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Écrivaine dont la trajectoire littéraire est remarquable, Claire Martin occupe pendant deux ans le poste de speakerine à CKCV (Québec), à CBV (Québec) et à CBF (Montréal) avant d’être contrainte à quitter ses fonctions à la suite de son mariage. Ce n’est que quelques années plus tard qu’elle commence une carrière littéraire prolifique qui se divise en deux temps. Ses activités littéraires connaissent un succès important dans les années soixante, notamment grâce à la parution du diptyque autobiographique Dans un gant de fer, et cessent durant près de quinze ans avant un retour à l’écriture jusqu’à sa mort en 1914. Depuis une vingtaine d’années, l’oeuvre de Claire Martin connaît un regain d’intérêt. Le numéro de Voix et Images consacré à l’écrivaine en 2003 et l’inauguration de la bibliothèque Claire-Martin à Québec en 2017 contribuent, entre autres, à consacrer « cette carrière en deux temps, exceptionnelle à bien des égards[1] ». Bien qu’elle soit reconnue pour sa pratique d’écrivaine et de traductrice, l’histoire littéraire tend à oublier que Claire Martin s’est aussi démarquée dans l’histoire du livre au Québec. En 1962, elle est la première femme élue au poste de présidente de la Société des écrivains canadiens, de même qu’au poste de déléguée auprès du Conseil supérieur du livre, poste affilié à son mandat de présidente. L’élection de Claire Martin comme présidente est un aspect majeur de sa trajectoire d’écrivaine. Patricia Smart signale à ce sujet qu’« [e]n octobre 1962, la place importante que Claire Martin occupe dans l’institution littéraire est consacrée par son élection à la présidence de la Société des écrivains canadiens[2]. » Malgré les archives qui témoignent de la présidence houleuse de Martin, aucune recherche à ce jour n’aborde spécifiquement l’apport de l’écrivaine à la Société des écrivains canadiens, association dont le mandat est de défendre et de servir les intérêts de la littérature canadienne. La minorisation de l’engagement des femmes dans le milieu littéraire est un phénomène ancien et connu, et précisément relevé par Juliette Bernatchez en ce qui concerne le champ littéraire québécois : « Alors que les femmes sont encore fréquemment exclues de la sphère publique au début des années 1960, leur engagement, qui se développe dans des lieux moins dominants que celui des hommes, est souvent marginalisé.[3] » Cet article propose donc de pallier ce manque et d’éclairer un nouvel aspect de la carrière littéraire de Claire Martin en se penchant à la fois sur les conditions dans lesquelles l’écrivaine a occupé le poste de présidente de la Société des écrivains canadiens, ainsi que sur les circonstances qui ont mené à sa démission deux ans plus tard à l’été 1964. Considérant que les structures et les rapports de force androcentrés conditionnent la réception des actions des femmes au sein du milieu du livre tout en participant à la spécification de l’expérience féminine dans le champ littéraire, l’étude des moments marquants de la présidence de Martin permet de mettre au jour l’incidence du genre sexué de l’écrivaine sur ses occupations professionnelles.

Aussi, il est indispensable de s’attarder au contexte particulier qui marque le milieu du livre au début des années soixante de façon à bien saisir la querelle qui mettra fin au mandat de l’écrivaine. En effet, la présidence de Martin est liée à deux moments clés de l’histoire du livre au Québec : la fondation du Conseil supérieur du livre par Pierre Tisseyre en 1961 et la parution du rapport Bouchard ou le rapport d’Enquête sur le commerce du livre au Québec en 1964. Le Conseil supérieur du livre représente les intérêts de l’ensemble des agents du livre au Québec et témoigne d’une volonté de restructuration de la gestion du milieu du livre. Le rapport Bouchard, quant à lui, voit le jour en réaction à un mémoire soumis par le Conseil supérieur du livre au ministre des Affaires culturelles, Georges‑Émile Lapalme. Ce mémoire fait état de problèmes dans le commerce du livre et réclame la création d’une régie du livre, tout en demandant au gouvernement de s’intéresser au sort des librairies et de mettre en place des mesures pour éviter leur disparition. La parution de ce rapport engendre plusieurs réactions au sein du milieu littéraire, notamment chez Michelle Le Normand et Léo‑Paul Desrosiers tel qu’en témoigne Adrien Rannaud : « Depuis la première page jusqu’aux éditoriaux, en passant par la page féminine et la reproduction des extraits significatifs du rapport dans les quotidiens, on assiste à l’éclosion de ce qu’on pourrait nommer l’affaire du rapport Bouchard […][4]. » Le Normand et Desrosiers participent à cette éclosion ciblée par Rannaud alors que leurs lettres ouvertes illustrent une résistance à l’égard des changements qui ont lieu durant la Révolution tranquille, notamment en ce qui concerne les idéologies modernes mises en place. Si Rannaud s’attarde dans son article à reconstituer les réactions du milieu littéraire lors de la réception du rapport Bouchard, notre analyse préconise davantage les prises de position de Claire Martin à la suite de la réception de ce rapport puisqu’elles ont d’importantes répercussions sur son mandat de présidente. Pour mener à bien ce travail, nous aurons recours au dépouillement que nous avons effectué dans les fonds d’archives du Groupe de recherche et d’études du livre au Québec (GRÉLQ), notamment les procès‑verbaux de la Société des écrivains canadiens, les articles de journaux qui entourent la démission de Martin et les lettres échangées entre les membres de la Société. Ces éléments, qui permettent de témoigner de la crise qui a accompagné la présidence de Martin, seront éclairés par le rapport d’Enquête sur le commerce du livre au Québec, par le mémoire de la Société des écrivains canadiens présenté par Claire Martin à cette même Commission et par les travaux de Josée Vincent portant spécifiquement sur la Société des écrivains canadiens[5].

Le Conseil supérieur du livre et les bibliothécaires : une relation conflictuelle

Selon Josée Vincent, le début des années soixante est caractérisé par plusieurs réformes dans le milieu du livre au Québec. Parmi elles, la fondation du Conseil supérieur du livre (CSL), composé de la Société des écrivains canadiens, de la Société des éditeurs canadiens de manuels scolaires, de la Société des libraires canadiens et de la Société des éditeurs canadiens est déterminante[6]. Cet organisme, dirigé par Pierre Tisseyre, occupe désormais une place prépondérante au sein du milieu du livre québécois. Si ces quatre sociétés forment le Conseil supérieur du livre au Québec, certaines tensions émergent dès les premières années d’activité du Conseil supérieur du livre. Josée Vincent note à ce propos que « des associations réfutent les positions du CSL : à maintes reprises, les bibliothécaires et les écrivains se sentent lésés au profit des libraires et des éditeurs[7]. » Ce parti pris supposé pour les libraires et les éditeurs est particulièrement intéressant en ce sens que cette prise de position a une influence tant sur les conclusions du rapport Bouchard que sur les prises de position de Claire Martin durant sa présidence.

En réaction à la production du rapport Bouchard, la Société des écrivains canadiens présente un mémoire dans lequel des recommandations sont formulées, dont la mise en place d’une vaste campagne de publicité en faveur du commerce du livre canadien, campagne qui milite aussi pour l’interdiction de solder les livres pendant leur première année de parution. Surtout, le mémoire de la Société insiste sur l’importance de favoriser le réseau des librairies alors que certaines régions comme la Beauce ou Val‑d’Or n’ont pas de librairies et que celles déjà en place à travers le Québec ferment faute de moyens financiers[8]. En tant que présidente, Claire Martin présente ce mémoire à la Commission d’enquête sur le commerce du livre et se fait porte‑parole de la Société. Or, cette insistance sur le rôle des libraires n’est pas bien reçue par le réseau des bibliothécaires. Michel Thériault, chef du Service des acquisitions et directeur des bibliothèques de l’Université de Montréal durant les années soixante, revient d’ailleurs sur la situation dans un article paru en 1971 dans Le Devoir :

À l’occasion de la Commission royale d’enquête sur le commerce du livre au Québec en 1963 (Commission Bouchard), les associations de bibliothèques et de bibliothécaires furent écartées de l’enquête. En conséquence, on trouve dans le rapport de la Commission une conception erronée du service du livre et une ignorance totale du rôle joué par les bibliothèques[9]

En réponse à la publication du rapport Bouchard, le réseau des bibliothèques affirme se sentir délaissé puisque les mesures qui y sont proposées concernent exclusivement les librairies. Les bibliothécaires reprochent donc au commissaire de ne pas tenter d’apporter de solutions à leurs problèmes. C’est au coeur de ces tensions que Claire Martin exerce son rôle de présidente et de déléguée auprès du Conseil supérieur du livre, ce qui précipite la fin de son mandat.

Claire Martin, présidente de la Société des écrivains canadiens

Bien connue des milieux littéraire et radiophonique de Québec, Claire Martin est élue présidente à la Société des écrivains canadiens le 13 octobre 1962. Elle succède au journaliste et écrivain Jean Filiatrault qui cède sa place après un mandat d’un an. Première femme à occuper ce poste dont les buts premiers sont de servir et défendre les intérêts des écrivains canadiens, Claire Martin a déjà un certain capital symbolique au moment de sa nomination. Publiée par Pierre Tisseyre au Cercle du livre de France, l’écrivaine a trois oeuvres à son actif : le recueil de nouvelles Avec ou sans amour (1958) ainsi que les deux romans, Doux‑Amer (1960) et Quand j’aurai payé ton visage (1962). Son recueil de nouvelles a été primé par le Prix du Cercle du livre de France tandis que Doux‑Amer a obtenu une nomination au prestigieux prix Femina. Sans qualifier sa position d’enviable au sein du champ littéraire, il est juste d’avancer que Claire Martin est déjà dotée d’une certaine reconnaissance, laquelle, nous le verrons, lui servira pour accéder à diverses tribunes durant sa présidence, de façon à faire circuler ses idées.

Tel que mentionné précédemment, l’exercice du mandat de présidente amène Claire Martin à présenter le mémoire au nom de la Société des écrivains canadiens à la Commission d’enquête sur le commerce du livre. Si le mémoire est accepté à l’unanimité par les membres de la Société, ce sont les prises de position subséquentes de Claire Martin qui engendrent des tensions. Entretenant des liens avec Pierre Tisseyre, l’écrivaine est amenée à le côtoyer à la fois en tant qu’éditeur et président du CSL, dont elle est une des déléguées. En ce sens, le conflit entre le Conseil supérieur du livre et les bibliothèques participe aux prises de position de Claire Martin puisque l’écrivaine réagit fermement aux prises de paroles du réseau des bibliothèques et ressent le besoin de recadrer le débat autour des librairies. Si la crise entourant la présidence de Claire Martin éclate en juillet 1964, les événements qui l’engendrent commencent à la mi‑juin, alors que Pierre Tisseyre téléphone à Claire Martin pour attirer son attention sur un éditorial paru dans l’Action au sujet de la Commission Bouchard et des bibliothécaires. Lors de cet appel, Pierre Tisseyre demande à Claire Martin si elle compte réagir, à titre de présidente et au nom de la Société, à la prise de position des bibliothécaires. Il importe ici de souligner l’implication de Pierre Tisseyre au sein de la Société, implication qui contribue à son autorité et à sa reconnaissance dans le milieu du livre. En effet, le début des années soixante est marqué par des moments difficiles pour la Société notamment en ce qui concerne le financement et le taux de participation des écrivain·es. L’arrivée des libéraux au pouvoir a une incidence sur les activités de la Société alors que le ministre des Affaires culturelles prend la décision de cesser le financement des organismes privés. Josée Vincent montre dans sa thèse qu’après des années plus précaires, « la société reprend vie en février 1963, lorsque Pierre Tisseyre accepte d’élaborer un nouveau plan budgétaire, qui sera soumis au ministre des Affaires culturelles du Québec, et de parrainer la création de la section montréalaise grâce entre autres à l’appui du Conseil supérieur du livre[10]. » Ainsi, l’implication de Tisseyre, tant dans la trajectoire d’écrivaine de Claire Martin qu’au sein de la Société, est un aspect notable du mandat de Martin.

À la suite de l’appel de Tisseyre, Claire Martin rédige une lettre qui condamne la prise de parole des bibliothécaires et la soumet pour lecture à Claude Aubry, collègue et président du Conseil central de la Société à Ottawa. Celui‑ci refuse la lettre en réfutant les arguments proposés par son autrice. Claire Martin n’envoie donc pas sa lettre aux journaux, mais va tout de même en écrire une seconde en affirmant que, si la Société avait eu comme mandat de présenter un mémoire à la Commission Bouchard, elle doit aussi avoir le mandat de poursuivre l’affaire en prenant la parole en ce qui concerne la position des bibliothécaires[11]. Lorsqu’elle aborde son projet de seconde lettre avec le vice‑président de la Société, Marcel‑A Gagnon, celui-ci demande à ce que la lettre soit lue par l’exécutif de la Société avant d’être acheminée aux médias. Dans une lettre adressée à Claude Ryan, directeur du journal Le Devoir, Gagnon contextualise la missive de Claire Martin afin de se dissocier des propos tenus dans la lettre :

Il y a quelques semaines, celle-ci [Claire Martin] m’a dit avoir reçu un projet de lettre de M.Pierre Tisseyre, président du Conseil Supérieur du Livre. Celui-ci invitait Mme Martin à écrire aux journaux, au nom des écrivains, pour se porter à la défense des libraires. Il proposait même un texte à madame Martin. Je la mis en garde contre un tel procédé et lui suggérai de soumettre sa lettre ou celle de M.Tisseyre à notre exécutif. Ce qu’elle ne fit pas[12].

Le 24 juin 1964, Claire Martin envoie, sans consulter préalablement ses collègues, la seconde lettre dans laquelle elle prend la parole au nom de la Société des écrivains canadiens. Elle l’achemine aux journaux Le Devoir, Le Soleil, L’Action et Le Petit journal ; elle l’envoie aussi simultanément aux autres membres du comité. Le titre tapageur ajouté par la rédaction — « Rapport Bouchard : les écrivains condamnent les… bibliothécaires » — participe considérablement à l’effet de crise de cette publication au sein de la Société. En effet, la présidente énonce un parti pris pour les librairies et cible les requêtes formulées par les bibliothécaires à la Commission Bouchard comme étant abusives :

Je crois que le moment est venu pour les écrivains de dire ce qu’ils pensent de l’attitude des bibliothécaires envers la Commission Bouchard. Aurons‑nous encore une littérature si nous n’avons que les bibliothèques pour faire connaître et acheter nos livres ? [...] Nous ne mésestimons pas la clientèle des bibliothèques, mais quand on considère qu’elles ne placent nos livres sur leurs rayons que plusieurs mois après leur publication, on peut difficilement dire qu’elles contribuent au succès de nos livres. [...] Il me semble que, dans toute cette affaire, les bibliothécaires canadiens-français devraient songer un peu plus à nos libraires et, par ricochet, à nos écrivains, plutôt que de se réclamer la liberté d’expédier nos capitaux à l’étranger sans laisser la chance à nos commerçants de prélever leur dû au passage. Nous, les écrivains, avons d’abord besoin des libraires et nous voulons qu’ils vivent[13]

Les propos de Claire Martin tenus dans cette lettre apparaissent beaucoup plus fermes que ceux énoncés dans le mémoire présenté à la Commission Bouchard. En effet, il est juste d’avancer que cette prise de position comporte le risque d’une désolidarisation avec des acteurs importants de la chaîne du livre, en l’occurrence les bibliothécaires. Or, cette possible désolidarisation va à l’encontre de l’association dont un des mandats est de travailler en partenariat avec d’autres agents du milieu du livre de façon à faire rayonner la littérature canadienne de même que ses alliés. En réaction à la parution de cette lettre, les membres de la Société font diverses sorties publiques dans les journaux pour condamner les propos de Claire Martin, affirmant qu’elle ne représente pas les écrivain·es, mais sa propre opinion. Par exemple, dans sa lettre à Claude Ryan, Marcel-A Gagnon affirme que l’ensemble de la Société la considère « folle » d’avoir accepté le poste de déléguée auprès du Conseil supérieur du livre (rappelons que ce poste est en fait lié avec le mandat de présidente). Il accuse aussi Claire Martin d’être l’instrument de Pierre Tisseyre. Les propos de Gagnon montrent bien que certains membres de la Société que préside Martin la placent en statut d’infériorité dans sa relation avec Pierre Tisseyre, avançant que ses agissements font paraître les membres de la Société comme « des valets au service des éditeurs[14]. » Bien que les propos tenus par Marcel-A Gagnon renvoient à la présidence de Claire Martin, certains reproches qui animent sa lettre s’adressent plus largement à la gestion de l’association. Entre autres, Marcel-A Gagnon déclare avoir « souvent protesté à l’exécutif contre l’ingérence du Conseil Supérieur du Livre dans les affaires de la Société[15] », ce qui témoigne d’une tension préexistante envers la présence de Pierre Tisseyre dans certaines prises de position, éclairant ainsi la virulence du discours tenu à l’égard de la présidente. L’incapacité présumée de Claire Martin ciblée par l’exécutif illustre une condescendance envers ses capacités à assurer la présidence de la Société des écrivains, sous‑entendant un assujettissement à son éditeur pour exécuter son mandat. Ces commentaires prouvent à quel point il était ardu pour une femme de prendre sa place dans le milieu du livre et, surtout, de faire respecter ses idées. Juliette Bernatchez observe à ce propos que les divers boy’s club de l’époque font en sorte que les femmes de lettres s’affirment souvent en marge et que leurs discours ont des répercussions moindres puisque « [s]i nous constatons des regroupements masculins forts et prédominants (la revue Parti pris, les éditions l’Hexagone, etc.), les prises de position des femmes se dispersent, car elles sont, pour la plupart, élaborées individuellement[16]. » En ce sens, la publication de la lettre est considérée comme un abus de pouvoir de la part de Claire Martin. Il est intéressant de souligner que, mis à part cette crise, les archives de la Société des écrivains ne répertorient pas d’autres conflits opposant un président à son exécutif. Certes, les procès-verbaux permettent de relever certaines tensions concernant le cadre organisationnel de la Société, mais une telle animosité est présente exclusivement lors du mandat de Claire Martin, ce qui est révélateur de la présence de sexisme. Ainsi, le noeud de la crise, qui amène l’écrivaine à démissionner de son poste, est la réaction des divers membres de la Société envers sa lettre dans les journaux. Plus précisément, ce sont le vice‑président, Marcel‑A Gagnon, et Mme Geneviève de la Tour Fondue-Smith, présidente du conseil central de la section Montréal, qui réagissent le plus sévèrement à cette affaire en répondant publiquement à Claire Martin par l’entremise du journal Le Devoir :

Les membres de ce conseil, dans leur ensemble, n’ont pris connaissance du texte de madame Martin qu’au moment de sa publication et sans qu’il ait été demandé au préalable de l’approuver. D’ailleurs, aucune urgence soudaine ne commandait cette intervention intempestive. La Société des écrivains canadiens lorsqu’elle n’est pas personnellement attaquée n’a pas à s’immiscer dans les débats qui opposent bibliothécaires et libraires, surtout dans leur aspect commercial[17] .

Le fait que l’intervention de Claire Martin soit qualifiée d’« intempestive » insiste sur le désaccord que suscitent les agissements de la présidente de la Société tout en sous-entendant un certain mépris envers Martin. S’ajoutent à cela plusieurs lettres acheminées à la Société affirmant qu’il est problématique que la présidente ne s’en tienne pas à ses fonctions spécifiques. Par exemple, Andrée Paradis, membre fondatrice du Conseil des arts du Canada en 1957, adresse une lettre à la Société pour témoigner son désaccord : « Il est malheureux que la Société prenne position dans une querelle qui ne nous concerne qu’indirectement. Nous avons en tant qu’écrivains l’obligation de défendre la liberté sur tous les plans. Autant celle du bibliothécaire, que celle du libraire ou de l’éditeur[18]. » La lettre de Claire Martin a aussi de nombreuses répercussions dans les journaux : Jean Basile, écrivain, journaliste et chef de la section littéraire du Devoir à partir de 1964, rédige une lettre pour rappeler ce que doit être la Société des écrivains et pour démontrer comment les agissements de Claire Martin ne cadrent pas avec son mandat[19]. Cette tempête médiatique dans laquelle est entraînée la présidente n’a pas comme effet de décourager l’écrivaine, bien au contraire. Malgré les nombreuses lettres adressées tant à la Société qu’aux journaux, ce sont surtout les réponses au sein même de la Société qui enveniment la situation. Même si ses actions sont discréditées par les autres membres de la Société, Claire Martin persiste et signe, allant jusqu’à démissionner plutôt que de se rétracter sur ses propos. Elle ne présente donc jamais ses excuses pour la rédaction de sa lettre.

Gestion de crise et agentivité

Suivant le postulat d’Isabelle Boisclair selon lequel les femmes font leur entrée massive au sein du champ littéraire à partir des années soixante et qu’elles sont, durant cette décennie, très peu nombreuses à occuper des postes de pouvoir dans le milieu littéraire[20], la présidence de Claire Martin apparaît comme une exception pour l’époque. Josée Vincent va aussi dans ce sens en affirmant, au sujet des femmes qui ont siégé sur les conseils du livre telles que Germaine Guèvremont, Françoise Gaudet Smet ou Ernestine Pineault‑Léveillée, que « ces femmes sont toujours nommées conseillères à moins qu’elles n’écopent de la charge de secrétaire[21]. » Ces lieux de pouvoir étant investis presque exclusivement par des hommes rendent la trajectoire de présidente de Claire Martin encore plus remarquable. Dans une conférence donnée au Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec à l’automne 2004, l’écrivaine revient d’ailleurs sur son mandat à la Société des écrivains canadiens et sur l’incidence du genre sexué sur sa crédibilité :

On aurait cru que, pour certains, le poste de président était plus honorable, et donc plus enviable, que d’être assis sur le trône d’Angleterre ou celui du Vatican. C’est peu de dire que ceux‑là se jugeaient plus aptes que quiconque à s’asseoir là-dessus. C’était à ce point qu’ils se sentaient déshonorés d’avoir une femme comme présidente, une femme présidente, je me demande de quoi a-t-on l’air ?[22]

S’il est possible d’avancer que les normes patriarcales de l’époque ont interféré dans l’exercice des fonctions de présidente, elles n’ont pas réduit Claire Martin au silence. Avant de remettre sa démission, l’écrivaine fait preuve d’une agentivité certaine en rétorquant à divers agents du milieu du livre par le biais de lettres personnelles et en prenant la parole dans les journaux. Elle adresse d’abord des lettres aux membres de la Société en réfutant le fait selon lequel elle agit comme « le valet de son éditeur. » Bien que des liens étroits unissent Martin et Tisseyre, les archives prouvent que l’écrivaine relativise le statut de son éditeur :

Il semble que le vice‑président et, à son dire, d’autres membres du comité central — juge indispensable que je sois toujours et automatiquement d’opinion contraire à celles de M.Tisseyre. Pour ma part, un tel empirisme ne m’apparaît pas comme un gage de sincérité. Il se trouve que je sois d’accord, tous les jours, avec un certain nombre de personnes dont, parfois, M. Tisseyre. Quand ses opinions rencontrent les miennes, je refuse d’être obligée d’en changer parce qu’il est éditeur et que je suis écrivaine. Cela ne me semble pas une façon logique de procéder[23].

La symbolique de la relation entre Martin et Tisseyre, relation dans laquelle l’enjeu de pouvoir serait central parce qu’il occupe une position plus élevée qu’elle au sein du milieu du livre, est ici déconstruite par l’écrivaine qui traite ses prises de position comme étant égales à celles de son éditeur. Si les archives consultées tendent à montrer que cette relation suscite la suspicion des membres de la Société, les réfutations de Martin prouvent que l’écrivaine cherche à se dissocier de cette vision, qui porte à l’attention les jeux de luttes et de pouvoir dont elle serait inévitablement victime. Ainsi, par le truchement de cette lettre, l’écrivaine s’attribue un droit de réponse sur les diverses opinions qui la réduisent à être le « valet » de son éditeur.

Le dépouillement des archives illustre aussi comment l’écrivaine se prépare pour les débats qui concernent ses agissements. À la suite de la publication de sa lettre ouverte sur la Commission Bouchard, une réunion d’urgence est demandée pour revenir sur cette affaire. Claire Martin tient à s’assurer d’un déroulement favorable pour elle lors de cette réunion. En ce sens, elle rédige une lettre à Léon Patenaude, le secrétaire de la Société, quelque temps avant la tenue de la réunion :

Il me semble que si nous installions un magnétophone au milieu de la table, à la réunion du 20, cela éviterait bien des excès verbaux. Je n’ai aucune envie que cela dégénère en bagarre et le fait que ce soit enregistré inhiberait bien des nerveux. M. Gagnon a téléphoné à M. Aubry hier pour lui dire à quel point il était ennuyé et stupéfait de mon attitude. Il n’est pas au bout de ses peines. [...] Je suis prête jusqu’aux dents[24].

En écrivant que M. Gagnon, le vice‑président de la Société, « n’est pas au bout de ses peines » et en affirmant être « prête jusqu’aux dents », Claire Martin prouve sa volonté à participer au débat et, surtout, à ne pas s’incliner devant les autres membres de la Société. L’intention de déposer un magnétophone au centre de la table peut d’ailleurs être comprise comme une façon de se protéger et d’accumuler des preuves si jamais un traitement injuste à son égard survenait lors de la discussion. Avant cette réunion, qui est la dernière de Claire Martin en tant que présidente, elle écrit des lettres aux membres de la Société pour annoncer son imminente démission non pas parce qu’elle s’y sent obligée, mais plutôt parce qu’elle « n’aime ni la sottise ni la mauvaise foi[25]. » Le procès‑verbal de cette dernière réunion permet de constater que Claire Martin présente sa décision de démissionner comme étant « irrévocable[26] ». Geneviève de la Tour Fondue-Smith intervient en avançant que si la présidente décide de rester, c’est elle qui quittera ses fonctions. La présidence de la Société est donc reprise par un homme, l’écrivain Yves Thériault, qui entre en fonction à partir du 20 juillet 1964 pour un mandat d’un an. À la suite de cette réunion, Claire Martin achemine sa lettre de démission officielle aux journaux :

Je suis un peu intimidée. J’ai l’impression que la Société des Écrivains prend beaucoup de place dans le Devoir, ces jours‑ci. J’espère que l’on voudra m’offrir une dernière fois l’hospitalité et publier ma lettre in extenso. [...] Lorsque l’on prend parti, il faut s’y tenir jusqu’au bout. Madame Geneviève de la Tour Fondue‑Smith et Monsieur Marcel A. Gagnon n’ont pas pris, je le crains, le temps de relire notre mémoire. Ils avaient bien d’autre chose en tête. Moi aussi, j’ai autre chose en tête. Nous sommes déjà à la mi-juillet. La belle saison passe vite. Je ne vais pas passer ce qu’il en reste à lire le mal que l’on écrit de moi. Depuis vingt et un mois, je travaille nuit et jour pour la Société des Écrivains. J’ai assez ri. C’est pourquoi j’ai le vif plaisir d’annoncer à Marcel‑A Gagnon que la place est libre[27].

Même si les obstacles patriarcaux de l’époque jouent un rôle primordial dans la réception des agissements de Claire Martin, la plume acérée de l’écrivaine lui permet de défendre ses actions. À la lecture de « tout le mal que l’on écrit » à son sujet, l’écrivaine préfère adopter une posture combative plutôt que de donner raison à son exécutif. Si l’incidence du genre sexué est ciblée pour mettre en lumière le traitement subi par Claire Martin de même que ses agissements au sein de la Société, il est évocateur de souligner qu’il ne s’agit pas d’une situation isolée. En effet, sa trajectoire d’écrivaine est marquée par une seconde démission en 1970 qui concerne cette fois la Société royale du Canada. Dans une lettre rédigée par Claire Martin, le sexisme est une des raisons qui justifie la démission de cette dernière. Cet événement est rapporté dans le mémoire de Juliette Bernatchez :

Dans cette lettre du 6 mars 1970, Claire Martin démissionne de la Société royale du Canada : Quand j’ai accepté de poser ma candidature, j’ai cru, comme tous les autres membres je le suppose, que l’on me faisait beaucoup d’honneur et j’en ai été reconnaissante à la Société royale. Seulement, en peu de temps, je me suis aperçue que l’on m’avait fait beaucoup trop d’honneur, Beaucoup plus, en fait, que votre société n’entend en rendre aux femmes, dont elle ne reconnaît pas bien l’existence. La preuve, je n’ai pas reçu, depuis trois ans, de lettres qui n’aient été adressées au ‘‘cher confrère’’ ou au ‘‘cher monsieur’’

Martin, 2005 : 638 [28]

Cet exemple vient consolider le sexisme au sein des organisations intellectuelles de l’époque de même que la posture agentive de Claire Martin. En somme, même si la principale raison qui mène à la démission de l’écrivaine concerne des conflits envers les divers agents du milieu littéraire, ces conflits se doublent d’une attaque sexiste qui vise de manière spécifique le genre sexué de la présidente.

Conclusion

En position de pouvoir au sein du milieu du livre, Claire Martin a préféré se retirer de son poste de présidente plutôt que d’admettre qu’elle a commis une faute en prenant la parole au nom des écrivain·es. C’est donc un titre associé à un certain capital symbolique qu’elle perd au sein du champ littéraire. Si le genre sexué de l’écrivaine ne l’empêche pas d’être nommée présidente en 1962, il complexifie certainement l’exercice de ses fonctions. Les remarques à l’égard de sa relation avec Pierre Tisseyre le montrent bien, alors que les membres de la Société contestent sa propre capacité à prendre des décisions en la reléguant au statut de « valet » de Tisseyre. Toutefois, la consultation des archives met de l’avant une porosité des frontières entre ce qui concerne spécifiquement le genre sexué et les agissements de Claire Martin. En effet, le déroulement de cette crise dans laquelle est plongée la Société ne peut être exclusivement attribuable au genre sexué de Martin. L’implication de certains agents dont les bibliothécaires et Pierre Tisseyre participent et alimentent aussi cette querelle. En ce sens, les relations personnelles au même titre que le genre sexué de l’autrice ont une incidence sur les prises de position publiques que suscite la lettre de Claire Martin. Les archives privées consultées au GRÉLQ sont révélatrices des opinions de la présidente. Bien que les articles et les lettres parus dans divers journaux, dont Le Devoir, éclairent les événements, leur lecture comporte des angles morts. Ce sont dans les lettres personnelles que Claire Martin échange avec les autres membres de la Société qu’il est possible de dégager une certaine agentivité dans son rôle de présidente et de prendre en considération l’ensemble de son point de vue. Cela laisse supposer que la présence des femmes dans l’histoire du livre doit être analysée à la lumière des archives privées qui sont plus propices à un dévoilement de la parole des femmes. Ainsi, la lecture de l’engagement des femmes par l’entremise des archives privées apparaît une piste à privilégier de manière à bien saisir l’implication des femmes au sein de l’histoire du livre.

Malgré l’absence de reconnaissance de son apport à la Société et son traitement relevant d’un certain sexisme — rappelons que certains membres lui ont demandé de s’en tenir à ses plus strictes fonctions — il est possible d’affirmer que Claire Martin termine son mandat en étant tout de même triomphante. La lecture du procès‑verbal de la réunion du 20 juillet 1964, réunion de démission de Martin, permet d’apprendre que les règlements généraux de la Société sont modifiés puisqu’on ajoute l’article 17, qui stipule que la présidente ou le président sortant·e à charge peut siéger sur le Conseil Central après la fin de son mandat. L’adoption de cet article va donc permettre à Claire Martin de continuer à être présente à la Société et à participer aux débats. Les propos de l’écrivaine, alors qu’elle revient sur son poste de présidente quarante ans plus tard, témoignent de l’agentivité et de l’audace dont elle a fait preuve durant et après l’exercice de son mandat :

Je ne tenterai pas de vous dire le plaisir que j’éprouvais d’assister fidèlement à chaque réunion du conseil de la Société des Écrivains, silencieuse, impérissable et privant par ma présence ceux qui en mouraient d’envie de dire sur moi tout le mal rêvé. Comme la statue du Commandeur, mais souriante, aussi peu embarrassée que possible. Au final, je me suis bien amusée[29].