de la centralisation[28].

De même, la diffusion des idéologies tiers-mondistes associées aux mouvements de décolonisation engendre une prise de conscience au sein des réseaux associés à la jeunesse de gauche. Comme l’a montré Sean Mills, Montréal est, dans les années 1960, une plaque tournante de la diffusion des écrits anticolonialistes d’Albert Memmi, de Frantz Fanon et de Jacques Berque[29]. Les publications phares de la littérature anticoloniale influencent de nombreux intellectuels québécois et contribuent à la création de plusieurs regroupements et revues dont le discours s’inscrit dans une logique internationaliste de lutte contre les impérialismes. Les thèses anticolonialistes imprègnent autant des groupes associés à la droite (Alliance laurentienne) qu’à la gauche (La Revue socialiste, Parti pris, Front de libération du Québec) du spectre politique. Réinterprétée à partir du cadre canadien, la grille d’analyse anticolonialiste vise alors à illustrer comment la situation minoritaire des francophones a des effets dévastateurs sur leur psyché collective, mais aussi sur leur développement socioéconomique et culturel. La thèse du colonialisme « à la Canadian » est ainsi au coeur des critiques formulées par une bonne partie de la jeunesse radicale de gauche, qui récupère également des instruments théoriques propres à la littérature marxiste-léniniste afin de formuler un projet de révolution nationale. Cependant, l’application de ce cadre d’analyse « étranger » engendrera une certaine méfiance chez les groupes indépendantistes conservateurs, pour qui une révolution nationale socialiste engendrerait une répudiation des fondements historiques de la culture canadienne-française, d’où la crainte de « faire table rase du passé ».

Enfin, pour bien saisir le contexte de la montée de l’indépendantisme durant la Révolution tranquille, il faut noter l’émergence, depuis les années 1950, d’une nouvelle forme de nationalisme, le néonationalisme, qui privilégie le renforcement de l’État du Québec par le biais d’un interventionnisme dans tous les domaines de la vie nationale et qui récuse les anciens préceptes culturels traditionalistes[30]. Opposé aux préceptes catholiques du traditionalisme, le néonationalisme se veut une formulation moderne du nationalisme canadien-français ancré dans une logique civique et territoriale et dont les fondements identitaires s’articulent désormais autour de la nation québécoise, et non plus canadienne-française. Valorisant les aspects originaux et novateurs de la culture francophone alors en ébullition, le néonationalisme s’oriente également vers un rapport à l’histoire particulier, qui fait état des phénomènes de minorisation et de colonisation qu’a subis le peuple québécois depuis la Conquête. Théorisé par des représentants de l’École historique de Montréal, dont au premier chef Maurice Séguin, mais également par des intellectuels associés au journal Le Devoir et à L’Action nationale (André Laurendeau, Jean-Marc Léger), le néonationalisme sera au coeur des discours de nombreux groupes indépendantistes de la Révolution tranquille. Il sera aussi l’une des principales manifestations des transformations de la culture politique au Québec au milieu du xxe siècle.

Dans ce contexte, les revues d’idées contribuent activement à définir les problèmes entourant le statut politique du Québec au sein du Canada, mais aussi à proposer de nouveaux projets de société. Durant la décennie 1960, on compte au moins une douzaine de revues qui prennent position, d’une manière ou d’une autre, en faveur d’une plus ou moins complète souveraineté de l’État québécois[31]. Certaines sont des organes de partis politiques, mais la plupart possèdent une liberté éditoriale complète, ce qui ne les empêche pas d’appuyer un parti lors d’élections provinciales ou fédérales. Lieux de débat par excellence, les revues constituent les foyers de diffusion des thèses indépendantistes, ancrées dans des schèmes traditionalistes, conservateurs, socialistes ou socio-démocrates. Les auteurs et autrices qui animent ces revues se considèrent alors, pour la plupart, comme l’avant-garde intellectuelle du mouvement indépendantiste et pour cause : une bonne partie d’entre eux sont de jeunes universitaires issus de la génération du baby-boom, désireux de participer à un projet de société rompant avec l’ancien Canada français. De même, toutes ces revues sont établies dans la région de Montréal, ce qui leur confère un caractère résolument urbain. Éphémères, ces publications connaissent pour la plupart une brève existence s’étirant sur quelques numéros, les maigres ressources financières à leur disposition, les querelles de chapelle et les changements de personnel ne leur permettant pas de poursuivre leurs activités durant plusieurs années. Malgré cela, les revues jouent un rôle capital dans la diffusion de l’option indépendantiste[32]. En étudiant ces périodiques, il est possible d’évaluer la place qu’occupent les femmes dans la nébuleuse des revues indépendantistes.

Des intellectuelles indépendantistes

Afin d’analyser la place occupée par les femmes dans le réseau intellectuel indépendantiste, nous avons procédé à l’inventaire de tous les numéros des cinq périodiques qui composent notre corpus, soit L’Action nationale, La Nation, Parti pris, L’Indépendance et Liberté. Nous avons colligé les signatures de tous les numéros publiés pour la période ciblée (1957-1968) et avons également tenu compte de la composition des comités éditoriaux. Il faut toutefois noter que plusieurs revues nationalistes et indépendantistes ont été écartées du corpus, puisqu’elles ne comptaient aucune ou presque aucune collaboratrice féminine (une ou deux signant un seul article). C’est le cas des revues Tradition et progrès (1957-1962), Les Cahiers de Nouvelle-France et Nouvelle-France (1957-1964), Laurentie (1957-1965), La Revue socialiste (1959-1965), Le Républicain (1963-1964), Révolution québécoise (1965-1965) et Socialisme 64 et ses avatars (1964-1974)[33].

Tableau 1

Nombre de collaboratrices par revue et nombre d’articles signés par des femmes[34]

Nombre de collaboratrices par revue et nombre d’articles signés par des femmes34

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Sans surprise, les cinq revues étudiées ont, pour la plupart, des comités éditoriaux majoritairement masculins, ne comportant qu’une seule, voire deux femmes de manière périodique. Aucune femme n’a d’ailleurs été directrice d’une revue et l’inventaire des articles publiés montre que celles-ci signent en moyenne moins de 5 % des textes publiés durant la décennie 1960. La plupart d’entre elles (environ 60 %) ne signent qu’un seul article et une minorité signe plus d’un article (40 % environ). Les plus actives privilégient les textes d’opinion, les chroniques d’actualité ou les reportages thématiques. Rares sont celles qui poursuivent leur collaboration au-delà d’une période de deux ans (moins de 5 %). Rares sont celles également qui écrivent dans plusieurs revues, puisque seules les signatures d’Andrée Ferretti (Parti pris et L’Indépendance) et de Germaine Perron (L’Action nationale et La Nation) se retrouvent dans plus d’une publication. La plupart des collaboratrices sont âgées de 20 à 35 ans (environ 70 %) et la majorité d’entre elles poursuivent des études universitaires ou sont actives sur le marché du travail. Enfin, plusieurs femmes ont oeuvré dans le réseau des revues indépendantistes en tant que secrétaires de rédaction, ou encore comme responsables de l’administration[35]. C’est d’ailleurs le constat que fait Jacques Pelletier, dans son anthologie sur Parti pris publiée en 2013 : « [D]ans la revue elle-même, […] les femmes, occupées à des tâches de gestion, et de secrétariat, étaient quasi absentes de la rédaction[36] ». On remarque une situation semblable dans la plupart des revues de notre corpus, et ce, bien que celles-ci soient idéologiquement de droite ou de gauche et animées par des comités de rédaction jeunes ou moins jeunes. À vrai dire, il nous est permis de croire, et ce, malgré l’absence d’une étude systématique sur le sujet, que cette réalité s’applique à toutes les revues d’idées de l’époque, qu’elles soient ou non nationalistes.

En somme, il est difficile d’établir si la collaboration des femmes à ces revues a été limitée par le biais de stratégies d’exclusion mises en place par les hommes, faute d’archives pour en témoigner. On peut néanmoins supposer que l’absence relative des femmes dans ces revues s’explique en partie par la culture intellectuelle et politique de l’époque, marquée par une vision conservatrice des relations hommes-femmes et par une certaine fermeture des hommes à l’idée d’intégrer des femmes dans les réseaux de collaborateurs, voire par la vision péjorative que ces derniers pouvaient avoir à leur égard dans les milieux militants[37]. Il faut aussi mentionner que l’idée même, pour une femme, de participer à la vie politique et culturelle par le biais des revues d’idées est relativement nouvelle dans les années 1960. Faut-il rappeler qu’au Québec, les femmes n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1940 et que ce n’est qu’en 1964, grâce à la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée, qu’elles obtiennent légalement la pleine capacité juridique (dont le droit d’occuper un emploi sans le consentement de l’époux)[38]? De ce fait, le monde politique a longtemps été considéré par les femmes elles-mêmes comme un espace réservé aux hommes, comme l’ont notamment montré Louise Bienvenue et Andréanne LeBrun[39]. Enfin, on peut expliquer la faible présence de plumes féminines dans les revues indépendantistes par le fait que les femmes âgées de 20 à 35 ans, dans les années 1960, avaient généralement une jeune famille et étaient à la maison en l’absence de garderies. Il nous apparaît important de souligner ces faits historiques. L’inventaire des signatures et de la composition des comités éditoriaux traduit la faible présence relative des femmes dans le réseau des revues indépendantistes et s’inscrit plus largement dans le contexte historique du début des années 1960, du point de vue de l’évolution des mentalités sur le statut des femmes.

Ce constat se doit toutefois d’être nuancé puisque dans certaines revues, des femmes participent activement au combat indépendantiste, ce qui témoigne d’une transformation progressive des mentalités à l’égard du rôle politique des femmes. Le journal L’Indépendance, l’organe de presse du RIN, se distingue sur ce plan, puisque l’on ne dénombre pas moins d’une douzaine de collaboratrices, dont certaines sont très influentes. Parmi elles, notons Lysiane Gagnon, secrétaire de rédaction du journal et journaliste à La Presse, Chantal Gagnon, militante et future vice-présidente du parti en 1968, Thérèse Desrosiers, elle aussi militante et directrice du RIN en 1967, Andrée Ferretti, militante et future écrivaine et vice-présidente du RIN en 1967, et Marie-Jeanne Guité, journaliste et responsable des reportages photographiques à L’Indépendance. Lysiane Gagnon, en tant que secrétaire de rédaction, recrute également plusieurs collaboratrices qui signent de un à trois articles dans L’Indépendance, dont Michèle Guérin, Joanne Grignon, Thérèse Parizeau et Thérèse Dion, toutes de jeunes militantes du RIN actives dans la région de Montréal. Les femmes sont aussi nombreuses à la revue Liberté. De la fondation de la revue en 1959 jusqu’au terme de l’année 1968, la revue compte sur pas moins de 52 collaboratrices, qui participent de manière dynamique aux activités éditoriales en publiant des éditoriaux, des chroniques culturelles et des poèmes. Parmi les plus actives, du point de vue des écrits de nature politique, on note la bientôt célèbre Michèle Lalonde, qui collabore à la revue durant toute la décennie. Les écrivaines Gemma Tremblay et Alice Parizeau, la professeure de littérature Cécile Cloutier et la femme de lettres Claire Martin comptent parmi les collaboratrices régulières. De toutes les revues étudiées, Liberté est sans conteste l’une de celles qui fait la plus grande place aux femmes, un phénomène favorisé par le fait que la revue est à mi-chemin entre une publication littéraire et politique[40].

Parti pris et L’Action nationale publient aussi des textes signés par des femmes, mais en moins grand nombre. Il est impossible de savoir si c’est parce qu’elles reçoivent peu de textes de femmes ou parce que ces revues les refuseraient d’emblée. Le cas de Parti pris est particulièrement intéressant, puisque la revue a été étudiée dans le contexte des années 1960 et du mouvement d’affirmation de la littérature québécoise durant la Révolution tranquille. En fait, des spécialistes, comme Andrée Fortin, ont montré que la revue au ton révolutionnaire et soucieuse de transformation dans les rapports de classes était animée essentiellement par des hommes et s’intéressait surtout à la classe ouvrière, alors formée majoritairement d’hommes[41]. Ce fait est attesté par le faible nombre de collaboratrices qui ont signé un texte dans la revue (soit huit durant ses cinq années d’existence). Les principales collaboratrices sont Andrée Ferretti et la philosophe Thérèse Dumouchel. Les autres plumes féminines, dont Nicole Gagnon et Nina Bruneau, ont quant à elles signé un seul article. Les femmes occupent donc une place marginale à Parti pris, ce qui a mené Stéphanie Lanthier à affirmer que « les femmes ne font pas partie de ce rêve de libération et [qu’]il semble évident qu’elles en sont exclues[42] ». Cette situation est similaire du côté de L’Action nationale. Selon l’inventaire effectué pour la décennie 1960, on dénombre un total de vingt collaboratrices sur 240 collaborateurs, soit moins de 10 % de l’effectif total. Pour la période étudiée, les principales collaboratrices sont l’écrivaine Marthe Handfield, la traductrice Irène de Buisseret, la dramaturge Rina Lasnier et Mme René Chaloult, l’épouse de l’homme politique René Chaloult, qui signe du nom de son époux. Pour la plupart, les collaboratrices de L’Action nationale sont plus âgées que les collaboratrices des autres revues étudiées.

Enfin, certaines revues ne publient presque pas de textes de femmes. Est-ce parce que les militantes ne se reconnaissent pas dans leur propos et ne leur envoient pas de textes? Est-ce parce que les femmes qui se reconnaissent dans le discours de ces revues plus traditionalistes sont peu portées elles-mêmes à prendre la plume? Est-ce parce que ces revues rejettent les textes que les femmes leur envoient? Il est impossible de répondre à ces questions en l’absence d’archives. On peut seulement constater la rareté des plumes féminines dans les pages de ces périodiques. C’est le cas du journal La Nation, l’organe du Ralliement national, un parti traditionaliste. Au total, le journal ne publie les textes que de six femmes durant ses quatre années d’existence, sur un total de 50 collaborateurs. Pour autant, l’une d’entre elles a joué un rôle majeur, voire fondamental, dans l’existence du journal, la secrétaire Germaine Perron. Cette dernière agit à titre de directrice non officielle du journal, qu’elle administre seule et avec des moyens limités entre 1965 et 1968. Elle signe également de nombreux textes anonymement. Dynamique, elle évite au journal de disparaître en régularisant les revenus grâce à des ententes publicitaires avec des entreprises québécoises, en recrutant des collaborateurs ainsi qu’en effectuant la mise en pages et la correction de chaque numéro publié. Perron a ainsi joué un rôle majeur, en demeurant cependant dans l’ombre des têtes d’affiche du journal et du parti[43].

Puis, comme nous l’avons mentionné, la plupart des revues en circulation dans les années 1960 ont compté sur un petit nombre de collaboratrices. Par exemple, seulement trois femmes ont publié un texte dans la revue Socialisme durant la décennie 1960, alors qu’une seule a publié un article dans la revue Révolution québécoise, animée par Pierre Vallières et Charles Gagnon. Malgré le ton révolutionnaire de leur ligne éditoriale, ces revues se démarquent par leur manque d’ouverture à l’égard des femmes. En ce sens, si l’on tient compte du fait que presque la plupart des publications indépendantistes n’ont jamais compté de femmes dans leur comité éditorial, il est évident que le réseau des revues indépendantistes de la Révolution tranquille était un lieu largement composé d’hommes qui formaient un groupe homogène et, à plusieurs égards, socialement conservateur. En cela, si l’on tient compte de la composition de ce réseau dans sa totalité, force est de constater que la place des femmes y est assez limitée.

Le discours des intellectuelles indépendantistes

Bien que les lignes éditoriales des revues étudiées soient parfois très éloignées l’une de l’autre, il existe des similitudes du point de vue du discours des femmes. Ainsi, la plupart des intellectuelles indépendantistes appuient les revendications de leurs collègues masculins et tendent à subordonner la question de leur statut dans la société à celle de l’indépendance du Québec. Si les références aux relations hommes-femmes et au rôle des femmes dans la société demeurent rares, il est surprenant de constater la vigueur et la teneur des propos tenus par certaines autrices qui publient des articles percutants durant la Révolution tranquille. En cela, la plupart des intellectuelles de notre corpus usent d’un style d’écriture qui s’apparente à la polémique, typique de celui que l’on retrouve habituellement dans les revues politiques, et qui témoigne de leur « intégration à un réseau militant et intellectuel bien ancré dans les champs littéraires et intellectuels de leur époque » et de leurs « prises de position politiques et littéraires franches[44] ». Par leur prise de parole, ces intellectuelles contribuent efficacement à la critique du régime politique canadien, mais également à esquisser les contours théoriques de la future République du Québec. Dans leurs écrits, les questions relatives au colonialisme économique et culturel, au statut de la langue française, au défaitisme des dirigeants politiques québécois occupent une place de choix.

Évidemment, la question du régime politique et la critique du fédéralisme canadien sont centrales dans les écrits de ces intellectuelles, qui inscrivent leur démarche dans la logique idéologique du mouvement auquel elles collaborent (Ligue d’action nationale, Rassemblement pour l’indépendance nationale, Ralliement national). Plusieurs d’entre elles s’affichent également comme militantes nationalistes et inscrivent leurs démarches dans une logique historique de lutte pour la reconnaissance des droits et privilèges de la collectivité francophone. Simone Gélinas, collaboratrice à L’Action nationale, témoigne de cette sensibilité dans un article paru en septembre 1964 :

Tous les Canadiens français du Québec, à un degré varié, sont des nationalistes. La preuve, c’est que celui qui professe ne pas l’être nous apparaît comme un transfuge, un individu qui nous a abandonnés pour servir dans le camp opposé. Et ceci s’explique de façon évidente. Nous avons été brimés depuis la conquête, au point de développer une carapace défensive, à laquelle souvent s’ajoutent aujourd’hui, la musculature et les dents qui stimulent l’agressivité […] N’importe qui chez nos compatriotes vous dira qu’être Canadien français du Québec, c’est être différent de tout ce qui existe sur le continent. Voilà ce que n’ont jamais voulu comprendre les populations des autres provinces[45].

Cette sensibilité nationaliste s’accompagne d’un vif plaidoyer en faveur de la séparation du Québec et d’une critique étoffée à l’égard des adversaires du projet d’indépendance. Dans une lettre ouverte datée d’octobre 1965 publiée dans L’Action nationale, Germaine Perron s’attaque férocement au premier ministre Jean Lesage, qu’elle accuse d’être un traître à la nation du fait de ses attaques contre le mouvement indépendantiste :

Vous reprochez aux séparatistes d’être des rêveurs, vous n’en demeurez pas moins vous-même dans le domaine des assertions vagues, souvent non véridiques, mais toujours psychologiquement préjudiciables aux séparatistes. Vous utilisez un vieux truc pour effrayer les gens et leur faire voir le séparatisme sous un mauvais jour. Sans doute, il existe toute une gamme de nuances au séparatisme; mais nulle part je n’ai constaté le désir d’isolement, comme vous voulez le faire croire[46].

Les critiques à l’égard du chef du Parti libéral du Québec sont d’ailleurs monnaie courante dans les écrits des intellectuelles, surtout durant son deuxième mandat (1962-1966)[47]. À tort ou à raison, beaucoup l’accusent d’être un suppôt du colonialisme « Canadian » et de participer au maintien de l’infériorisation économique des Québécois. À ce chapitre, toutes les revues de notre corpus tirent parti du cadre d’analyse de la décolonisation et plusieurs collaboratrices, qu’elles soient conservatrices ou révolutionnaires, reprennent à leur compte des arguments issus de la littérature anticoloniale de l’époque associée à Albert Memmi, Jacques Berque ou Frantz Fanon. Fait intéressant à noter, c’est surtout la question du colonialisme économique qui est dénoncée par des chroniqueuses comme Lysiane Gagnon, pour qui « le “haut niveau de vie” québécois n’est qu’une invention des fédéralistes pour faire échec aux indépendantistes et un mythe qu’il faut à tout prix démolir […] car la vérité, dans notre cas, c’est que le Québec, relativement à l’Amérique du Nord, est un pays sous-développé[48] ». C’est une position similaire que partage Andrée Ferretti, qui écrit en juillet 1964 : « Lesage n’accomplira jamais la révolution nationale dont nous avons besoin. Il ne pourra que nous donner une indépendance de nom qui n’empêchera pas les citoyens de la Gaspésie de crever de faim et les ouvriers de Montréal de laisser leur langue maternelle à la porte des usines et des compagnies étrangères[49] ». Germaine Perron s’inscrit elle aussi dans cette ligne de pensée lorsqu’elle affirme que Jean Lesage sait « très bien que nous sommes affreusement colonisés économiquement. Pourquoi le nier? On a le droit de vouloir le demeurer, bien sûr, mais l’ignorer, non! Qu’un premier ministre se fasse le champion d’une telle fausseté dépasse tout entendement[50] ». D’autres autrices empruntent l’angle d’analyse anticolonial, mais en optant pour une perspective culturelle. C’est le cas de Thérèse Desrosiers qui, dans L’Indépendance, publie quelques textes sur la situation culturelle défavorable des francophones de Montréal. Dans un texte d’avril 1966, elle s’en prend notamment à la station de radio montréalaise CJMS, qu’elle accuse d’être une menace à la culture québécoise :

C.J.M.S. se proclame « La voix du Canada français à Montréal ». C’est de la fausse représentation, car C.J.M.S. est le porte-parole de la culture anglaise et américaine au Québec. En effet, la majeure partie de sa programmation est au service du Billboard américain et elle abrutit ses auditeurs avec des éditoriaux anti-canadiens-français et toujours réactionnaires, ce qui plaît évidemment aux braves Canadians[51].

Ces mises en garde contre l’influence de la culture anglophone et, plus particulièrement, de la culture américaine s’inscrivent dans la critique d’une nouvelle forme d’impérialisme associé à la diffusion de la musique, de la télévision et du cinéma américains au Québec. Pour plusieurs autrices indépendantistes, l’attrait de la culture américaine, surtout auprès de la jeune génération, constitue un grave danger qui risque même, à terme, d’amenuiser la pertinence de s’exprimer en français. Ce fait est d’autant plus menaçant en raison de la prédominance de l’anglais dans l’affichage et dans les services publics à Montréal. Comme le souligne Lysiane Gagnon, le caractère foncièrement anglophone de la métropole témoigne du statut d’infériorisation de la langue française par rapport à la langue anglaise :

Montreal, second largest French city in the world : cela te saute alors aux yeux : son visage d’étrangère. Montréal parle anglais. Et quand elle veut te parler dans ta langue à toi, elle parle joual ou franglais. Et tu te rends compte que tu as été berné. Tu croyais avoir une ville, une ville à toi : tu n’en as pas. Montréal, c’est aux autres qu’elle appartient[52].

En ce sens, parmi l’éventail des sujets abordés par les intellectuelles indépendantistes, celui de la langue revient continuellement et s’articule étroitement avec le thème de l’indépendance. Dans cette logique, la mise sur pied d’un État national francophone vise d’abord à protéger la langue française et à en assurer l’épanouissement dans un cadre politique légitime. Pour Jeannette Beaubien, épouse de l’homme politique René Chaloult, la langue constitue l’élément fondamental de l’identité nationale, ce qui, selon elle, explique pourquoi les collectivités francophones et anglophones sont incapables de vivre dans un ensemble politique national unifié :

Une nation se distingue d’une autre nation par le langage que parlent les individus qui la composent. Ceux qui parlent un même langage se rapprochent en groupe, appelé nation, et se tiennent unis ensemble, cherchant à sauvegarder leur similitude nationale; tandis que ceux qui parlent un autre langage en font autant. Ainsi l’humanité se divise-t-elle par communautés nationales […] Si, au Canada, on divise les Canadiens entre Canadiens français et Canadiens anglais, c’est parce que les deux groupes ne parlent pas le même langage, ne possèdent pas la même langue maternelle. Il y a donc, au Canada, deux nations qui vivent sous le même régime politique, économique et administratif. Il y a, au Canada, unité politique, mais pas d’unité nationale possible[53].

Partageant les opinions des dirigeants des mouvements de défense du français de l’époque[54], les intellectuelles indépendantistes critiquent l’idée selon laquelle les locuteurs francophones doivent savoir s’exprimer en anglais pour pouvoir travailler dans différents secteurs d’activité au Québec et ainsi accéder à un meilleur niveau de vie[55]. Il s’agirait, selon elles, d’une forme typique de colonialisme économique et culturel, où les francophones se retrouvent à devoir renier leur langue maternelle afin de pouvoir aspirer à un niveau de vie comparable à celui de la population canadienne, sans pour autant bénéficier des privilèges que possèdent les hauts dirigeants anglophones qui sont à la tête de plusieurs monopoles financiers et industriels au Québec[56]. En ce sens, la question linguistique est également abordée par le biais du joual et, notamment, du point de vue du symbolisme qui lui est rattaché en tant que langue populaire de la classe ouvrière et rurale francophone. Les revues Liberté et L’Indépendance comptent dans leurs pages certains textes d’autrices dans lesquels elles revendiquent, avec fierté, l’utilisation du joual dans le contexte des transformations sociales et culturelles ayant cours au Québec durant la Révolution tranquille[57]. C’est le cas de la poète Michèle Lalonde, qui affirme à l’été 1968 : « [L]e joual est ce qu’on a de plus précieux comme matériau en tant qu’écrivain du point de vue de l’invention et du langage[58] ». Estimant que le joual ne constitue pas un symptôme de la détérioration de la langue parlée au Québec en raison du contexte colonial canadien – à la différence de la plupart des partipristes[59]–, Lalonde estime plutôt que l’utilisation du joual, voire d’anglicismes dans la langue orale des Québécois, « n’est pas le fait d’une faiblesse, mais le fait d’une force et d’une emprise » sur le réel[60]. Elle rejoint ainsi des poètes, des écrivains et des dramaturges de l’époque, dont Gérald Godin et Michel Tremblay, qui, par leurs écrits, propulsent le joual comme marqueur identitaire, mais aussi comme élément caractéristique de leur art engagé.

La critique du projet de bilinguisme officiel, envisagé par le gouvernement Pearson au début des années 1960, est également monnaie courante dans les textes publiés dans les revues L’Indépendance et Parti pris au milieu de la décennie[61]. L’idée d’un Canada biculturel est d’ailleurs au centre des critiques des intellectuelles indépendantistes, qui remettent en question le bien-fondé de la démarche de rapprochement entre anglophones et francophones entreprise par certaines personnalités francophones qui siègent à la commission Laurendeau-Dunton, dont au premier chef André Laurendeau. Le biculturalisme apparaît comme une construction intellectuelle, voire un mythe, sans assise dans la réalité socioculturelle, politique et historique du Canada. En réponse au discours bon-ententiste du gouvernement Pearson en la matière, la réponse apparaît sans équivoque :

Voyez-vous M. Pearson, votre discours est tombé dans des oreilles de sourds. Il y a cinquante ans, il aurait peut-être porté. Mais comprenez bien ceci : le Québec n’est pas, n’est plus composé d’une foule de Laurendeau, de Marchand et de Scott. Ces gens-là ne nous représentent pas. Ils sont les porte-parole d’un vieux rêve et, comme le disait si bien M. Laurendeau, ils ont « plongé ». Plongé, oui, en eau trouble : le biculturalisme est un marais, et bientôt, très bientôt, on les aura perdus de vue[62].

Cette citation rejoint les propos d’Irène de Buisseret, qui dénonce le manque de courage des politiciens et des intellectuels québécois nationalistes qui travaillent en fonction de la réalisation d’un ordre politique canadien basé sur les préceptes du biculturalisme et du bilinguisme, en référence aux figures de Jean Marchand, d’André Laurendeau et de Pierre Elliott Trudeau[63]. À l’automne 1960, elle affirme notamment que ces personnalités associées à la revue Cité libre, à l’exception de Laurendeau, considèrent « le “particularisme national” du Canada français [comme] une manifestation diabolique, […] la seule voie ouverte à notre collectivité, à notre nation, serait donc celle de la fusion avec le Canada anglais, première étape d’associations ultérieures, plus vastes et plus parfaites[64] ». Selon elle, le bilinguisme officiel ne sert qu’à endiguer, voire à masquer temporairement une sombre réalité historique, soit la décroissance du poids démographique et politique des francophones au Canada depuis le début du xxe siècle. Froidement, elle estime qu’« aujourd’hui, même plus qu’hier et sans doute moins que demain, le Canada ne peut qu’englober dans un cadre politique centralisé deux nations distinctes, celle des vainqueurs et celle des vaincus[65] ».

En somme, les écrits politiques des intellectuelles indépendantistes de la Révolution tranquille sont dans l’air du temps. Ils visent à déconstruire les effets négatifs du système fédéral canadien, dans une logique plurielle, afin de procéder à la démonstration de la pertinence de la thèse indépendantiste, entendue dans l’une ou l’autre de ses dimensions idéologiques. Or, si c’est la question du régime politique qui prime dans les analyses de ces intellectuelles, les questions de nature sociale, liées au statut des femmes, se trouvent parfois abordées à travers le prisme de la littérature, notamment dans les poèmes, les nouvelles et les chroniques culturelles[66]. Toutefois, on note que les revues conservatrices et celles de gauche ne tiennent pas le même discours, les premières émettant clairement le voeu de voir la structure sociale traditionnelle demeurer intacte et les autres demeurant plutôt muettes sur cette question. En somme, le silence relatif s’observe de part et d’autre dans toutes les revues étudiées, aucune femme ne se proclamant clairement en faveur d’une reconsidération des rôles sociaux dans la société québécoise[67].

Prenons, par exemple, L’Action nationale. L’inventaire des textes publiés durant la décennie 1960 nous révèle qu’à peine deux collaboratrices abordent le thème de la condition des femmes par le biais de la question nationale, dans une logique très conservatrice. L’écrivaine Irène de Buisseret propose notamment une analyse du rôle primordial de la mère, reine du foyer et gardienne de la langue française[68]. En vantant les mérites d’une culture française immémoriale, elle souligne les qualités associées au rôle traditionnel de la mère au sein de la nation canadienne-française, notamment en vertu de son rôle de défenderesse de la langue française et de dépositaire d’une culture historique vieille de plusieurs siècles. Elle soutient qu’au « moyen de la parole […] ton vieux parrain voudrait te montrer que fille, mais surtout mère de la pensée et de la vie, la langue peut encore susciter l’art et la beauté[69] ». Écrivaine au sens poétique développée et fière militante indépendantiste, Buisseret critique également les thèses antinationalistes de Cité libre, jugeant sévèrement la vacuité de son discours moderniste qui rompt avec les fondements du nationalisme traditionnel canadien-français, en lien avec le rôle culturellement fondamental de la mère[70]. Dans un ordre d’idées similaire, l’autrice nationaliste Marthe Handfield publie des chroniques qui mettent en valeur l’idéal chrétien de la structure familiale traditionnelle et qui critiquent les jeunes femmes qui cherchent à s’émanciper du rôle de mère, jugé culturellement fondamental pour la pérennité du Canada français. Handfield critique également les orientations de la commission Parent sur la réforme de l’éducation, estimant que la possibilité pour les jeunes femmes d’accéder aux institutions universitaires risque de les éloigner de leurs devoirs familiaux[71]. Pour Handfield, les réformes sociales et culturelles des années 1960 menacent le rôle fondamental des femmes dans la société canadienne-française :

Il nous semble que la crise générale qui affecte notre peuple vient d’atteindre la jeune fille au sein même de sa vie de foi. Et si les futures épouses, les futures mères de famille, les futures institutrices, les futures infirmières, etc. délaissent, non seulement la pratique religieuse, mais délaissent Dieu, ne veulent plus ressourcer leur vie à son Amour, nous nous préparons à une période difficile. Car les bases mêmes de notre civilisation chrétienne sont atteintes. La femme est éducatrice et c’est elle qui, en premier, transmet le Seigneur à ses enfants[72].

Buisseret et Handfield sont de rares exemples d’intellectuelles qui s’expriment sur la question du statut des femmes dans L’Action nationale, celles-ci vantant le rôle de la mère dans les familles canadiennes-françaises et soulignant les problèmes causés par le déclin de la foi chez les jeunes filles. Or nous retrouvons un discours semblable dans le journal La Nation. Dans certains articles, Germaine Perron cherche à sensibiliser le lectorat sur l’importance des traditions sociales et familiales canadiennes-françaises, à l’heure des grands bouleversements de la Révolution tranquille[73]. Selon elle, l’indépendance du Québec se veut un projet politique, mais aussi culturel, qui permettrait à la collectivité francophone de se développer selon ses coutumes historiques, où le rôle de la femme consiste à être à la fois mère et gardienne de la nation[74]. Dans cet esprit, le projet d’indépendance ne remet aucunement en question les dynamiques inhérentes aux rôles sociaux des hommes et des femmes dans ces deux revues.

Dans les revues associées à la gauche, on constate un silence relatif sur la question du statut des femmes au Québec. Du côté de L’Indépendance, on ne retrouve aucun écrit sur la condition féminine et sur ses liens avec la question nationale, ce qui suggère que l’option indépendantiste demeure l’objectif à défendre, et ce, tant pour les hommes que pour les femmes. Ce phénomène s’observe également dans les écrits des militantes radicales, dont Andrée Ferretti, qui ne lie pas non plus la question nationale aux enjeux féministes. Les collaboratrices de L’Indépendance privilégient ainsi, la plupart du temps[75], la libération nationale plutôt que la libération des femmes. On remarque une situation similaire dans les revues Parti pris et Liberté. Dans le cas de Parti pris par exemple, l’étude des textes publiés par des collaboratrices montre qu’elles partagent les réflexions de leurs collègues masculins sur le projet de révolution québécoise. Pour Andrée Ferretti, Nina Richer et Nicole Gagnon, entre autres, il y a donc conscience d’une « responsabilité partagée » dans la démonstration relative à une nécessaire révolution au Québec[76]. Ces collaboratrices présentent des analyses basées sur l’oppression économique et l’aliénation culturelle vécue par la collectivité francophone dans le cadre du régime fédéral canadien et dans le contexte de l’impérialisme culturel américain. Ferretti, en particulier, tient « un discours qui contribue directement au projet de libération québécoise, mais elle est de plus reconnue comme une intervenante clé qui articule son discours sur l’indépendance du Québec autour du concept de décolonisation », ce qui constitue « un apport important à la réflexion partipriste[77] ». Comme l’ont montré Marie-Andrée Bergeron et Anne Caumartin, les femmes qui collaborent à Parti pris se considèrent comme des soeurs d’armes, voire comme des « camarades » oeuvrant au combat révolutionnaire partipriste[78]. La mise en place d’un État québécois indépendant, laïque et socialiste prime donc toute autre considération. À lire plusieurs des textes des fondateurs de la revue, il apparaît même, à plusieurs égards, que la révolution doit avant tout bénéficier à l’homme québécois, qui doit se libérer de son double statut d’être colonisé et aliéné. Enfin, dans la revue Liberté, les références à la place et au statut des femmes dans la société québécoise sont elles aussi absentes ou anecdotiques, et ce, durant toute la décennie 1960. L’impression qui en découle est que le discours des femmes dans les revues indépendantistes de gauche traduit une critique du système impérialiste qui entrave le développement de la société québécoise, mais qu’il ne tient pas encore compte de la condition des femmes en tant qu’entité sociale au sein de la collectivité nationale[79].

En cela, on peut d’ailleurs se demander si la question religieuse a pu constituer un élément contextuel permettant d’expliquer le silence relatif des femmes sur leur statut social. Malgré le mouvement de sécularisation qui touche le Québec depuis la période de l’entre-deux-guerres, la société québécoise des années 1960 subit encore les influences du catholicisme, notamment du point de vue des moeurs sociales[80]. Cette persistance s’observe par le biais des positions très conservatrices des collaboratrices de L’Action nationale et de La Nation, qui exaltent les idéaux ancestraux de la famille canadienne-française, le tout dans une perspective traditionaliste marquée par la prépondérance du cadre de vie catholique. Les femmes qui écrivent dans des revues associées à la droite s’inscrivent ainsi dans cette logique de défense des fondements catholiques de la famille. Or, à la lumière des textes que nous avons analysés, il apparaît que les intellectuelles associées aux publications de gauche ne mentionnent à peu près jamais la question de la religion dans leurs réflexions. Si l’Église catholique fut directement accusée d’être l’un des piliers du système colonial qui a entravé le développement de la collectivité nationale francophone par plusieurs intellectuels tiers-mondistes, dont ceux associés à Parti pris[81], force est d’admettre que les intellectuelles de gauche n’attaquent à peu près jamais l’institution catholique, ni ne critiquent les fondements du catholicisme. Même dans les écrits des intellectuelles les plus radicales, l’appel à la révolution n’est jamais associé à une critique ou à une attaque du dogme catholique. De manière générale, l’Église est complètement écartée du cadre d’analyse de ces militantes, qui s’en prennent plutôt à l’État fédéral, perçu comme le véritable artisan du système colonial « Canadian » qui doit être renversé afin de libérer les Canadiens français de leur condition de colonisés. De part et d’autre, les intellectuelles indépendantistes de la décennie 1960 semblent donc porter une attention assez limitée à la question de leur statut dans la société, en lien avec l’influence qu’y exerce la religion catholique. Le poids des traditions sociales et culturelles semble en partie absent de leurs réflexions, un élément qui n’échappera toutefois pas à leurs collègues féministes, qui s’exprimeront dans de nouvelles revues à partir du début de la décennie 1970.

Conclusion

Selon l’historien Sean Mills, c’est par la fondation du Front de libération des femmes (FLF) en 1969 que les militantes indépendantistes se dotent d’un regroupement à leur image et dénué des stéréotypes masculins répandus dans les organisations tant indépendantistes que fédéralistes, de gauche comme de droite dans les années 1960[82]. Mis sur pied par Véronique O’Leary, Nicole Therrien et Marjolaine Péloquin, le FLF prône une idéologie ancrée dans le courant du féminisme radical[83]. Dans leur manifeste de 1970, ses dirigeantes affirment : « [L]e FLF doit s’insérer dans la lutte pour l’indépendance du Québec et pour la révolution sociale. Pour l’indépendance, parce que nous sommes femmes, mais femmes québécoises et en tant que Québécoises nous sommes colonisées[84] ». Pour ses membres, l’oppression des femmes québécoises est directement liée à l’oppression nationale. Le FLF s’inscrit d’ailleurs dans une nébuleuse de regroupements féministes et indépendantistes, qui inclut le Centre des femmes et la revue Québécoises deboutte!

Assez rapidement toutefois, les militantes féministes et indépendantistes du début des années 1970 commencent à revendiquer autre chose que l’indépendance du Québec ou que l’amélioration du statut des femmes. Elles militent pour la contraception et l’avortement libre et gratuit, pour l’égalité salariale, pour la reconnaissance du travail ménager, pour l’accès à des garderies gratuites et pour une redéfinition de la cellule familiale, connue comme étant « la base traditionnelle de notre société où la femme devient la servante du mari et des enfants, et l’homme, le chef de famille[85] ». Assez rapidement, la question de l’indépendance nationale devient secondaire durant la décennie 1970, au profit d’enjeux plus importants pour ces féministes[86]. Cette distanciation des féministes s’expliquerait en partie, selon Sean Mills, par « la glorification par le PQ de la maternité et de la famille nucléaire », une prise de position qui amène les militantes à « rejeter le projet nationaliste[87] ». Il y aura ensuite une scission entre les féministes radicales, qui délaisseront complètement les enjeux liés à la question nationale, et celles qui s’engageront au sein du Parti québécois, qui en viendra à représenter le centre de convergence des forces indépendantistes. Toutefois, les liens entre le mouvement indépendantiste et le mouvement féministe s’effriteront rapidement, le Parti québécois étant considéré comme un vieux parti cherchant à maintenir en place le rôle traditionnel des femmes dans la famille québécoise. À partir du milieu de la décennie 1970, les intellectuelles féministes privilégient la lutte pour la libération des femmes, la cause nationale étant devenue un enjeu secondaire par rapport à la reconsidération du statut des femmes dans la société. Fait important à noter, à peu près aucune des intellectuelles actives dans les revues indépendantistes de la décennie 1960 ne collabore aux différentes publications féministes de la décennie 1970. Même des militantes considérées comme très radicales, comme Andrée Ferretti, ne se joindront pas aux nouveaux groupes féministes. Ce fait témoigne éloquemment de la distance qui sépare les intellectuelles des années 1960 et celles des années 1970, l’enjeu du statut des femmes étant devenu le principal point de ralliement des féministes désireuses de participer aux débats idéologiques de la Cité.

En somme, les intellectuelles indépendantistes de la décennie 1960, bien qu’ayant participé activement à la médiatisation et à la démocratisation de l’option indépendantiste dans les sphères intellectuelles et militantes, étaient en bonne partie « invisibles » dans le réseau des revues d’idées et d’essais de la Révolution tranquille, quoique, si l’on prend l’exemple de Perron, celle-ci y ait joué un rôle essentiel. Confinées dans les marges des comités de rédaction et peu présentes, toutes proportions gardées, dans les pages des principales revues de l’époque, elles oeuvraient dans un milieu culturel et social, somme toute, hermétique. Évoluant dans un environnement masculin, elles n’ont pas bénéficié d’un contexte intellectuel favorable leur permettant de réfléchir sur les tenants et aboutissants des relations hommes-femmes. Il faut dire qu’elles vivaient à une époque qui n’était pas encore marquée par des transformations sociales de grande ampleur à l’échelle nord-américaine et occidentale. Silencieuses sur leur statut, certaines défendaient même le rôle traditionnel de la mère, reine du foyer canadien-français, dans une logique de défense des traditions culturelles et historiques. Ce n’est donc qu’au courant des années 1970, au moment où émerge la deuxième vague de féminisme, qu’une nouvelle génération de militantes féministes en viendront finalement à quitter le mouvement nationaliste, un mouvement qui mettra de nombreuses années avant de reconsidérer sérieusement la question du statut des femmes dans la société québécoise[88].