À la suite de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (1997), dans l’introduction de leur Histoire de la lecture dans le monde occidental, deux idées forces ont nourri notre réflexion pour ce numéro de Mémoires du livre/Studies in book culture consacré à la lecture. La première est que la lecture d’un texte ne peut être envisagée sans une variation entre les intentions de l’émetteur et « l’usage ou l’interprétation » des lecteurs. La seconde est qu’un texte nait à partir du moment où il est lu. Ces deux postulats posés, il appert que c’est dans la rencontre entre le « monde du texte » et celui des lecteurs, formé par des « communautés d’interprétations », selon l’expression de Stanley Fish, que se joue et s’incarne la lecture. Se nouent alors de complexes et étroites relations entre les transformations du livre et celles des pratiques de lecture. Ce dossier propose des analyses qui envisagent la lecture dans la multiplicité des questions que cette activité peut soulever. Devant les nombreuses transformations technologiques et la multiplication subséquente ou éventuelle des supports de lecture, quels nouveaux agents, pratiques, usages et discours émergent? Alors que l’histoire de la lecture met en lumière l’association entre le format du livre, le genre du texte, le moment et le mode de lecture, comment un éditeur de poésie, par exemple, peut-il interpréter cette relation? Lorsque Cavallo et Chartier rappellent « qu’il n’est pas de texte hors le support qui le donne à lire (ou à entendre), hors la circonstance dans laquelle il est lu (ou entendu) », ils soulèvent la question de la performance de lecture, pour soi ou pour autrui, mobilisant alors un lecteur-performeur et un lecteur-auditeur. Dans le second cas, quels sont les enjeux au coeur de la relation entre ces deux types de lecteurs? Dans le même esprit, selon quelles modalités les agents de la chaîne du livre, tels que définis par Robert Darnton, préparent-ils, proposent-ils, et parfois même orientent-ils la lecture d’une oeuvre pour un public? Quelles incidences ces « lectures » peuvent-elles avoir sur les usages du livre et les pratiques des lecteurs? En quoi les plus récentes études sur les bibliothèques publiques et privées attestent-elles de nouveaux comportements de lecteurs? Réunis autour du thème « La lecture : agents, pratiques, usages et discours », cinq chercheurs issus de différents champs disciplinaires réfléchissent ici à ces questions. Dans son article, Julie Frédette étudie la maison d’édition anglo-montréalaise Villeneuve Publications, fondée par les poètes et éditeurs Robyn Sarah et Fred Louder en 1976. L’auteure retrace les influences du mouvement britannique arts and crafts au Canada anglais. Elle situe ensuite Villeneuve Publications dans le paysage éditorial québécois qui, en matière de livres artisanaux, s’est développé depuis les années 1940. À partir d’entrevues inédites, elle révèle ce qui est au coeur de ce projet éditorial : la volonté d’allier le souci de la forme matérielle à l’élégance du langage. Guidés par cet objectif, Fred Louder et Sarah Robyn impriment neuf recueils de poésie ainsi que des poèmes affiches sur une période de onze ans. Enfin, l’auteure propose de considérer la lecture du typographe-éditeur comme une forme de conditionnement du texte, mais également d’intégrer cette pratique comme une manifestation d’appartenance à une communauté culturelle. Bertrand Gervais et Geneviève Gendron s’intéressent au rôle des deux agents mobilisés par la « lecture » d’un texte enregistré, le lecteur-performeur et le lecteur-auditeur. Ils cherchent à « comprendre de quelle façon l’écoute de l’oeuvre sonore se distingue de la lecture du texte qui en est à l’origine ». À partir d’une étude de cas s’appuyant sur le livre sonore Christine Angot lit …