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Publiée en 1943 chez Delamain et Boutelleau, l’Anthologie de la poésie allemande des origines à nos jours de René Lasne[1] et Georg Rabuse[2] a déjà suscité plusieurs travaux[3], qui ont mis en évidence les déterminations politiques d’une entreprise à la logique collaborationniste[4]. Celle-ci relève sans aucun doute possible d’une « propagande partisane[5] », assise sur une « instrumentalisation de la poésie[6] », le choix des textes éliminant en particulier tous les poètes juifs et mettant de l’avant les pires rimailleurs nazis[7]. Dans ce contexte idéologique très chargé, la teneur de la section consacrée aux poètes de l’époque baroque pose question, ce sujet étant alors en Allemagne et plus largement dans l’espace germanophone tout aussi marqué sur le plan politique, des historiens de la littérature tels que Fritz Strich important avec le transfert disciplinaire des catégories de Heinrich Wölfflin les conflits idéologiques autour de son oeuvre. Plusieurs continuateurs de ce dernier instituent pour leur part, dans la lignée de certains aspects de sa pensée, l’Allemagne en patrie d’élection du baroque. L’anthologie en trois volumes que Herbert Cysarz consacre en 1937 aux poètes baroques allemands revêt à cet égard une importance cruciale, puisqu’en donnant sur pièces de nombreux textes oubliés, elle engendre une réception à double entente dans l’espace francophone. Marcel Raymond et Jean Rousset, deux des pionniers les plus importants du baroque littéraire, s’en saisiront en effet, notamment sur le plan formel, pour appuyer leur effort comparatiste de définition d’un baroque français, mais sans introduire les considérations pangermanistes de Cysarz. On peut par conséquent s’interroger sur le rapport qu’entretiennent Lasne et Rabuse à de tels faits, leur accointance avec l’idéologie du vainqueur semblant les prédisposer à réénoncer les lieux communs cysarziens sur le baroque appartenant de droit à l’Allemagne[8]. On verra que leur travail passe par plusieurs intercesseurs francophones[9] que sont les germanistes Geneviève Bianquis et André Moret, mais aussi Jean Rousset, la réédition de l’anthologie en 1951 puis en 1967[10] suscitant des ajustements quant au statut du baroque dans le grand tableau de la poésie allemande brossé par Lasne, sans changer pour autant son sens profond[11]. L’objectif sera de montrer comment l’anthologie de Lasne et Rabuse est construite, pour ce qui concerne le baroque, sur un feuilletage d’appropriations permettant à l’idéologie nazie de s’exprimer de manière détournée, la modalisation du baroque allemand ayant lieu par réénonciation implicite[12]. Il y a dans cette anthologie une adéquation totale entre baroque et nazisme, l’optique de Lasne et Rabuse étant de tisser le continuum de ce que le préfacier Epting appelle « la vraie tradition spirituelle allemande[13] ». En dépit du fait que Lasne, dans les discours d’escorte accompagnant la publication de l’anthologie, « exalte le réel tout en l’abolissant dans le même temps[14] », ce qui semble revenir à déshistoriciser la poésie allemande[15] en l’inscrivant « sur le plan de l’éternité[16] », son anthologie comporte et déploie un objet baroque, dont il importe de déterminer les contours et les usages.

La première question d’appropriation se posant relativement au baroque concerne les sources de Lasne et Rabuse, certaines étant ouvertement exposées, tandis que d’autres ne sont pas mentionnées mais apparaissent en filigrane. Ainsi de l’anthologie de Cysarz, qui leur fournit de toute évidence le « Komm Trost der Nacht, o Nachtigall » de Grimmelshausen, démarqué sans guère de doute possible du second tome de Barocklyrik[17]. A contrario, Lasne annonce ostensiblement l’information, voire la reconduction de traductions reprises des travaux antérieurs de germanistes français : le sonnet de Opitz « Ihr, Himmel, Luft und Wind » est donné dans la traduction d’André Moret[18], dont la provenance complète n’est certes pas précisée[19], mais l’origine exacte de ce texte, qui se trouve encore chez Cysarz[20], n’est pas mentionnée. On pourrait en déduire que Lasne et Rabuse se sont concentrés exclusivement sur la documentation française et n’ont pas été compulser Cysarz, mais il faut vite renoncer à cette hypothèse, car si le « Ännchen von Tharau » de Dach est également récupéré chez Moret[21], le « Braut- und Ehrentanz[22] » du même auteur ne s’y trouve pas, alors qu’il figure chez Cysarz[23], dont la somme a de toute évidence servi de réservoir de base aux compilateurs. On peut en effet ajouter sans exclusive aux exemples susmentionnés le « Sommergesang » et le « An das Angesicht der Herrn Jesu » de Paul Gerhardt qui, de plus, sont présentés en diptyque, ou en tout cas collés l’un à l’autre chez l’anthologiste allemand, Lasne et Rabuse se contentant d’inverser leurs positions pour donner à lire le « Chant d’été » avant l’adresse à la « Sainte Face[24] ». Un phénomène identique se produit à propos de « Eitelkeit der Welt » et « Über die Geburt Christi » de Gryphius : chez Cysarz, la « Nativité » précède le « Vanité, vanité… », alors que le contraire s’observe chez Lasne et Rabuse[25], à tel point que l’on peut aller jusqu’à parler, sans chercher une dimension herméneutique trop poussée à ce geste d’inversion, de stratégie de brouillage, comme si Lasne et Rabuse voulaient se démarquer au moins minimalement de Cysarz, dont l’ombre plane très clairement sur leur section baroque. Mais pourquoi alors ne jamais faire état de l’importance de cette figure tutélaire, qui donne l’impression de gêner les compilateurs aux entournures? Ce contournement soulève la question de la volonté d’ancrage institutionnel de Lasne, que le « repli escapiste mâtiné d’opportunisme », selon le mot d’Alexis Tautou, pousse à profiter de la situation pour gravir les échelons du ministère de l’Éducation nationale[26]. L’appropriation explicite du discours de ses réputés prédécesseurs pourrait traduire un désir de suivre leurs brisées afin de faire valoir la portée pédagogique de son volume, qui vulgariserait en quelque sorte le savoir universitaire de pointe à l’intention de « l’“honnête homme” qui désirerait étendre ses lectures », comme le revendique l’avertissement de 1951[27]. Éliminer les traces de l’influence cysarzienne pourrait concourir à renforcer cette volonté d’inscription au sein de la germanistique française.

Dans les notices de l’anthologie de 1943, on trouve une référence explicite à Geneviève Bianquis, dont l’Histoire de la littérature allemande de 1936 est citée. Lasne avait également sollicité Bianquis, mais sans succès, pour traduire Novalis[28]. Ce choix peut étonner de prime abord : Bianquis, « la première femme germaniste[29] », est en effet une adversaire politique irréconciliable puisque son affiliation à la Section française de l’Internationale ouvrière est un fait avéré[30]. Plus encore, comme l’analyse Roland Krebs, il est probable qu’Epting, qui patronne, rappelons-le, l’anthologie, a réclamé personnellement la « mise à la retraite prématurée » de Bianquis, qui était membre du « Comité de vigilance des intellectuels anti‑fascistes de Dijon » avant d’entrer « en 1936 au Parti communiste français[31] ». Krebs précise que « l’Occupant, en outre, ne pouvait ignorer son travail de traductrice pour la série de documents de Charles Andler sur le pangermanisme[32] ». Ajoutons enfin que l’Histoire de la littérature allemande est dédiée à la mémoire d’Andler. Il y a donc quelque étonnement à trouver le nom de Bianquis dans l’anthologie, au point que l’on peut presque imaginer une offense calculée de la part de Lasne devant le refus de la germaniste. Reste cependant que l’universitaire dijonnaise demeure à l’époque une autorité, notamment pour ses traductions de Nietzsche. Il est donc plus probable que Lasne, dans son désir d’ascension dans la hiérarchie ministérielle, a voulu montrer patte blanche en utilisant à son avantage le travail d’une germaniste accomplie. Mais pour corroborer cette hypothèse, il convient de se pencher en détail sur le passage concerné :

Gryphius est le meilleur protagoniste du baroque en poésie, de l’antithèse violente, du pathétique tendu à l’excès, du style à panache et à volutes qui va s’amplifier jusqu’à l’absurde chez les autres poètes silésiens, Lohenstein et Hoffmannswaldau. L’enflure (Schwulst) de Lohenstein est passée en proverbe : ses drames sanglants et barbares se drapent d’un terrible pathos à l’espagnole, farci de subtilités marinistes et de crudités à l’allemande. Les poèmes et héroïdes de Hoffmannswaldau brillent des mêmes agréments, ceux qu’on voit rutiler en dorures, en boursouflures, en sculptures et en peintures contorsionnées et théâtrales dans les églises de style jésuite, bavaroises et autrichiennes[33].

Lasne insère un extrait du propos de Bianquis au coeur d’un développement qui ne fait pas autre chose que de le réénoncer quasiment à l’identique, une partie de la citation étant même livrée telle quelle :

On retourne à l’ornement factice avec les poètes de la seconde école silésienne. Les poèmes et héroïdes de Hoffmannswaldau, qui fut par ailleurs un juriste éminent, brillent des agréments « qu’on voit rutiler en dorures, en boursouflures, en sculptures et en peintures contorsionnées et théâtrales dans les églises du style jésuite, bavaroises et autrichiennes » (Bianquis). Il sut parfois être plus simple[34].

Se contentant d’ajouter la profession de Hoffmannswaldau à titre informatif, Lasne se saisit de la conception encore empreinte de classicisme français du baroque bianquisien, cette reprise à l’identique cadrant bien avec l’opportunisme sans scrupules du personnage. De quoi Bianquis est-elle donc le nom pour Lasne? D’une adversaire dont on peut réemployer les écrits sans trop d’égards, la volonté d’inclusion au sein de la germanistique allant de pair avec la certitude de se trouver du bon côté de l’histoire et de posséder à ce titre un ascendant sur autrui : à qui Bianquis, en somme, aurait-elle bien pu se plaindre?

Ces appropriations sont par ailleurs sujettes à des modifications parfois substantielles entre 1943, 1951 et 1967. Lorsque Lasne présente la « chanson d’Annette de Tharau » de Simon Dach, il signale que « l’on [y] retrouve le sentiment du Volkslied[35] », ce qui va tout à fait dans le sens du commentaire de Meyer sur le « peuple allemand » comme « plus grand poète allemand »[36]. Pourtant, en 1951 ce passage est éliminé et remplacé par le suivant : « malgré une vie difficile et la maladie, il a su garder une jeunesse de coeur qui réjouit encore[37] ». Ce recentrement sur l’individualité souffrante de Dach actionne un autre mécanisme herméneutique qui, pour sembler se séparer de la lecture collectiviste de 1943, ne s’y rattache pas moins : il s’agit ici de proposer une vision romantique de la poésie allemande à travers cette version en miniature du poète maudit. Il se trouve que cette lecture romanticisante dérive en fait directement des travaux d’André Moret[38], que Lasne pille sans scrupules tout en indiquant imperturbablement à la fin de presque chaque notice biographique « Cf. André Moret ». On s’en avise tout particulièrement en lisant ce qu’il écrit au sujet de Gerhardt :

C’est surtout par l’inspiration mystique que le baroque reste dans la tradition allemande. Au milieu des malheurs de l’Allemagne meurtrie, qui saigne des mêmes blessures que la Face du Sauveur, Gerhardt redonne vie au chant religieux. Ses cantiques furent adoptés par le culte et sont demeurés populaires[39].

On retrouve, plus discrètement, la détermination « populaire » évoquée précédemment à propos de Meyer. Comme dans le cas de Dach, cette lecture est modifiée dans un sens romantique en 1951 :

C’est surtout par l’inspiration mystique que le baroque reste dans la tradition allemande. Au milieu des malheurs de l’Allemagne meurtrie, qui saigne des mêmes blessures que la Face du Sauveur, Gerhardt redonne vie au chant religieux et a fourni le culte en cantiques, mais il garde souvent dans la ferveur une bonhomie, un plaisir des yeux, un rêveur sentiment de la nature qui tantôt annoncent Claudius, tantôt Eichendorff[40].

Ce passage, qui remplace l’invocation de la dimension populaire par une comparaison faisant de Gerhardt un préromantique, est en effet très nettement inspiré de ce que Moret écrit en 1936, lequel qualifie Gerhardt de « rénovateur du cantique religieux[41] » et de « vrai poète[42] », cette caractérisation énigmatique servant à le présenter comme « l’un des précurseurs du lyrisme moderne » au « sentiment sincère de la nature[43] ». On constate que Lasne se trouve à nouveau sur le fil du rasoir du plagiat, son « rêveur sentiment de la nature » n’étant qu’une réénonciation minimaliste du « sentiment sincère de la nature » de Moret. Cette appropriation repose sur le partage d’une conception sévissant encore de nos jours, mais dont la résonance à l’époque du nazisme est bien évidemment tout autre, qui voudrait que seule la poésie lyrique exprimant des sentiments « personnels » soit poétique[44], ce qui engage une vision de la poésie comme étant exclusivement romantique[45]. Or, en dépit du fait que dans son ouvrage les théories de Strich et de Cysarz soient « reprises, discutées, mais en somme acceptées[46] », Moret n’est pas un collaborationniste ni un thuriféraire du nazisme, et de ce fait la résonance de cette conception n’est pas du tout la même chez lui, qui refuse de plus ouvertement toute optique politique dans son travail[47], que chez Lasne en 1951. Ce dernier efface certes par là les analyses trop ouvertement « völkisch » de 1943, mais pour mieux défendre une autre instance favorable au nazisme, celle du romantisme des profondeurs comme expression de l’âme allemande, combattue vigoureusement par Albert Béguin quelques années auparavant[48], et dont il est douteux que Lasne n’ait pas eu connaissance[49]. Le discours de l’appropriation revient ici à reconnaître la supposée cohérence transhistorique et partant la prétendue supériorité de la lyrique germanique, cette croyance hégémonique ayant précisément contribué à la catastrophe de l’Holocauste. De plus, la question de « l’inspiration mystique » est le lieu d’une appropriation renforçant l’armature idéologique du propos lasnien, Moret écrivant en fait en 1936, dans sa thèse que le traducteur ne cite jamais mais qu’il a manifestement lue : « le mysticisme est le domaine spécifiquement baroque[50] ». Entre cette phrase et « c’est surtout par l’inspiration mystique que le baroque reste dans la tradition allemande », on perçoit bien les points de contact, mais surtout les dissemblances; Lasne tord l’assertion de Moret pour la réintroduire dans le continuum de l’âme allemande qu’il croit voir exprimé à travers sa poésie : la dimension mystique s’y trouve rattachée avec autorité, le baroque n’étant plus ici qu’un prétexte, alors qu’il est chez Moret l’objet d’étude premier[51].

Moret est du reste une véritable mine d’or pour Lasne, qui lui emprunte également la thèse de l’origine silésienne du baroque, laquelle apparaît en 1935 chez l’universitaire lillois :

Le lyrisme religieux du xviie siècle fleurit aux bords du Rhin et, comme le lyrisme profane, principalement en Silésie. La faveur dont il jouit dans cette province s’explique par la situation sociale et la misère des paysans silésiens, qui devait les pousser à chercher ailleurs une félicité idéale, et aussi par le rayonnement et l’influence des écrits théosophiques de Jacob Boehme, publiés à partir de 1610[52].

Mais un an plus tard, Moret soutient la thèse contraire à propos de l’état économique de la Silésie et de son influence sur la naissance du baroque en Allemagne : « La Renaissance ne fut donc en Allemagne qu’une apparence de renouveau. Celui-ci se manifeste surtout en Silésie, un des États les plus riches, un de ceux aussi qui, relativement, avaient le moins souffert de la guerre[53]. » Ce changement total de perspective étonne : Moret passe sans s’en expliquer de « la misère » à l’absolue antithèse de la « quiétude relative, jointe au goût des habitants pour les choses de l’esprit », ces deux nouveaux qualificatifs justifiant la localisation en Silésie de « ce réveil intellectuel[54] » impulsé par Opitz. Quoi qu’il en soit des raisons de ce retournement herméneutique, notons que l’on troque une conception du baroque comme arrière-monde compensatoire, assez proche de celle que développera Tapié en 1957, contre une esthétique de « Land » fortuné et donc propice aux choses de l’esprit. Significativement, Lasne, qui veut évidemment faire du baroque tout autre chose qu’un arrière-monde, retient en 1967 la deuxième thèse : « C’est l’époque de la guerre de Trente Ans (1618-1648) et le baroque poétique naît et se développe dans une des régions les moins éprouvées, au demeurant riche de ses mines et de son industrie textile : la Silésie[55]. »

Le fait que Moret emploie le verbe « se manifeste » pour décrire le baroque en Silésie et que Lasne parle pour sa part de « naissance » n’est pas une simple nuance sémantique : là où l’universitaire lillois évoque une affinité sans exclusivité, le traducteur collaborationniste expose quant à lui une attraction identitaire totale, qui de surcroît ne se limite aucunement à l’Allemagne, l’hypostase « le baroque poétique » englobant tous les autres pays pour faire de la Silésie sa source originelle, ce qui renforce la thèse du baroque identifié à « l’âme germanique ». La suite de l’introduction le prouve, Lasne entremêlant l’évolution du baroque en rococo avec le continuum des poètes silésiens :

Avec la seconde école de Silésie, le baroque se fait rococo, et se teinte d’anacréontisme. Il convient de citer Hoffmann von Hoffmannswaldau (1618‑1679) mais le baroque eût eu sans doute son apothéose avec Günther (1695-1723) si ce dernier n’était mort si jeune. On trouvera t. I, page 153 la magnifique épitaphe qu’il avait lui-même préparée pour son tombeau[56].

Acmé du baroque, Günther est aussi le dernier représentant de l’école silésienne, l’épitaphe évoquée par Lasne s’ouvrant sans que l’on s’en étonne sur ce que l’anthologiste présente comme une revendication identitaire : « Hier starb ein Schlesier[57] », traduit par « Ci-gît un Silésien[58] ». L’obsession de la continuité identitaire de la poésie allemande trouve par conséquent dans l’assimilation du baroque au territoire silésien, et ce depuis 1943, où la biographie de Günther le mêle déjà avec l’approche romantique[59], un moyen d’expression que l’on pourrait qualifier de microstructurel, en ce qu’il reflète par synecdoque « ce qui importe à un poète allemand[60] », « un Silésien » étant ici à comprendre dans son extensivité la plus générique.

Lasne se trouve cependant devant la nécessité de tenir compte des travaux de Jean Rousset, qui a notamment consacré deux anthologies à Gryphius (1947) et à Silesius (1949), ces petits volumes mettant déjà en scène la dialectique du baroque propre au futur auteur de La littérature de l’âge baroque en France (1953). Dès 1951, l’anthologiste modifie ses notices de 1943 pour inclure le Gryphius et le Silesius de Rousset, mentionnés parmi les références bibliographiques à Moret et aux thèses de Wysocki pour le premier poète[61] et de Plard pour le second[62], ce qui renforce encore son désir d’ancrage institutionnel. En 1967, Lasne cite dans son introduction le volume que Rousset a consacré à Gryphius en 1947 :

Le premier mouvement baroque s’achève sur Andreas Gryphius (1616-1664) dont Jean Rousset a traduit un choix de textes (G.L.M., Paris, 1947). Grand érudit, grand voyageur, poète somptueux de la Nuit, Gryphius a-t-il la place qui lui est due? Il a porté les défauts mêmes du baroque à leur qualité, donné magnificence au Schwulst (à l’enflure). Il y a en lui quelque chose d’exemplaire[63].

On ajoutera qu’en 1967, si les notices des poètes, qui ouvrent désormais les sections qui leur sont réservées, sont identiques à celles de 1951, Lasne supprime les « Cf. André Moret » et les références bibliographiques. Cela marque un recentrement sur le travail de Rousset, qui devient la nouvelle référence majeure. Lasne fait montre d’une connaissance au moins superficielle des écrits du critique genevois, en tout cas de leur influence alors considérable. Reste à examiner s’il a véritablement saisi l’esprit européiste, radicalement opposé à tout culte de l’exception nationale, qui les anime, et à voir comment il se positionne face à eux. Le passage suivant nous fournit un élément de réponse :

Par un curieux retour des choses, on découvre aujourd’hui que le baroque, loin d’être spécifiquement allemand, est commun à toute l’Europe occidentale, et que la France a eu elle aussi sa poésie baroque. On se reportera utilement à ce sujet à l’étude que Jean Rousset a faite du baroque dans l’Histoire des Littératures (Encyclopédie de la Pléiade, tome II, 1957). Voir aussi son Anthologie de la Poésie baroque (Armand Colin, 1961)[64].

Lasne semble ici revenir de son pangermanisme baroquiste, la mention « on découvre aujourd’hui » donnant l’illusion de rejeter dans le passé cette thèse, qui est présentée comme simplement périmée, et non pas comme idéologiquement suspecte. Lasne amorce un geste de dépolitisation de son oeuvre antérieure, alors qu’il maintient en réalité, on l’a vu, cette dimension intrinsèquement germanique du baroque : c’est que Rousset est une référence pour le moins inconfortable, ses travaux comparatistes mettant à mal toute origine purement nationale du baroque. Lasne, de façon particulièrement retorse, affiche son accord avec les thèses de Rousset, qui se sont alors imposées unanimement, mais la déhiscence historique des temps composant son anthologie et sa volonté de perpétuer l’esprit de 1943 les contredisent, faisant de son travail, en dernière instance, une série d’appropriations et de réénonciations mettant toujours en valeur l’excellence de la poésie allemande.

Si Lasne n’est pas un spécialiste du baroque, il parvient pourtant, avec une certaine virtuosité, à s’approprier les publications des germanistes français ou suisses dont c’est le champ d’études principal, afin de défendre son agenda idéologique, qui demeure constant de 1943 à 1967. En effet, si sa démarche est à l’origine carriériste et opportuniste, il semble que les deux rééditions de son Anthologie de la poésie allemande des origines à nos jours cherchent avant tout à trouver des stratégies de reformulation de la thèse « völkisch » initialement soutenue. À ce titre, l’entreprise de Lasne et Rabuse constitue un chaînon essentiel pour comprendre les enjeux politiques de la traduction des poètes allemands en français durant la Seconde Guerre mondiale et au-delà, en ce qu’elle relève d’une série de réénonciations dans laquelle l’idéologie circule de diverses manières, mais toujours avec une intensité pour le moins gênante.