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Fréquents sont les ouvrages pour enfants permettant d’appréhender les notions de famille, de transmission des savoir-faire et des traditions, d’évoquer le temps qui passe et la mémoire qui s’efface, la mort des grands‑parents. En 2021, les 40 albums du dossier « Pas de branches sans racines. La transmission intergénérationnelle à travers les albums pour la jeunesse[1] », mis en ligne sur le site Ricochet, ont mis en évidence l’importance de cette production. Ils ont aussi révélé la variété des pratiques mémorielles empruntées et utilisées dans ces albums pour explorer ces sujets : écrits du for privé (carnets et albums de naissance, mémoires et autobiographies, échanges épistolaires ou lettres-testaments) et objets vecteurs de mémoire, tels que les vêtements, jouets et photographies de famille.

Les auteurs du dossier indiquent par ailleurs que de nombreux ouvrages de leur sélection accueillent des photographies, offrant un rapide focus sur l’album photographique Mon extraordinaire histoire de famille[2] d’Elisa Sartori (2019), avec ses détourages de portraits photographiques tirés d’un album de famille et collés sur un paysage peint. On pourrait compléter cette liste avec l’album plus ancien Mon livre de photographie[3] de Jacques-Henri Lartigue (1977), à la fois récit autobiographique et manuel technique pour enfants illustré de photographies familiales. On pourrait ajouter également le récent livre Au loin, les lumières[4] d’Elis Wilk (2023), comprenant les authentiques photographies de famille de l’autrice, fondues avec différentes textures et retravaillées avec Photoshop. Cette liste aurait pu également mentionner les ouvrages Incroyable mais vrai d’Éva Janikovszky et László Réber, paru en 1966 aux éditions Móra Könyvkiadó[5], réédité par Flammarion en 1977 puis La Joie de lire en 2011, et L’album de famille de Frédéric Kessler et Princesse Camcam, publié aux éditions Autrement en 2012. En nous appuyant sur les recherches théoriques portant sur la littérature de jeunesse de transmission intergénérationnelle et sur les récentes études photolittéraires internationales, nous nous proposons d’examiner ces deux derniers titres, pour l’usage précurseur et particulier qu’ils font des images photographiques familiales. Nous étudierons d’abord le dispositif photolittéraire accueilli au sein de ces ouvrages. Nous verrons ensuite comment ces livres entendent écrire le récit familial à partir de la collaboration des mots et des images photographiques. Enfin, nous interrogerons la notion d’objet mémoriel photographique au service de la transmission générationnelle.

Un dispositif photolittéraire au service de la fiction

Le champ des études photolittéraires qui se développe depuis la fin des années 1980 permet en effet d’accueillir l’analyse de ces deux productions. Le terme de photolittérature désigne ce que Jean‑Pierre Montier appelle un « territoire [6]», un lieu où se rencontrent les deux arts, la photographie et la littérature.

Figure 1

Éva Janikovszky et László Réber, Incroyable mais vrai, Budapest, Móra Könyvkiadó, 1966 ; Paris, Flammarion, 1977 ; Genève, La Joie de lire, 2011.

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L’album Incroyable mais vrai, ouvrage de 40 pages, d’un format de 20 cm x 25 cm, est composé d’un texte d’Éva Janikovszky[7], autrice prolifique de la photolittérature jeunesse hongroise, de photographies de provenance non établie et sans liens entre elles, et des dessins colorés de Lázló Réber[8], auteur souvent associé à l’autrice. Le recto et le verso de la couverture accueillent deux personnages dessinés représentant une dame et un monsieur accessoirisés de chapeaux, parapluie, canne et paquet de gâteaux. Ils forment un contraste coloré avec les quatre portraits photographiques en pied, en noir et blanc ou sépia, sur lesquels figurent des enfants photographiés au tournant du xxe siècle. Ces derniers posent face à l’objectif ou de trois quarts, devant un fond mural uni ou accessoirisé d’un guéridon. Ils tiennent tous un jouet à la main, bâton, raquette, canne à pêche, fusil, voire un étrange animal. D’autres portraits photographiques reproduits en vignettes sont insérés dans les pages de garde et pages de titre, portraits ovales d’hommes ou de femmes, mères et jeunes enfants, et forment une sorte de galerie de portraits photographiques au-dessus d’autres personnages dessinés.

Dans le corps de l’ouvrage, de nouveaux portraits photographiques, de deux à quatre par double page, voisinent avec des scènes dessinées de la vie quotidienne du tournant du xxe siècle : à l’école, chez le pâtissier, des jeux d’enfants… Les personnages dessinés y sont extrêmement simplistes, parfois proches du schéma, et se ressemblent tous. Leurs accessoires ou tenues permettent néanmoins de les genrer et de deviner leur profession.

À la fin de l’ouvrage, quatre photographies de groupe montrent des activités de loisirs, entre équipe de football, orchestre, voyageurs en partance sur un bateau. Toutes les photographies sont de petite taille et voisinent toujours avec des dessins. Certaines doubles pages n’accueillent aucune photographie. Le médium est également évoqué dans le texte et par un dessin. Une illustration dessinée à la page 2 représente une séance de prise de vue chez le portraitiste. Deux enfants endimanchés font face à un homme semi-caché sous une toile noire, tenant dans la main le déclencheur d’une chambre photographique grand format : « C’est une chance qu’on ait enfin inventé l’appareil photographique[9] », dit le narrateur.

Figure 2

Éva Janikovszky et László Réber, Incroyable mais vrai, Budapest, Móra Könyvkiadó, 1966 ; Paris, Flammarion, 1977 ; Genève, La Joie de lire, 2011.

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Le récit qui accompagne ces images est en effet pris en charge par un jeune narrateur, qui parle à la première personne. Son discours ouvre et referme l’album. Il s’interroge sur les liens de parenté entre les membres de son entourage et rapporte le dialogue qu’il entretient avec sa petite soeur prénommée Mimi. Les dessins les figurent tous les deux de façon très schématique et le lecteur ne sait pas précisément à quoi ils ressemblent, ni quel âge ils ont. Ces dessins illustrent littéralement ce que font et disent les personnages. Le discours révèle progressivement les noms des personnes photographiées, les liens entre elles, et raconte ainsi l’histoire de la famille.

Le dispositif de cet album repose donc sur la collaboration de photographies orphelines avec la voix d’un narrateur, qui formule des injonctions narratoriales — « Dis-toi bien que les plus anciennes photos du tiroir sont celles du grand-père et de la grand-mère de l’une de nos grands-mères[10] » —, et des dessins qui illustrent le discours.

Cette collaboration amène à nouer des liens entre les photographies, à leur redonner une histoire et ainsi à créer une saga familiale fictionnelle. Régulièrement, des zooms sont même opérés sur certains membres de cette famille de papier : « Ainsi je peux te montrer grand‑mère bébé, grand‑mère petite fille et plus grande[11] », lit-on en regard de trois photographies et un dessin attestant l’évolution de la grand‑mère dans le temps. Le lecteur est invité à abandonner ses doutes et à croire à cette fiction familiale verbale et visuelle, qui, bien qu’incroyable, n’en est pas moins vraie, comme l’indique le titre.

Figure 3

Frédéric Kessler et Princesse Camcam, L’album de famille, Paris, Autrement jeunesse, 2012.

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L’album de famille de Frédéric Kessler[12] et Princesse Camcam[13] a un format de 22 cm x 24 cm et compte 128 pages. Il reproduit les codes d’un véritable album multigénérationnel. Le pastiche commence dès la couverture, avec ce titre « L’album de famille » qui désigne ce que l’ouvrage va accueillir et indique comment le lire, sous ce portrait encadré d’un bébé nu allongé sur un oreiller. La couverture de l’ouvrage est cartonnée et grise et un ruban rouge sert de marque‑page. L’incipit de l’ouvrage finit de préciser son contenu : « Aujourd’hui, j’ai trouvé l’album de photos de ma famille dans le grenier. Il est rempli d’arrière-grands-parents, de grands-parents, d’oncles, de tantes, de papa, de maman, de cousins et de cousines, de moi et de ma petite soeur[14]. » Dans le corps de l’album, les doubles pages accueillent de deux à quatre images. Les premières reproduisent des pseudo-portraits photographiques ovales ou rectangulaires qui semblent réalisés en studio à la fin du xixe siècle. Ils sont parfois décorés et contrecollés sur un carton gris. Certains pseudo‑portraits accueillent le tampon d’un photographe, « Dezyderio photographie[15] », dont les sonorités évoquent le nom du photographe inventeur de la carte de visite avec photographie Eugène Disdéri, ou encore « Kessler’s[16] », nom d’un des auteurs. Les corps verticaux sont installés devant des décors factices, une main posée sur un guéridon ou sur un bord de chaise. Les tenues sont soignées. Les portraits sont souvent réalisés de trois quarts, les sourires sont figés et rappellent bien cette période de l’histoire de la photographie où le temps de pose devant l’objectif avoisinait le quart d’heure et empêchait toute attitude naturelle.

Figure 4

Frédéric Kessler et Princesse Camcam, L’album de famille, Paris, Autrement jeunesse, 2012.

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Ces premières pseudo-photographies familiales montrent des individus isolés de leurs activités quotidiennes. Elles sont peu nombreuses. On peut imaginer que le temps a fait son oeuvre et que d’autres photographies ont été égarées. On peut aussi se dire que posséder son propre portrait photographique dans les premiers temps de la photographie était rare et passait souvent par le recours à un professionnel. Comme l’écrit Sylvain Maresca : « Certes, les premiers appareils Kodak conçus pour le grand public apparurent sur le marché américain dès 1889, mais il fallut attendre les années 1960 pour voir les Français acheter en masse leur premier appareil photo[17]. »

Avec le tournage de pages de L’album de famille apparaissent rapidement des pseudo-photographies prises par les membres de la famille eux-mêmes, de plus petits formats, aux bords blancs, des pseudo-photographies couleur, des pseudo-photomatons, des pseudo-photos découpées, des pseudo-photos d’identité esseulées, et même une tentative de pseudo-autoportrait photographique devant une glace. Les poses sont de moins en moins figées, plus naturelles. Les photographes amateurs ont immortalisé les activités des membres de la famille lors de jeux, lors de promenades. Le portrait posé cède la place à la photographie de la parenté étendue, puis à la vie intime d’un couple centrée sur le développement de l’enfant. Les pseudo-photographies accueillent les amis de la famille, les cousins, les copains de classe, le chien de grand-père, le chat d’une amie et, comme l’écrit Anne-Marie Garat à propos des authentiques albums de famille, ces collections d’images constituent un « […] inventaire infini des corps et des visages, meubles et immeubles, bêtes et gens, parentèles et relations, étendues à l’aire sociale de l’école, du travail et des loisirs […][18] ».

Les lieux qui accueillent ces corps sont désormais des intérieurs d’appartement, de nombreuses chambres d’enfants, le porche d’une église, une forêt, une piste de ski enneigée, une salle de classe ou de crèche, l’intérieur d’une voiture ou un jardin. Des moments jusque-là inédits apparaissent. On fixe l’image du jour du mariage, le jour du premier anniversaire, le moment du coup de foudre, la fève trouvée dans une galette des rois, l’ouverture des cadeaux, l’arrivée d’un nouveau bébé. Pour les authentiques albums de famille, André Rouillé constate d’ailleurs que :

Cette production est en fait polarisée par l’enfant, les fêtes rituelles (le mariage, l’anniversaire, etc.), les activités de loisirs, les lieux familiers (la table mise à l’intérieur, les abords immédiats de la maison à l’extérieur), quelques objets quotidiens (le landau, l’automobile, les jouets) et les animaux domestiques. Seuls les loisirs (camping, plage, montagne, etc.) et certains lieux communautaires (l’école, la caserne, le club sportif) font déborder les images du strict cadre de la maison[19].

Sur les pseudo-photographies de Lalbum de famille, les gens sont de plus en plus souriants et semblent heureux. La mort du grand-père, dont la figure disparaît de l’enchaînement des pseudo‑photographies, est le seul événement douloureux qui soit évoqué. Comme l’analyse André Rouillé, « on sourit souvent, on est parfois triste et mélancolique, mais rarement on pleure ou on souffre dans l’album. Les situations de travail et d’effort, et les épisodes douloureux (la maladie, la mort, etc.) sont rares[20] ».

Figure 5

Frédéric Kessler et Princesse Camcam, L’album de famille, Paris, Autrement jeunesse, 2012.

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Les auteurs de l’ouvrage ont poussé la similitude avec un authentique album en ajoutant faux morceaux de scotch ou faux coins plastifiés pour fixer les pseudo-images, insérant même des pastiches d’objets personnels : un coeur de papier, une reproduction d’arbre généalogique. Ce faisant, l’album de famille s’approche de la tradition du journal de naissance, décrit par Véronique Francis et Livia Cadei comme un « objet à écrire qui se distingue par ses caractéristiques physiques : taille, couverture cartonnée, nombre de pages compris entre trente et cinquante intégrant parfois des contenants destinés à archiver de petits objets[21] ». Ces dernières précisent qu’il est généralement écrit par des mères qui « s’inscrivent dans un projet de construction/transmission de la mémoire familiale[22] ».

Dans L’album de famille, le texte imprimé dans deux typographies différentes est placé en page de gauche ou sous les images. Comme dans l’album précédent, il transcrit à la première personne les mots d’un narrateur, enfant anonyme qui introduit l’album, et non pas une mère comme dans les journaux de naissance, le parcourt en commentant les images, nomme les personnages, puis le clôt, racontant ainsi l’histoire de sa famille.

Le narrateur opère, comme dans le précédent ouvrage, des zooms sur quelques personnages familiaux, grands-parents, parents, et sur lui-même. Le lecteur découvre notamment la vie du grand-père paternel, enfant avec ses parents, enfant sur un cheval de bois, jeune marié moustachu, père de famille fumant la pipe, fêtant ses 81 ans, en cure à la Bourboule, puis disparu des dernières pseudo-photographies car décédé. Les cheveux blanchissent, les épaules sont voûtées, les rides apparaissent. Comme l’écrit Anne-Marie Garat, « l’album apprend à l’enfant qui grandit le principe de filiation, les catégories de la parenté, l’ordre du temps. Ce livre d’images est un manuel pratique, initiatique[23] ».

À la différence du premier ouvrage, le lecteur connaît l’aspect du narrateur, puisque le même enfant figure sur un grand nombre des pseudo‑photographies qui témoignent de ses changements physiques. Images et textes cheminent ensemble pour montrer l’évolution de chacun.

Bien que la mention au verso de l’ouvrage indique : « Au gré des photos de cet album, un petit garçon raconte sa famille », l’album n’accueille aucune photographie authentique. Princesse Camcam, de son vrai nom Camille Garoche, a en effet conçu les illustrations de ce livre en transformant ses propres photos de famille en dessins, qu’elle a détourés pour leur réinventer une profondeur de champ, puis rephotographiés pour les insérer dans l’album. Princesse Camcam s’est donc libérée de la réalité portée par les photographies originelles. Il ne s’agit pas de photographies orphelines, contrairement à celles d’Incroyable mais vrai, mais de photographies dont on efface la mémoire pour les réinterpréter par le dessin et le texte, créant ainsi un nouveau récit familial.

Ces ouvrages accueillent donc des dispositifs photolittéraires dans lesquels le visuel et le textuel, photographies, pseudo-photographies, dessins et textes, s’imbriquent étroitement pour créer des phototextes destinés à élaborer un récit familial.

Ces deux albums témoignent du potentiel de déconstructions et de remplois au service de la création de nouvelles oeuvres littéraires que la photographie d’archives contient. Ils témoignent aussi de la capacité de cette dernière à être un embrayeur de fiction. L’utilisation des photographies familiales dans la création de nouvelles oeuvres d’art semble d’ailleurs être une tendance qui se développe. Comme l’écrit Marianne Hirsch,

Increasingly, family pictures have themselves become objects of scrutiny. Contemporary writers, artists, and filmmakers, as well as contemporary cultural critics, have used family photographs in their work, going beyond their conventional and opaque surfaces to expose the complicated stories of familial relation[24].

En ce qui concerne la littérature adulte, il faut mentionner Les gens dans l’enveloppe[25] d’Isabelle Monnin, dont les photographies ont d’abord été une fiction avant de faire l’objet de recherches pour reconstituer un récit familial non fictionnel. Ariane-Esther Carmignac écrit au sujet de cet ouvrage :

Ces approches littéraires de l’archive photographique, déployant l’imaginaire des images, ouvrant l’abondant « boîtier de mélancolie » des vues abandonnées pointent ce que la fiction permet de rajouter au documentaire, toujours-déjà défaillant et soupçonné d’arranger la réalité, par ailleurs insaisissable. Elles visent juste, et souvent à bon compte pourrait-on ajouter : ce que les séries dépareillées d’images n’arrivent plus à transmettre, l’écrit s’empresse de le mettre au jour, de le combler ou de l’inventer[26].

Dans le domaine de la littérature jeunesse, Incroyable mais vrai, en 1966, fait figure de précurseur. Cinquante ans plus tard, de nombreux autres titres sont venus compléter la liste des ouvrages pour enfants prenant appui sur des photographies de famille. De nombreuses catégories de la littérature jeunesse s’en inspirent, comme le montre l’album d’activités Albums de familles. Des photographies pour s’amuser[27] de Raphaële Botte et Arno Dufour, qui propose des activités à partir de photographies de famille trouvées dans le grenier d’une maison. Il faut également citer l’album Jacqueline[28], Prix du roman historique CM2-6ème 2022-2023, dont les photographies familiales, insérées dans les « Notes de l’auteur », ont été le point de départ pour reconstituer un authentique récit familial inscrit dans la Seconde Guerre mondiale.

Écrits du for privé et objets mémoriels au service du racontage familial

Ces collections de photographies, en vrac ou dans un album de famille, sont accompagnées de la voix d’un narrateur qui élabore donc l’histoire de la famille. Dans un authentique album de famille, « le texte [est] volatil, foncièrement oral[29] », écrit Anne-Marie Garat. Les albums Incroyable mais vrai et L’album de famille accordent au contraire une large place aux légendes en regard des photographies, aux commentaires sous celles-ci, transcriptions de la parole d’un enfant, qui court de page en page, raconte les images, comble leurs non-dits, nomme les personnes, retrace l’histoire de la famille.

On pense une nouvelle fois à la tradition des albums de naissance dans lesquels les écrits sont très développés. Véronique Francis et Livia Cadei notent que :

Dans certains albums [de naissance], la mémoire relationnelle de la famille est une mémoire des événements exceptionnels tels que le jour du baptême, de la circoncision, des fêtes familiales et des anniversaires. […] Dans d’autres albums, c’est plutôt le versant ordinaire de la mémoire relationnelle qui est accentué, apparaissant dans les rubriques dédiées au thème du jeu ou dans celles qui mettent l’accent sur la personnalité de l’enfant qui se dessine. Il s’agit alors de conserver ces émotions associées à l’expérience enfantine des fous-rires, colères ou premiers exploits[30]

Ces images que commente le narrateur s’apparentent à ce que Marianne Hirsch nomme « visual narratives » pour désigner les photographies présentes dans La chambre claire et commentées par Roland Barthes. Elles s’opposent aux « prose pictures », terme employé par Marianne Hirsch pour qualifier la description qu’un texte fait d’une photographie absente. Analysant la description que Roland Barthes fait du portrait de sa mère, non reproduit dans La chambre claire, Marianne Hirsch écrit ainsi : « In his book, his mother’s picture exists only in the words he uses to describe it and his relation to it : the image has been transformed and translated into a prose picture[31]. » Incroyable mais vrai accueille quelques « prose pictures ». On lit notamment : « Elles ont connu tous ces gens ; elles ont habité toutes ces maisons ; elles ont caressé tous ces chiens ; elles ont joué dans ces jardins ; elles ont été élèves dans ces écoles ; elles ont mangé ces gâteaux de mariage à une époque où moi, je n’étais pas encore né[32] », alors qu’il n’existe que le texte et les dessins pour permettre aux lecteurs de découvrir ces éléments du récit familial.

Le narrateur textuel ne commente toutefois que certaines pseudo‑photographies et parfois il avoue son incapacité à les déchiffrer, ignorant ce que fait la personne figurant sur les images — « peut-être que grand-mère est en train de réviser » —, ou même quelle est son identité — « je me demande qui est cette dame et à quoi elle pense » —, ou les circonstances de la prise de vue. Il doit faire appel à des personnes de l’entourage, dont la parole comblera les blancs :

Nous avons de la chance d’avoir dans notre famille des personnes nées il y a bien longtemps : elles peuvent expliquer aux autres quels sont les gens et les choses représentés sur les très vieilles photos. Autrement, moi non plus, je ne saurais pas que cette photographie réunit des champions[33].

Dans L’album de famille, les pseudo-photographies offrent parfois à lire un récit, que la voix du jeune narrateur va corriger : « Si j’ai l’air de bien m’amuser avec ma petite soeur, c’est juste pour faire bien sur les photos, car en vrai, elle m’énerve[34]. »

Figure 6

Éva Janikovszky et László Réber, Incroyable mais vrai, Budapest, Móra Könyvkiadó, 1966 ; Paris, Flammarion, 1977 ; Genève, La Joie de lire, 2011.

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Ce racontage familial permet d’apporter son lot de révélations, qui paraissent toutes incroyables mais sont pourtant vraies, comme le laisse entendre le titre polysémique. Les photographies de famille invitent à comprendre qu’il s’est produit des événements, qu’une histoire familiale s’est écrite, avant la naissance des narrateurs. En effet, « il est terriblement difficile d’imaginer que quelque chose ait pu se passer quand moi je n’étais pas né. C’est vraiment une chance d’avoir les photos du tiroir[35] », dit le narrateur d’Incroyable mais vrai. Comme l’écrit Roland Barthes dans La chambre claire devant la photographie de sa mère prise en 1913 : « L’histoire, n’est-ce pas simplement ce temps où nous n’étions pas nés ? Je lisais mon inexistence dans les vêtements que ma mère avait portés avant que je puisse me souvenir d’elle[36]. »

Les photographies que regardent les jeunes narrateurs d’Incroyable mais vrai et de L’album de famille attestent l’enfance des grands-parents et des enfants. « Maman et papa, grand-mère et grand-père et TOUTES LES GRANDES PERSONNES ONT ÉTÉ AUTREFOIS DES ENFANTS. Incroyable mais vrai[37] », dit le narrateur.

La photographie donne à voir les aïeux dans leur identité, dans un état inconnu de ceux qui découvrent ces portraits, les inscrit dans un autre temps de l’histoire : « je n’en reviens pas que ce minuscule petit garçon grassouillet… c’est mon père… ; et cette petite fille maigrelette… c’est ma maman[38] », dit le narrateur de L’album de famille. Roland Barthes ne dit pas autre chose lorsqu’il examine la photo de sa mère en 1913 : « Il y a une sorte de stupéfaction à voir un être familier habillé autrement[39]. »

Les enfants comprennent par la voix du narrateur et l’absence d’une photographie que tous les membres de la famille ont vécu dans des temporalités différentes.

Mimi voudrait voir une photo sur laquelle figureraient ensemble TOUTES LES GRANDES PERSONNES QUAND ELLES ÉTAIENT PETITES. Pauvre Mimi : il n’existe pas non plus dans le tiroir de telle photo. Il n’y en a pas, parce que toutes les grandes personnes n’ont pas été petites au même moment[40].

Le récit entourant certaines photographies fait aussi exister des souvenirs enfouis : « Le jour de mon premier anniversaire il y avait deux gâteaux. Un tout petit avec une seule bougie pour moi et un autre, énorme, avec quatre‑vingt-une bougies pour pépé[41] », raconte le narrateur de L’album de famille devant l’image de son premier anniversaire, dont il ne peut se souvenir. La photographie « se superpose à la vraie mémoire[42] », écrit Anne-Marie Garat.

L’absence de photographie va même provoquer une révélation une nouvelle fois incroyable : « la voisine n’a jamais été petite ; c’est pour cela qu’il n’y a pas de photo d’elle dans le tiroir[43] ». Toutefois, ces révélations n’ont rien d’extraordinaire et, contrairement à d’autres ouvrages de la littérature de jeunesse, sont assez convenues. Il n’est nulle part mention de secrets de famille ayant accompagné les générations. De la même façon, les familles de ces deux ouvrages sont conçues selon un modèle convenu, stéréotypé, à l’image de ce que l’on trouve dans de vrais albums de famille, et seule l’évocation rapide de la situation de l’amie Géraldine, enfant adoptée, vient suggérer que d’autres modèles familiaux peuvent exister.

On pourrait y voir une intention auctoriale de respecter le schéma de l’authentique album de famille. André Rouillé écrit en effet que l’album de famille « se construit sur le respect des traditions, voire sur une image surannée de la famille. Manichéen et stéréotypé, il est un lieu rassurant de certitudes, de stabilité et de réconfort[44] ». On pourrait y voir aussi le souhait de présenter des personnages et situations permettant au plus grand nombre de lecteurs de s’identifier. Ce choix n’est pas sans rappeler ceux que le photographe Edward Steichen avait opérés pour son exposition et son livre The Family of Man en 1955 au MoMA, et que Marianne Hirsch analyse en ces termes : « To use the notion of family as its primary instrument of universalization, the family of man needs to represent an image of familial relations that would be widely recognizable, applicable, and exportable[45]. » Edward Steichen lui-même écrivit : « the audiences not only understand this visual presentation. They also participate in it, and identify themselves with the images[46] ».

Si l’ouvrage Incroyable mais vrai, publié en 1966 en Hongrie, présente un modèle familial ancré dans son lieu et son époque de production, la conception de la famille présentée dans L’album de famille, publié en 2011, semble davantage dépassée et naïve, enfermant l’enfant dans un modèle normatif. Les nombreux ouvrages intergénérationnels pour la jeunesse publiés depuis les années 1970 n’hésitent plus à suivre les évolutions de la société, ni à mettre en scène des familles monoparentales, recomposées, homosexuelles, ni à évoquer les problèmes familiaux. Comme l’écrit Virginie Douglas dans l’introduction d’Histoires de famille et littérature de jeunesse : « Pas plus que l’expérience de l’enfance, la famille ne saurait être décrite comme uniforme[47]. » Selon elle, la littérature de jeunesse a connu depuis les années 1970 un bouleversement qui « coïncide avec les profondes mutations de la société occidentale et la remise en cause des modèles familiaux traditionnels […][48] », et qui l’amène à présenter « ces autres modes de vie familiale que connaissent un nombre grandissant des enfants lecteurs[49] ». Rien n’empêchait non plus les auteurs de proposer au sein de cette famille fictive des personnages qui conduisent le lecteur à se confronter à une réalité plus complexe que celle dont il fait l’expérience au quotidien. « La photographie ne permet pas de faire ce que l’on veut », dit Mimi, la petite soeur du narrateur d’Incroyable mais vrai. On peut penser que Mimi se trompe puisque les deux albums font le récit de familles fictionnelles à partir d’un matériau inventé. D’autres ouvrages de littérature jeunesse accueillent même des pseudo‑portraits photographiques donnant à voir des mondes ou des personnages qui n’existent pas, comme dans Flotsam[50] de David Wiesner.

Objets mémoriels et transmissions intergénérationnelles

Dans L’album de famille, la pseudo-photographie d’un « baobab généalogique », arbre fait de collages de morceaux de papier et accueillant quatre grosses branches émergeant d’un tronc, donne à voir les liens entre le narrateur — « moi » — et les débuts de l’humanité-T-Rex et big bang. Les arrière‑grands‑parents du narrateur sont d’ailleurs directement reliés aux Gaulois ou à d’« autres ancêtres » indéfinis. Les grosses branches incarnent les liens qui unissent tous les membres de la famille du côté de la mère du narrateur. Ce dernier s’accorde une place tout au bout de cette chaîne et se relie ainsi lui‑même à ceux qui l’ont précédé. Cet arbre généalogique, topos de la littérature jeunesse sur les liens intergénérationnels, est également un classique des journaux de naissance. Comme l’écrivent Véronique Francis et Livia Cadei : « Dans la grande majorité des journaux de naissance figure un arbre généalogique visant à offrir à l’enfant une image de sa parenté et à préciser les liens qui le relient aux membres de sa famille[51]. » Le commentaire qu’en fait le jeune narrateur est l’occasion pour lui d’évoquer l’impossibilité pour son amie Géraldine de dessiner son propre arbre et, ce faisant, son incapacité à tisser des liens avec les générations précédentes.

Figure 7

Frédéric Kessler et Princesse Camcam, L’album de famille, Paris, Autrement jeunesse, 2012.

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Le corps du jeune narrateur est également porteur de mémoire et incarne les liens intergénérationnels. « Il paraît que j’ai les yeux de mon père… et le nez de ma mère », dit le narrateur de L’album de famille. Dans Incroyable mais vrai, c’est par la voix que s’opère la transmission. Le jeune narrateur s’engage oralement à transmettre ses souvenirs aux générations suivantes : « Elle [Mimi] m’a seulement demandé de raconter plus tard à ses petits-enfants qu’elle aussi, dans le temps, avait été petite ; à ce moment-là, je serai, moi, leur très vieux parent qui se souvient de tout. Je l’ai promis à Mimi. MAIS POURVU QUE JE NE L’OUBLIE PAS[52]. »

La transmission s’incarne aussi dans les jouets. Dans L’album de famille, c’est le cheval à bascule qui passe de génération en génération, « traverse le temps au galop » et tisse un lien avec les enfants qui ont précédé le narrateur.

Figure 8

Frédéric Kessler et Princesse Camcam, L’album de famille, Paris, Autrement jeunesse, 2012.

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Mais ce sont surtout les photographies de famille, qu’elles soient en vrac dans Incroyable mais vrai ou collées dans L’album de famille, qui établissent des liens et sont passeuses de mémoire. Comme l’écrit Sylvain Maresca à propos des albums de famille, « véritables livres d’heures de la vie familiale […] » : « Leur consultation devient une occasion rituelle d’évoquer la mémoire de la famille et, selon l’espoir des générations les plus âgées, de la transmettre aux plus jeunes[53]. » Dans ces deux albums, les photographies forment des ponts entre le monde des vivants et celui des morts, puisque les narrateurs découvrent grâce aux images le visage de ceux qu’ils n’ont jamais connus. Comme l’écrit Anne-Marie Garat,

Les familles conservent jalousement l’album, ce dépôt d’archives que les parents ont hérité des grands-parents, dont les enfants hériteront plus tard. Une fois les parents vieillis ou morts. Car il faut que mort passe pour que se lègue la collection d’images d’une génération à l’autre, que se délègue le gardiennage des reliques du temps qui passe[54].

La photographie est aussi un vecteur de prolongement temporel. Dans L’album de famille, le jeune narrateur se voit transmettre l’appareil photographique familial et ainsi la charge concomitante « de raconter l’histoire de la famille en images[55] ». Il envisage même de prolonger la chaîne familiale en ajoutant la photographie de son amoureuse : « Quand je l’épouserai, elle [son amoureuse] portera mon nom et aura sa place dans l’album[56]. » Et si son amie Géraldine est empêchée de tisser des liens avec les membres de sa famille qui l’ont précédée, elle fera démarrer son propre arbre généalogique en collant la photo du jeune narrateur, tout « en laissant de la place pour coller celle de nos futurs enfants et petits-enfants ». Ainsi la chaîne familiale ne s’arrêtera pas. « Dans soixante‑dix ans, […] il y aura une de mes arrière-petites-graines qui écrira ce qu’elle pense en regardant les photos que j’ai commencé à faire cet après-midi. »

Ces deux albums pour la jeunesse, ainsi que les autres ouvrages mentionnés dans cet article, témoignent du potentiel de création de nouvelles oeuvres littéraires que la photographie familiale contient et de la variété des usages qui en ont été faits depuis les années 1960. Qu’elles soient sans liens apparents ou tirées d’authentiques albums de famille, les auteurs d’ouvrages pour la jeunesse n’hésitent ni à s’emparer des photographies de famille orphelines pour tisser des liens entre elles par les mots ou le dessin, ni à en gommer l’histoire lorsqu’elles sont authentiques pour les placer au service de nouvelles fictions. Les mots qu’elles font advenir les préservent de l’anonymat, les relient, redisent leur vérité, leur avant et leur après, font revivre ceux qui y figurent, tissent des liens entre hier et aujourd’hui ou leur attribuent d’autres vérités, d’autres histoires. Ce faisant, ces photographies de famille sont mises au service de l’appréhension des notions de transmission, de filiation, de conservation de la mémoire familiale.