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En 1848 paraît la première traduction française de Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave, récit autobiographique du militant antiesclavagiste Frederick Douglass et texte emblématique du mouvement abolitionniste américain, d’abord paru à Boston trois ans plus tôt. Publié à Paris pendant l’épisode révolutionnaire de février, qui précipite l’abdication du roi Louis-Philippe et l’établissement de la Deuxième République, Vie de Frédéric Douglass, esclave américain ne parvient pas à trouver son public. La situation politique et les conditions de publication de l’ouvrage sont telles que le récit de Douglass échappe même à l’attention des membres du gouvernement provisoire qui succède à la monarchie de Juillet; il y a pourtant parmi eux des abolitionnistes de longue date, lesquels décrètent bientôt l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Ainsi l’année 1848 voit-elle à la fois la fin de l’esclavage colonial français et l’échec du récit de Douglass en France. L’histoire de cette traduction est pour ainsi dire celle d’une « rencontre manquée » entre le mouvement abolitionniste français et le corpus des récits d’esclaves africains-américains. Alors qu’elle aurait pu être vecteur de diffusion du récit de Douglass en France, la révolution de 1848 y fait obstacle[1].

C’est à l’étude de tels phénomènes de circulation de l’imprimé entre la France et les États-Unis – et de leurs limites – qu’est consacré le présent numéro de Mémoires du livre / Studies in Book Culture. Le cadre chronologique est celui du demi-siècle qu’il est convenu d’appeler, après Eric Hobsbawm, l’ère des révolutions[2], période d’incessants bouleversements politiques durant laquelle s’intensifient aussi les circulations d’idées, d’écrits et de personnes de part et d’autre de l’Atlantique, à la faveur d’avancées technologiques concernant tant les transports que les techniques de reproduction de l’imprimé. La plupart des textes dont il est ici question – ceux de Volney, Barruel ou Béranger, de Mably, Delille ou Sanderson – sont eux-mêmes le produit de cette ère révolutionnaire : certains sont publiés sur fond de révolutions atlantiques (de la Révolution américaine à la révolution de 1848, en passant par la Révolution française et la révolution de 1830), d’autres évoquent ces épisodes historiques sous l’angle documentaire, polémique ou littéraire, d’autres encore portent en eux un potentiel révolutionnaire. Il s’agit pour les contributeurs et contributrices au numéro de mettre en lumière les conditions de publication, de circulation et de réception de ces écrits, souvent d’un pays et d’une langue à l’autre, et d’examiner le cas échéant les effets induits par ces transferts culturels : comment la traduction des Ruines de Volney par Thomas Jefferson et Joel Barlow contribue-t-elle à la diffusion des Lumières radicales dans la culture américaine? Par quels mécanismes une théorie du complot sur les origines de la Révolution française, exposée par Barruel dans Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme et sa traduction Memoirs Illustrating the History of Jacobinism, se trouve-t-elle légitimée aux États-Unis? En quoi la réception américaine de Béranger, le « poète français de la liberté » selon Walt Whitman, est-elle guidée par les choix éditoriaux de ses éditeurs aux États-Unis?

Nombreux sont les historiens – R. R. Palmer, Patrice Higonnet, ou encore François Furstenberg – à avoir mis en regard France et États-Unis et analysé, sous l’angle politique, les relations franco-américaines depuis l’ère des révolutions, et au-delà[3]. Dans le champ des études littéraires, Courtney Chatellier, Larry Reynolds et J. Michelle Coghlan ont montré comment la (plus ou moins jeune) littérature américaine se constitue et se transforme non pas seulement dans un contexte national, mais international, en l’occurrence au contact de la Révolution française, de la révolution de 1848 et de la Commune[4]. Un récent colloque, organisé à Paris en partenariat avec George Washington’s Mount Vernon, a quant à lui célébré les 240 années d’« amitié » entre les républiques française et américaine, et donné l’occasion de faire le point sur une abondante production historiographique et de présenter les travaux en cours, par exemple ceux d’Iris de Rode sur François-Jean de Chastellux, d’Émilie Mitran sur Gouverneur Morris et de Carine Lounissi sur Thomas Paine – trois figures à la jonction entre les deux pays à la fin du xviiie siècle[5]. L’un des ateliers, « The French-American Alliance: A Material View », proposait une analyse de ces échanges transatlantiques sous l’angle de la culture matérielle : de quelle façon les « objets révolutionnaires » voyagent-ils d’un continent à l’autre et quels contacts, quelles hybridations ces circulations permettent-elles[6]? C’est une question similaire que pose le présent numéro, à partir d’un élément de culture matérielle bien particulier : le livre. Munis des outils de l’histoire du livre et de l’imprimé, les six auteurs et autrices s’attachent à mettre au jour les agents, institutions et vecteurs ayant facilité la diffusion transatlantique des textes à l’ère des révolutions; à étudier les phénomènes d’emprunt, d’adaptation, de lecture et de relecture; à évaluer la place du livre, et plus largement de l’imprimé, dans la construction de réseaux franco-américains entre la fin du xviiie siècle et le milieu du xixe siècle.

On sait le rôle central joué par l’imprimé dans le déclenchement de la Révolution américaine et de la Révolution française, puis dans la propagation des idées révolutionnaires des deux côtés de l’Atlantique. Comme le souligne Robert Darnton, éminent historien des Lumières et passeur de la discipline de l’histoire du livre entre France et États-Unis, la presse et le livre ne font pas qu’enregistrer les bouleversements de l’époque : ils les accompagnent, et souvent les provoquent, l’imprimé étant un agent, et non uniquement un témoin, du processus révolutionnaire[7]. Darnton s’est lui-même servi de l’histoire du livre comme d’un prisme au travers duquel comprendre les origines culturelles et intellectuelles de la Révolution française. L’imprimé – et la figure de l’imprimeur – a occupé une place plus grande encore chez les historiens et historiennes de la Révolution américaine : fascicules (pamphlets) et journaux sont souvent décrits comme un « liant » ayant rendu possibles l’unification des treize colonies contre un ennemi commun et, dans le même temps, l’émergence d’un sentiment national; dès 1789, l’historien James Ramsay affirme que « la plume et la presse ont autant contribué à l’indépendance américaine que l’épée[8] ». On se propose dans le présent numéro de quitter le cadre strictement national pour adopter une perspective croisée, transnationale et chronologiquement élargie. La circulation de l’imprimé y est abordée de façon multidirectionnelle, aussi bien de la France vers les États-Unis que dans le sens inverse. Ce « canal » franco-américain n’est pas artificiellement séparé de l’espace atlantique dans lequel il s’inscrit : une large partie des circulations évoquées dans ce numéro transitent par l’Angleterre, qu’on pense aux chansons de Béranger, dont le premier recueil en traduction paraît à Londres, ou à l’ouvrage de Barruel sur le complot des illuminés, dont les recensions publiées dans les revues britanniques orientent la lecture aux États-Unis. L’espace caraïbe francophone, secoué par la Révolution haïtienne, est également présent : l’un des lecteurs new-yorkais étudiés par Jennifer Furlong dans son article sur la New York Society Library est un esclavagiste français ayant fui Saint-Domingue pendant la révolution. France et États-Unis ne sont souvent qu’un point de départ ou d’arrivée dans un monde atlantique traversé de circulations.

Les questions de traduction, enfin, sont au coeur du numéro. Plusieurs des contributeurs et contributrices s’intéressent non seulement aux conditions matérielles de la réalisation de traductions à l’ère des révolutions, mais aussi aux circulations d’idées qu’accompagnent ces traductions, et à la façon dont ces idées se trouvent transformées d’une langue à l’autre, parfois au point d’être méconnaissables. Ce numéro de Mémoires du livre / Studies in Book Culture offre de ce point de vue une contribution à l’histoire de la traduction politique, parent pauvre des études de traduction, comme l’ont récemment noté Jean-Numa Ducange et Blaise Wilfert-Portal[9]. Le roman – Les Mystères de Paris d’Eugène Sue (1842-1843), Uncle Tom’s Cabin de Harriet Beecher Stowe (1851-1852) – a plus volontiers été analysé sous l’angle de ses circulations transnationales au xixe siècle[10].

Carine Lounissi ouvre le numéro avec un article intitulé « Publier sur la Révolution américaine en France (1778-1788) : entre diplomatie culturelle et censure monarchique ». L’historienne y analyse un corpus négligé, celui des ouvrages écrits en français sur la Révolution américaine pendant les années 1780; à partir d’archives inédites, elle éclaire notamment les collaborations entre auteurs français (Hilliard d’Auberteuil, Soulès, Cerisier, Mably) et diplomates américains (Franklin, Jefferson, Adams) qui ont présidé à l’écriture des Essais historiques et politiques sur la révolution de l’Amérique septentrionale, de l’Histoire des troubles de l’Amérique anglaise ou du Destin de l’Amérique. Réfutant le terme de « propagande » généralement accolé à ces écrits, Carine Lounissi montre que la censure monarchique exercée à leur endroit, via le censeur Cadet de Saineville et le ministre des Affaires étrangères Vergennes, est moins sévère qu’on pourrait le croire, d’où la possibilité pour les auteurs de formuler une critique du régime politique, de l’économie ou de la société françaises… tout au moins lorsque celle-ci n’est pas érigée en théorie antimonarchique.

Dans « The Literati and the Illuminati: Atlantic Knowledge Networks and Augustin Barruel’s Conspiracy Theories in the United States, 1794–1800 », Jordan Taylor montre comment une théorie conspirationniste française, élaborée dans les années 1790 par un prêtre jésuite en exil à Londres, peut passer pour acceptable et raisonnable aux États-Unis. Plusieurs figures intellectuelles américaines (le prédicateur et homme de lettres Jedidiah Morse, le président de l’Université de Yale Timothy Dwight) apportent leur soutien aux théories exposées par Augustin Barruel dans Memoirs Illustrating the History of Jacobinism, en s’appuyant eux-mêmes sur la parole d’hommes « respectables » en Angleterre et en Écosse et sur des recensions positives de l’ouvrage publiées dans des journaux britanniques opposés aux idées révolutionnaires. Ces mécanismes transatlantiques de validation – ou de « production du savoir », pour reprendre l’expression de Taylor – garantissent le succès de la théorie des illuminés outre-Atlantique.

Comme Jordan Taylor, Nathalie Caron prend pour objet d’étude un ouvrage en langue française, Les Ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires de Volney, ayant rencontré le succès aux États-Unis. « Friendship, Secrecy, Transatlantic Networks and the Enlightenment: The Jefferson-Barlow Version of Volney’s Ruines (Paris, 1802) » porte plus précisément sur la troisième traduction des Ruines, réalisée à la fin des années 1790 par Joel Barlow et Thomas Jefferson, alors vice-président des États-Unis, et publiée à Paris en 1802. Le complot cède ici la place au secret, la contribution de Jefferson à la traduction et à la mise en circulation des très subversives Ruines n’étant attestée que par la correspondance de ce dernier. Nathalie Caron raconte l’histoire de cette traduction, décrit l’amitié entre Volney et Jefferson et analyse les raisons de la popularité des Ruines dans la jeune république américaine.

L’examen des archives de la New York Society Library permet à Jennifer Furlong de redonner vie à une lectrice (Nancy Ivers) et deux lecteurs (John Rodman et John Augustus Soulier) de littérature française en langue originale et en traduction, à New York entre 1799 et 1805. Dans « Reading French in Early Nineteenth-Century New York: Libraries as Agents of Cultural Exchange », Jennifer Furlong souligne l’importance de l’offre de livres en langue française à New York au tournant du xixe siècle et tente d’élucider les raisons qui ont poussé ces trois individus à lire de la littérature française ou des ouvrages en langue française. Trois profils fort différents se dégagent : une jeune femme cherchant à se cultiver à une époque où la langue et la littérature françaises sont tenues en haute estime, un avocat se tenant au fait de l’actualité française et notamment des récents événements révolutionnaires (Rodman est l’un des lecteurs de Memoirs Illustrating the History of Jacobinism de Barruel), un émigré de Saint-Domingue se servant de ses contacts à la New York Society Library à des fins commerciales.

C’est à la réception américaine du chansonnier et « poète national » de la France Pierre-Jean de Béranger que s’intéresse ensuite Robert O. Steele dans « Béranger in Nineteenth-Century America: Translating Revolution ». Ce défenseur de la révolution et du peuple est apprécié aux États-Unis, où l’on salue pendant la période antebellum (années 1830-1860) son patriotisme et sa lutte pour la liberté comme de possibles modèles pour une poétique nationale américaine. De nombreuses traductions de ses poèmes sont publiées, tantôt dans la presse, tantôt sous forme de recueils, tout au long du xixe siècle. À l’aide de nombreux exemples, Robert O. Steele montre ce qui passe et ce qui ne passe pas du propos politique de Béranger en traduction. L’auteur s’arrête également sur la publication en 1889 d’un manuel de « méthode directe » dans l’apprentissage des langues, rédigé par l’expatrié français Lambert Sauveur et comprenant une cinquantaine de poèmes de Béranger en langue française uniquement; la non-traduction permet à Sauveur de présenter le poète dans toute sa radicalité. C’est sans compter sur la publication ultérieure de volumes en traduction qui réduisent la poésie de Béranger à sa dimension à la fois exotique et érotique.

Hervé-Thomas Campangne clôt la partie thématique de ce numéro avec une contribution intitulée « John Sanderson, Alexis de Tocqueville et Jules Janin : Sketches of Paris, ou la question de la démocratie sous la monarchie de Juillet ». John Sanderson, auteur américain de Sketches of Paris (1838), y apparaît comme incarnant la démocratie américaine telle que la définit Tocqueville. L’égalité des conditions, la décentralisation, la participation de tous à la vie politique, la mobilité sociale, la séparation des pouvoirs, l’influence du commerce et de l’industrie constituent le prisme au travers duquel le voyageur américain observe et tente de comprendre la société française des années 1830. Hervé-Thomas Campangne révèle en outre les « étonnantes métamorphoses » que Jules Janin fait subir à Sanderson dans sa pseudo-traduction de Sketches of Paris en langue française. Au point de vue critique de l’auteur des Sketches, Janin substitue celui d’un enthousiaste Yankee tout acquis aux charmes de la culture française et à la grandeur de la monarchie de Juillet. Cette histoire éditoriale est en fin de compte celle d’un double aller-retour : un auteur français s’approprie l’ouvrage d’un auteur américain qui dépeint la société française à l’aune des principes de la jeune démocratie américaine.

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En varia, David Martens, dans « Un mode de signature minoritaire. Pseudonymie et différences sexuelles (George Sand & Marie d’Agoult / Prosper Mérimée & Pierre Louÿs) », aborde la pratique du pseudonyme littéraire au xixe siècle dans sa dimension genrée. Dans « #loveyourshelfie : Mills & Boon Books and How to Find Them », quatre chercheuses et chercheurs australiens, Lisa Fletcher, Jodi McAlister, Kurt Temple et Kathleen Williams, développent une approche empirique visant à documenter les usages des romans Mills & Boon (romans dits « à l’eau de rose ») sur les réseaux sociaux.