Les discours de l’éditeur[Record]

  • Anthony Glinoer and
  • Julien Lefort-Favreau

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  • Anthony Glinoer
    Université de Sherbrooke

  • Julien Lefort-Favreau
    Université Queen’s

En 1904, Henri Baillière, fils et héritier de la maison d’édition médicale de Jean-Baptiste Baillière, publie La crise du livre. Il y détaille ce qui lui semble être les causes de la fameuse « crise du livre » qui frappe la France dans les dernières années du xixe siècle : la surproduction, l’indifférenciation du public, l’accès trop aisé à la profession d’éditeur ou à celle de libraire. Puis il propose des solutions techniques : interdire les soldes, relever les prix. Et il prodigue enfin des conseils à ses confrères éditeurs. En 2017, Paul Otchakovsky-Laurens, l’un des principaux éditeurs littéraires français de notre époque sous le nom P.O.L, réalise un film documentaire intitulé Éditeur, où il revient sur un ton très personnel sur son parcours, révèle quelques ficelles du métier et livre les impressions d’un artisan intellectuel. Séparées de plus d’un siècle, ces deux prises de parole usent de médias et de registres différents : l’une est la parole argumentée d’un expert engagé, l’autre est le retour en images et en mots sur une vie de maniement des mots des autres. Toutes les deux participent cependant d’un même ensemble : celui des interventions de l’éditeur de livres sur la place publique. Qu’elle soit reproduite dans des journaux, dans des mémoires, à la télévision ou sur internet, la parole de l’éditeur a un statut particulier parce que lui-même est l’un de ces « hommes doubles » identifiés par Christophe Charle. Homme de lettres soucieux d’accompagner la parole des autres et sa mise en valeur dans l’objet livre, l’éditeur est aussi un homme de chiffres, un patron attentif à faire « tourner » et peut-être prospérer un commerce. Tous ses discours publics sont infléchis par cette ambivalence de statut. Reliant un auteur et un public, l’éditeur loge dans un entre-deux qui rend sa parole respectée mais située, voire suspecte. D’ailleurs, si certains éditeurs ne sont pas avares de paroles (Giangiacomo Feltrinelli, Antoinette Fouque, Bernard Grasset, François Gèze, Éric Hazan, André Schiffrin, Denis Vaugeois ou encore Klaus Wagenbach), la plupart restent plus souvent silencieux et n’accordent leur parole qu’au gré de rares interviews. Faiseur de la parole des autres, l’éditeur doit se montrer compétent dans une variété d’activités : la sélection des livres selon ses spécialités et sa position dans le champ éditorial; le travail sur le texte; la fabrication du livre (préparation du manuscrit, choix du format, des illustrations, de la couverture, etc.); enfin, la mise en marché qui implique la gestion de la publicité, des relations avec les médias et de la vente. Dans certains cas, il est entouré d’employés spécialisés dans ces différentes opérations, dans d’autres, les plus fréquents, il met la main à la pâte à toutes les étapes. Il est aussi un homme de relations, devant faire l’intermédiaire et participer à la prise de décision avec des auteurs, des papetiers, des typographes, des graphistes, des réviseurs linguistiques, des spécialistes du marketing et d’autres encore. Or, tout cela laisse des traces. Pour réaliser ses différentes activités, l’éditeur produit ou engendre de nombreux documents, pour beaucoup rapidement éliminés, pour d’autres conservés dans des archives, des vieux coffres, des disques durs d’ordinateurs ou des unités de mémoire flash de téléphones intelligents. Parce qu’il joue un rôle central dans le monde du livre et que le livre bénéficie aujourd’hui encore d’une aura symbolique particulière, l’éditeur est en outre amené à s’exprimer en public sur plusieurs sujets, tantôt comme expert, tantôt comme chef d’entreprise, tantôt comme artisan, tantôt comme intellectuel généraliste. Sa parole est le plus souvent privée, professionnelle ou intime, mais l’éditeur intervient périodiquement dans le débat public. La parole …

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