La bande dessinée vagabonde[Record]

  • Maël Rannou and
  • Philippe Rioux

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  • Maël Rannou
    Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

  • Philippe Rioux
    Université Concordia

Née au xixe siècle (Smolderen, 2009), la bande dessinée a longtemps été pensée en aires géographiques figées, le terme le plus fort étant sans doute celui de « franco‑belge » – paradoxal dès la naissance dans une Europe où l’on situe la naissance du neuvième art en Suisse avec Rodolphe Töpffer. Dans un marché dominé par une approche pseudo‑nationale découpée entre « franco‑belge », « manga » et « comics », ces désignations canoniques touchent en réalité plus à l’histoire des formats de publication qu’à leur origine (Rannou et Ya‑Chee‑Chan, 2018), et sont de plus en plus bousculées par des hybridations assumées. Si la mondialisation et le développement des moyens de communication permettent une plus grande rapidité des échanges comme de leurs diffusions, ces croisements ne datent pas d’hier et sont présents dès les origines. Le manga, bande dessinée japonaise dans son acception générale, a ainsi longtemps été présenté comme particulièrement spécifique, en cohérence avec une histoire d’isolement sur l’archipel. Cette vision parfois folklorisante a été battue en brèche par les premières études sérieuses sur le sujet, qui ont montré l’importance des graveurs et de la presse anglo‑saxonne dans le développement du manga, un échange né de voyages d’artistes et de la présence britannique au Japon. La figure de Charles Wirgman, immigré à Yokohoma où il crée le Japan Punch en 1862, en est un témoignage particulièrement parlant (Bouissou, 2010). Les isolements nationaux sont ainsi régulièrement court‑circuités, donnant parfois lieu à des collaborations inattendues, quasi pirates : ainsi de Superman, comics phare de Shuster — qui est Canadien et non Étatsunien — et Siegel publié dans Spirou dès 1939 sous le titre Marc, Hercule moderne. Brutalement interrompue par la guerre en 1941, l’aventure est conclue dans l’urgence par Jijé, figure s’il en est de l’auteur franco‑belge qui revêt alors le costume des auteurs de comics, que personne n’appelle encore ainsi. Après la guerre, plusieurs initiatives témoignent de frontières bien plus floues qu’elles n’apparaissent de prime abord. De 1948 à 1952, la revue québécoise catholique Hérauts présente une version européenne, laquelle est cependant entièrement composée de productions étatsuniennes, alors même que l’auteur fétiche de la revue sera par la suite Maurice Petitdidier, un émigré français. Quelques années plus tard, en 1969, le magazine Charlie Mensuel, immédiatement perçu comme innovant, reprend pourtant une maquette et un contenu directement inspirés de Linus, revue italienne créée quatre ans plus tôt. Plus récemment, la porosité des frontières nationales se perçoit dans la présence importante et durable des mangas sur les marchés occidentaux et dans l’hybridation que cette présence engendre, visible notamment dans les séries Les Légendaires (Patrick Sobral, Delcourt) et La Rose écarlate (Patricia Lyfoung, Delcourt), qui reprennent le format franco‑belge en le croisant avec les codes graphiques du manga (Suvilay, 2021). On trouve de tels croisements dans de nombreux autres pays : pensons à la scène brésilienne du manga, qui voit le jour dès les années 1970 avec l’auteur d’origine japonaise Cláudio Seto, et aux « mangas haïdas » de l’artiste autochtone britanno‑colombien Michael Nicoll Yahgulanaas. On observe encore l’embauche accrue de créateurs européens et sud‑américains par les grands éditeurs de comics américains (JL Mast, Marcos Martin), voire de mangas (Tony Valente), ou la création de studios en Afrique subsaharienne qui ont à coeur de combiner les codes du comics avec une mythologie locale, notamment Zebra Comics au Cameroun, dont les ventes se font par ailleurs majoritairement aux États‑Unis. Ce constat d’une bande dessinée circulant dès l’origine — et jusqu’à présent — hors des frontières nationales a motivé le présent dossier de Mémoires du livre/Studies in Book Culture …

Appendices