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À l’occasion du colloque 1, 2, 3… regarde ! La photo, le livre, l’enfant, nous nous sommes proposé de revenir sur l’oeuvre de la photographe et créatrice de livres pour enfants américaine, Tana Hoban, entre la fin des années 1940 et le tournant du xxie siècle. C’est à l’aune de l’histoire de la photographie du xxe siècle que nous prenons le parti d’aborder son oeuvre multiforme. En effet, si Tana Hoban est largement reconnue dans le milieu de la photolittérature pour enfants et de ses spécialistes, elle est pour ainsi dire méconnue des historiens de la photographie[1]. Sans doute est‑ce le résultat d’un regrettable mur de verre entre deux domaines qui pourtant s’enchevêtrent. Cette étude ambitionne donc de remédier, un tant soit peu, à cet état de fait : en s’attachant au cas, semble-t-il emblématique, de Tana Hoban, elle interroge ses quelque 50 années de création — aussi variée qu’évolutive — non plus au prisme de son originalité et de son efficacité souvent démontrées en matière de livres pour enfants, mais, cette fois, au regard de l’histoire de la photographie elle‑même, voire, plus largement, des arts graphiques et de la communication visuelle du xxe siècle.

S’exprimant sur son parcours créatif et ses inspirations, Tana Hoban a revendiqué une démarche tout à fait intuitive, présentée par elle comme un fait autonome et spontané[2]. À arpenter son univers, il apparaît pourtant que ses propositions visuelles — des noir et blanc toujours plus radicaux, synthétisation des formes et constructions en couleurs — pouvaient être mises en relation avec d’autres tendances et courants graphiques forts de sa période d’activité ; qu’elles pouvaient aussi résonner avec de nouveaux usages, alors en vigueur, impliquant la photographie comme support de communication et de publicité. En outre, nous y reviendrons, il y a fort à penser qu’à la faveur de son parcours de peintre, de graphiste et de photographe ayant travaillé pour de grandes agences de communication et de publicité avant de se lancer dans la publication d’ouvrages aux États-Unis puis en France, Tana Hoban a bénéficié d’un riche héritage visuel que ses albums semblent, à bien des égards, avoir catalysé. Nous nous demanderons ici en quoi les styles et les formes photographiques tour à tour explorés par Tana Hoban peuvent révéler une porosité et une réceptivité — inconscientes mais effectives — aux expérimentations plastiques de son époque, menées tant dans le milieu artistique que dans celui de la publicité et de la communication par l’image ; nous interrogerons, en outre, le lien entre ses propositions photographiques et les observations du monde scientifique sur la nature de la vision et son influence sur le développement cognitif des enfants. En quoi, en d’autres mots, l’oeuvre d’Hoban offre-t-elle une synthèse des explorations de son siècle sur l’image, sur sa portée imaginaire et communicationnelle ainsi que sur sa réception ?

Quelques rappels d’éléments éclairants de la biographique et du parcours de Tana Hoban s’imposent en préambule. Rappelons que, d’origine russe, née en 1917, elle a grandi à Philadelphie auprès d’un père kiosquier devenu responsable de la publicité pour un journal juif. Ayant évolué au milieu de nombreux livres, magazines et images de presse, elle a ensuite suivi une formation en dessin et peinture[3] avant de se former à la photographie auprès de son premier mari, Edward E. Gallob. Elle la pratique à partir de 1942, réalisant elle-même ses tirages[4]. Ses premières photographies — principalement des portraits d’enfants[5] en noir et blanc — sont diffusées par le bureau new-yorkais de l’agence Rapho, le RAPHO Guillumette Pictures, qui fait connaître Brassaï, Robert Doisneau et Ylla à la jeune photographe[6]. Ses images font aussi l’objet d’une reconnaissance rapide de la part d’Edward Steichen qui, à la tête du Museum of Modern Art (MoMA) de New York, expose ses oeuvres à deux reprises : lors d’une exposition collective de six femmes en 1949, le travail d’Hoban côtoie ceux de Margaret Bourke-White, Esther Bubley, Dorothea Lange, Hazel Frieda Larsen et Helen Levitt [7]; puis, en 1955, pour sa fameuse exposition The Family of Man[8], Steichen sélectionne parmi ses photographies un mélancolique portrait de jeune femme. Jusque dans les années 1980, Tana Hoban vit de la conception d’images — prises en studio le plus souvent — pour des magazines et d’importantes agences américaines de publicité de l’époque, comme N.W. Ayer et Walter Thompson[9]. Parallèlement, elle se lance, à partir de 1967, dans la réalisation de films de court métrage[10]. Dans les mêmes années, elle enseigne à l’école Annenberg de l’Université de Pennsylvanie où on lui confie un cours sur la photographie comme moyen de communication[11]. En 1970, elle fait paraître aux éditions Macmillan son premier ouvrage photographique pour enfants, Shapes and Things[12], début d’une longue série d’albums qu’elle fait paraître, aux États-Unis puis en France, jusque dans les années 2000. Après avoir conçu ses premiers albums en studio et à la suite de ce qu’elle appellera son « expérience de Bank Street[13] » — école où elle découvre que les enfants ne regardent rien sur le chemin de l’école —, elle décide de leur déciller le regard ; elle se met alors à prendre des instantanés en extérieur dans l’optique d’apprendre aux enfants à observer le monde qui les entoure. Elle poursuit inexorablement cette ambition d’éducation et d’alphabétisation visuelles des années 1980 aux années 2000, où, dès lors installée en France, elle anime, dans la même visée, des ateliers destinés aux enfants.

La cinquantaine d’albums que Tana Hoban a créés répond à cet objectif qu’elle s’est fixé à partir des années 1970 : offrir aux enfants « des yeux pour voir[14] », les inviter, par ses images, à discerner les formes, les signes et les couleurs du monde quotidien, tout en accordant une place centrale à la participation active de leur imagination. Pour ce faire, la photographe a mis en oeuvre différentes modalités dans la construction de ses images et dans ses mises en page. L’analyse de ses opus permet de mettre en relief plusieurs axes forts de son évolution plastique et graphique, à savoir : un usage singulier du noir et blanc jouant sur la visibilité des contrastes, la synthétisation des formes et les jeux d’échelles ; un attachement à la dimension onirique des ombres ; une mise en valeur de la couleur considérée pour elle-même ; une fragmentation du réel par effets de cadrage et un séquençage à la portée narrative. Comme nous le verrons, ce traitement de l’image chez Hoban entre en résonance à la fois avec les tendances stylistiques de l’art photographique dont elle est imprégnée et les principes qui régissent les univers de la publicité et de la communication dans lesquels elle a baigné durant sa carrière. Faute de pouvoir analyser ici l’intégralité de ses ouvrages, notre étude s’appuiera sur quelques exemples de ses recherches et expérimentations, emblématiques de ses influences et héritages en matière de création d’images et d’albums.

Contrastes en noir et blanc

Le premier grand trait caractéristique qui ressort de l’oeuvre de Tana Hoban est son rapport au noir et blanc. En accentuant nettement les contrastes au fil du temps, elle semble peu à peu tirer parti des avantages du registre monochrome en termes de visibilité et d’impact visuel et cognitif. En effet, force est de constater, dans ses travaux, une radicalisation progressive des noir et blanc : les photographies « très nostalgiques et introspectives[15] » qu’elle réalise dans les années 1940-1950 dans une veine humaniste usent d’un gris diffus et de ce que la critique appelle un style « houppette à poudre[16] », tandis que ses quatre albums pour nourrissons des années 1985-1990, Qu’est-ce que c’est ?, Qui sont-ils ?, Noir sur blanc et Blanc sur noir, présentent des silhouettes de jouets ou d’animaux, traitées dans un antagonisme de noir et de blanc absolument purifié de tout demi-ton ; Tana Hoban y pousse à l’extrême l’écart des valeurs pour en explorer l’expressivité mais aussi l’efficience visuelle auprès d’un public de tout-petits.

Ce durcissement du noir et blanc chez elle se fait toutefois par étapes. Cela passe d’abord par la pratique du photogramme[17] qu’Hoban explore dans les années 1970, à une époque où ce procédé de l’avant-garde européenne des années 1920 est remis en avant par le MoMA[18]. Puis elle reprend le procédé en 1982 dans son imagier A, B, See !, album où elle souligne encore davantage l’empreinte blanche des objets sur le fond noir des pages. Son recours au photogramme comme aux silhouettes en ombres chinoises révèle Hoban comme héritière d’une longue tradition graphique et détentrice d’une culture visuelle renvoyant tant aux spectacles du Chat noir et aux dessins de Caran d’Ache[19] qu’aux cyanotypes d’Anna Atkins dans les années 1850[20] et aux expérimentations des photographes modernistes des années 1920-1930 : après les ombres portées de Marcel Duchamp en 1918[21], pensons aux oeuvres de Christian Schad, Moholy-Nagy, Man Ray, György Kepes, Maurice Tabard ou encore Raoul Hausmann[22]. Cette pratique l’inscrit aussi dans la lignée d’inventions formelles destinées aux enfants, tel l’opus d’Alexandre Rodtchenko, Animaux à mimer, de 1926[23] : l’album qui met en scène des personnages géométriques de papier blanc joue sur des effets d’ombres et de contrejours obtenus par éclairage artificiel et tire parti des contrastes élémentaires de l’impression photomécanique en noir et blanc.

La poussée des contrastes constatée chez Tana Hoban, avec l’arasement progressif des dégradés en demi-teintes, correspond aussi à une nette tendance de la photographie observable du vivant de l’artiste, entre l’après‑guerre et les années 1990[24]. Ce durcissement des tons se retrouve en effet chez des photographes, tant européens qu’américains, en quête de minimalisme et d’abstraction. Dans ce registre, on pourra citer — à titre d’exemples et parmi tant d’autres — les recherches de Barbara Morgan[25] ou d’Harry Callahan[26] à la fin des années 1940, celles de Ray Metzker[27] et de Naomi Savage[28] dans les années 1950 et 1960, la série des « Petites choses » de la plasticienne Barbara Crane[29] ou les oeuvres de Monica von Boch[30] dans les années 1970, les empreintes humaines de Floris Neusüss[31] dans les années 1980 ou les photographies d’Adam Fuss dans les années 1990[32]. À cette même époque, Tana Hoban déclarera, quant à elle, dans une interview : « J’aime bien le noir et blanc. C’est tellement graphique. C’est une autre façon de voir. Le noir et blanc est plus près du dessin[33]. »

Son choix plastique en faveur d’un noir et blanc dur et expressif peut donc aussi s’interpréter comme le fruit d’une influence des évolutions dans l’univers du dessin et du graphisme publicitaires dont la photographe a pu s’imprégner. Si la publicité depuis les années 1930 s’inspire amplement de l’expressivité du dessin en noir, du théâtre d’ombres[34] ainsi que des formes épurées et puissantes du constructivisme, du Bauhaus, voire du suprématisme, l’usage de contrastes de noir et de blanc se renforce et se systématise nettement à partir des années 1960 et 1970, sur les affiches comme dans les revues : face à la concurrence montante de la couleur, il s’agit d’attirer l’attention du regardeur et consommateur potentiel, au moyen d’un graphisme sans détour, toujours plus percutant et offensif. Comme les auteurs des logotypes, qui dans les années 1970 tendent toujours davantage à schématiser les formes[35], Tana Hoban s’est détachée du « flou sélectif » et du « grand souci de détail » de ses débuts[36] pour adopter les vertus des formes simples et contrastées qui marquent l’esprit et favorisent la mémorisation. En 1987, elle raconte avoir travaillé « à ce que l’image soit bien comprise, que la forme rende le message clair ». « [Dans le cerveau], dit-elle, quand une image est suffisamment forte elle est enregistrée. Vous pouvez ensuite l’appeler quand vous en avez besoin, comme un ordinateur[37]. »

Ce style « dépouillé et puissant », prôné pour l’affiche[38] et le monde marchand en général[39], appelle à faire ressurgir l’essentiel des formes de l’objet vanté, selon un principe de détourage sur fond neutre, qui, depuis les catalogues de vente du xixe siècle, concourt à attirer l’attention du chaland en éliminant toute information parasite. Dans les années 1920, ce même procédé a été adopté en direction du jeune public à des fins éducatives : ainsi, dans les natures mortes d’Edward Steichen pour l’album The First Picture Book: Everyday Things for Babies[40], sobriété et contraste visent à soutenir l’attention et à favoriser l’identification des choses par les tout-petits. Tana Hoban — qui a connu Steichen et, très probablement, cet ouvrage — réactive et radicalise la stylisation des formes et les antagonismes de valeurs, dans une optique de formation visuelle des nourrissons. Dans ses albums, la photographe adopte un noir et blanc absolu et un dépouillement formel extrême, visant une représentation lisible, reconnaissable, mémorisable des objets quotidiens de l’enfance. S’il est impossible de savoir, par ailleurs, si Hoban opère de manière intuitive ou scientifiquement renseignée[41], force est de constater qu’elle offre, dans la pratique, une application aux découvertes neuroscientifiques qui, à l’époque, montrent que, chez le nourrisson, « la ségrégation visuelle entre figure et fond ne s’observe que lorsque le stimulus est fortement contrasté[42] ».

Le recours au noir et blanc et à ces écarts de valeurs donne corps chez Tana Hoban à une quête de stylisation formelle du monde, notamment par la mise en valeur des signes géométriques qui composent le réel. Là encore, la photographe s’inscrit dans une tendance fortement répandue : à partir des années 1960, on la constate chez nombre de ses contemporains, tant en France, avec les photographies industrielles d’un Jean Dieuzaide[43], qu’aux États-Unis avec les paysages urbains de Burk Uzzle[44]. La photographe, à leur instar, propose une schématisation du réel transfiguré par sa vision, dans le but d’apprendre aux enfants à discerner les éléments de leur réalité. En 1974, ses jeunes lecteurs explorent ainsi leur monde quotidien au prisme des formes simples qu’il contient : cercles, triangles et carrés[45]. L’important pour la photographe est ici que les formes, tranchées et sans équivoque, soient « absolument nettes pour que l’enfant n’ait aucune hésitation à les reconnaître[46] ».

Les silhouettes en noir et blanc se prêtent tout particulièrement à des jeux d’échelles qu’affectionnent autant la photographe que les publicitaires. Propres à stimuler l’adaptation perceptive des regardeurs, de tels effets incitent leur intelligence et leur imagination et sollicitent, enfin, leur attention active face à la proposition graphique. Ainsi, les doubles pages de l’album Noir sur blanc, en jouant sur des disproportions d’échelles entre silhouettes d’objets — un grand seau en vis-à-vis d’un petit éléphant —, ne sont pas sans rappeler certaines campagnes publicitaires expérimentant ces mêmes effets d’échelles, à commencer par « Think Small », imaginée par l’agence américaine DDB pour promouvoir la Coccinelle en 1962[47].

À côté d’un noir et blanc aux aspects abstraits, Tana Hoban explore également la dimension onirique et imaginaire permise par les effets d’ombres. Dans Shadows and Reflections en 1990, certaines images — dont l’une figure notamment l’ombre d’un enfant jouant avec des ficelles — ne sont pas sans évoquer l’univers du photographe Arthur Tress et sa série « Shadow »[48]. Au travers d’ombres portées, Arthur Tress explore, dès 1975, la force imaginative de l’enfance, entraînant le regardeur dans un jeu visuel à la portée fantasmagorique. Si Tana Hoban ne cite pas l’influence de son compatriote dans ses interviews ni dans ses récits de vie, la parenté de leurs propositions est cependant flagrante ; et le fait que les deux photographes aient été exposés ensemble, galerie Agathe Gaillard, à Paris, en 1984[49], rend tout à fait envisageable une circulation d’inspiration entre les deux artistes, le premier agissant en noir et blanc et la seconde, en l’occurrence, en couleurs.

La couleur pour elle-même

Car, parallèlement à ses explorations des vertus graphiques et pédagogiques du noir et blanc, Tana Hoban s’est aussi intéressée à la couleur, à son foisonnement dans l’univers contemporain et à sa perception chez l’enfant. Attaché à la description des objets les plus triviaux du quotidien, l’usage d’une palette de tons vifs et saturés se fait jour dans les albums de Tana Hoban, à partir de la fin des années 1970, lorsque paraissent Is it Red ? Is it Yellow? Is it Blue? ou encore Round, round and round.

À cette époque, encouragé dans les livres et les revues, du fait de l’essor de l’impression en offset, le recours à la photographie couleur répond à des aspirations divergentes : à celle d’attirer l’attention et de séduire l’oeil du consommateur par une surenchère de teintes vives s’oppose celle d’obtenir la restitution la plus fidèle possible du monde réel, dans la visée alors d’une information objective du public ou d’un choc des consciences face aux réalités du monde contemporain.

Dans le domaine du livre pour enfants, cette tendance réaliste et volontairement neutre de l’usage des couleurs se fait sentir dès les années 1960 dans des albums jeunesse à vocation documentaire[50] : c’est le cas de Zaa le petit chameau blanc de Claude Roy et Denise Bellon[51], de la collection « Connais-tu mon pays ? » aux éditions Hatier dans les années 1960-1965[52], de la collection « Amis-amis » — série de docufictions sur des liens entre enfants et animaux de la fin des années 1960 au début des années 1970[53] —, ou encore de La petite princesse de l’Île de Pâques de Christian Zuber[54] où le recours à la couleur s’associe à l’ambition didactique des nombreuses informations textuelles décrivant la vie sur l’île. Mais l’émergence de la couleur dans les pages des albums jeunesse se traduit également par des emplois plus graphiques, poétiques, voire fantasmagoriques, à partir des années 1980 : les éléments photographiques en couleurs, prolongés par le trait de dessin de Tomi Ungerer, apportent dans Clic Clac ou Qu’est-ce que c’est ?[55] une touche de fantastique et un détournement plein d’humour du sens du réel[56]. Dans Yao le chat botté, de Véronique Aubry et Frank Horvat[57], l’intégration par logiciel informatique d’une figure de chat sur fond de photographies – pour certaines de reportages – produit un univers foisonnant et onirique au même titre que les montages de William Wegman mettant en scène son célèbre chien dans Cinderella en 1993[58].

Chez Tana Hoban, l’approche et l’enjeu de l’emploi de la couleur sont autres. Dans ses albums, elle opte pour un traitement soutenu de la couleur qui s’approche de celui de certains peintres, graphistes et artistes photographes des années 1960 et 1970.

Sur les pages de ses livres, la couleur est en effet abordée pour elle-même et de manière affirmée : les coloris du réel sont pointés et soulignés comme un phénomène à observer, autrement dit comme un sujet en soi que Tana Hoban soumet à l’attention de son jeune lectorat. En présentant des natures mortes d’objets ordinaires aux couleurs vives sur un fond en aplat, dans son album Round, round, round de 1983, elle révèle un héritage issu de la culture visuelle américaine des années 1960 et tout particulièrement une influence du pop art. À cet égard, il n’est sans doute pas anodin de rappeler que, dans les années 1960, Tana Hoban a travaillé à des publicités pour le compte des soupes Campbell, rendues mythiques à la même époque par les sérigraphies d’Andy Warhol[59].

Le souci de la photographe de mettre en avant la couleur pour elle-même entre aussi en résonance avec les travaux de certains photographes plasticiens de son temps. Dans les années 1960 et surtout 1970, en effet, la photographie en couleurs sort progressivement du champ réservé de la publicité, de la presse et de la mode, pour prendre place dans le domaine de la photographie artistique[60], et l’exposition des tirages couleur de William Eggleston au MoMA de New York en 1976 constitue, au regard de l’historiographie, un véritable moment de légitimation de ce mode d’expression[61]. Certains artistes photographes se proposent alors non pas de photographier en couleurs, mais bien de photographier la couleur. On peut citer en l’occurrence les travaux de John Batho en France, avec notamment sa longue série « photocolore » (1975‑1986)[62], comme les oeuvres de l’italien Franco Fontana[63]. Chez ces photographes, tout comme chez Tana Hoban, ce sont les aplats de couleurs et les éléments colorés discrets mis en valeur par leur coloris qui mobilisent la prise de vue et qui construisent, par juxtaposition et opposition de tons, la composition finale. L’objet photographié n’a d’intérêt qu’en tant que porteur de couleurs, aussi vrai que, dans d’autres albums de Tana Hoban, ce sont leurs formes qui sont censées retenir l’attention des lecteurs[64].

En 1997, l’album Partout des couleurs invite les enfants à repérer, dans des images foisonnantes, des teintes colorées distinctes. Dans cet album tardif, par ses choix de mises en page, Tana Hoban affilie également son traitement du spectre coloré aux usages en vigueur dans le monde de l’impression photographique. La mire, présente en bordure de ses images, fait en effet allusion directe à celle utilisée, pour son calibrage, par les techniciens de l’image couleur et à celle employée notamment dans Rétina, revue de la firme Kodak, pour la promotion des mérites des nouvelles pellicules couleur en janvier 1965. Tana Hoban — qui, du reste, a répondu à des commandes de Kodak[65] — s’empare du code graphique de la mire, non plus à des fins commerciales, mais dans son optique d’aiguiser l’oeil des enfants pour leur apprendre à retrouver les différents coloris énoncés dans le bigarré volontaire de son image. Son traitement de la couleur apparaît donc comme à la croisée des influences, de la photographie artistique et plasticienne, d’une part, et de ses applications les plus techniques et promotionnelles, d’autre part.

Fragmentations et cadrages serrés

Dernier axe stylistique ressortant nettement des albums photographiques de Tana Hoban, le recours à la fragmentation et au séquençage d’images se fait jour dès son opus Look again !, paru en 1971. Le principe, que l’on retrouve dans l’ouvrage Regarde bien paru en France en 2000, est de proposer à l’enfant un détail du réel, isolé de son contexte par un cache, pour l’inviter à deviner le sujet complet ainsi dissimulé. Lorsque le cache est soulevé, la photographe soumet un plan plus large du sujet, susceptible alors d’être définitivement reconnu par l’enfant. Cette fragmentation de l’image photographique initiale à destination d’un public d’enfants n’est pas nouvelle, l’on peut penser notamment aux cubes du puzzle photographique imaginé par la photographe française Laure Albin Guillot en 1934. Toutefois, dans l’opus de Tana Hoban, ce n’est pas l’image originelle qui est découpée en morceaux ; ce sont le cadrage serré de son image et, à l’échelle de l’album, l’orifice aménagé dans la page précédente qui découpent le réel. Tana Hoban systématise cette figure de style de la vue de détail afin de stimuler l’observation et l’imagination de l’enfant. Son principe est de « montrer un peu pour laisser imaginer beaucoup », selon les mots de Geneviève Chatouillot en 1987[66].

On retrouve ce genre de synecdoques visuelles à maintes reprises dans les photographies des années 1970 de son compatriote et contemporain, le photographe Ralph Gibson. L’écriture photographique de ce dernier peut, à bien des égards, être comparée à celle de Tana Hoban : outre ces effets de gros plans — inspirés chez Ralph Gibson par le cinéma d’Alfred Hitchcock[67] —, le photographe partage avec Tana Hoban un intérêt pour la planéité d’un noir et blanc affirmé et des formes simples et stylisées, ainsi qu’une maîtrise et un goût évidents de la mise en page des livres et des rapprochements d’images[68]. Enfin, les deux photographes ont également en commun l’envie, selon la formule de Ralph Gibson, de « faire de l’acte de perception lui-même le sujet de la photographie[69] ». Ils ont ainsi tous deux une propension à faire appel à l’imagination du regardeur, enfant ou adulte, placé devant leur image. Chez l’un et l’autre, le cadrage serré, laissant une partie du sujet hors champ, est une invitation à développer l’image manquante, voire à produire une narration : c’est ce que proposent la photographie du mystérieux marcheur au bâton blanc de Gibson, dans Déjà vu en 1972, et celle du passant à la rose d’Hoban, dans l’album Où précisément ? paru dans sa version française en 1992. Si la première relève d’une métaphysique universelle et la seconde d’un récit plus quotidien, dans les deux cas, la forme, par cadrage étroit, induit une lecture active de l’image : la silhouette d’un homme, saisi dans la rue et cadré sans tête, invite les regardeurs à imaginer une trajectoire, une intention, une histoire. Selon le même procédé, d’autres photographies, figurant des animaux de manière fragmentée, peuvent être rapprochées : le dos d’un cheval ou le corps d’un cygne sans tête chez Gibson, les oreilles d’un lapin caché dans les buissons chez Hoban. Le jeu sur les oppositions de noir et de blanc, qui fait surgir les traits caractéristiques de ces animaux (oreilles du lapin, cou du cygne, pelage du cheval), invite l’observateur à reconnaître le sujet et à en recomposer mentalement l’intégralité corporelle, en faisant appel à sa mémoire.

Ces effets de hors-champ ne sont pas sans rapport avec la pratique du cinéma, qui apparaît comme une autre influence dans le travail de Tana Hoban, laquelle a réalisé plusieurs films à partir des années 1960, inspirée en cela par la Nouvelle Vague[70]. Cette dimension cinématographique ressort également au travers du séquençage des images qu’elle articule au sein de ses albums. Dans Take Another Look, en 1981, elle propose ainsi à l’enfant, sur trois pages consécutives, de naviguer d’une vue de détail (gros plan sur de la mie de pain), à une vue rapprochée (une tranche de ce pain), jusqu’à une vue d’ensemble (l’enfant mangeant ce pain), sous la forme de ce qu’elle nommera, elle‑même, un « travelling arrière[71] ».

En conclusion, l’originalité de Tana Hoban tient à différentes caractéristiques de son approche et de sa pratique de la photographie, développées à partir des années 1970, dans le contexte d’un usage croissant du médium au sein du livre pour enfants. Son mérite propre est moins d’avoir inventé des formes photographiques nouvelles que d’avoir — avec la juste intuition de leur impact sur le développement cognitif des plus petits — mobilisé de nombreuses références visuelles et artistiques, parfois bien antérieures à elle, pour en systématiser l’exploration dans ses albums et en exploiter la puissance auprès des enfants. À travers les formes, les cadrages, les séquençages, les jeux d’échelles et de valeurs des images qui la composent, l’oeuvre de Tana Hoban a su combiner une esthétique héritée des avant-gardes de l’entre-deux-guerres, voire des premiers âges de la photographie, avec les recherches de photographes contemporains, notamment dans le registre de la couleur. En outre, cette peintre, graphiste, photographe et cinéaste, ouverte à l’histoire des arts comme aux tendances graphiques de son temps, a fusionné la grammaire formelle propre à l’art photographique avec des inspirations picturales et cinématographiques, ainsi qu’avec la syntaxe visuelle, éprouvée à des fins mercantiles, de l’univers de la publicité et de la communication qu’elle a bien connu. L’apport de Tana Hoban vient donc de l’usage qu’elle a su faire de ces nombreuses inspirations formelles, revisitées et amalgamées au sein de ses livres, mais encore de la destination qu’elle a très tôt allouée à ses travaux : elle a mis en jeu et en forme sa riche et vaste culture visuelle dans l’idée d’enseigner à l’enfant à distinguer les formes du monde, à discerner le beau dans l’environnement le plus banal, et de l’inciter à mettre en mouvement son sens de l’observation et son imagination. Et là où d’autres photographes ont épisodiquement travaillé dans l’univers du livre pour enfants — Edward Steichen, Emmanuel Sougez, Denise Bellon, Robert Doisneau, Sarah Moon, Frank Horvat —, Hoban a fait de ce domaine le lieu privilégié de sa création et le mobile essentiel de ses prises de vue, excellant à agencer et à mettre en page des images saisies ou conçues dans le seul objectif d’être perçues, vues et lues par des enfants et de servir à leur apprentissage visuel et artistique. En tout cela, le cas de Tana Hoban occupe une place singulière, voire constitue un hapax, tant dans l’univers de la photographie que dans celui de la littérature pour enfants. Pour autant, une telle analyse pourrait peut-être être transposable à d’autres exemples de photographes ayant agi dans ce second domaine. Citons notamment Robert Doisneau et son album 1, 2, 3, 4, 5 imaginé en 1955 avec Albert Plécy[72], grand promoteur d’une forme de « grammaire de l’image » et défenseur d’une écriture par les images plutôt que par les mots[73]. Leur démarche, mettant en oeuvre héritages formels et codes de la communication visuelle, pourrait à juste titre être mise en rapport avec les méthodes éprouvées par Tana Hoban et mériterait d’être analysée sous cet angle.