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La formule qui a un temps servi de titre aux volumes de la collection « Écrivains de toujours », « X par lui-même », montre la volonté, dans cette collection et dans d’autres du même type, de présenter l’écrivain aux lecteurs sans intermédiaires. Cet idéal éditorial est cependant en contradiction avec la réalité du travail critique effectivement mené dans ces petites collections, qui tantôt se dissimule – le nom le plus visible en couverture est la plupart du temps celui de l’auteur étudié, titre de l’ouvrage –, tantôt s’exhibe – lorsque le commentaire critique assume sa subjectivité dans l’image qu’il donne de l’auteur. En effet, les collections de monographies illustrées de poche, qui apparaissent dès le xixe siècle mais connaissent un succès notable en France à partir de la Seconde Guerre mondiale, constituent un objet éditorial faussement simple : vecteurs de transmission du patrimoine littéraire, elles en assurent en même temps la redéfinition et l’étayage. L’accès aux textes patrimoniaux est médiatisé par un commentaire critique, un cahier iconographique et souvent d’autres perspectives sur l’oeuvre (étude de la réception critique, chronologie, bibliographie) dont l’élaboration est le fruit d’interactions entre critique, éditeur et auteur. Ainsi, les collections de monographies illustrées sont le lieu d’une tension entre plusieurs dynamiques concurrentes : il s’agit à la fois de donner à lire le texte patrimonial et d’offrir une réflexion critique sur son élaboration, sans que cette réflexion n’aille jusqu’à des prises de position polémiques. L’auteur étudié, qu’il soit vivant ou mort, est partie prenante de l’ouvrage, non seulement par la présence de ses textes, mais parfois aussi par la part active qu’il prend à l’élaboration du volume. Il en résulte une riche hybridité générique : mêlant essai critique, notice biographique, anthologie, fac-similés de manuscrits et portraits, ces collections combinent plusieurs ouvrages en un seul volume. L’une des formes de cet effet d’hybridité réside dans une pluri-auctorialité qui se traduit parfois par une tension entre les différentes plumes à l’oeuvre dans l’ouvrage lui-même.

Il est éclairant, pour comprendre le fonctionnement discursif de ces objets éditoriaux particuliers, de comparer la conception et l’évolution de deux collections de monographies illustrées inaugurées à l’issue de la Seconde Guerre mondiale en France, « Poètes d’aujourd’hui » (1944-2007), des Éditions Seghers, et « Écrivains de toujours » (1951-1994), des Éditions du Seuil. Elles sont toutes deux fondées sur un même modèle éditorial[1] – celui d’« Écrivains de toujours » est explicitement adapté de celui de « Poètes d’aujourd’hui » –, et partagent certaines parties de leur catalogue (aussi bien les auteurs étudiés que les critiques sollicités). L’interaction entre écrivain et critique peut être observée à plusieurs niveaux : l’auteur participe parfois à la rédaction de l’ouvrage qui le concerne en fournissant aux éditeurs des inédits; le critique peut faire mention de ses relations amicales ou professionnelles avec l’auteur envisagé; et les archives d’éditeurs peuvent également révéler une concertation entre critique et auteur au moment de la conception de l’ouvrage. L’étude des archives du Seuil a permis de reconstituer les étapes de fabrication de certains de ces volumes et les échanges qui en précèdent ou en accompagnent la rédaction[2].

Que l’essai soit le résultat d’une longue fréquentation de l’auteur à travers ses oeuvres, d’une véritable amitié entre contemporains ou d’entretiens réalisés dans ce but, il est toujours le fruit d’un dialogue. Pour le cas d’auteurs vivants, ce type d’interventions est facilité à la fois par la nature des ouvrages et par la cohésion des réseaux littéraires qui ont fondé ces deux maisons d’édition – réseaux issus de la Résistance pour les Éditions Seghers, réseaux issus du scoutisme et des cercles intellectuels chrétiens dans le cas du Seuil[3]. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’un dialogue entre le critique et l’auteur qu’il étudie, mais plus largement d’une nouvelle conception collective du travail littéraire. À travers ces deux collections, c’est toute une communauté littéraire qui érige son oeuvre en nouveau patrimoine. Il s’agit d’une conquête collective de la légitimité dans un champ littéraire transformé par l’épuration. Sur les ruines d’un panthéon littéraire déjà profondément bouleversé par la « querelle des manuels[4] », qui avait fait entrer le second xixe siècle dans le canon, ceux qui ont partagé l’expérience de la guerre tentent de se trouver de nouveaux maîtres. Ce projet se traduit dans le ton adopté pour les ouvrages et dans le type de critique qui s’y développe. Outils de consécration et de patrimonialisation, ces collections sont tributaires du caractère circulaire du phénomène de légitimation : elles prouvent leur légitimité critique en publiant des essais sur de grands auteurs – et ce, d’autant plus que ceux-ci participent parfois à l’entreprise – et légitiment en même temps les critiques qu’elles recrutent. Impossible, dans un tel contexte, d’adopter une approche polémique à l’égard des auteurs étudiés : le cadre éditorial implique une critique de sympathie[5], une relation d’admiration.

Comment comprendre cette combinaison de travail critique et de sacralisation de l’auteur? Pour quelles raisons le discours critique est-il tantôt effacé par le titre et la conception de l’ouvrage (« X par lui-même »), tantôt mis en avant au sein de l’ouvrage par la revendication de la subjectivité de l’essai? Quelle(s) conception(s) de l’auteur se dégage(nt) de ces collections au fur et à mesure de leur évolution? Comment se formule et se manifeste la relation critique, entre altérité et proximité, dans la matière même du texte? Peut-on parler, dans ces cas, de pluri-auctorialité? Cet article vise à mettre en évidence les tensions qui traversent le dispositif critique que constituent les collections de monographies illustrées du point de vue de la question de l’auctorialité, en étudiant les manières dont les ouvrages traduisent en polyphonie implicite ou explicite les échanges préalables à leur conception. Les interventions des écrivains présentés, en effet, si elles ne sont pas toujours apparentes, ne sont pas rares. Il s’agira d’abord de cerner la complexité de ces ouvrages réalisés par une multiplicité d’acteurs. Nous nous intéresserons ensuite à des cas de véritable dialogue, avant d’envisager les volumes dont le critique semble tout simplement évincé par un auteur venant se présenter littéralement lui-même.

Une multiplicité d’acteurs

Les ouvrages des collections « Poètes d’aujourd’hui » et « Écrivains de toujours » impliquent une multiplicité d’acteurs. Critique, auteur étudié, héritiers éventuels ou exécuteur testamentaire, archivistes et éditeurs collaborent à diverses étapes de leur conception. La lecture des ouvrages révèle les liens qui unissent auteurs et critiques, tandis que les catalogues de ces collections font apparaître la forte cohésion de cercles littéraires dans lesquels les rôles de critique, d’éditeur et d’auteur sont régulièrement intervertis.

Les amitiés et sociabilités entre critiques et écrivains déterminent assez naturellement les appariements choisis par les éditeurs, aussi bien dans le cas d’« Écrivains de toujours » que dans celui de « Poètes d’aujourd’hui ». Ainsi, en 1966, le numéro de « Poètes d’aujourd’hui » consacré à Georges Ribemont-Dessaignes est confié à Franck Jotterand, poète et critique ami du premier. De même, c’est John E. Jackson qui se charge du numéro de « Poètes d’aujourd’hui » consacré à Yves Bonnefoy en 1976. Dans un avant-propos à la nouvelle édition de 2002, il confie qu’« écrire sur lui » est « avant tout un témoignage de familiarité et d’amitié continuée[6] ».

La correspondance des éditeurs confirme le rôle déterminant des amitiés littéraires dans l’élaboration de ces volumes. L’étude du courrier très abondant reçu par Monique Nathan permet de comprendre la manière dont a été choisi l’auteur du Breton publié en 1971 dans la collection « Écrivains de toujours ». Cette correspondance commence en 1954 par une proposition de Marc Eigeldinger, mais les éditeurs, Monique Nathan et Francis Jeanson, se réservent la liberté d’attendre le meilleur candidat pendant plusieurs années, tout en assurant à ceux qui se proposent spontanément qu’ils seront rappelés au moment où l’ouvrage pourra être lancé. Après une très longue recherche, la conception du volume est confiée à Sarane Alexandrian, qui peut se prévaloir de sa connaissance intime de Breton et de sa participation au mouvement surréaliste. L’importance de ce lien fait aussi partie des critères retenus par Luc Estang pour choisir son manuscrit, en 1970, bien qu’il soit par ailleurs très satisfait de l’essai[7].

La cohésion de cette communauté éditoriale autour de la collection est progressivement construite, entre autres, par la perméabilité des rôles de critique et d’auteur, voire d’éditeur – en fonction de la notoriété relative de chacun. Les catalogues de ces collections rendent ainsi compte de la reconnaissance croissante de certains écrivains, qui passent d’un statut à un autre : après avoir publié des essais sur Gustave Roud et sur Rilke[8], respectivement dans les collections « Poètes d’aujourd’hui » et « Écrivains de toujours », Jaccottet fait l’objet de deux essais dans la première d’entre elles, en 1976 et 2003[9]. De même, Yves Bonnefoy est l’auteur d’un Rimbaud dans « Écrivains de toujours » en 1961, avant d’être objet de l’étude de John E. Jackson en 1976. La réédition de ce volume, en 2002, est l’occasion, pour l’éditeur, de souligner l’accès de l’oeuvre de Bonnefoy à une reconnaissance internationale[10]. Certains éditeurs sont également auteurs d’un ou de plusieurs numéros de la série, c’est le cas notamment de Francis Jeanson ou de Monique Nathan pour « Écrivains de toujours »[11], et de Pierre Seghers pour lui-même dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ».

Lorsqu’un critique accède au statut d’auteur étudié dans le catalogue de l’une de ces collections, il arrive qu’il se prête également au jeu de la critique dans l’ouvrage qui porte sur lui, contribuant ainsi à un phénomène de pluri-auctorialité. L’intervention des auteurs vivants[12] dans l’ouvrage qui leur est consacré est d’ailleurs requise par le projet commun de ces deux collections, celui d’une présentation attrayante des auteurs qui permette un accès facile à leurs textes et évite l’écueil d’une démarche purement académique.

Le premier lieu d’intervention de l’auteur est le choix des images composant le cahier iconographique de « Poètes d’aujourd’hui » et agrémentant toute la maquette d’« Écrivains de toujours ». L’auteur choisit les documents d’archives qui illustreront le volume, comme le montrent les échanges nombreux entre Francis Jeanson et André Malraux à ce sujet. L’écrivain ne se contente pas de fournir les illustrations qui lui semblent les plus pertinentes : il émet des recommandations pour la disposition de ces images et critique les choix faits par Picon et Jeanson dans la composition finale, jusqu’à ce que le résultat corresponde précisément à son souhait[13].

Figure 1

Couverture de Gaëtan Picon, Malraux par lui-même, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1953.

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De même, les exigences de Montherlant s’avèrent fort contraignantes pour le critique à qui l’ouvrage est confié, ainsi que pour les éditeurs. Quand Pierre Sipriot s’attèle au volume consacré à Montherlant, Francis Jeanson, alors en charge d’« Écrivains de toujours », prend contact avec le dramaturge pour lui demander des inédits et des documents nouveaux[14]. Jeanson pense cependant renoncer à cette collaboration[15], car l’auteur de La Reine morte lui répond par une lettre autoritaire, dans laquelle il impose son corpus de documents et exige un contrôle sur l’ouvrage. La recherche d’illustrations sera facilitée pour la réédition de l’ouvrage, après la mort de l’auteur, par la confiance qui lie Jean-Claude Barat, fils adoptif et exécuteur testamentaire de Montherlant, à Pierre Sipriot. D’une manière générale, la rédaction d’un ouvrage sur un auteur vivant suppose fréquemment de sa part un droit de regard.

Figure 2

Couverture de Pierre Sipriot, Montherlant par lui-même, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1953.

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Il résulte de cette forte présence des auteurs vivants – mais aussi de la nature patrimoniale de ces collections – une tension dans la définition des rapports entre écrivains et critiques, tantôt présentés comme pleinement amicaux, tantôt soumis à une distance critique affichée comme gage de sérieux. En effet, étant donnée la place qu’ils font au regard de l’auteur – et plus simplement à ses textes –, ces petits ouvrages semblent combiner au moins deux modèles discursifs difficilement conciliables : la critique d’admiration et la critique professionnelle. Les critiques s’obligent ainsi parfois à une « distance » réputée indispensable, mais qui donne lieu, selon Pierre-Henri Simon, à un « paradoxe » : « Ce qu’il y a de vrai dans Paradoxe sur le comédien justifierait un paradoxe sur le critique : on n’a chance de parler correctement d’un écrivain qu’en prenant, par rapport à lui, une distance[16]. » Pressentant le même risque, Franck Jotterand prétend renoncer à l’amitié qu’il a pour Ribemont-Dessaignes afin de « disséquer l’auteur et le poète », image particulièrement crue qui dramatise le rapport critique avec un certain sens du tragique. Il affirme ainsi successivement « Je regarde cet homme pour la dernière fois avant de le disséquer sur ces pages […] », puis « Je regarde cet homme pour la première fois sans amitié, d’un oeil critique[17] ». De même, dans son avant-propos au Bonnefoy (2002, nouvelle édition), John E. Jackson affirme renoncer à la perspective amicale et même à la biographie pour se concentrer sur l’oeuvre et non sur l’homme. Pourtant, la distance instaurée ou prétendue n’a pas seulement pour fonction d’objectiver l’auteur étudié. Elle est aussi distance nécessaire à la constitution de l’auteur en monument. Envisagée dans sa dimension symbolique, elle apparaît en outre comme un élément de l’éthos discursif destiné à légitimer une critique non académique, et de ce fait vulnérable aux soupçons de complaisance.

La manifestation des amitiés littéraires, gages d’échanges entre auteurs et critiques, et la présence volontaire des auteurs vivants dans la conception des ouvrages qui les concernent – qu’elle soit souhaitée ou qu’elle suscite la méfiance – donnent à voir la multiplicité des acteurs qui collaborent à chacun des volumes. La pluri-auctorialité reste cependant discrète dans ce cas : l’espace canonique (celui de l’oeuvre originale) se distingue clairement de l’espace d’étayage (celui du commentaire accompagnant l’oeuvre et contribuant à son appréciation)[18]. Elle apparaît plus nettement lorsque les échanges entre auteur et critique laissent une trace écrite dans les ouvrages.

Le dialogue au coeur de la critique

Les collections patrimoniales comme « Poètes d’aujourd’hui » et « Écrivains de toujours » sont d’emblée fondées sur un modèle pluri-auctorial, dans la mesure où l’association, au sein d’un même ouvrage, du texte littéraire et de son commentaire fait apparaître deux plumes, deux noms sur la couverture. Cette coprésence de l’écrivain et du critique est parfois redoublée par un véritable dialogue, contemporain de la conception du livre. L’étude des premiers ouvrages de la collection « Écrivains de toujours » permet d’affirmer que la pluri-auctorialité effective, c’est-à-dire la mise en scène du dialogue entre l’écrivain et le critique, a pu constituer, pendant quelques années, un idéal critique pour les éditeurs de cette série. Entre 1951 et 1953 sont publiés 17 volumes, dont 13 sont consacrés à des auteurs relativement anciens et déjà canonisés, alors que quatre concernent des auteurs contemporains. Ces quatre auteurs vivants, qui font alors déjà figure de classiques, Colette (1951), Malraux (1953), Mauriac (1953, Figure 1) et Montherlant (1953), collaborent à l’ouvrage par des annotations au fil des pages[19], courtes remarques manuscrites ou notes plus longues.

L’étude des archives du Seuil éclaire la composition de ces ouvrages et, en particulier, l’élaboration du Malraux par lui-même. En effet, la collaboration de Malraux au volume qui lui est consacré a donné lieu à une abondante correspondance entre lui, Francis Jeanson, éditeur au Seuil, et Gaëtan Picon, critique choisi pour l’évoquer. Durant la préparation de l’ouvrage, de l’automne 1951 au printemps 1953, Francis Jeanson et André Malraux, qui se trouvent à Paris, se rencontrent à plusieurs reprises pour arrêter un choix d’illustrations (fournies par Malraux, choisies par Picon et disposées selon les souhaits de l’écrivain) et discuter du projet de livre (Malraux relit le manuscrit de Picon). Gaëtan Picon, lui, se trouve à Beyrouth ou à Florence, en tous les cas loin de Paris, où il ne se rend que rarement. Son éloignement et celui de Jeanson – qui doit régulièrement se retirer pour des cures au sanatorium – ont sans doute favorisé l’apparition d’une trace détaillée d’échanges parfois informels, mais celle-ci est aussi à mettre au compte du regard particulièrement attentif et précis porté par Malraux sur l’ouvrage qui doit le peindre. À mesure que la préparation du manuscrit avance, l’écrivain se montre de plus en plus impliqué dans le choix des documents à publier en illustration du texte de Picon. Le volume fait apparaître une série de remarques ou de répliques de Malraux en regard du texte de Picon, mais ces notes prennent parfois des proportions si importantes que le dialogue de l’écrivain et du critique semble devenir l’objet même du volume[20].

À la lumière de cet exemple et des trois autres cas comparables, il apparaît que la collection « Écrivains de toujours », pendant les premières années de son existence, a été le lieu d’une expérimentation critique audacieuse consistant à offrir aux écrivains un droit de réponse dans les pages mêmes de l’ouvrage qui les concernait. Ce modèle est semble-t-il abandonné après la publication du volume consacré à Montherlant, dont on peut deviner que la réalisation a été fortement contrainte par la participation de l’auteur. Ceci a peut-être incité les éditeurs à revenir à une conception plus simple des ouvrages. Le cinquième volume de la collection dédié à un écrivain contemporain, Jean-Paul Sartre, prend une forme plus attendue, celle d’un commentaire-monologue, alors que son auteur, Francis Jeanson, proche de Sartre, aurait sans doute pu, s’il le souhaitait, solliciter la participation de ce dernier.

Les cas de Colette, Malraux, Mauriac et Montherlant (Figure 2) font apparaître trois types d’interventions. La plupart d’entre elles sont de simples répliques introduisant l’avis de l’auteur sur une remarque du critique ou ajoutant une information en relation avec le propos. D’autres se présentent cependant comme des développements autonomes, véritables ajouts théoriques ou historiques à travers lesquels l’écrivain entend contribuer lui aussi à l’analyse de son oeuvre. Le troisième type d’annotations est de l’ordre de la rectification d’un fait ou d’une idée; conserver ces remarques-ci permet de rendre la dimension parfois polémique de la relation entre l’écrivain et son critique. En effet, le commentaire auctorial concurrence et met à l’épreuve le commentaire critique.

La plupart des notes conservées dans ces numéros donnent l’impression d’un dialogue ouvert et stimulant entre l’écrivain et le critique. Dans le cas de Malraux par lui-même, celui-ci prend la forme d’une série de 45 notes numérotées, qui s’interrompent lorsque s’ouvre la partie anthologique de l’ouvrage. Dans le volume, les notes sont placées en marge du texte de Picon, dans une taille de police identique, mais en italiques. Il n’est pas rare que leur style imite un dialogue à bâtons rompus, chargé de l’expressivité que pourrait revêtir un débat in praesentia. On a ainsi imprimé des notes qui semblent garder la spontanéité d’une réaction à la volée, et c’est précisément cette vivacité qui fait la valeur du commentaire marginal : le ton employé est celui d’annotations spontanées au cours de la lecture, bien que celles-ci soient retouchées[21]. L’écrivain exprime vivement son enthousiasme, son étonnement, son désaccord ou sa satisfaction à la lecture du texte de Picon. Il revendique, avec une modestie appuyée, la subjectivité des jugements qu’il propose sur lui-même. Au fil des pages, il convoque aussi d’autres juges de son oeuvre et de sa vie, comme Paul Valéry ou André Gide. Malraux collabore à la fois au commentaire de son oeuvre et à l’étude de sa réception. Lorsque Picon remarque qu’il n’y a, dans les romans de Malraux, que des personnages de la « race[22] » des intellectuels, Malraux lui répond en marge en citant une conversation qu’il a eue avec Gide et qui lui permet un trait d’autodérision légère :

GIDE : Il n’y a pas d’imbéciles dans vos livres.
M. – Je n’écris pas pour m’embêter. Quant aux idiots, la vie suffit.
GIDE. – C’est que vous êtes encore trop jeune.
Vers 1938[23].

Tantôt notes légères, tantôt véritables pistes interprétatives, ces ajouts de Malraux enrichissent l’ouvrage et le rendent plus attrayant. Ils renforcent également la légitimité du propos tenu dans l’ensemble du volume : le discours critique est implicitement validé par l’auteur.

Dans les volumes consacrés à Colette et à Montherlant, qui comportent nettement moins d’interventions d’auteur, le dialogue se noue autour de l’iconographie. Colette a ajouté, sous la photographie légendée « Maison natale de Colette » : « J’aimerais bien aussi y mourir…[24] » Dans l’ouvrage qui lui est consacré en 1953, Montherlant redouble également les légendes des images par des commentaires personnels, dans lesquels il va parfois jusqu’à citer son oeuvre:

Le château de Montherlant (Oise) dans son état actuel. Il a cessé en 1852 d’appartenir à ma famille, à laquelle il avait appartenu depuis le XVIIe siècle. Une prairie d’herbes sauvages remplace les jardins à la française. « Des herbes envahissaient les bouches des puits à sec, et les stalles de la chapelle en ruines. » (Le Maître de Santiago)[25]

Il y a loin des très brèves notes appréciatives dans lesquelles un auteur répond à son critique par une formule amusée, aux notes dissertatives de plusieurs pages qui font la spécificité du Malraux par lui-même. Ces interventions argumentées se présentent quasiment comme un droit de réponse qu’on aurait publié dans le même volume, si ce n’est qu’elles ont pour but, non pas de contredire ni de nuancer le propos de Gaëtan Picon, mais d’engager, à partir de son texte, une réflexion théorique sur la littérature au-delà de l’oeuvre de Malraux elle-même (Figure 3). L’écrivain entraîne ainsi son critique et son lecteur dans une redéfinition du roman, des genres littéraires et des notions de personnage, de souvenir ou de mimèsis. Il souligne lui-même qu’un tel échange « dépasse de loin [s]es livres[26] ». Malraux engage avec Picon un débat littéraire sur les présupposés critiques de son texte, qui justifie in fine le dispositif pluri-auctorial de cet essai hors normes. D’une manière semblable, Montherlant collabore à l’ouvrage qui le concerne par l’apport d’un court inédit et signé, intitulé « Sur ma mère[27] ».

Figure 3

Tapuscrit de Gaëtan Picon, Malraux par lui-même, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1953, p. 38 © Fonds Gaëtan Picon/IMEC.

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Malgré la liberté de ton qui semble caractériser les échanges présidant à la rédaction des ouvrages, certaines notes tendent à rétablir une forme d’autorité en corrigeant le commentaire. Collette rétablit la date d’un cliché sur un ton léger[28]. Malraux fait apparaître l’intention d’auteur qui, lorsqu’elle s’exprime ainsi, malgré les précautions prises, ne peut que surplomber l’interprétation critique. L’écrivain nuance ainsi certains jugements de Picon :

Écrivant sur Lawrence, Malraux écrit sur une vie qui fascine la sienne4 […].
4. Elle ne me fascine pas, elle m’intrigue au plus haut degré. La vie de T. E. Lawrence est puissamment accusatrice, elle n’est pas exemplaire, et ne veut pas l’être[29].

Mais, si la chose capitale de la mort est qu’elle fait surgir l’irrémédiable, la mort n’est-elle pas la chose capitale? Irrémédiable et mort sont identiques, puisqu’il n’y a pas d’irrémédiable absolu en dehors de la mort28.
28. Pour ce personnage, et dans cette optique[30].

Ainsi, la légitimité que les remarques de Malraux apportent au discours critique de Picon est une légitimité subordonnée, à l’image de la relation de collaboration et d’autorité qui existe entre les deux écrivains. À cet égard, les pages qu’Aurélia Maillard-Despont consacre à cet ouvrage dans son étude sur la critique de Gaëtan Picon sont révélatrices : concernant l’équilibrage qui a lieu entre le rôle de l’un et de l’autre, la critique parle tantôt de « destitution » du critique, tantôt d’élection au « statut privilégié d’interlocuteur intime[31] ». C’est que la collection du Seuil, même lorsque la frontière entre espace d’étayage et espace canonique se trouve ainsi brouillée, présente l’intention d’auteur comme la source la plus sûre de l’interprétation et confirme fortement la hiérarchie entre les deux plumes ayant collaboré à l’ouvrage.

Des remarques correctives apparaissent également dans l’ouvrage que Pierre-Henri Simon consacre à François Mauriac. Ce volume, publié la même année que Malraux par lui-même, en reste à la fonction rectificatrice de l’échange. Au commentaire littéraire et biographique répondent six notes marginales dont l’objectif n’est pas d’ouvrir un débat littéraire, mais de nuancer certaines remarques du critique. Certes, ce dispositif de notes valorise la parole de l’auteur sur son oeuvre comme « témoignage[32] » de première main, toutefois, la situation et le volume des annotations du Mauriac montrent qu’il s’agit plus souvent de corriger le propos que de l’approfondir. Lorsque Pierre-Henri Simon évoque l’« anticommunisme décidé[33] » de Mauriac, celui-ci lui répond en marge : « Anticommunisme? Non. Antistalinisme? Oui[34]. » Plus loin, il s’inscrit en faux contre une hypothèse formulée par le critique, qui le « soupçonne […] de préférer son théâtre à ses romans[35] »:

Je ne préfère pas mes pièces à mes romans. Venu au théâtre trop tard, j’ai le sentiment de n’y avoir pas donné ma mesure. Mais il est vrai que ce qui me plaît dans Les Mal Aimés, par exemple, c’est que le drame soit dépouillé de toutes les facilités, de toutes les épices du récit romanesque[36].

Dialogue spontané, correction d’interprétation, dissertation littéraire ou complément biographique, les interventions d’écrivains dans les ouvrages qui leur sont consacrés se trouvent exhibées par les éditeurs dans les débuts de la collection, selon un modèle pluri-auctorial revendiqué, qui pourrait être compris comme une stratégie de brouillage des contours de l’espace canonique et de l’espace d’étayage. Ce jeu avec les limites du genre de la monographie patrimoniale n’est pas seulement le fait des « Écrivains de toujours ». Il apparaît également dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », et d’une manière radicale, dès 1967 : Pierre Seghers décide alors de commenter lui-même son oeuvre de poète dans la collection qu’il a créée aux éditions qui portent son nom.

Au lieu du critique

Alors que le titre adopté pour les ouvrages de la collection « Écrivains de toujours », « X par lui-même », reste d’ordinaire un idéal plutôt qu’une réalité, certains ouvrages de cette collection et de « Poètes d’aujourd’hui » sont consacrés, partiellement ou en totalité, à l’expérimentation d’un commentaire de l’écrivain sur lui-même. Ce dernier investit alors l’espace d’étayage, d’ordinaire réservé à d’autres. Qu’il s’agisse pour lui de reprendre l’initiative dans l’interprétation de son oeuvre, de s’essayer à un regard critique ou de jouer sur les codes de l’auto-analyse, ces volumes constituent des exceptions intéressantes à la règle de la pluri-auctorialité. Ils pourraient même apparaître, du fait de leur publication tardive dans l’histoire des collections, comme une confirmation explicite de la tendance de ces dernières à la sacralisation de l’auteur.

Certains lieux de l’espace d’étayage, comme la notice biographique (informative et parfois intime) ou la préface au commentaire de l’oeuvre (qui peut constituer une réponse à ce commentaire), se prêtent facilement à une intervention de l’auteur au sein du discours critique. La collection « Poètes d’aujourd’hui » fait de ces espaces liminaires des lieux privilégiés de la pluri-auctorialité. Il est ainsi donné à certains de s’expliquer ou de se raconter eux-mêmes, non pas dans un dialogue avec le critique, mais en lieu et place de celui-ci. Il est alors intéressant d’observer la matière de ce discours littéraire déplacé dans un cadre critique.

Objet d’un ouvrage conçu par Alain Bosquet en 1959, Pierre Emmanuel rédige une préface à ce volume de « Poètes d’aujourd’hui »[37]. Il y fait sa propre biographie sur un mode déjà poétique, qui rend sensible la substitution de l’écrivain au critique dans le discours d’étayage.

Je suis né à Gan, en Béarn, le 3 mai 1916, en la fête de l’Invention de la Sainte-Croix. C’est, à huit kilomètres de Pau, un gros bourg entouré de collines. Au fond de la perspective, le Pic du Midi d’Ossau. Le paysage est d’un mouvement vaste et doux : les arbres y sont majestueux comme en montagne. […] Ma mère est béarnaise : mon père était dauphinois. De Corps, où je ne suis allé qu’une fois, à dix ans, par-dessus (m’a-t-il semblé) des abîmes. Les Alpes m’ont terrifié. J’aurais voulu n’être que Béarnais, et nonchalant : hélas! Je suis aussi dauphinois et janséniste[38].

Dans le volume consacré à Bonnefoy par John Jackson en 1976 figure une « note biographique » signée « Y. B. ». Ce texte autobiographique est rédigé à la troisième personne : « Yves Bonnefoy est né le 24 juin 1923, à Tours. Son père, Elie, travaillait aux ateliers de montage de locomotives de cette ville […][39]. » Aussi courte qu’elle soit, cette notice constitue déjà une amorce d’interprétation des textes, chaque détail généalogique donnant lieu à un éclairage de l’oeuvre par la vie : « Après la publication de son premier livre au Mercure, Y. B. fit la connaissance de Pierre Jean Jouve, qui entrait alors chez cet éditeur[40]. » Dans le cas de Pierre Emmanuel comme dans celui d’Yves Bonnefoy, le remplacement du critique par l’écrivain est sensible sur le plan stylistique : la frontière entre espace d’étayage et espace canonique, d’ordinaire matérialisée au sein de la table des matières par une séparation de l’ouvrage en deux, se reporte ici dans la matière du texte.

Cette frontière en vient parfois même à disparaître, lorsque l’écrivain évince purement et simplement le critique du commentaire de son oeuvre pour en assurer lui-même la présentation et l’interprétation. Pierre Seghers ne cache pas le coup de force qu’il réalise en rédigeant l’essai présentant son oeuvre, dans le n° 168 de la collection qu’il dirige lui-même. Il se justifie, dans son avant-propos, d’endosser un « triple rôle », celui de poète, de critique de lui-même et d’éditeur de sa propre critique, ce dont il reconnaît le « mauvais goût[41] ». On peut remarquer que Pierre Seghers, en dehors de ce choix audacieux, se soumet aux codes biographiques de la collection : il s’observe d’un oeil d’anthropologue ou de sociologue, comme c’est le cas dans de nombreux ouvrages de « Poètes d’aujourd’hui ». Il tente ainsi d’établir une distance entre l’écrivain, libre et lucide, et l’objet de son récit, pris dans les déterminismes qui l’ont façonné : « Catapulté dans les siens, on s’habitue, on se supporte, parfois de plus en plus mal, il est vrai. Je suis un autre, trop souvent, pour souhaiter encore changer de peau[42]! » Ainsi, c’est Pierre Seghers, et non Roland Barthes, qui réalise le premier, en 1967 et aux éditions Seghers, le programme idéal de l’auteur présenté par lui-même que formule le titre de la collection « Écrivains de toujours ». Ces exemples d’auto-analyses laissent à penser que les collections de monographies illustrées traversent sans profonde modification les crises auxquelles est soumise la notion d’auteur dans les dernières décennies du xxe siècle. Malgré les remises en cause successives de son unité, de sa fonction et de l’intention qui y est associée, la notion d’auteur conserve, au sein des collections « Poètes d’aujourd’hui » et « Écrivains de toujours », un rôle prépondérant dans l’interprétation des textes et dans la conception du catalogue.

Sans être tout à fait un hapax, le volume consacré à Roland Barthes dans « Écrivains de toujours » est tout désigné pour déconstruire le mythe littéraire de la distance critique, qui a cours dans de nombreux ouvrages de la collection. Ainsi, le Roland Barthes par Roland Barthes est tantôt écrit à la troisième personne, tantôt à la première. Dans ces fragments, Barthes se désigne d’abord comme un autre : « Actif / réactif : Dans ce qu’il écrit, il y a deux textes[43] »; « L’adjectif : il supporte mal toute image de lui-même[44] »; « Hédoniste (puisqu’il se croit tel)[45] »; « La bête noire de Saussure, c’était l’arbitraire (du signe). La sienne, c’est l’analogie[46]. » Cependant, la première personne apparaît également, bien qu’un peu plus tard : « je suis fiché, assigné à un lieu (intellectuel)[47] »; « Quand je jouais aux barres, au Luxembourg[48] ». Il arrive d’ailleurs qu’un fragment mêle ces deux dispositifs énonciatifs contradictoires, ce qui permet à l’auteur de mettre en évidence à la fois les contraintes du texte autobiographique et les limites critiques d’une telle posture :

De la bêtise, je n’ai le droit… : D’un jeu musical entendu chaque semaine à FM et qui lui paraît « bête », il tire ceci : la bêtise serait un noyau dur et insécable, un primitif […] de la bêtise, je n’aurais le droit de dire, en somme, que ceci : qu’elle me fascine[49].

Le volume publié par Barthes dans la collection « Écrivains de toujours » a ceci de particulier qu’il détourne les codes de la biographie, mais aussi de la collection, en important l’altérité critique au sein d’une même conscience :

Patch-work
Me commenter? Quel ennui! Je n’avais d’autre solution que de me ré-écrire – de loin de très loin – de maintenant : ajouter aux livres, aux thèmes, aux souvenirs, aux textes, une autre énonciation, sans que je sache jamais si c’est de mon passé ou de mon présent que je parle […]. Loin d’approfondir, je reste à la surface, parce qu’il s’agit cette fois-ci[50] de « moi » (du Moi) et que la profondeur appartient aux autres[51].

Dans cette entreprise de déconstruction de l’essai monographique, Barthes vise explicitement la formule conçue par Seghers et reprise par la collection « Écrivains de toujours ». D’abord, il se refuse à la disposition traditionnellement adoptée pour équilibrer texte et illustration, en plaçant le cahier iconographique, légendé de manière subjective, au début de l’ouvrage, et en se limitant à des clichés de sa jeunesse : « il n’y a de biographique que la vie improductive. […] L’imaginaire d’images sera donc arrêté à l’entrée dans la vie productive[52]. » La dimension biographique est contenue dans cette première partie de l’ouvrage; celle-ci se poursuit par un commentaire purement littéraire, qui ne cesse cependant de mesurer ses propres limites. Barthes en vient ensuite à remettre en cause la maquette de la collection pour privilégier une suite pseudo-alphabétique de « fragments ». Cet ordre lui paraît idéal parce qu’il est « immotivé », mais « euphorique », ce qui permet d’ « empêcher qu’un sens “prenne”[53] ».

Butor, 30 ans plus tard, adopte le même procédé dans le volume de « Poètes d’aujourd’hui » qu’il se consacre à lui-même et se justifie également dans un fragment intitulé « alphabet[54] ». L’écrivain, objet et sujet, se plaît à se rendre insaisissable. Ainsi, dans l’ouvrage qu’il publie sur lui-même, Roland Barthes dit l’impossibilité d’écrire un Roland Barthes :

Ce livre est fait de tout ce que je ne connais pas : l’inconscient et l’idéologie, choses qui ne se parlent que par la voix des autres. Je ne puis mettre en scène (en texte), comme tels, le symbolique et l’idéologique qui me traversent, puisque j’en suis la tache aveugle (ce qui m’appartient en propre, c’est mon imaginaire, c’est ma fantasmatique : d’où ce livre). […]
Le titre de cette collection (X par lui-même) a une portée analytique : moi par moi? Mais c’est le programme même de l’imaginaire!

Michel Butor adjoint au commentaire alphabétique de son oeuvre un « Curriculum vitae[55] » qu’il rédige à la troisième personne. D’une manière générale, son étude se présente comme un patchwork proche, dans son principe, de la forme du Roland Barthes.

Les collections de monographies illustrées « Poètes d’aujourd’hui » et « Écrivains de toujours » se distinguent par un éthos discursif particulier, qui se développe à la croisée de la critique d’admiration et du reportage littéraire. Tout en proposant une critique littéraire pointue, ces deux collections placent la légitimité du commentaire dans la sincérité intellectuelle et affective du lien qui unit le critique à l’auteur qui l’intéresse. Il s’agit d’une critique volontairement subjective, une critique qui dit « je » et qui fait oeuvre en assumant sa singularité.

Dans la constitution des catalogues, les rôles d’écrivain, de critique et d’éditeur se superposent et s’échangent, ce qui favorise interventions et phénomènes de pluri-auctorialité, déjà impliqués par le caractère hybride des volumes sur le plan générique. À la lecture des correspondances qui préparent l’élaboration des ouvrages, il apparaît que la transparence de l’écrivain à lui-même, malgré le sous-titre de la collection du Seuil, n’est qu’une façade de ce dispositif auctorial : écrivains, éditeurs et critiques reconnaissent tous que les choix de corpus sont des choix d’interprétation. Ainsi, la distance souvent affichée entre critiques et écrivains peut être comprise comme un contrepoids à la présence de l’écrivain dans les pages de l’ouvrage (par l’anthologie, par les citations et, parfois, par ses commentaires sur l’essai).

En effet, pour bien comprendre la manière dont les deux collections perpétuent et redéfinissent la notion d’auteur, il faut tenir compte des réguliers bouleversements de la hiérarchie et de la frontière entre espace d’étayage et espace canonique : ceux-ci sont mis à mal dès les premiers volumes d’« Écrivais de toujours ». Il ressort de l’examen des rapports entre ces deux champs une grande constance dans la conception auctoriale de la littérature au sein de ces deux collections. Les phénomènes de pluri-auctorialité y apparaissent, à terme, comme des reconquêtes temporaires de l’autorité de l’écrivain sur l’interprétation de son oeuvre; il n’en reste pas moins que celles-ci offrent au lecteur le riche spectacle d’une littérature en mouvement.