Article body

Le thème traité dans les quatre articles proposés dans ce numéro spécial vise la problématisation du rapport entre l’évaluation et la collaboration en recherche selon deux dimensions centrales : l’évaluation comme objet de recherche collaborative et l’évaluation comme processus au service de la recherche collaborative.

Ce thème a été abordé en 2018 par des chercheuses et chercheurs membres du réseau thématique Recherches collaboratives sur les pratiques évaluatives (RCPE) de l’ADMEE-Europe lors d’un symposium organisé à l’occasion du 30e colloque de l’ADMEE-Europe à Luxembourg (Mottier Lopez et Aussel, 2018), suivi d’un séminaire d’écriture scientifique à Toulouse dans le cadre d’une université d’été de l’ADMEE-Europe.

Ce réseau de chercheurs pose un questionnement scientifique sur les caractéristiques des recherches collaboratives portant sur l’évaluation dans différents contextes nationaux (scolaires et universitaires) et sur l’évaluation de dispositifs de recherche-formation collaboratifs au sens large. À cet égard, il apparaît de plus en plus crucial d’introduire explicitement au sein ou en périphérie de ces dispositifs de recherche des questions relatives à la manière dont on peut les évaluer, aussi bien dans une perspective scientifique que praxéologique. Le constat à l’origine de cette préoccupation est que l’évaluation demeure un « impensé » dans les recherches collaboratives (Mottier Lopez, 2020). Au-delà du fait qu’elle peut être un objet de recherche, elle est aussi un processus central dans les recherches collaboratives y jouant une fonction heuristique rarement explicitée. Enfin, l’évaluation est aussi mobilisée dans le jugement que posent les acteurs sur les produits de la recherche, mais les cadres de référence utilisés ne sont pas toujours explicités (Mottier Lopez, 2020). Ainsi, les démarches évaluatives mises en oeuvre de manière formelle ou informelle dans ce type de recherches deviennent un objet dont l’étude permettra d’accroître leur légitimité. C’est du moins l’hypothèse qui anime l’ensemble des travaux présentés dans ce numéro, en cohérence avec les travaux menés au sein du symposium de RCPE.

La question générale posée ici est donc la suivante : Dans quelle mesure et comment l’évaluation devient-elle une dimension constitutive de la recherche collaborative ? De manière plus spécifique, si l’objectif de ces recherches est d’accroître la compétence en évaluation, dans quelle mesure les savoirs acquis par les différents acteurs peuvent-ils être appréhendés dans la démarche évaluative des processus collaboratifs ? C’est ainsi qu’est posée la question du rapport entre évaluation comme objet de recherche et processus au bénéfice de la recherche.

Les textes publiés dans ce numéro spécial présentent différentes perspectives d’appréhension du thème, montrant que la question ne fait en réalité qu’émerger pour les chercheurs menant des recherches collaboratives sur l’évaluation. Les quatre textes ont tous l’évaluation comme objet de recherche collaborative, qu’il s’agisse des pratiques de coévaluation de stage en formation initiale des enseignants en Belgique (Colognesi, Maes et Van Nieuwenhoven) ; de pratiques d’évaluation sommative d’enseignants du secondaire en Suisse romande (Pasquini) ; en France, de pratiques évaluatives en soutien à l’apprentissage d’enseignants de mathématique, d’histoire-géographie et de lettres au collège (Younès et Faidit) ou d’enseignants du primaire en mathématique (Sayac).

Dans leur texte, Stéphane Colognesi, Olivier Maes et Catherine Van Nieuwenhoven tentent de démontrer comment le travail collaboratif sur l’objet « coévaluation de stage » a pu générer des bénéfices importants pour la qualité de la démarche collaborative elle-même à travers l’analyse de 12 récits de cochercheurs impliqués durant les trois années de la recherche. Leurs résultats font essentiellement état d’une valorisation de la collaboration dans leur développement professionnel, mais aussi du développement d’habiletés en recherche, ce qui crée pour eux une plus grande légitimité au sein de leur environnement professionnel. L’intérêt de leur recherche tient aussi au fait que plusieurs freins au travail collaboratif émergent, directement en lien avec l’objet qu’est l’évaluation. La question de la préoccupation pour le jugement des pairs et des chercheurs sur les pratiques de coévaluation, révélée dans les échanges et devenant elle-même objet de recherche, est bien située dans ce texte. Cependant, le fait d’avoir approfondi collaborativement cet objet personnel, voire intime qu’est l’évaluation semble avoir permis de dépasser des résistances initiales pour renforcer l’efficacité du processus collaboratif lui-même et la durabilité de ses retombées.

Dans la même veine, le texte de Raphaël Pasquini met en évidence le fait que la recherche collaborative a des effets bénéfiques sur le développement de compétences professionnelles en évaluation des enseignants participant à la recherche. L’introduction d’un modèle théorique d’alignement curriculaire permettant de décrire et comprendre les pratiques comme déclencheur d’un questionnement professionnel génère chez ceux-ci une démarche réflexive progressive sur la cohérence de leurs pratiques et de celles de leurs pairs. Ici aussi, l’espace collaboratif crée les conditions propices à un développement professionnel à la fois collectif et personnalisé, mais sur un temps court, cette fois.

Nathalie Younès et Claire Faidit ont réalisé une métarecherche sur des données recueillies dans le cadre d’une recherche collaborative sur l’évaluation-soutien d’apprentissage (ESA) menée avec des enseignants du secondaire en France (Younès et Faidit, 2018). L’objectif de leur travail est d’étudier la nature et la part des dynamiques évaluatives et des transformations suscitées par le dispositif collaboratif, qu’on pourrait en soi qualifier de démarche évaluative du dispositif. Les auteures montrent comment les étapes de cosituation, de coopération et de coproduction sont caractérisées par une diversité de cultures évaluatives, génératrice de tensions. La description du cheminement des enseignantes et des chercheuses dans les tentatives de réduction de ces tensions illustre bien les difficultés de la recherche collaborative ayant comme objet les pratiques évaluatives : crainte du jugement des pairs, voire des chercheurs, survalorisation de l’instrumentation, remise en cause de la légitimité des productions communes aux yeux des pairs, création de règles de métier individuelles et collectives parfois antagonistes. Ce texte décrit les processus d’intersubjectivation suscités par la collaboration autour de l’objet « évaluation », processus qui favorisent un travail en miroir entre les acteurs et qui constituent à la fois une source d’inspiration et de distanciation.

Dans son texte, Nathalie Sayac procède également à une méta-analyse de deux recherches-formations collaboratives portant sur les pratiques évaluatives de professeurs des écoles en mathématiques. Son objectif est de retracer à postériori les caractéristiques du développement professionnel de ces enseignants à l’aide du cadre de la théorie de l’activité d’Engeström (2001). Elle révèle que des règles tacites semblent freiner les activités de médiation sur les pratiques évaluatives, le partage sur ces pratiques étant initialement considéré comme un acte d’ingérence dans un espace professionnel très privé. Ainsi, les enseignants refusent au départ de partager leurs outils. La dimension didactique initialement prévue dans la recherche-formation s’en est retrouvée minimisée. Par contre, le travail d’analyse sur des artefacts produits par les élèves s’avère un déclencheur fructueux pour une démarche collective de développement professionnel. L’analyse de Sayac montre aussi comment la recherche collaborative en évaluation s’avère, malgré les obstacles identitaires nombreux, une voie incontournable pour aborder une dimension du travail enseignant encore peu connue. Elle met aussi en lumière les défis du développement professionnel de la chercheuse impliquée, aux prises avec des réalités qu’elle n’avait pas anticipées.

D’un point de vue épistémique, ces quatre travaux de recherche induisent une réflexion sur le caractère implicite ou explicite de l’évaluation de la recherche collaborative et sur les moments où elle se réalise (durant la recherche ou après la recherche). Ils ouvrent des pistes de questionnement sur les conditions de sa pertinence, de sa validité et de sa crédibilité aux yeux des différents acteurs : enseignants et chercheurs. D’un point de vue praxéologique, la question de ce rapport met en lumière le statut complexe de l’évaluation à la fois comme condition de fonctionnement de la collaboration et comme objet de recherche en collaboration.

En tant que condition de fonctionnement de la recherche, des mécanismes évaluatifs formels peuvent être coplanifiés et coconstruits par les différents acteurs en fonction des bénéfices recherchés, par exemple en utilisant un instrument d’appréciation du développement professionnel des enseignants au terme de la recherche ; ou encore en recueillant au fur et à mesure de la recherche des indicateurs de progression ou de satisfaction des différents acteurs.

À la lumière de ces textes, il apparaît que les mécanismes évaluatifs formels et informels continuent de générer des craintes de la part des participants. Le travail collaboratif sur l’évaluation implique une valorisation de la bienveillance et de la confiance pour se libérer de la crainte du jugement de l’autre sur soi. Dans ce sens, l’intégration de l’évaluation au sein de la recherche aurait un effet émancipatoire puisqu’elle permet d’interroger les bénéfices et/ou les obstacles à un développement professionnel et personnel des acteurs engagés dans l’évaluation de leur travail collaboratif en vue de bénéfices partagés.