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L’ouvrage de Laurence Le Guen, Cent cinquante ans de photolittérature pour les enfants[1], met en valeur la relation d’Hans Christian Andersen avec la photographie et avec l’enfance : il s’ouvre sur une publication de 1866 dans laquelle le conteur commente poétiquement les photos d’enfants du Danois Harald Paetz ; et il s’achève en 2020 avec Le jour où je serai grande, réécriture du conte « Poucette » par Timothée de Fombelle, illustrée par les photographies de Marie Liesse[2]. La première occurrence rappelle « la passion enfantine qu’Andersen éprouva toujours pour la technique, pour toutes les trouvailles de l’aube de l’ère industrielle[3] » qu’il allait admirer dans les Expositions universelles — et l’on sait qu’il aima beaucoup, comme ses contemporains, se faire photographier. La seconde met en évidence l’illustration des contes par la photographie, démarche seulement représentée au cours de l’ouvrage par le célèbre « Petit chaperon rouge » de Sarah Moon[4]. Pourtant, le dialogue entre photographie et conte n’est pas si rare dans l’album pour la jeunesse ou dans l’art contemporain ; cette option artistique est attestée dès les débuts de la photographie au milieu du xixe siècle[5].

Nous proposons de nous centrer sur trois exemples photolittéraires dans lesquels des artistes reprennent et réinterprètent un conte d’Andersen : Le sapin, illustré par Marcel Imsand en 1983 pour la collection « Monsieur Chat » de Grasset ; L’Effraie, adaptation par Sarah Moon de « L’intrépide soldat de plomb », publiée en 2005 par le Kahitsukan, Musée d’art contemporain de Kyoto ; La petite fille aux allumettes d’Yveline Loiseur, paru en 2013 chez l’éditeur de livres photographiques Trans Photographic Press. Dans ces livres, l’illustration photographique se place au service de la partition du conte, intégralement rapportée, sensiblement réécrite ou seulement abrégée. Dans tous les cas, l’objectif de l’artiste se montre fidèle au projet du conteur en focalisant l’attention sur le monde de l’enfance pour susciter une lecture empathique à son égard.

Après avoir rapidement rappelé les caractéristiques de l’oeuvre d’Andersen et la trame des trois contes, nous nous attacherons à la démarche artistique singulière de ces photographes pour accompagner et traduire dans leurs images les textes retenus. 

Des contes émouvants, des personnages sacrificiels

Pour recueillir des précisions sur l’auteur et son oeuvre afin de mieux apprécier les choix illustratifs des photographes, nous nous appuyons sur deux éditions critiques, celle de Régis Boyer[6] dans la « Bibliothèque de la Pléiade » qui a longtemps fait autorité et celle, plus récente, de Cyrille François[7] chez Garnier.

La publication des 156 « contes et histoires », selon la désignation d’Andersen lui-même, s’échelonne sur quatre décennies (de 1835 à 1874). À l’exception de neuf titres, ce corpus étendu ne provient pas de la tradition populaire, mais de l’imagination du conteur et d’une inspiration toute personnelle, comme il le confirme dans sa correspondance : « Le vilain petit canard est un reflet de ma propre vie[8]. » « Pureté, innocence, puérilité » sont des termes récurrents sous la plume des critiques pour décrire un homme malheureux en amour, resté célibataire, qui « a gardé, sans doute sincèrement, un côté puéril que soulignent tous ceux qui l’ont fréquenté » ; l’un de ces critiques va jusqu’à le décrire comme « un merveilleux enfant génial[9] ». Andersen publie ses premiers recueils sous le titre « Contes racontés aux enfants » et il considère « y avoir exprimé l’enfantin de façon fort singulière[10] », mais il renoncera par la suite à cet affichage du destinataire, car il entend écrire pour tous et ne pas rester cantonné à un jeune public. Dans l’« Avant-propos » adressé en 1837 « Aux lecteurs d’un certain âge », il précise, à propos de « La petite sirène » : « seuls les gens plus âgés [en] comprendront la signification profonde, mais j’ose croire quand même que l’enfant en retirera de la joie et qu’il en comprendra directement le dénouement[11] ».

Cyrille François rappelle les caractéristiques majeures de ces contes fortement idiosyncratiques. Il souligne le trait le plus marquant au premier chef, leur longueur, qui vient de la multiplication des descriptions, dialogues, aperçus psychologiques. Autre singularité : il ne s’agit pas de contes de fées à proprement parler, car ils s’attachent plutôt au monde quotidien : « Les contes d’objets représentent sans doute sa marque de fabrique : l’auteur part d’un objet ou d’un être inanimé de notre quotidien et, dans une perspective anthropomorphique, lui attribue les comportements et les réflexions d’un être humain[12]. » De plus, ces contes comportent une forte dimension morale, tout en étant paradoxalement dépourvus d’ambition éducative. Leurs dénouements négatifs qui condamnent un personnage innocent sont à entendre dans le cadre de son système de croyances en une vie spirituelle après la mort. Ces contes « présentent ainsi une tonalité mélancolique inhabituelle dans le genre et plusieurs textes enjoignent à accepter la mort ou à ne pas la craindre[13] ». Enfin, leur style « naïf et oralisé[14] » se signale par le choix énonciatif d’un narrateur omniprésent qui « s’identifie beaucoup aux personnages, s’émerveille, s’étonne et se réjouit avec eux. Les textes contiennent de ce fait beaucoup d’exclamations[15] » ainsi que de l’humour, jusque dans les situations les plus dramatiques, comme nous le verrons plus loin.

Bien que les trois contes retenus soient connus, il convient de les résumer brièvement. « Le sapin[16] » raconte la vie de l’arbre éponyme, de sa naissance au coeur de la forêt jusqu’à sa mort, débité en bûches et jeté au feu, après avoir connu un bref moment de gloire en trônant au centre d’un salon, un soir de Noël. Le récit épouse le point de vue naïf du sapin. Si le personnage est un arbre, « Il est toutefois évident », d’après Régis Boyer, « que le thème profond du conte, l’inquiétude constante et l’incapacité de se satisfaire du présent, est de nature autobiographique[17] ».

« L’intrépide soldat de plomb[18] » illustre la catégorie des contes qui animent des objets : un soldat de plomb unijambiste (le plomb a manqué au moment de sa fabrication) tombe amoureux d’un autre jouet, une petite danseuse en carton qui lève la jambe si haut qu’il croit qu’elle n’en a qu’une, comme lui. Posé sur une fenêtre, il tombe dans la rue et connaît une série de mésaventures avant de revenir à son point de départ où il est jeté au feu ; le vent pousse à son tour la petite danseuse dans les flammes et tous deux se consument.

« La petite fille aux allumettes[19] », sans doute le plus célèbre et le plus adapté des contes d’Andersen, aurait une source iconographique, une gravure envoyée par un ami qui l’exhortait à écrire des histoires, ce qu’il fit aussitôt en découvrant l’image. Il a pu aussi être inspiré par l’enfance de sa propre mère[20]. La veille du Nouvel An, une petite fille misérable cherche à vendre des allumettes[21] dans la rue. Pour se réchauffer, elle en craque quelques-unes et leur lueur lui procure une fugitive et réconfortante vision. Au matin, on la retrouve morte.

Aussi différents soient-ils, ces contes qui ont pour héros un arbre, un jouet et un enfant présentent bien des points communs, et en particulier leur itinéraire régressif, caractéristique fréquente des contes d’Andersen : après avoir enduré avanies et souffrances, les personnages sont condamnés, sacrifiés et meurent au dénouement. La dimension pathétique de ces destins ne manque pas de toucher le lecteur et sans doute est-elle à l’origine du choix de ces contes par les photographes qui les ont illustrés. Dans la mesure où leurs approches artistiques sont tout à fait singulières, nous les aborderons successivement, dans l’ordre de leur publication.

De l’invention d’un enfant-sapin : merveille et pathos

La série « Il était une fois », dans la collection « Monsieur Chat » chez Grasset, dirigée par Étienne Delessert, a marqué l’édition et l’illustration des contes au début des années 1980 [22]; il s’agissait de rééditer 20 contes européens en texte intégral, en confiant leur illustration à des artistes contemporains, afin d’offrir des images originales, inédites, et de bousculer l’imagerie parfois stéréotypée des livres pour enfants. Sur la couverture du Sapin, le nom du photographe Marcel Imsand est suivi de celui de la graphiste Rita Marshall, l’épouse d’Étienne Delessert. Nous avons consulté ce dernier pour en savoir un peu plus sur la réalisation de cet album et il nous a confié que Rita Marshall fut véritablement « l’âme créatrice » de cette collection créée en tandem avec Ann Redpath de la maison américaine Creative Edition[23]. Dans les albums de la série, le nom de Rita Marshall figure parmi les informations éditoriales au titre de directrice artistique, mais pour Le sapin il s’affiche aussi en première de couverture, car elle s’était réservé ce conte dont elle a supervisé l’illustration. Non seulement elle a choisi le photographe suisse Marcel Imsand pour réaliser les prises de vue, mais, surtout, elle est à l’origine de la mise en scène qui pousse l’anthropomorphisation de l’arbre jusqu’à donner un visage au sapin en créant visuellement un personnage d’enfant-sapin dont le regard‑caméra interpelle le lecteur.

Marcel Imsand est connu pour ses portraits de célébrités, en particulier ceux de la chanteuse Barbara dont il était le photographe officiel, mais il a également réalisé plusieurs ouvrages documentaires sur la Suisse et ses paysages. D’après Étienne Delessert, « Le Leica d’Imsand a aussi donné vie à des paysages du pays, images superbes par leur émotion, leur graphisme et des tirages veloutés, aux noirs profonds dont il était le grand maître[24] ». Pour illustrer le conte d’Andersen, Imsand a exploité ces deux veines, en inscrivant les portraits successifs de l’enfant-sapin au coeur de la forêt, au fil des saisons, puis dans l’univers domestique où il finit ses jours. La photographie se place ainsi au service du conte qui, comme toujours chez Andersen, mêle réalisme et merveilleux : réalisme dans la peinture des décors, de la forêt au grenier, et merveilleux par la création d’un enfant-sapin, à partir d’un enfant réel, pour donner à voir l’anthropomorphisation voulue par le conteur. C’est Rita Marshall qui a trouvé l’enfant qui jouerait le rôle du sapin, le petit Mirko — à qui l’album est dédié —, et elle a dirigé toutes les prises de vue, en extérieur comme en intérieur. Étienne Delessert joue lui-même un rôle dans ces images, celui du bûcheron qui emporte l’enfant‑sapin sur son dos après qu’il a été abattu.

Quinze photographies en noir et blanc racontent l’histoire du sapin, en pleine page, double page ou vignette. Le regard de l’enfant prend le lecteur à témoin de l’aventure en traduisant la focalisation interne du conte et les émotions du personnage : d’abord, dans la forêt, sa curiosité enfantine et sa hâte de grandir, puis son étonnement émerveillé lors de sa promotion en sapin de Noël, enfin sa mélancolie quand il végète dans un grenier en s’interrogeant sur le sort qui lui est réservé. Au moment douloureux de l’abattage par les bûcherons, quand « La hache trancha d’un coup dans sa moelle, il tomba en poussant un grand soupir et sentit une douleur profonde. Il défaillait et souffrait », l’image photographique reste pudique en cadrant la place laissée vide dans la neige et le petit manteau de l’enfant tombé sur le sol au premier plan. Les choix de représentation épousent et tamisent dans le même temps la dimension pathétique du récit, jusqu’au dénouement où le visage de l’enfant se distingue à peine dans les flammes, le regard grave, tandis que l’explicit du conte entérine sa disparition : « et voilà qu’il était consumé ».

Dans ce premier exemple, le photographe illustre le conte intégral, page après page, en suivant les péripéties imaginées par Andersen. Trente ans plus tard, Sarah Moon ne se plie plus à ce cahier des charges, comme elle l’avait fait — certes de façon très libre — pour son Petit chaperon rouge publié dans la collection « Monsieur Chat » ; elle procède désormais à une réappropriation radicale des contes.

De la photographie comme une taxidermie

Au début des années 2000, Sarah Moon reprend quatre contes patrimoniaux, un de Perrault, trois d’Andersen, en modifiant non seulement leur titre mais aussi leur diégèse[25]. Elle les actualise, recontextualise, amplifie et détourne à son usage, en offrant trois issues différentes à son travail de transmutation du conte en images photographiques : pour chacun, elle réalise un film[26], elle fait une exposition et elle compose un livre[27]. Ces trois modes de diffusion des images sont fortement interdépendants : les films mêlent images animées et fixes, car Sarah Moon filme ses photographies antérieures, parfois d’anciennes photographies de mode, d’avant son tournant vers la photographie plasticienne ; ces différentes photographies prennent place à leur tour à l’intérieur des livres.

L’Effraie est un livre carré de 78 pages, non paginé, et la page de titre annonce clairement son statut d’adaptation par la mention « d’après un conte d’Andersen Le petit soldat de plomb ». La réappropriation du conte affiche sa radicalité dès le changement de titre qui frappe le lecteur même si, en l’occurrence, le mot « effraie » ne renvoie pas au verbe « effrayer », mais désigne l’oiseau de nuit dont la face blanche a la forme d’un coeur : il s’agit ici du nom de la maison où se situe l’action. Le récit se démarque d’autant plus du conte source que les deux protagonistes n’entrent en scène que tardivement. Après quelques remarques diégétiques — c’est l’été, en temps de guerre —, le premier tiers du livre décrit un décor sinistre et des personnages insolites : L’Effraie est une vieille maison insalubre, hantée par ses anciens habitants, un taxidermiste lituanien, veuf depuis la naissance de ses filles jumelles. Les photographies qui accompagnent le texte cadrent des pièces lépreuses, des bâtiments désaffectés, des dispositifs d’animaux empaillés qui impressionnent « par la minutie et par la morbidité avec laquelle ils avaient été imaginés ». Mais Sarah Moon intègre aussi au livre des photos de femmes puisées dans son vivier de photos de mode dont les cadrages singuliers et la tonalité mélancolique sont la marque de fabrique. Cette présentation mortifère reflète son esthétique et sa conception de la photographie qu’elle définit en se comparant elle‑même à un taxidermiste :

Ma vision est un peu embaumée du fait même que l’instant est déjà mort quand je le saisis.
Créer l’illusion, la chimère, animer l’inanimé, brouiller les pistes, j’ai toujours pensé que je suis un peu taxidermiste quand je photographie, quand j’essaie de mettre les fantômes de mon côté, de sauver l’aperçu de l’oubli, de faire comme si c’était possible de voir autrement ce que j’ai perdu, de réinventer ce que j’ai pu voir[28]

On retiendra ici la formule « animer l’inanimé », qui rejoint la démarche d’Andersen, et s’impose dans la suite du livre, lorsque Sarah Moon s’arrête enfin sur le petit soldat et sur sa danseuse. Ici, le soldat en carton-pâte — et non en plomb — est amoureux d’une image, la photographie d’une danseuse — ce qui met joliment en abyme la photographie dans ces pages. Lorsque les deux personnages s’animent, incarnés par des enfants, leur histoire est magnifiée, contée avec un lyrisme mélancolique : la petite danseuse quitte son cadre, part à la recherche du soldat disparu et leurs retrouvailles dans un champ, leur étreinte, elle plus grande que lui, rappellent la fugue et l’histoire d’amour de deux enfants que conte Wes Anderson, dans le film Moonrise Kingdom[29]. Comme le faisait Marcel Imsand dans Le sapin, les personnages sont d’autant plus émouvants que l’image photographique nous donne à voir de véritables enfants pendant toute la parenthèse de l’idylle. Ils ne retrouvent leur statut d’objet qu’au dénouement : L’Effraie est vendue, les nouveaux propriétaires entrent joyeusement dans la maison, parlent de la rebaptiser « La Chouette, ce serait plus gai » ; leurs enfants, constitués en tribunal, traduit à l’image par de gros plans sur leurs visages, votent la décapitation du soldat. « Aussitôt dit aussitôt fait. » Alors, « La danseuse dans la photographie se laisse glisser et dans un bruit de verre brisé rejoint son bien-aimé ».

Quand Sarah Moon se « récupère » un conte — selon sa propre formule[30] — , elle l’intègre à son univers et le modèle au gré des hantises qui ponctuent ses photos, leur punctum[31], ce qui frappe et interroge le regard du lecteur. Ces images sombres, parfois brouillées par un grattage ou solarisées[32], laissent voir le cadre du négatif comme pour démarquer la représentation du monde réel, tous procédés qui rendent sensible le passage du temps et font entrevoir des fantômes. Sarah Moon agence ces images pour conter une histoire en fabriquant un livre et un film largement investis par les composantes de son équation personnelle : la mémoire de la guerre, les amours malheureuses, la fragilité de l’enfance. Le catalogue de la Bibliothèque nationale de France place ces récits pleins de gravité dans le domaine de l’« univers jeunesse », mais ce sont en réalité des oeuvres crossover, destinées à tous, dans lesquelles chacun saura trouver son chemin, ce qui est bien un point commun avec les contes d’Andersen.

Du pouvoir des objets transitionnels

Une dizaine d’années plus tard, la photographe Yveline Loiseur se montre à son tour fidèle au conte source, mais d’une autre manière. D’une part, elle épouse le déroulement du texte, qu’elle se contente d’abréger pour l’ajuster à la mise en page de l’album ; d’autre part, elle met en valeur le monde des objets. Alors que les artistes précédents utilisaient la photographie pour attribuer un visage humain à un arbre et à des objets, elle privilégie les objets et relègue au second plan la protagoniste humaine dont Andersen nous raconte la fin de vie. Avec ses photographies vivement colorées, Yveline Loiseur met en place une scénographie qui lui permet d’accompagner ce destin tragique sans misérabilisme.

À l’exception du lettrage rouge et orange, la couverture est en noir et blanc pour évoquer, sans montrer la fillette, le décor du conte : un coin de rue délimité par les arêtes du trottoir et des bâtiments, dans une obscurité constellée d’éclats lumineux qui peuvent suggérer les flocons de neige ou les étincelles des allumettes. Hasard ou coïncidence, par le choix d’un décor urbain nocturne ponctué de lumière, cette photographie ressemble à celle que Sarah Moon, en 2018, intitule « Entre chien et loup », dans le chapitre « Circuss » du catalogue de son exposition au Musée d’art moderne de Paris[33]Circuss étant le titre de sa propre interprétation de « La petite fille aux allumettes ».

Yveline Loiseur attire d’abord l’attention sur les pantoufles que la petite fille a empruntées à sa mère, si grandes qu’elle les perd et finit par marcher pieds nus dans la neige. La description de ce dénuement est pourtant teintée d’humour chez Andersen, humour dont il disait lui-même qu’il était « le sel de [s]es contes », jusque dans les épisodes les plus pathétiques. Cyrille François cite précisément pour exemple de cet usage de l’humour la pantoufle qu’un enfant « emporta avec l’intention d’en faire un berceau pour son petit enfant, quand le ciel lui en donnerait un[34] ». En cadrant une paire de charentaises écossaises abandonnées sur le sol glacé, béantes à la manière des godillots de Charlie Chaplin, Yveline Loiseur attire l’attention sur le réalisme et le caractère pitoyable de la situation, non sans surprendre, voire amuser, par le caractère anachronique, saugrenu et burlesque du modèle choisi. De même, les images suivantes désamorcent les détails misérables et souvent sordides du conte : la maison de sa famille, où « le vent soufflait au travers, malgré la paille et les chiffons qui bouchaient les plus grosses fentes », devient une maquette étincelante, le poêle dont rêve l’enfant pour se réchauffer les pieds est symbolisé par des flammes rouges et jaunes en papier découpé. Petit à petit, les photos aux vives couleurs prennent leurs distances avec le monde raconté à travers une mise en scène qui métamorphose les objets du conte : le magnifique sapin de Noël rêvé par la fillette est remplacé par un minuscule sapin de plastique dans la main d’un enfant ; la grand-mère dont la petite fille implore le souvenir est figurée par une silhouette découpée ; puis l’enfant elle‑même est représentée sous cette forme. Les photographies cadrent les gestes des marionnettistes dont les mains tiennent les figurines. Quant à la silhouette de la protagoniste, toujours montrée de profil, en ombre chinoise, au moment où le texte annonce qu’elle frotte une allumette, elle évolue sous l’objectif d’un épisode à l’autre, d’abord photographiée en noir et blanc sur un fond indécis, puis les images se colorent, révèlent qu’elle est postée derrière un rideau, à l’intérieur d’un appartement dans lequel une adolescente joue le rôle de la petite héroïne du conte. Ces choix de mise en scène qui jonglent avec les données fictionnelles contrebalancent la tonalité douloureuse du conte et s’accordent peut-être au dénouement d’Andersen dans lequel la fillette meurt « les joues toutes rouges, le sourire à la bouche ». La dernière photo qui montre le petit tas d’allumettes consumées associe les choix chromatiques qui alternent dans l’album, le noir et blanc et la couleur, les objets et leur ombre. En orchestrant des scènes habilement composées et éclairées, photographiées en couleur, avec des objets transitionnels confiés à des comparses, Yveline Loiseur propose une médiation pour lire et mieux comprendre un conte souvent traumatisant, en tout cas inoubliable pour le lecteur, quel que soit son âge.

D’après Cyrille François, pour Andersen « le conte représente un champ d’expérimentation poétique[35] ». Les photographes qui mettent ces contes en images y trouvent pour leur part un champ d’expérimentation esthétique et nous invitent à adopter leur regard pour partager leur vision. Pour Caroline Ziolko, « La magie aujourd’hui ne réside donc plus seulement dans l’action décrite par le conte, mais dans une mise en images syncrétique. Le public se trouvant ainsi un instant immergé via la photographie […], dans un univers fictionnel à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire[36] ». Tout en se frayant un chemin unique, révélateur d’un engagement artistique, au moyen d’images photographiques inattendues, surprenantes, parfois même dérangeantes, les artistes dont nous avons observé le travail parviennent à atteindre le coeur même du conte, et à toucher celui du spectateur. Comme l’écrit Laurence Le Guen en conclusion de son ouvrage, à propos du Poucette de Timothée de Fombelle illustré par Marie Liesse : « La photographie a une nouvelle fois le pouvoir de donner au lecteur l’illusion que tout ce qui se passe est possible[37] », belle formule pour évoquer le dialogue paradoxal qui associe la photographie à l’univers des contes.